« Le statut très incertain du plaisir » : quatre écrivains et l’enseignement de la littérature.
Table ronde conduite par Christel Brun-Franc, Elodie Karaki, Jean-Damien Mazaré, Elena Zamagni, Université de Provence, Aix-Marseille 1.
1Christian Garcin est né à Marseille en 1959. Arrière-petit-fils de navigateurs, voyageur, Garcin est un écrivain à la recherche de son lieu propre, il arpente les pistes du rêve et de la fiction, il poursuit les indices qui signalent l'existence d'un autre état de la réalité, « un envers du monde », et découvre les zones de passage, les failles, les points de contact avec les mondes tangents. Christian Garcin a publié Vidas, son premier livre, en 1993 chez Gallimard, puis L'encre et la couleur en 1997. Son premier roman, Le Vol du Pigeon voyageur paraît en 2000. Peut-être pour vivre le rêve de sa grand-mère qui lui disait « tu seras marin comme mon père et mon grand-père, et comme eux tu iras en Chine » ; pour vérifier une hypothétique origine chinoise ou mongole, du côté maternel, ou encore pour atteindre les lieux de ses rêveries, Christian Garcin voyage, en Chine et en Mongolie. Dans La Piste mongole, publié en 2009 chez Verdier, on retrouve l’Orient, le lac Baïkal, les steppes mongoles et les rues chinoises mais on découvre surtout les territoires invisibles et inaccessibles des rêves ainsi que l’autre monde des voyages chamaniques. Son dernier roman, Des femmes disparaissent paru chez Verdier en 2011 raconte l'histoire de Zhu Wenguang, dit Zuo Luo, ou Zorro, libérateur des femmes vendues et maltraitées.
2Gilles Ortliebest né en 1953 au Maroc. Il publie son premier texte, un récit de voyage au Mont Athos, en 1977 dans la Nouvelle Revue Française puis une traduction des contes populaires grecs intitulée L'Arbre-Serpent (Bordas, 1982). Il s'essaie ensuite à la poésie avec Brouillard Journalier (Obsidiane, 1984). En 1986, il entre aux services de traduction de l'Union Européenne et il vit depuis lors à Luxembourg. Cet exil géographique imprègne ses textes dans lesquels la question de l'étranger est souvent posée. Il revient à la prose d'abord avec Soldats et autres récits (Le temps qu'il fait, 1991) puis avec Gibraltar du Nord (Le temps qu'il fait, 1995). Depuis 15 ans, il publie de la poésie (Place au cirque, Gallimard, 2002), des traductions du grec, de l'anglais ou de l'allemand et de la prose, avec des récits consacrés soit à des moments de vie d'auteurs plus ou moins célèbres (Au grand miroir, Gallimard, 2005 ou encore Des Orphelins, Gallimard, 2007), soit à la description de villes de tradition sidérurgique du Nord de la France (Le Tombeau des Anges, Gallimard, 2011 et Liquidation totale, Le temps qu'il fait, 2011).
3Stéphane Audeguy est né en 1964 à Tours. Il a enseigné l'histoire du cinéma et des arts avant de se consacrer entièrement à l'écriture. Il a publié trois romans chez Gallimard : La Théorie des Nuages en 2005, Fils Unique en 2006 et Nous autres en 2009. Dans son deuxième ouvrage, il imagine que François, le frère aîné de Jean-Jacques Rousseau, raconte ses mémoires. Il les adresse à son frère, qui est mort et vient d'être panthéonisé. Cet ouvrage est influencé par une expérience matérialiste très profonde. Stéphane Audeguy se consacre aussi à des essais comme Les monstres : si loin si proches ou Eloge de la douceur qui paraissent en 2007. C'est d'ailleurs une certaine douceur et un certain raffinement qui caractérisent l'ensemble de ses ouvrages. Son dernier livre, Rom@ est paru aux éditions Gallimard en août 2011.
4Jean Rolin est né en 1949 à Boulogne-Billancourt. Après des études à Louis-le-Grand, il entre à l’Union des Jeunesses Communistes Marxistes-Léninistes qui, après 1968, deviendra la Gauche Prolétarienne dont Olivier, son frère, dirigea la branche armée. Il participe ainsi activement à Mai 68. Jean Rolin effectue de nombreux reportages pour Libération, Le Figaro, Géo et Le Monde. Son premier ouvrage, L’Or du scaphandrier, est publié aux éditions Jean-Claude Lattès en 1983. Il reçoit le Prix Albert Londres en 1988 pour La Ligne de front qui relate un périple en Afrique australe au cours duquel il traverse les pays (qui forment cette ligne) s’opposant au régime d’apartheid en vigueur en Afrique du Sud. En 1996, le prix Médicis récompense L’Organisation qui raconte ses années d’engagement militant dans les années 1960 et 1970. L'Homme qui a vu l'ours, un recueil rassemblant ses articles publiés entre 1980 et 2005 paraît en 2006 aux éditions POL. Après Un chien mort après lui (2009, POL), enquête menant le narrateur sur les traces des chiens errants, Jean Rolin a publié Le Ravissement de Britney Spears chez POL en août 2011.
