La Littérature et les matières de ses supports. Le paratexte du web.
Introduction : la double appartenance spatiale du paratexte
1L’intérêt de la littérature ne se limite pas aux œuvres, il s’étend à bien des pratiques discursives et non-discursives; quand on s’intéresse à une œuvre, la Nausée de Sartre par exemple, on enchaîne la lecture à partir de l’œuvre jusqu’aux Mots, aux Mémoires du Castor et aux Lettres à cette fille rangée. On peut y ajouter bien sûr d’autres textes contemporains et posthumes de l’écrivain : textes critiques, entretiens parus dans les revues ou les journaux, qui ont rapport avec le récit de Roquentin. Enseigner la littérature suppose aussi cet enchaînement de lectures; c’est sous le terme de «transtextualité» que Gérard Genette développe cette idée dans les années 70 et 80.
2Comme on le sait, il existe cinq types de transtextualités: «intertextualité», «paratextualité», «métatexualité», «hypertextualité», «architextualité». Ces cinq types, comme l’indiquent très bien les termes, se caractérisent non pas par la matière ou la matérialité, mais par leur «textualité», donc par la relation établie entre des textes matérialisés. En d'autres termes, ce qui est important pour la notion de «textualité» ou de «transtextualité», c'est de cerner ou de déterminer les relations entre des textes, de les inscrire dans un système textuel. Cependant, l’analyse de Genette parle plutôt des textes eux-mêmes; par exemple, lorsqu’il pratique une analyse détaillée dans ses Palimpsestes de la relation entre Don Quichotte et des œuvres qui ne se classent pas parmi les «romans de chevalerie»1. Il cite alors des œuvres littéraires concrètes, des textes qu’on trouve dans une bibliothèque ou à la librairie. Que Genette fasse appel aux livres concrets dans son analyse de la « transtextualité» suggère qu’il néglige la différence entre la textualité et le texte; dans notre étude, qui sera menée autour de l’idée de «paratexte», nous nous contenterons de parler de «textes».
3Nous avons d’abord cinq types de transtextualité; ces divers types partagent un caractère commun. Il est évident que tous les types de transtextualité se développent autour d’un texte central, de l’idéalité du texte. Prenons un exemple du type hypertextuel, Don Quichotte, qui se place au centre de la relation transtextuelle; et des œuvres comme le Berger extravagant (1627) de Charles Sorel, et comme Phrasamon ou les Nouvelles Folies romanesques (1712, 1737) de Marivaux qui entourent l’œuvre centrale qu’est Don Quichotte. Voilà donc un texte central autour duquel nous pouvons situer d’autres textes périphériques. Pourtant, il est curieux que ce caractère de base de la transtextualité ne s’applique pas au «paratexte». Le «paratexte» peut rester bien sûr à l’extérieur du texte central : c’est le cas de l’entretien ou du journal intime ; il peut néanmoins incorporer des petits textes comme le nom d’auteur, la préface, la prière d’insérer, les entretiens ou d’autres textes souvent courts, lesquels partagent le même espace que le texte central. En revanche, les quatre autres types de transtextualité se placent hors du texte central, et établissent certaines relations avec le texte. En d’autres termes, le «paratexte» se caractérise par ce paradoxe : il appartient au texte central, en même temps qu’il est hors du texte central.
1. Le paratexte comme interface
4En fait, Genette donne un sens différent au terme «paratexte» dans son Introduction à l’architexte (1979)2, en indiquant une relation entre des textes comme imitation, transformation, pastiche, parodie ou d’autres, tandis qu’il réinvente l’idée dans ses Palimpsestes, pour que le terme puisse désigner les différents types de textes qui restent décoratifs, commerciaux, voire informatifs, à côté du texte principal. Il fait toute une liste de «paratextes» depuis le titre d’une œuvre jusqu’à la bande qu’on ne voit qu’au début de la vente dans l’attente d’un succès commercial. Il développe son idée donc sept ans après la publication des Palimpsestes, dans Seuils (1989).
