Le sommeil et les rêves dans A la recherche du temps perdu : Proust lecteur d’Alfred Maury
1Nombreux sont les ouvrages qui ont montré tout ce qu’A la recherche du temps perdu doit aux lectures de Marcel Proust, en ce qui concerne la dimension philosophique, voire psychologique de son oeuvre. On pense en particulier aux travaux d’Anne Henry (Marcel Proust,Théories pour une esthétique ou La tentation de Marcel Proust), mais aussi à l’ouvrage d’Edward Bizub, Marcel Proust et le moi divisé qui souligne le rôle particulier d’une certaine forme de sommeil – le sommeil hypnotique ou le somnambulisme – dans l’imaginaire et les réflexions de l’auteur. Il s’agira ici de s’intéresser au sommeil tel qu’il est présenté dans la Recherche et de tenter d’apporter un élément à l’édifice des inspirations proustiennes.
2On sait1 que Proust avait lu avec intérêt l’ouvrage Le Sommeil et les rêves d’Alfred Maury (1817-1892), grand érudit : historien, ethnologue, directeur des Archives nationales et « initiateur d’une "science des rêves2" ». D’abord paru en 1861, le livre a connu de nombreuses rééditions augmentées et enrichies, et a fait autorité. Freud, dans L’Interprétation des rêves le cite et souligne ce qui l’opposait à un autre grand onirologue contemporain, Hervey de Saint-Denys, que Proust nomme dans Sodome et Gomorrhe3 en qualité de sinologue. Le psychiatre Hector Perez-Rincon, dans un article, met en lumière la trace de la lecture de son livre Les rêves et les moyens de les diriger dans la Recherche,notamment l’image de la lanterne magique4. La piste de l’influence de Maury sur l’écriture du sommeil proustien me semble cependant mériter attention car Hervey de Saint-Denys aborde la question des rêves d’un point de vue essentiellement psychique. Or, toute autre est l’approche de Maury qui évoque les liens du psychologique et du physiologique, interrelation qui revêt aussi un caractère important dans la Recherche. Edward Bizub a démontré comment Proust, influencé par l’engouement pour la psychologie expérimentale du tournant de siècle (peut-être inspiré en cela par son professeur à la Sorbonne, Victor Egger, qui s’intéressait à la somnambule Félida à travers deux thèmes très proustiens : le sommeil et l’habitude5) a finalement choisi pour lui-même un thérapeute holiste6, Paul Sollier. Dans un ouvrage consacré à Alfred Maury, Jacqueline Carroy et Nathalie Richard affirment la filiation du sommeil proustien et de l’ouvrage du psychologue. Elles parlent même pour le rêve de Swann, à certains égards, d’un « véritable pastiche de Maury7 ».
3Il s’agira donc d’examiner, dans le détail des deux textes, en quoi Proust a pu s’inspirer des observations de Maury à travers trois thématiques sur lesquelles les deux œuvres se rejoignent particulièrement : d’abord les prédispositions des « narrateurs » à l’observation du sommeil et leur mise en scène ; la relation du psychologique au physiologique, thèse centrale de l’ouvrage de Maury et composante particulièrement saillante du sommeil dans la Recherche ; enfin le cas particulier des rêves, notamment dans leur rapport à la mémoire, pourra montrer que Proust n’a en effet pas « dédaign[é] [le rêve] dans la composition de [son] oeuvre8 ».
La mise en scène du sommeil.