Aperçus d’écrivains :
« Je me sens toujours un peu entre deux chaises » (C. Garcin)
5Je ne me sens jamais vraiment à ma place où que je sois. Je crois même que ce que je suis en train de dire excède de beaucoup la littérature et la pratique que j'en ai. J'ai peut-être un problème avec le fait de se sentir adéquat, là où on est, à la fois dans ce qu'on écrit et dans le fait d'appartenir à un genre, à un groupe, à un je-ne-sais-quoi. Je dis cela sans la moindre coquetterie. C'est quelque chose qui, je crois, est assez prégnant chez moi depuis longtemps. Avant d'écrire des livres, j'avais ce problème-là par rapport aux situations de la vie en général et je me rends bien compte que dans les livres que j'écris, il y en a beaucoup qui ont du mal à se cantonner dans un genre. Il y a des essais qui ne sont pas vraiment des essais, il y a des fictions biographiques dont j'ignorais même que c'était un genre avant de commencer à en écrire, il y a des lexiques qui ne sont pas un genre reconnu et qui sont juste des lexiques, il y a des biographies à mi-chemin entre l'essai et la fiction. Donc c'est un territoire mouvant. Ce n'est pas vraiment quelque chose de prémédité, enfin, ce n'est pas un projet qui m'anime ; je ne me dis pas : « je vais essayer d'écrire des livres qui ne seront pas facilement classifiables ! Je vais essayer d'écrire un polar qui sera un faux polar et qui en fait n'en sera pas un... » Ce n'est pas comme cela que ça se passe.
6Je crois que je dois avoir un peu de mal avec l'identité, ou, tout bêtement, avec le territoire en général, du moins avec la notion de territoire fermé. Cela se voit à la fois d'un livre à l'autre, et aussi à l'intérieur d'un livre. Dans La Piste Mongole par exemple – qui est bien un roman pour le coup – il y a des récits de rêves, des fictions racontées par des personnages qui sont un peu comme des mises en abyme de l'action principale. Dans Des femmes disparaissent, il y a des contes orientaux qui s'introduisent dans le récit et qui en sont aussi comme une illustration ou, encore une fois, comme de mise en abyme.
7La porosité en général, c'est-à-dire le fait de pouvoir franchir une frontière et de se laisser franchir par elle, d'être à mi-chemin entre les deux, de ne jamais vraiment pouvoir décider où l'on se trouve, ça doit être quelque chose qui est constitutif de ma personne, au-delà de ce que j'écris. Je m'en rends compte, de plus en plus, pas tellement au moment où j'écris, mais quand j'entends des gens parler de mes livres. La notion de frontière et de limite m'intéresse dans la mesure où, justement, elle ne me limite pas.
De la littérature à la photographie ? « L'idéal, c'est le texte seul » (G. Ortlieb)
8L'idéal, ce serait de donner à voir quelque chose qui soit comme une photo avec du texte. C'est ce que j'ai essayé de faire, avec un taux de réussite variable que je ne peux pas évaluer ; c'était aussi un peu la finalité du Tombeau des anges parce que les deux volumes, avec Liquidation totale, sont très imbriqués : il y a des choses photographiées dont il est question dans le texte, et inversement. Mais c’était une première expérience et je crois qu’elle restera unique : je ne pense pas faire d'autres livres rassemblant des photos.
9Je tournais dans ces petites villes en -ange, j'étais sur place et il y avait des choses qui étaient difficilement résistibles. Il m’arrivait de passer la nuit dans un petit hôtel du coin, puis de tomber le lendemain sur une ancienne crémerie-laiterie miraculeusement sauvegardée. Il était difficile de ne pas prendre une photo. Mais l’ensemble n’a pas du tout été conçu comme un livre. Et puis les photos mêmes sont techniquement discutables (j’ai parfois utilisé des films périmés, comme je m’en suis rendu compte après, et il y a donc parfois des coulures chromatiques), mais l’important n’était pas là. L'idée, c'est de donner à voir avec un parti-pris identique, c'est-à-dire un plan frontal – à peu près la largeur d'un trottoir – entre le photographe et la vitrine. Mais l'idéal, c'est le texte seul, évidemment. Celui qui parvient à rendre visible autant, voire mieux, que ne le ferait une photo.
10L’autre motivation, c’était : si moi, qui suis censé voir, ne raconte pas ça, ne décrit pas ça, qui va le faire ? Et cela ne s’applique pas uniquement à ces villes qui ont souffert, historiquement. On a l’impression que si nous ne donnons pas d’existence à certains lieux par le regard, ces lieux n’existent pour personne. Il y avait la volonté de donner une petite chance à des lieux condamnés, qui sous le regard commun n’existeraient pas autrement.
De la littérature savante ? (S. Audeguy)
11Ce qui m'intéresse, c'est de miner le savoir, c'est de trafiquer, de m'installer dans les zones grises, dans les choses qui n'ont pas de statut dans le savoir. Ce qui est frappant chez Rousseau, c'est ça : ce personnage, qui est l'un des inventeurs de l'individu moderne, méconnaît son frère. On peut démontrer qu'il y a une espèce d'aveuglement fantastique de Rousseau et là, il y a quelque chose à dire, à faire. Le fond de l'affaire, c'est de présenter un autre XVIIIème siècle. Le paradoxe, c'est de savoir qu'on se nourrit d'autres savoirs.