5Le «paratexte» se subdivise en «péritexte» et «épitexte», ou d’autres éléments, et il comprend des petits textes souvent très courts que j’ai déjà mentionnés ci-dessus. Ce sont, certes, des éléments parasitaires ou secondaires par rapport au texte principal, et leurs manières d’être ainsi que leurs modes d’existence se modifient «selon les époques, les cultures, les genres, les auteurs, les œuvres, les éditions d’une même œuvre»3; mais ils servent aussi au public ou au lecteur au seuil de deux mondes, «entre texte et hors-texte»4. Aussi constatons-nous deux caractères supplémentaires du paratexte : un caractère transitif et variable ; et un caractère d’appartenance au texte et au hors-texte.
6Le premier caractère nous enseigne qu’on réalise l’œuvre selon différents supports. Il est indiscutable que le premier support pour des œuvres littéraires était la voix. Mais la voix gardait et garde ce statut privilégié aujourd’hui même au Japon, quand il s’agit, par exemple, de la communication impériale. Plus tard, on y ajouta le texte transcrit sur différentes matières employées comme support. C’est après l’invention gutenbergienne au milieu du XVe siècle que survient l’imprimé. L’existence de la période de l’incunable témoigne qu’on a eu besoin de temps pour passer d’une technique à l’autre. Cette transition technologique pourrait s’accompagner d’un paratexte spécifique. C’est ce dont a témoigné en partie Michel Foucault dans son discours intitulé «Qu’est ce qu’un auteur?»5, et qu’il voit comme relevant d’un «chiasme» ou d’une coupure épistémologique au XVIIe ou au XVIIIe siècle. Même si certains historiens mettent en doute sa périodisation, ce chiasme a surgi dans le domaine littéraire et dans le domaine scientifique, surtout autour de ce que Foucault appelle la «fonction-auteur», qui concerne le statut du paratexte vis à vis du texte central. Selon Foucault, les textes scientifiques exigeaient un nom d’auteur pour être reconnus comme authentiques, tandis que les textes littéraires s’en passaient jusqu’au XVIIe ou XVIIIe siècle. Aujourd’hui, comme on le sait, il n’y aura pas de textes littéraires sans nom d’auteur, et on accepte les textes scientifiques anonymes à la condition qu’ils soient authentifiés vis à vis du système établi des sciences. Ainsi Foucault témoigne de la nature variable et transitoire du paratexte.
7Il semble que la deuxième caractéristique du paratexte nous permette d’envisager le nouveau type de texte qu’est le texte numérique; mais avant d’entrer dans l’analyse de celui-ci, il est important d’avoir une idée plus concrète de la deuxième caractéristique du paratexte, qui est de faire face au monde intérieur à l’œuvre littéraire en même temps qu’au monde où habite le lecteur. Ceci s’éclairera si on se souvient du début de la Nausée : dans ce roman publié en 1938, on lit un «Avertissement des Éditeurs»6 qui permet aux lecteurs d’«avoir affaire à un manuscrit non mis au net par son auteur et publié tel quel»7, et qui a pour fonction «davantage de susciter un certain type de lecture que d’accréditer une fiction»8. Il est vrai que ce procédé sartrien est abandonné dès le début de l’œuvre, mais cet avertissement fictif dans la Nausée nous révèle la présence presque obligatoire d’autres personnes que l’auteur lui-même pour la réalisation de l’œuvre littéraire. Cet exemple sartrien se place à l’intérieur du roman, certes, mais il est hors du journal de Roquentin, et certains «Éditeurs» y sont ajoutés lors de sa publication fictive. Nous prenons conscience, par cet avertissement fictif, de l’existence du paratexte.
8L’exemple sartrien, par ce qu’il comporte de fictif, nous suggère très bien l’importance de la double appartenance du paratexte qui est à l’intérieur du texte central en même temps qu’à l’extérieur. En d’autres termes, nous pouvons considérer le paratexte comme ce qui est réalisé pour le texte en même temps que pour le hors-texte; cette nature intermédiaire du paratexte pourrait être nommée “interface”, selon la terminologie informatique, qui marque la limite entre deux textes d’appartenance différente, et qui se situe même au seuil de deux systèmes textuels différents. Cela dit, on est toujours face à un texte muni de l’interface propre à la matière qui lui sert de support.