4Du côté de chez Swann est « le livre de l’insomnie » selon le mot de Jacques-Emile Blanche et le narrateur proustien, au-delà de la souffrance qu’elle engendre, voit aussi en elle l’alliée de sa lucidité : « Un homme qui tombe chaque soir comme une masse dans son lit et ne vit plus jusqu’au moment de s’éveiller et de se lever, […] songera-t-il jamais à faire, sinon de grandes découvertes, au moins de petites remarques sur le sommeil ? A peine sait-il s’il dort. Un peu d’insomnie n’est pas inutile pour apprécier le sommeil, projeter quelque lumière dans cette nuit9. » On peut lire dans cette réflexion l’affirmation d’une position privilégiée. Alfred Maury bénéficie du privilège opposé. On l'appellerait aujourd’hui un hypersomniaque : « pour être en position de recueillir des observations utiles, il faut être disposé à la rêvasserie, aux rêves, sujet à ces hallucinations hypnagogiques que je décrirai […] tel est précisément mon cas.10 » Malgré cette différence fondamentale de nature, on note des similitudes étonnantes dans les comportements de ces dormeurs. L’habitude joue un grand rôle dans la méthode d’observation que présente Alfred Maury : « le moindre écart dans mon régime, le plus léger changement dans mes habitudes, fait naître en moi des rêves […] en désaccord complet avec ceux de ma vie de tous les jours11. » Dans La Prisonnière, deux remarques sur les changements d’habitude évoquent une expérience semblable du narrateur. La première porte, comme chez Maury, sur les rêves : « En faisant varier l’heure, l’endroit où on s’endort […] on arrive à obtenir des variétés de sommeil mille fois plus nombreuses12 ». Mais une page plus loin, il la réitère, centrée cette fois-ci sur le rapport à l’insomnie : « Le sommeil est divin mais peu stable, le plus léger choc le rend volatile13. » L’observation de Maury semble d’abord reproduite par Proust puis transposée dans son domaine d’observation, l’insomnie. Analysant l’état de l’intelligence pendant le sommeil, Maury étudie, après Théodore Jouffroy14 qu’il cite, le rôle précis de l’habitude au moment de l’endormissement, notamment par rapport aux bruits extérieurs qui peuvent le retarder : par un « phénomène analogue à celui qui se produit lors de la concentration de l’attention [, l]’intelligence acquiert l’habitude de demeurer indifférente à certaines sensations, pour n’en percevoir que certaines autres. […] Il y a là un phénomène d’habitude et de puissance de l’attention, une énergie de l’esprit inverse de la disposition à la distraction15. » Proust donne, dans Le Côté de Guermantes I, une conclusion identique, toujours depuis la perspective de l’insomniaque. Sortant le matin pour apercevoir la duchesse de Guermantes après avoir été éveillé toute la nuit, il recherche le sommeil de la sieste : « Il n’y a pas besoin pour savoir le trouver de beaucoup de réflexion, mais l’habitude y est très utile et même l’absence de réflexion. Or, à ces heures-là, les deux me faisaient défaut16. » Le narrateur ne parvient pas au « degré d’affaiblissement de la sensibilité » nécessaire au sommeil. La « distraction » de son esprit n’est pas en cause, mais son angoisse: dans un autre passage, la chambre de Doncières « en mettant [s]on attention à un cran où elle n’était pas à Paris, [l]’empêch[e] de se livrer au train-train habituel de [s]es rêvasseries » et engendre des rêves différents17. L’activité mentale du narrateur agit ici comme la gêne sonore qu’évoquait Maury en parasitant l’endormissement. L’importance accordée à l’habitude dans la Recherche, notamment en ce qui concerne le sommeil n’est peut-être pas le fait de la seule observation de Proust, dont le narrateur aurait hérité. Au moins la lecture de Maury en a-t-elle confirmé le rôle.