12J'ai fait un livre sur un type qui s'appelle Pigault-Lebrun par exemple, un auteur du XVIIIème siècle que personne ne lit plus mais qui m'intéressait pour les mêmes raisons. Ce n'est pas du mensonge mais tout est truqué. Un des trucs dont je suis le plus fier, c'est dans La théorie des nuages : les gens m'ont soupçonné d'avoir inventé des tas de choses. Je décris un congrès qui se passe à Paris pendant l'Exposition Universelle qui est entièrement faux. Pourtant les gens ne l'ont pas relevé. C'est drôle parce que si vous truquez du réalisme, personne ne vous embête. Ce qui m'avait frappé dans l'Exposition Universelle de 1889, c'est qu'il y avait eu des congrès sur tout sauf sur la météorologie, donc j'en ai fait un. Et tous mes livres sont à peu près faits comme ça, sur des bases de sabotage.
Le journalisme : « Je n’ai rien embrassé du tout » (J. Rolin)
13Il a été dit que j’avais, dans les années 80, embrassé la carrière de journaliste. A vrai dire, je n’ai rien embrassé du tout. Je me suis mis à faire du journalisme ou à écrire dans les journaux parce que je savais à peu près faire deux choses ou que j’avais envie de faire deux choses - qui étaient de voyager et d’écrire - et que c’était le seul moyen de le faire en étant payé pour cela. Autrement, je n’avais pas une attirance extrême pour le journalisme. La seule partie du journalisme qui m’intéresse à la fois comme producteur et comme consommateur, c’est le reportage.
14Je n'ai donc jamais envisagé le journalisme comme une carrière même si bon an mal an ça a été ma source principale de revenus pendant des années. Justement, une des raisons pour lesquelles j’ai été d’un journal à l’autre, y compris dans des journaux aussi apparemment différents que Libération et Le Figaro, c’est parce que je n’en avais pas grand-chose à faire du journal lui-même. Je ne me suis jamais senti appartenir à un journal, je n’ai jamais eu la volonté de faire carrière dans un journal. Je voulais préserver la possibilité de voyager et d’écrire en étant payé pour ça, quelque soit par ailleurs le support, pourvu qu’il ne soit pas totalement dégradant. Mais j’ai écrit généralement pour des journaux que je ne lisais pas. A l’exception de Libération que je lisais à l’époque où j’y collaborais.
15En fait, du moment où j’ai commencé à faire du reportage, j’ai commencé aussi à écrire des livres. J’ai même publié mon premier livre, qui était un livre de commande, avant d’écrire de manière un peu régulière dans des journaux. Au fond, mon désir, ma volonté, était d’écrire des livres.
« Ce qui me frappait dans le reportage c’est tout ce qui n’y trouvait pas sa place » (J. Rolin)
16Que mon travail d’écrivain se ressente ou bénéficie, comme on voudra, de mon expérience de reporter, oui, c’est très probable. Il y a évidemment des échanges qui se font entre les deux. C’est particulièrement vrai du livre sur les chiens. D’abord, la réalité des chiens errants, je l’ai effectivement remarquée en faisant des reportages. Le fait que la présence du chien errant se manifeste, généralement, dans des situations de crises aiguës, voire de catastrophes : guerres, exodes, cataclysmes divers, effondrement de l’URSS etc., c’est effectivement quelque chose que j’ai remarqué parce que je faisais du reportage. Mais très souvent – pour en finir avec le lien entre les deux – ce qui me frappait justement dans le reportage c’était tout ce qui n’y trouvait pas sa place. D’ailleurs, de très bons reporters arrivent quelquefois à doses homéopathiques à faire rentrer dans des reportages des choses qui, si fragile que soit cette notion, relèvent à mon avis de la littérature. Des choses qui n’ont qu’un contenu informatif très faible et qui en revanche donnent tout à coup une vision: c’est d’ailleurs comme ça que j’ai remarqué le nom de Jean-Philippe Rémy [alors correspondant du Monde en Afrique de l’Est]. Je me souviens d'un article, où il décrivait simplement une rue de Mogadiscio dans laquelle le vent poussait une affiche quelconque arrachée d’un mur. C’était une phrase absolument magnifique. J’ai totalement oublié les évènements que rapportait ce reportage mais je n’ai pas oublié cette phrase, ni la musique qu’elle faisait. On arrive donc aussi à faire ce genre de choses, quand on est très malin, dans un reportage.
Education/ inéducation littéraire
L’enseignement reçu : « Je crains d’être injuste » (J. Rolin)
17C’est une question très délicate. D’une part parce que je m’en souviens mal. Je crains d’être injuste. D’ailleurs, si je n’ai pas poursuivi mes études au-delà du bac, en dehors de ce trimestre d’hypokhâgne, c’est quand même parce que ça ne me plaisait pas tellement. C’est aussi à cause d’un contexte, puisque c’était la fin des années 60 et donc le développement d’un activisme politique un peu frénétique. Mais je pense que même sans cela, j’aurais laissé tomber. Finalement j’ai eu, comme tout le monde, de bons et mauvais professeurs. J’en ai eu d’extraordinairement ennuyeux qui rabâchaient chaque année - et je le sais d’autant mieux que j’ai redoublé - exactement les mêmes sornettes. J’ai eu aussi de très bons profs de lettres. Des gens extraordinairement dévoués à leur apostolat. En même temps, il y avait quelque chose de pesant. Le lycée Louis le Grand1 – et je pense que c’est toujours la même chose – c’était une usine à fabriquer des normaliens. Ça excluait un certain degré de fantaisie ou d’imprévu…
18Dans quelle mesure ça a contribué à développer mon intérêt pour la littérature, je n’en sais rien. La littérature était assez valorisée chez moi dans ma famille. La musique pas du tout. Mes parents étaient totalement ignorants musicalement mais ils aimaient bien la littérature : on avait une bibliothèque. J’imagine que ça vient plutôt de là. Je ne crois pas que l’école m’ait donné tellement envie de lire.