2. Le paratexte du texte “web”
9En ce qui concerne le texte numérique, comme le montre très bien Jay David Bolter dans Writing Space9, on doit reconnaître la différence entre l’hypertexte et le texte comme le résultat du traitement de texte. Même si l’on se sert d’un ordinateur pour composer un texte, c’est dans le but de l’imprimer et de distribuer cet imprimé; cependant l’hypertexte, non au sens genettien du terme, mais au sens du web, s’organise à l’aide du système numérique, souvent avec une connexion aux réseaux informatiques. Dans l’hypertexte ou dans le web, se produit l’avènement d’un nouvel ordre textuel. Avec cette précaution touchant la définition du terme «texte numérique» qui s’identifie à l’«hypertexte», nous avons le droit de nous demander: est-ce qu’il s’agit d’un type de texte entièrement nouveau, surtout pour ce qui est du paratexte? Je commencerai par indiquer ses traits majeurs dans une perspective historique.
10On considère que l’idée de l’hypertexte se rencontre pour la première fois dans un article de Vannevar Bush, intitulé «As We May Think»10, vers la fin de la guerre nippo-américaine, dans le numéro de juillet de la revue The Atlantic Monthly, en 1945. Bush y a esquissé une machine appelée «memex»11. Bien que cette esquisse n’arrive pas à atteindre une cohérence fonctionnelle par la seule explication écrite, l’article développe une idée importante, et qui sera fondamentale pour le futur hypertexte : les textes doivent être l’objet d’une association intertextuelle, comme nos pensées12. Cette idée de pensées associées a fourni une base pour le développement ultérieur de la technologie Web. C’est ainsi que, quand Theodore Nelson a inventé le terme «hypertext»13, il n’a pas oublié de citer le nom de Bush et cet article, «As We May Think».
11En réalité, une page du web se constitue comme le montre cette figure :
Pour qu’un site Web soit réalisé sous la forme qu’on connaît aujourd’hui, on a du attendre, outre l’idée des pensées associées, une autre technologie logicielle, le SGML (the Standard Generalized Markup Language / le langage normalisé de balisage généralisé) dont la première édition a été publiée en 1986 comme norme ISO (ISO 8879:1986) . C’est le SGML qui a donné naissance au langage de base dont on se sert pour présenter un texte sur le web : le HTML. Le SGML se compose de trois éléments : la DTD (Document Type Definition), la feuille de style et l’instance. On se contentera de donner une explication schématique pour aider à la compréhension globale de cet article : la DTD encadre le genre du texte ; la feuille de style détermine la langue qu’on utilise dans le texte en SGML ; enfin l’instance correspond à ce que Genette appelle l’«idéalité du texte», donc au texte dépourvu des paratextes. Cependant, cette idéalité textuelle ne peut pas être réalisée même dans le SGML, parce qu’on a besoin d’un texte balisé, comme on le voit dans cette figure :
12Ce balisage n’a rien à voir avec la lecture humaine de l’hypertexte; il ne sert qu’au processus de rendu ou de réalisation des données ou des textes numérisés à l’intérieur de l’ordinateur. En d’autres termes, il fonctionne par l’intermédiaire de l’ordinateur et des êtres humains par nécessité technique; il se place au seuil de deux mondes différents : comme interface. Voilà donc un type de paratextes pour le texte numérique du web. Une page web se réalise à partir d’un fichier textuel, dit HTML (le langage de balisage de l’hypertexte), avec des balisages qui permettent au texte HTML de faire référence à d’autres fichiers, textuels ou picturaux, indiqués avec le balisage. À la demande d’un usager, le logiciel en fonction sur le site web répond et renvoie le texte HTML demandé après avoir examiné toutes les références balisées dans le texte, et il renvoie aussi les fichiers mentionnés dans le texte HTML, si elles sont conservées sur le site. Cette figure montre une page du web de la version anglaise de notre programme GCOE :
13Une fenêtre à côté de la page centrale énumère tous les fichiers utilisés pour afficher une page web complète sur l’écran :
14A la question que j’ai posée ci-dessus, je donnerai donc une réponse à la fois positive et négative : positive, parce qu’on a un type de paratexte au moins dans l’hypertexte comme balisage; négative, parce que ce paratexte s’exprime d’une manière complétement différente du paratexte qu’on trouve dans l’imprimé.