5Evoquer le sommeil, même s’il s’agit de celui d’un personnage, oblige à se référer à sa propre expérience : on ne dort pas à la place d’autrui. Les « savants rêveurs18 » (selon le terme de Jacqueline Carroy) de la deuxième moitié du XIXe siècle en ont bien témoigné par la pratique du Nocturnal, journal onirique, qui met en avant l’auto-observation dans la droite ligne de ce que pratiquait Moreau de Tours. Il s’agit d’évoquer leur sommeil, leurs rêves et de se mettre en scène en tant que dormeurs. Le point d’orgue de cette pratique sera L’interprétation des rêves de Freud. Dans les premières lignes de son ouvrage, Maury invite le lecteur à entreprendre la même expérience pour « vérifier la rigueur et s’assurer de la légitimité [de ses] inductions19 ». Sa méthode n’est pas sans évoquer une page bien connue de la Recherche : « Je m’observe tantôt dans mon lit, tantôt dans mon fauteuil, au moment où le sommeil me gagne ; je note exactement dans quelles dispositions je me trouvais avant de m’endormir, et je prie la personne qui est près de moi de m’éveiller […]. Il m’est alors facile de rapprocher les détails de ce rêve des circonstances où je m’étais placé pour m’endormir20. » Comment ne pas penser à l’ouverture de « Combray », aux éveils spontanés du narrateur et à son analyse des images qui l’ont envahi21 ? L'évocation du « fauteuil magique » place, sur un mode impersonnel proche du texte scientifique, le dormeur dans la position de l’observateur, du « savant rêveur » : « Que s’il s’assoupit dans une position encore plus déplacée et divergente, par exemple après dîner assis dans un fauteuil, alors le bouleversement sera complet […] et au moment d’ouvrir les paupières, [l’« homme qui dort »] se croira couché quelques mois plus tôt dans une autre contrée22. »
6 Si Proust met véritablement en scène son personnage, Maury théâtralise avec une certaine complaisance ses observations hypniques23 :
Maintenant que le public connaît ma méthode et est dans la confidence de mon tempérament, je vais me présenter devant lui tour à tour assoupi ou endormi, et lui dire ce qu’il m’advient alors. [...] Pour des observations de cette sorte, où l’âme cherche à découvrir comment elle agit, il lui faut se découvrir avec simplicité et candeur aux regards d’autrui […]. […] j’ai besoin de mettre de côté mon amour-propre individuel, […] mon orgueil d’homme et presque ma dignité de créature de Dieu. […] Mais le philosophe trouve dans la satisfaction d’une vérité découverte la consolation des faits désolants qu’elle peut nous révéler […]. […] il ne reste guère qu’à étudier l’intelligence en déshabillé24 […].
7 Au-delà de la rigueur scientifique de sa méthode, Maury met l’accent sur la dimension philosophique, philanthropique même, de sa démarche et annonce, comme dans un prologue théâtral, les scènes à venir. Il se prête, pour ses lecteurs, au jeu du sommeil.
8 La mise en scène du narrateur proustien ne tient évidemment pas en quelques lignes, mais on peut tout de même la circonscrire à deux passages décisifs du roman dont l’un a déjà été évoqué : l’incipit de Du côté de chez Swann. L’autre se situe dans Le Temps retrouvé et concerne l’oeuvre à venir. Comme Maury présentait sa méthodologie et annonçait sa mise en forme, le narrateur se donne un programme d’écriture, intimement lié aux questions du sommeil et de l’insomnie : « Moi, c’était autre chose que j’avais à écrire, de plus long, et pour plus d’une personne. Long à écrire. Le jour, tout au plus pourrais-je essayer de dormir. Si je travaillais, ce ne serait que la nuit. Mais il me faudrait beaucoup de nuits, peut-être cent, peut-être mille25. » L’hypothèse du livre nocturne et d’une circularité de la Recherche semble confirmée par cette déclaration à laquelle répond si parfaitement la première phrase, « Longtemps je me suis couché de bonne heure26. » Cette circularité placerait le sommeil et le dormeur insomniaque au coeur de la « dramaturgie » de la Recherche.
9 Proust et Maury approchent le monde du sommeil par la voie de l’introspection : « descendons en nous-même et jugeons27 » écrivait Moreau de Tours en 1855. Maury, dans sa préface, a une démarche semblable : « En nous observant et redescendant dans notre conscience intime, nous comprenons davantage tout ce qu’il y a d’admirable dans notre organisation28. » De même le narrateur proustien : s’il « radiographie29 » les personnages qui l’entourent pour dégager des « lois psychologiques », que peut-on dire du regard qu’il porte sur lui-même, et en particulier sur son sommeil et ses rêves ? Le dormeur privilégié et l’insomniaque rapportent tous deux des rêves propres, mais aussi ceux d’autres dormeurs. Les multiples réveils que Maury s’impose le placent d’ailleurs dans une position assez semblable à celle de l’insomniaque, capable de jeter vers ses sommeils un regard rétrospectif.
La relation du psychologique au physiologique dans la peinture du sommeil.