19A propos de cette controverse récente sur la Princesse de Clèves, j’en avais gardé le souvenir d’un monument d’ennui simplement parce qu’on me l’a fait étudier en classe. Là-dessus par bonheur, avant que Sarkozy ne s’en empare, j’avais vu le spectacle d’un comédien qui avait fait une espèce de one-man-show où – performance par ailleurs techniquement ahurissante, sans aucune espèce de prompteur – il jouait tout seul sur scène la Princesse de Clèves. J’ai trouvé ce spectacle prodigieux. C’était il y a une quinzaine d’années. J’ai racheté la Princesse de Clèves, je l’ai relue et j’ai trouvé ça extraordinaire. En l’occurrence, l’enseignement m’en aurait plutôt détourné.
20Comme beaucoup de gens, j’ai eu pendant des années la conviction que le théâtre classique français était la chose la plus emmerdante, la plus vaine du monde. Comme chacun sait, ça n’est pas le cas. Depuis, j’ai relu ou vu des pièces de Racine, j’ai constaté que c’était beaucoup moins chiant et nul que je n’en avais retiré l’impression. Tout est un peu comme ça. Quels que soient ses mérites d’ailleurs, parce que j’en ai gardé la collection et je m’y réfère parfois, et c’est très utile aussi, la conception Lagarde et Michard de la littérature suscite quand même rarement des vocations. Or on était beaucoup dans le Lagarde et Michard.
« La quintessence de notre jeunesse » : Le Grand Meaulnes versus L’Écume des jours. (J. Rolin)
21Je découvre, parce que je l’ignorais à vrai dire, que Pierre Michon, qui est un auteur que j’apprécie, aime beaucoup Le Grand Meaulnes. Moi j’ai horreur du Grand Meaulnes. Je ne l’ai jamais relu. On nous balançait ça dans l’enseignement secondaire autrefois comme la quintessence de tout ce qui devait émerveiller des gens de notre âge. Des professeurs que nous jugions vieux et ennuyeux, peut-être à tort, nous servaient cela en disant : Voilà, ça c’est la jeunesse. C’est la jeunesse même. Ce simple fait nous levait le cœur ! Du coup je n’ai jamais fait l’effort de le relire. Alors que si Garcin aime ça, si Michon aime ça, je suis persuadé que c’est, en effet, un livre magnifique.
22De la même façon, à l’époque, ce qui nous paraissait extraordinairement subversif, et donc le contraire du Grand Meaulnes, c’était L’Écume des jours et, vu que depuis, un collège sur deux en France s’appelle Boris Vian, ça a dû devenir le même genre de purge. Les lycéens doivent blêmir d’ennui et de fureur en lisant L’Écume des Jours alors que pour nous, ça c’était en effet la quintessence de notre jeunesse. Et pas Le Grand Meaulnes.
« Un professeur absolument délicieux et un peu génial » (C. Garcin)
23En ce qui concerne l’enseignement de la littérature, il y a eu deux périodes très nettes dans ma vie, avant et après le bac. Entre le moment où j’ai eu un bac – scientifique – et le moment où j’ai commencé mes études de lettres à Aix-en-Provence, quinze ans se sont écoulés. C’est-à-dire qu’en vérité, l’enseignement que j’ai pour ma part reçu au lycée m’a laissé à peu près le même sentiment que celui que Jean vient de décrire, c’est-à-dire un ennui profond. Jean Rolin a été dégoûté du Grand Meaulnes, moi un des rares bons souvenirs que j’ai, c’est Le Grand Meaulnes ; mais j’ai été globalement dégoûté de Balzac par exemple.
24J’étais au lycée Saint-Charles à Marseille où il y avait un professeur qui approchait de la retraite et qui était absolument délicieux - nous le trouvions "génial", il était musicien et dessinateur, je crois. Il s’appelait M. Paldacci, je me souviens, un Corse, il nous lisait Zazie dans le métro et ça, ça m’avait marqué. Alors pour le coup, Zazie dans le métro, ça me parlait beaucoup plus que Balzac. Enfin, j’ai passé un bac scientifique et je m’intéressais très peu à la littérature. Je lisais en revanche ; à cette époque-là on lisait peut-être plus qu’aujourd’hui, je ne sais pas. Je me souviens que nous étions assez nombreux à lire San Antonio. D'ailleurs, San Antonio, je n’ai que du bien à en dire... En tout cas nous lisions "pour le plaisir", hors programme, ce qui me semble moins fréquent aujourd'hui.
La fac : « intensément intéressant » (C. Garcin)
25Je n’ai jamais vraiment cessé de lire, j’ai même publié un livre ou deux, et puis un jour, je me suis inscrit ici, à l'université d'Aix-en-Provence. Parce que, s’il fallait trouver un métier, un métier qui me laisse un peu de temps libre et qui me permettrait d’aborder la littérature, ce serait prof de lettres – moyennant quoi je me trompais peut-être parce que, à part à l’université ou peut-être au lycée, pour le reste, c'est-à-dire au collège, elle est quand même très loin. Il y a eu des professeurs qui m’ont ouvert l’esprit, ça c’est évident, et des lectures que j’ai faites que je n’aurais pas faites sinon. Je pense que je n’aurais jamais lu par moi-même, quantité de textes théoriques ou critiques qui m’ont vraiment apporté beaucoup. Et certains textes littéraires également, selon le principe des UV, avec des lectures obligatoires, des textes que j’ignorais, que je découvrais et qui m’ont vraiment enrichi.