3. La littérature sur le Web.
15Une fois qu’on se rend compte de l’équivalence entre le paratexte et l’interface, on pourrait entasser des éléments paratextuels spécifiques au web, en plus du balisage, qui fournit une des bases techniques du SGML et du HTML. Quand on parle de l’interface de l’hypertexte, celle-ci peut être le système d’opération de l’ordinateur, ou le moteur du rendu HTML dont on se sert pour naviguer sur les pages du web. Il y en a plusieurs: Trident pour IE, Gecko pour Firefox, KHTML ou WebKit pour Google Chrome et Safari d’Apple, Presto pour Opéra. Mais comme on est censé personnaliser le logiciel du navigateur en y ajoutant des fonctionnalités en vue, par exemple, de faciliter la lecture ou la navigation, il arrive que chaque lecteur du texte web se trouve dans des conditions différentes de réception.
16Un autre cas nous suggèrera un autre type de paratexte web : les modes de connexion entre les textes. Dans les dix dernières années, grâce à l’élargissement de la bande passante, le débit de connexion s’est accru. Il est possible maintenant de transmettre un fichier de film, qui dure plus de deux heures, avec une qualité de haute définition, sur le réseau internet. Plus le débit est élevé, plus on peut échanger d’informations. Cette condition permet aux êtres humains de lancer des fichiers de vidéo personnels sur l’internet comme, par exemple en France, la «web-série». Ce peut être un genre littéraire d’avenir, ou bien subsister comme une sorte de graffiti.
17Nous n’avons pas l’intention d’évaluer ces «œuvres» lancées sur le web comme la «web-série», mais différentes tentatives existent, soit sur le web, soit dans le mode de l’hypertexte ailleurs qu’en France. Elles se multiplient aux États-Unis : Michael Joyce, Afternoon, a story, 1991; Stuart Moulthrop, Victory Garden, 2002; Megan Heyward, Of Day, of Nights, 2004… Toutes ces œuvres sont réalisées avec le système développé par la société Eastgate System14. Elles se réalisent sous forme de logiciel indépendant avec le CD-ROM, dont l’interface contraint la lecture d’une certaine manière. Au Japon, un écrivain, Tsutsui Yasutaka, a sorti Gaspard du matin, en 199215. Le titre vient, bien sûr, du Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand, qui a inspiré un triptyque pour piano de Maurice Ravel en 1908. Mais le roman de Tsutsui n’a rien à voir avec l’œuvre de Bertrand ou celle de Ravel. Cette œuvre a été publiée sous forme de livre, donc avec l’interface imprimée qu’on connaît bien ; mais elle englobe aussi des chats tenus sur le réseau informatique et relatifs au roman, ce qui témoigne de l’aspect hypertextuel de l’œuvre.
18Ce ne sont là que des exemples de la pratique hypertextuelle en germe; nous avons et aurons d’autres exemples qui ne se destinent pas à la publication sur papier, mais visent simplement le Web. Le nombre de cas se multiplie aujourd’hui pour les œuvres littéraires16.
Conclusion
19Comme l’explique Genette dans Seuils, le paratexte a une nature changeante selon les époques et les cultures, l’hypertexte qu’est le texte numérique s’entoure de paratextes d’une manière qui n’est pas celle de l’imprimé, et il le fait avec un support matériel tout à fait différent de ce que l’on connaissait depuis Gutenberg. L’hypertexte, qui utilise le support matériel tout nouveau qu’est l’électricité, s’équipe d’un nouveau type de paratexte ou d’interface, comme on l’a constaté dans cette communication; les éléments comme le débit de connexion, le support matériel etc. rendent possible la réalisation sur l’écran de l’hypertexte; ils servent tous comme interface à l’hypertexte et lui permettent d’associer texte et hors-texte.
20Notre contribution témoigne de la nécessité d’enseigner, même dans le cadre d’un cours de littérature, l’aspect paratextuel des œuvres littéraires. Nous sommes obligés de faire de la littérature dans la période allant de l’incunable à l’hypertexte. Comme l’écrit Maurice Blanchot : «Avant l’œuvre, œuvre d'art, œuvre d'écriture, œuvre de parole, il n'y a pas d'artiste, ni d'écrivain, ni de sujet parlant, puisque c'est la production qui produit le producteur, le faisant naître ou apparaître en le prouvant»17; l’hypertexte, c’est le livre à venir, et l’enseignement pourrait participer à cette mutation.