10Cette relation est le point fort de l’ouvrage de Maury qui annonce dès sa préface ne pas avoir « séparé dans [s]es recherches l’homme physique de l’homme moral30 ». Cette attention est ainsi motivée par l’auteur : « La psychologie a besoin de ses indications [celles de la chimie organique] pour se rendre compte d’actions qui lui échappent31 ». Ce choix témoigne d’une vision holistique de l’homme endormi et l'on retrouve cette conception dans la Recherche où la réalité corporelle du dormeur apparaît pleinement à travers
11la profondeur organique et devenue translucide des viscères mystérieusement éclairées. Monde du sommeil où la connaissance interne, placée sous la dépendance des troubles de nos organes, accélère le rythme du cœur ou de la respiration, parce qu’une même dose d’effroi, de tristesse, de remords, agit avec une puissance centuplée si elle est ainsi injectée dans nos veines ; […] nous nous sommes embarqués sur les flots noirs de notre propre sang comme sur un Léthé intérieur32
12Le narrateur souligne, alors que les souvenirs de la grand-mère affluent, combien ce voyage intérieur est physique, proposant une descente dans les strates corporelles aussi bien que psychiques. C’est avec une image semblable (celle du corps - terre à pénétrer, à creuser) qu’il évoque les nuits réparatrices qui font « descendre dans les galeries les plus souterraines du sommeil […] [qui] retournent si bien le sol et le tuf de notre corps […] là où nos muscles plongent et tordent leurs ramifications33 ». Ces « dislocations organiques34 » participent – même si elles sont moins satisfaisantes que le phénomène de la réminiscence – à une résurrection du passé au sein des rêves. Proust est même allé plus loin que Maury dans sa perception totalisante du sommeil, parce qu’il a pressenti et décrit le passage des cycles hypniques, leur profondeur, avec une finesse que seule la neurophysiologie, dont les écoles n’ont vraiment éclos en France qu’à partir de 192535, a pu confirmer au cours du XXe siècle. La comparaison du sommeil au char du soleil36 dans Sodome et Gomorrhe vient éclairer la représentation des différentes profondeurs : celles d’où l’esprit et le souvenir sont repoussés rendent compte des stades 3 et 4 dans lesquels il n’y a que très peu d’activité onirique et « l’égalité des pas », « l’absence de résistance », « le sommeil régulier » disent bien la « logique interne du sommeil37 ». Le réveil est amorcé par un « caillou aérolithique38 » et fait traverser les « régions voisines de la vie39 » qui correspondent aux nombreuses phases de sommeil paradoxal avant l'éveil spontané.
13 Ce parallèle général entre les deux approches s’appuie aussi sur des éléments de détail dont je garderais trois exemples saillants : l’intégration des sons dans le sommeil, l’impression de sens émoussés et la sensation de repos. La réaction du dormeur aux bruits extérieurs prouve, pour Maury, l’éveil de l’esprit pendant le sommeil. Il analyse longuement, après Jouffroy, le
réveil à la suite de bruits étranges ou inconnus, et la persistance du sommeil quand ces bruits frappent depuis longtemps l’oreille du dormeur, rassuré dès lors par leur caractère. […] le Parisien, fait au bruit des voitures, ne s’aperçoit pas des commotions qu’elles déterminent, le soir ou le matin, dans sa chambre. […] L’âme […] sort-elle de la demi-torpeur qui constitue son sommeil pour ordonner à l’organisme de reprendre son activité, surprise ou effrayée qu’elle est par des bruits inaccoutumés, c’est que le sens auditif a transmis le bruit au cerveau […]. L’homme qui s’est fait à travailler au milieu de la conversation et du bruit, est comme le dormeur que n’éveillent plus les sons, les commotions auxquels il est accoutumé40.
14On peut retrouver cette analyse en différents points de la Recherche. L’image du dormeur parisien habitué aux bruits du matin rappelle la première page de La Prisonnière où le narrateur perçoit les bruits de la vie du dehors, du « roulement du premier tramway » jusqu’à son « étourdissant réveil en musique41 ». De même, la remarque sur la « persistance du sommeil » peut convoquer les réveils à Doncières, avec la fanfare du régiment : « deux ou trois fois […] le sommeil interposé fut en moi assez résistant pour soutenir le choc de la musique et je n’entendis rien42. » L’habitude fait taire l’inquiétude et les bruits du soir, de même que l’animation du matin :
Hier encore les bruits incessants […] finissaient par nous endormir comme un livre ennuyeux ; aujourd’hui, à la surface de silence étendue sur notre sommeil, un heurt plus fort que les autres arrive à se faire entendre, léger comme un soupir, sans lien avec aucun autre son, mystérieux ; et la demande d’explication qu’il exhale suffit à nous réveiller43.