26Je ne saurais dire si cela a apporté quoi que ce soit à ma façon d’écrire ou à la pratique de la littérature que j’ai eue par la suite, mais ce n’est pas impossible du tout bien que je ne sache pas le mesurer. En tout cas, l’enseignement de la littérature à l’université, pour moi, a été quelque chose d’intensément intéressant. Intéressant et profitable personnellement. Littérairement je n’en sais rien. Mais j’étais plus âgé aussi, j’ai commencé lorsque j’avais 34 ans. J’étais boulimique de connaissances, de savoir et de littérature donc j’avalais tout ce qu’on me donnait, je trouvais ça formidable. Il y a donc eu deux périodes très différentes dans mes études – différentes dans l’approche que j’en avais et par rapport à ce que j’en recevais.
« Le différé » et « l’ennui » (S. Audeguy)
27Il me semble qu’il y a une chose importante dans l’enseignement : c’est le différé. Moi je me suis ennuyé à l’école… Enfin ça dépend. Soit le cours était ennuyeux et je n’écoutais pas, soit c’était intéressant et ça me faisait penser à autre chose. De sorte que j’ai assisté à beaucoup de cours mais je n’en ai gardé aucun souvenir. Cependant, le plus terrifiant de tous les ministres de l’Education nationale, est celui qui a dit un jour : « Désormais il ne faut plus que les élèves s’ennuient à l’école ». Ça, c’est la pire crapule qu’on n’ait jamais vue. Parce que c’est important aussi de s’ennuyer. Il y a toujours des fenêtres dans les classes. Ca sert aussi à ça, à regarder par la fenêtre.
28C’est vrai, il y a un diffèrement (sic). Moi j’ai toujours pensé qu’une des choses qu’il faudrait proposer dans le cadre de la formation professionnelle dans les entreprises, c’est des cours de littérature à des gens plus vieux, à un âge où ils seraient capables de les apprécier. Parce que souvent, les gens, ce qu’ils vous disent, c’est : « Ah si j’avais compris à l’époque… »
« Le défaut d’enthousiasme » (J. Rolin)
29Je pense qu'il y aussi le défaut d’enthousiasme. J’ai eu en terminale un prof de philo extraordinairement enthousiaste, inévitablement marxiste – comme l’était la plupart des enthousiastes à l’époque – et ce type est arrivé à me faire lire Kant, même un peu Hegel, chose que je n’aurais jamais fait de moi-même. Il a réussi à me rendre tout ça absolument passionnant. J’ai arrêté presque aussitôt après, je ne lis plus du tout de philosophie et je pense que je serais rigoureusement incapable de relire ce que j’ai lu à l’époque. Mais c’était entièrement grâce à lui ; parce que ce type était animé d’un enthousiasme pour la philosophie absolument effarant qui faisait même qu’il se contorsionnait en donnant ses cours. C’était un exercice physique épuisant pour lui. Là, oui, on était complètement entraîné dans quelque chose. Mais on ne peut pas demander non plus à tous les profs d’être des génies de l’art dramatique. Cependant, ça aide.
« Le statut très incertain du plaisir » (S. Audeguy)
30Au fond, je n’aimais peut-être pas que l’institution désire là où je désire. Ça, ça m’emmerdait. Mais ce sont quand même des propos d’enfant gâté parce que, effectivement, mon meilleur souvenir d’un enseignement – c’était en hypokhâgne – c’est le fou furieux qui était chargé des cours d’histoire-géographie. Il était passionné de géomorphologie. On a fait six mois de géomorphologie. Je suis très fort encore aujourd’hui sur le relief karstique. Et ce sont des choses qui m’ont servi pour écrire des livres. Je fais très attention au relief dans mes livres. Alors par où passe le désir… ? Ce qui me glaçait dans l’université, c’est le statut très incertain du plaisir. Barthes l’a mieux dit que moi.
31Moi j’ai enseigné donc je peux en parler : il n’y a pas plus ingrat que l’enseignement. Et en même temps, vous voyez des gens dix ans après qui expriment de la gratitude. Et cette gratitude est différée. Ça c’est toujours frappant. Vous voyez des élèves dix ans après, ceux que vous avez le plus emmerdés finalement… et il y a quelque chose qui passe.
Ce qu’enseigner veut dire
« Vous n’enseignez pas la littérature » (S. Audeguy)
32Quand je lis des programmes de colloque et que je vois « machin enseigne la littérature », eh bien non. Vous n’enseignez pas la littérature. De même qu’un professeur de philosophie n’est pas philosophe. Vous enseignez un tas de trucs très intéressants. Vous ne pouvez pas enseigner la littérature. Il faut prier pour qu’il n’y ait jamais d’enseignant de la littérature, à mon avis, à l’université. Mais, et là il faut dire une chose quand même bizarre, le problème qu’on a là, c’est qu’on est invité par une université, donc vous êtes des gens très bien puisque vous invitez des écrivains qui ne sont pas morts. Mais toutes les universités qui n’invitent pas, qui ne lisent pas, c’est ça le problème. Donc on se retrouve à dire du mal de l’enseignement devant des gens qui précisément sont ceux à qui on devrait exprimer notre reconnaissance... ce que je fais ici.
« Cet écrasement de toutes les subtilités de l’art » (S. Audeguy)
33A propos d’un extrait de Petite éloge de la douceur : « Les éducateurs nationaux proposent désormais, avec un bel ensemble, de considérer les œuvres littéraires comme des systèmes de communication qui transmettent un message ; quelque chose comme un slogan, mais que les artistes (bourgeois évidemment) ont la fantaisie de compliquer : conception débile, mais jugée propre à la formation des bataillons pédagogiques. Cet écrasement de toutes les subtilités de l’art est le plus sûr symptôme de l’échec de la démocratisation de la culture. »
34Vous arrivez devant des gens qui ont vu Guernica. Qui leur a expliqué Guernica ? Quel prof leur a expliqué Guernica ? Le prof d’histoire. Qui leur a expliqué les proportions dans le tableau ? Le prof de maths. S’il est un peu rock n’roll. Et ces gens écrasent complètement. C’est terrible parce que ça veut dire aussi qu’ils ont peur de la signification. Ils ramènent ça au message. Quand les gens connaissent Delacroix, ils connaissent La Liberté devant le peuple. Page 543 du manuel. D’histoire.
Michaux et la « révolte consommable » (G. Ortlieb)
35J’aurais envie de dire, sur ce sujet-là, celui de l’enseignement et ce qu’on en a retiré, R.A.S. : je faisais le minimum requis. Comme je n’attendais pas grand-chose, je ne pouvais pas être déçu par les professeurs. La seule expérience assez décisive, ce furent les Langues-O’ : on quitte tout d’un coup le champ de la langue maternelle, ce qui amène se poser la question : à quoi veut-on échapper ? Ce n’est pas tout à fait gratuit, de vouloir apprendre une autre langue – et avec : la mentalité, la culture, les livres auxquels on accède par cette langue. Mais, une fois qu’on a pris ce recul vis-à-vis de la langue maternelle, on n’a plus qu’une idée : y revenir, parce qu’elle vous manque un peu. D’où un mouvement de va-et-vient, permanent.
36À la Sorbonne, fin des années soixante-dix, ils enseignaient Michaux : tout d’un coup se rencontraient deux mondes qui me paraissaient a priori inconciliables : comment enseigner quelqu’un qui lui-même n’a fait qu’enseigner la rébellion ? On recyclait une forme de révolte, et on la rendait consommable, digestible.
37Au fond, j’ai l’impression d’avoir passé mes années à rêvasser, à penser à autre chose.
Vouloir enseigner l’écriture ?
« La littérature, c'est ce qui est irréductible à chacun » (C. Garcin)
38Je pense que ceux qui sont devenus écrivains en passant par les creative writings seraient devenus écrivains de toutes façons. Mais cette manière de vouloir enseigner l’écriture… Rien que le fait de le dire, cela me semble un peu stupide. C'est sans doute un lieu commun, mais la création, je ne crois pas que cela puisse s'enseigner. Produire des textes à partir de schémas pré-établis, ce n'est pas vraiment l'idée que je me fais de la littérature. Ce serait même l'inverse : la littérature, c'est ce qui est irréductible à chacun, au-delà de la reproduction de schémas, de règles ou de contraintes.
Tiers-livre contre tiers objet (S. Audeguy)
39La littérature me sert de processus de désertion, de ligne de fuite, et comme Villon : « En mon pays suis en terre lointaine ». Pendant mes études d’anglais, j’ai fait un mémoire de maîtrise sur William Burroughs, uniquement parce qu’il y avait un poste pour aller aux Etats-Unis ; c’est ce à quoi m’a servi l’université : apprendre la langue étrangère comme moyen de sortir… J’ai aussi fait des études de littérature américaine parce que, à ce moment-là, toujours dans l’idée d’écrire, je voulais échapper à ce que je croyais être des tropismes de la littérature française – son nombrilisme…
40Aux Etats-Unis, les creative writings, c’est l’enseignement de la rhétorique, c’est l’ouvroir oulipien. Ils correspondent au pragmatisme des Américains ; nos postures d’enseignement sont peut-être plus dogmatiques, ex cathedra. Il y a en revanche un avantage de l’atelier : quand j’enseignais le cinéma audiovisuel, on faisait des films avec les élèves. Ce n’est pas comme enseigner l’histoire littéraire, où l’on a un tableau derrière, sur lequel on écrit – et l’on est entre l’élève et le savoir. Quand on fait un film, le tiers objet ce n’est pas le tableau, c’est le film, et toute la violence et l’énergie passent dans le projet de film.
Tiers-livre comme tiers objet (Pierre Ronzeaud, professeur à l’Université de Provence)
41Dans la pratique de la littérature, il y a un tiers objet. Le texte, qu’on présente et qu’on fait découvrir est un tiers objet. Il y a peut-être une stéréotypie des objets : il faut donc faire découvrir des objets nouveaux, des textes dont les étudiants n’avaient aucune idée. Ou bien, faire découvrir de nouveaux points de vue. J’avais fait une édition de la Princesse de Clèves, chez Magnard, sur la couverture de laquelle j’avais fait mettre un tableau abstrait symbolisant Nemours : c’était une provocation de ne pas mettre Marina Vlady !. Il n’est donc pas complètement désespéré de passer par le livre comme tiers objet si ce tiers objet offre une part de surprise, de créativité pour les étudiants permet de chercher un nouveau regard, de renverser les choses.