15La reprise de l’analyse presque terme à terme peut ainsi relever du pastiche, mais elle entre aussi dans le dessein de Proust de révéler les lois psychologiques qui gouvernent les hommes. C’est visible dans ce passage où il troque le « je » de son narrateur contre un « nous » universel et accentue la confusion entre récit d’introspection et analyse scientifique, deux types d’énonciation en rapport direct avec la posture de Maury.
16« Les amoindrissements mêmes qui caractérisent le sommeil44 » et dont parle le narrateur dans Le Côté de Guermantes pourraient également avoir leur source dans le « ralentissement des fonctions de la vie 45 » qu’évoque Maury pour qui « l[eur] suspension complète serait la mort46. » Mais ils sont surtout exploités de manière détournée, pour évoquer, au sein des rêves du narrateur, le souvenir de la grand-mère morte. Maury, dans son chapitre sur les analogies entre le rêve et l’aliénation mentale, rapporte l’exemple d’une vieille dame qui s’imaginait morte et qui « comprenait fort bien qu’elle prenait tous les matins son chocolat. Que l’on pût manger morte, cela l’étonnait […] on avait depuis peu fait tant de découvertes, qu’il n’était pas impossible qu’on eût trouvé le moyen de faire déjeuner les morts47. » Proust a croisé cet exemple d’aliénation avec l’idée de la vie amoindrie dans le sommeil : dans le premier rêve, la grand-mère morte est décrite par le père comme « très faible », « très éteinte », existant « bien peu48 ». Mais dans le second rêve, elle apparaît : « Si faible, elle avait l’air de vivre moins qu’une autre personne. » Aux interrogations du narrateur sur cet état, son père répond : « Que veux-tu, les morts sont les morts49. » L’amoindrissement sensitif caractéristique du sommeil est ainsi transposé, projeté sur l’un des personnages de même que la tonalité ironique déjà présente chez Maury.
17Le dernier point concerne la très belle image du sablier que Proust utilise dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs pour illustrer à la fois l’engrangement des forces par l’organisme pendant le sommeil et la « vigilance » d’une horloge chronobiologique :
si en dormant mes yeux n’avaient pas vu l’heure, mon corps avait su la calculer, il avait mesuré le temps non pas sur un cadran superficiellement figuré, mais par la pesée progressive de toutes mes forces refaites que, comme une puissante horloge il avait cran par cran laissé descendre de mon cerveau dans le reste de mon corps où elles entassaient maintenant jusqu’au-dessus de mes genoux l’abondance intacte de leurs provisions. […] les forces qui se sont rangées pendant ce temps-là sans être dépensées […] mesurent [le temps] par leur quantité aussi exactement que les poids de l’horloge ou les croulants monticules du sablier.50
18Maury commence son chapitre consacré à l’état physiologique pendant le sommeil par des considérations concernant les modifications de l’économie relatives à cet état. Il utilise l’image, moins poétique, de la « torpille » qui a besoin de temps pour se recharger, mais les termes principaux sont les mêmes : « L’homme […] a-t-il dépensé presque tout l’approvisionnement de la force vitale qu’avait comme accumulée en lui le dernier sommeil, il n’a plus l’énergie suffisante pour entretenir […] la veille ; […] [il]doit laisser le temps à une nouvelle quantité de force vitale ou nerveuse de s’accumuler en lui, de la même façon que la torpille51 ». L’ensemble de ce chapitre du Sommeil et des rêves met en avant, comme Proust, l’importance du lien entre le cerveau et le corps. La corrélation entre les « forces refaites » et l’énergie à dépenser trouve encore un autre écho direct chez les deux auteurs, aux mêmes pages, à travers la mise en garde contre un sommeil trop prolongé.