Entre les objets littéraires, « un rapport de bricolage » (S. Audeguy)
42Mais le livre comme tiers objet est là, déjà. Or, il faut garder la notion d’événement. De toutes façons, les écrivains n’apparaissent et n’apparaitront jamais là où les institutions voudraient qu’ils soient. Tel écrivain lit dans un article qu’il se « situe entre le polar et le journalisme », comme si c’était l’objet d’une stratégie ; mais il se trouve que le processus de la lecture que font les universitaires n’est pas la réversion du processus d’écriture de l’auteur. Il y a des rapports entre les écrivains qu’aucune histoire de la littérature ne peut décrire. Jean Rolin et moi, nous sommes passionnés de containers ; quand nous en parlons, nous avons avec ça un rapport de bricolage, au sens de Lévi-Strauss, mythologique, qui n’est pas un rapport de savoir constitué.
Recherches, sources, savoir
Un « travail de recherche pure » (G. Ortlieb) : un travail de chercheurs ?
43La différence, c’est notre marge de liberté. Nous pouvons fixer nous-mêmes nos propres codes ; pour le livre sur le séjour de Baudelaire en Belgique2, j’avais passé à deux reprises trois mois à Bruxelles à fréquenter la Bibliothèque royale, les Caves du musée des Beaux-Arts simplement parce qu’il y avait parmi ses relations un peintre, Joseph Stevens, qui ne peint que des chiens – de très beaux chiens, avec des chapeaux, ou à côté d’un saltimbanque endormi, ou en train de tirer des carrioles de bon matin…
44Breitbach, lui (l’un des Orphelins) était un cas d’école : comment quelqu’un de très connu de son vivant, ami de Gide, de Schlumberger, actif dans les relations entre la France et l’Allemagne, auteur d’un roman salué à sa parution, a-t-il pu complètement sombrer dans l’oubli3 ? Je me suis rendu pour cela dans la petite ville de Marbach, qui abrite les archives de la littérature allemande, les manuscrits de Kafka, de Zweig,… Il y avait 149 cartons d’archives, dans lesquelles on trouvait absolument de tout, ses agendas, année par année, avec son emploi du temps jour par jour, une liste d’adresses, les lettres échangées avec Marguerite Yourcenar, Gabriel Marcel, Ernst Jünger,Thomas Bernhard, entre autres. Qu’est-ce qu’on peut saisir de quelqu’un qui n’est plus ? La démarche n’est pas tellement différente de celle du Tombeau des Anges. À savoir, que peut-on rattraper d’un passé qui prenait toute la place et dont il ne reste plus que quelques lettres ou carnets, ou quelques inscriptions sur un pignon ou une vitrine ? C’est un peu de l’archéologie, ou de la paléontologie : avec un peu de chance, on tombe sur un bout d’os, et il faut alors tâcher reconstituer la jambe à partir du bout d’os, ou même le bonhomme entier. C’est risqué, évidemment...
« J’ai fait pas mal de boulot » (J. Rolin)
45J’ai fait deux types de recherches pour Un Chien mort après lui : d’un côté la recherche littéraire, les occurrences de chiens errants dans la littérature universelle, en commençant par l’Iliade et la Bible (et en mettant des gens à contribution, comme mon frère, pour la littérature russe) ; à côté, je me suis passionné pour la question : d’où viennent les chiens ? Contrairement à ce que j’imaginais, c’est très controversé ! La vieille histoire selon laquelle le chien est le produit de la domestication du loup par l’homme est très contestée. J’ai découvert un auteur américain, R. Coppinger, un « biologiste » aux Etats-Unis qui a écrit un livre sur le dressage. C’est un spécialiste du clébard sous toutes ses espèces, et il explique que le chien s’est fait tout seul (quand les hommes se regroupent en villages, il y a un rameau qui diverge du loup parce qu’il y a une niche écologique qui s’est créée et que le chien vient l’occuper). J’ai travaillé, j’ai lu des paléonto-zoologues opposés à cette thèse de Coppinger.
46Dans de nombreux pays, il y a une population énorme de chiens errants et où jamais le chien n’a eu le statut de pet – que ce soit animal de compagnie, chien de chasse, de berger. Coppinger appuie cette hypothèse de l’apparition du chien au mésolithique sur une enquête qu’il a faite dans l’île tanzanienne de Pemba, qui est un des endroits du monde où il y a la plus forte densité de clébards – j’y suis retourné quelques années après lui, les chiens avaient pratiquement disparu par rapport à la situation qu’il décrit. Voilà un endroit où traditionnellement il y a une quantité pléthorique de chiens errants alors que jamais personne ne se souvient d’avoir utilisé un chien pour quoi que ce soit. D’où ils sortent ces chiens, puisqu’il n’y a aucune activité humaine qui en « produise » ?
47Si on écrit, c’est parce qu’on lit. On écrit un peu pour rendre hommage aux auteurs qu’on a aimés, on écrit dans une espèce de continuité. J’aime bien radoter un peu : il y a des citations directes, qui sont de l’ordre de l’hommage, par exemple le titre qui est la dernière phrase de Au-dessous du Volcan, de Malcolm Lowry, dont j’ai coupé les deux oreilles. Mais j’écris assez souvent des phrases qui sont délibérément des pastiches d’écrivains ; je me souviens d’avoir, dans le premier paragraphe de La Clôture, pastiché Jean-Patrick Manchette. Ce n’est pas moins ambitieux que pasticher Proust, car Manchette n’est pas facile à imiter non plus. Parfois, ça n’apparaît pas : au lecteur de le remarquer, s’il est assez malin pour le faire. Mais Proust, Conrad, ce sont des accompagnements constants.