19Ces différents points de détail montrent combien Proust a été sensible, à la lecture de Maury, à la présence et au rôle du corps dans l’élaboration de la logique du sommeil, dans la formation de ses images mentales et dans l’impression de repos qu’il permet. Il semble que l’insomniaque se soit emparé de ces données érudites pour nourrir sa vision – en creux – du sommeil.
Le cas particulier des rêves.
20Proust aborde la question du rêve sous un angle double : le récit de rêve et l’analyse des phénomènes oniriques. Un point semble important à aborder en premier lieu, celui de la distinction entre le rêve proprement dit et les hallucinations hypnagogiques.
21Maury leur consacre un chapitre entier de son ouvrage et l’ouverture de Du côté de chez Swann illustre parfaitement leur fonctionnement qui prolonge dans le sommeil les dernières pensées de la veille en les transformant. Ces déformations sont causes d'un éveil : « Je me couchais ; au bout de quelques minutes, l’attention […] se retirait ; aussitôt les images s’offraient à mes yeux fermés. L’apparition de ces hallucinations me rappelait alors à moi, et je reprenais le cours de ma pensée52 ». Il en va de même chez Proust dont le narrateur s’endort avant d’avoir eu le temps de le réaliser et dont « la pensée qu’il [est] temps de chercher le sommeil [l]’éveill[e]53 ». On trouve également différents épisodes hypnagogiques qui pourraient avoir été inspirés par Maury (notamment l’exemple de la femme née d’une fausse position de la cuisse du narrateur54 possiblement hérité d’une figure hermaphrodite liée à une excitation sexuelle55 chez Maury), mais le plus frappant reste le passage sur les cauchemars de Bergotte. Ce dont souffre l’écrivain s’apparente en effet à des hallucinations hypnagogiques terrifiantes, puisqu’elles apparaissent « dès qu’il s’endor[t] et f[ont] qu’il évit[e] de se rendormir56. » Les hallucinations hypnagogiques mettent particulièrement en avant les sensations, ce qui leur donne un très fort indice de réalité, aussi Maury les répertorie-t-il en fonction des différents sens. La page qu’il consacre aux hallucinations du toucher évoque étonnamment les fameux cauchemars de Bergotte que voici : « Quand il parlait de cauchemars, autrefois il entendait des choses désagréables qui se passaient dans son cerveau. Maintenant, c’est comme venus du dehors de lui qu’il percevait une main munie d’un torchon mouillé » ou encore la sensation qu’on « lui mordait les doigts, qu’on les lui sciait57. » Pour Maury les hallucinations du toucher sont souvent « déterminées par des pressions, des attouchements venus du dehors, ou au moins par une excitation de la peau. » Il évoque aussi un exemple personnel de sensation de morsures de rat58. De même que Proust appelle ces manifestations « cauchemars », Maury n’avance pas un réel distingo entre le rêve et ces hallucinations. Au contraire, elles sont pour lui « les éléments formateurs du rêve59 ».
22 Proust comme Maury mentionnent que la matière du rêve est essentiellement constituée de traces mnésiques du réel et que « l’imagination [les] combine dans un nouvel ordre60. » Les phrases du réveil, langage onirique incongru, fonctionnent comme des météorites tombées de l’univers du sommeil, ainsi, celles de Mme Cottard à La Raspelière : « Mon bain est bien comme chaleur, murmura-t-elle, mais les plumes du dictionnaire… s’écria-t-elle en se redressant. Oh ! mon Dieu, que je suis sotte ! Qu’est-ce que je dis ? je pensais à mon chapeau, […] un peu plus j’allais m’assoupir, c’est ce maudit feu. » Tout le monde se mit à rire car il n’y avait pas de feu61. » L'incongruité met bien en avant la reprise d'éléments du monde vigile, dépourvus de leur signifié habituel et qui nécessitent une traduction comme le mot « Aïas » entendu en rêve par le narrateur a signifié « Prends garde d’avoir froid62. » Maury se livre à ce même exercice en se faisant réveiller par une question : « je réponds : Il n’y a pas de tabac dans ce lieu […]. Ma réponse provoque naturellement une hilarité bruyante, et mon assoupissement est tout à coup dissipé63. » Ainsi, les « phrases sans liaison aucune de mots ni d’idées » qu’évoque Maury ont une belle fortune dans la Recherche à travers notamment la suite de mots « Francis Jammes, fourchette, cerf, cerf64 » dans un réveil du narrateur.
23 Si le rêve transforme les données du réel, il se nourrit aussi des sensations endogènes. C’est particulièrement sensible dans ces rêves où se manifeste ce que Freud a appelé le conflit des volontés65 et que les neurologues nomment l’inhibition66. Maury revient à deux reprises sur ce type de rêve : « Nous voulons en rêve […] mais l’inertie de nos organes et l’absence du jugement font obstacle à son accomplissement » et plus loin : « nous voulons appeler du secours, nous ne parvenons qu’à pousser des cris faibles et inarticulés67 ». A partir de cette caractéristique récurrente des rêves, Proust fait un portrait saisissant du dormeur dans le passage qui suit le rêve de la cité gothique :
24je ne pouvais pas dans l’obscurité distinguer le visage des amis qui étaient là, car on dort les yeux fermés ; […] dès que je voulais parler à ces amis, je sentais le son s’arrêter dans ma gorge, car on ne parle pas distinctement dans le sommeil ; je voulais aller à eux et je ne pouvais pas déplacer mes jambes, car on n’y marche pas non plus […] Telle, les yeux aveugles, les lèvres scellées, les jambes liées, le corps nu, la figure du sommeil que projetait mon sommeil lui-même avait l’air de ces grandes figures allégoriques où Giotto a représenté l’Envie avec un serpent dans la bouche et que Swann m’avait données68.
25Sont réinvesties l’expression de la volonté avec la multiplication des « je voulais » et l’inertie du dormeur dans les nombreuses expressions négatives. Le portrait symbolique, esquissé par le sommeil, fait un écho étonnant au « portrait » de son sommeil que dresse Maury dans son ouvrage puisqu’il se compare à « celui qui pose devant un peintre69 ». On arrive là au point d’intersection entre la description phénoménologique du sommeil et des rêves et le rôle que Proust entend leur faire jouer. Véritable prisme de la mémoire, le rêve peut en effet, toute précaution gardée, participer au projet du narrateur de « retrouver le temps perdu » et d’élaborer une oeuvre.
26Les liens de la mémoire et du sommeil dans la Recherche apparaissent à de nombreuses reprises, à la fois pour manifester le « coup d’éponge70 » que représentent certains sommeils sur le cerveau, mais aussi pour souligner l’hypermnésie du rêve. Maury note à plusieurs reprises comment les souvenirs rapportés par les rêves « se dessinent avec plus de vivacité […] que dans l’état de veille71 ». C’est exactement cette mémoire que loue le narrateur à la fin de « Combray », lorsqu’il évoque le côté de Guermantes, « ce paysage dont parfois, la nuit dans [s]es rêves, l’individualité [l]’étreint avec une puissance presque fantastique et qu[’il] ne peu[t] plus retrouver au réveil72. » Maury consacre de longs développements au fonctionnement du cerveau et à la façon dont les souvenirs s’y impriment pour montrer que de nombreux rêves appartiennent à la catégorie des « ravivements de souvenir73 ». Il dégage trois degrés dans l’intelligence humaine ou dans les actes qu’elle permet : « 1° l’acte instinctif qui s’accomplit sans le concours de l’intelligence […] ; 2° l’acte intelligent, mais involontaire, tel qu’il se passe dans le rêve […] 3° enfin l’acte intelligent volontaire74. » Pour le deuxième degré, Maury appelle aussitôt la mémoire, le rappel des souvenirs, en exemple. Le rêve appartient donc bien à la catégorie des « réminiscences » involontaires. Proust souligne combien le rêve a une place dans sa recherche du passé, même s’il ne sera finalement pas le vecteur le plus propice à sa résurrection. Les pages du Temps retrouvé qui font le bilan de ce pouvoir du rêve semblent développer une réflexion de Maury consacrée aux associations d’idées. Il s’intéresse au fameux parallèle entre le rêve et l’aliénation mentale et note que « [c]’est […] aussi par la rapidité de l’association des idées que la passion se rapproche de la folie, et […] on y retrouve plusieurs des circonstances propres au trouble intellectuel que constitue le rêve. [C]ette rapidité de la pensée contribue, pendant le sommeil, à effacer en nous la notion du temps75 ». Lorsque Proust justifie son intérêt pour les rêves, il commence par évoquer leur capacité à illustrer « ce qu’a de subjectif l’amour par le simple fait qu[’]ils réalisent ce qu’on appellerait vulgairement vous mettre une femme dans la peau ». Immédiatement après, il évoque leurs rapports au temps : « Et bien plus, c’était peut-être aussi par le jeu formidable qu’il fait avec le Temps que le Rêve m’avait fasciné […] jusqu’à [me] faire croire qu’ils étaient un des modes pour retrouver le Temps perdu76 ? » On sait que le narrateur fait alors le vœu de ne pas dédaigner « cette seconde muse, cette muse nocturne77 » qui se reflète parfois très directement dans l’oeuvre.