Une écriture « inquiète d’elle-même » ? (Jean-Raymond Fanlo, professeur à l’Université de Provence)
48Je suis frappé par un point commun entre Stéphane Audeguy, Christian Garcin, Jean Rolin et Gilles Ortlieb : d’un côté, la référence à ces grands écrivains, Melville, Lowry, qui ne fonctionnent pas pour autant comme cautions ; de l’autre le détail, le travail d’enquête, le réel, l’opacité des lieux, de sorte que la fiction ne va plus de soi aujourd’hui. C’est quelque chose qui caractériserait notre époque, comme chez Sebald : une écriture qui serait à la fois plus attentive au monde extérieur et plus inquiète par rapport à elle-même.
La référence masquée (C. Garcin)
49Dans Le vol du pigeon voyageur, le personnage d’Eugenio Tramonti se demande s’il est encore possible de raconter le monde en écrivant des histoires.
50Là on est très précisément dans le domaine des références masquées qu’on détourne pour les reprendre à son compte, il y a un côté un peu ludique, et à la fois un hommage. En fait, Tramonti prend la décision de ne plus écrire et trouve sa justification dans une phrase de Thomas Bernhard : « Si derrière la colline de la prose je vois une histoire aussitôt je l’abats ». C’est un genre de sniper lui aussi.
Le savoir universitaire (S. Audeguy)
51Je me sens en partie proche de ce que fait Jean Rolin, par exemple dans mon troisième livre, Nous Autres, pour lequel j’ai fait des recherches qui sont plus de l’ordre du journalistique, ou du reportage documentaire. Mais d’autre part, je dois ajouter, que j’ai commencé à écrire tard, j’ai fréquenté beaucoup d’auteurs universitaires ou para-universitaires, j’ai fait trois romans en m’appuyant trop sur le savoir, en donnant trop de gages au savoir. Et, d’une certaine manière, j’ai de plus en plus envie de me passer de références.
52Il y a plusieurs types de sources dans mes romans, mais en général je ne m’en rends compte qu’après coup. Ce n’est pas du tout calculé, mais plutôt de l’ordre de ce qui vient spontanément. Par exemple, au début de Fils Unique, François Rousseau emploie une phrase qui, en fait, est d’André Gide. Il s’agit d’une citation des Faux-monnayeurs. J’aime beaucoup l’idée d’une certaine falsification pour dire la vérité.
La peinture ou le détournement de la source (C. Garcin)
53Dans Piero ou l’équilibre4, il y a un travail de documentation évidemment, mais il y a surtout de la fiction, de l’invention pure. Ce qui m’intéressait c’était de bâtir et arpenter cet univers intime qu’on découvre en peignant ou en écrivant.
54Le rapport à l’image est chez moi très fort : c’est le fait d’arpenter le paysage que l’on voit se déployer sous nos yeux. Ce que je trouve fascinant ce sont les rouleaux de peinture chinoise ou japonaise qui sont dépliés dans les musées, jamais intégralement parce que certains sont très longs : on marche, on a un mouvement physique, on avance réellement dans la salle du musée. On suit le paysage, on voit périodiquement réapparaître les mêmes personnages : par exemple, une armée de cavaliers qui va d’une ville à l’autre pour annoncer la venue de l’empereur ; au sein des montagnes, des petits pavillons dans lesquels on voit des personnages qui ignorent complètement ce qui se passe et qui sont en train de méditer.
55Non seulement on pénètre l’espace total du tableau, on en sait plus que les personnages mais on accomplit aussi un mouvement physique vers l’avant : je trouve ça absolument fascinant. C’est le principe des frises. C’est quelque chose vers quoi j’ai envie de tendre quand j’écris de la fiction : c’est-à-dire récréer un paysage mental et arpenter des territoires intimes, mais que j’ignore encore et que je ne découvre qu’en écrivant.
Les modèles non littéraires : le cinéma (S. Audeguy)
56Ce que j’ai aimé dans le cinéma, c’est le montage. Ce qui m’importe dans mon travail et même dans la notion de montage, c’est peut-être une notion plus ancienne encore, celle de composition et surtout de composition poétique : la rime – peut-être cette idée me vient de Queneau – la répétition. Je ne fais que des romans, mais curieusement, le cœur de l’activité littéraire est pour moi la poésie et pas du tout le roman5. Et la question de l’influence cinématographique ne me paraît pas fondamentale. Ça remonte à quelque chose de plus ancien : on pourrait trouver des gros plans dans Homère par exemple.
57J’estime que la littérature est fondamentalement en rapport avec le non littéraire, ou l’informe, ou le dehors ; avec quelque chose d’extérieur. La littérature – et l’art en général – c’est la figuration de l’infigurable. Je tiens Fautrier pour un grand peintre parce qu’il a réussi cela dans quelques tableaux.
58Le cinéma a cette chance, peut-être illusoire, de toucher directement à un tremblement du réel. L’image n’est pas dans un système à double articulation. Il y a quelque chose du réel qui passe toujours dans l’image. Tous mes romans sont liés à cette question du dehors du langage. J’aime bien essayer de représenter un volcan, des fantômes, des morts, quelque chose qui n’est pas représentable.