27Le parallèle entre le travail du rêve et celui du romancier apparaît notamment lorsqu’il est question des personnages. La comparaison est d’ailleurs faite par le narrateur lors du long rêve de Swann : « Swann se parlait[…] à lui-même […] ; comme certains romanciers, il avait distribué sa personnalité à deux personnages78 », allusion dont on ne peut douter qu’elle soit, de plus, autobiographique, et probablement confirmée encore par Maury qui note que « nous attribuons en songe à des personnages différents des pensées, des paroles qui ne sont autres que les nôtres79. » Dans ce passage où Proust évoque le pouvoir créateur de Swann qui, « avec la chaleur sentie de sa propre paume […] mod[èle] le creux d’une main étrangère qu’il cro[it] serrer », Maury et l’influence directe des sensations externes sur le dormeur ne sont pas bien loin. (Il faut également se reporter, à ce sujet, à ce qu’Anne Henry80 a déjà dit de la probable influence du fameux rêve de la guillotine de Maury sur ce rêve de Swann.)
28Un dernier point semble mériter toute l’attention car il concerne le rêve qui fonctionne pour le narrateur comme un signe non reconnu vers la vocation de l’écriture: il s’agit du rêve de la cité gothique, ce rêve qui est « la synthèse de ce que [son] imagination [a] souvent cherché à se représenter, pendant la veille, d’un certain paysage marin et de son passé médiéval81. » Comme le remarque Bell dans Proust’s Nocturnal Muse82, il s’agit du seul rêve abstrait de la Recherche, ce type même de rêves dont Maury confirme la rareté. Il précise à leur propos : « si tel dormeur se livre fréquemment à l’abstraction en songe, c’est que celle-ci est durant la veille la tournure habituelle de ses idées83. » On sait que le narrateur s’aperçoit finalement de la fréquence de ce rêve, fréquence qui affirme inconsciemment son pouvoir créateur, notamment à travers le procédé métonymique essentiel dans l’écriture proustienne, celui de « la mer […] devenue gothique ».
29Ce parallèle entre un modèle et son imitation métamorphosée dans l’oeuvre visait à étudier l’ampleur de l’influence de Maury sur l’inspiration proustienne dans l’évocation du sommeil et des rêves. Les données physiologiques, prises en compte même si elles sont plusieurs fois renvoyées à l’impuissance dans la perspective qui est celle du narrateur, apparaissent en bonne place et confirment une approche héritée de Maury et de la psychologie expérimentale. Au-delà de la répétition parfois littérale des observations, on voit que Proust dépasse en maints endroits ceux qu’il réinvestit, par exemple dans l’intuition d’une neurophysiologie du sommeil avant l’heure, mais aussi dans l’analyse pré-freudienne qu’il donne d’un des rêves du narrateur84 dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs. Comme dans le processus créateur des rêves, le romancier transforme, magnifie les données érudites et mêle dans sa peinture le phénomène et son analyse. Pourtant c’est par un pied de nez que Proust termine sa rapide évocation du sommeil après la lecture du Journal des Goncourt, sommeil dont il a si bien dégagé les lois : « Et depuis tant de siècles, nous ne savons pas grand-chose là-dessus85. »