Une poétique de la poésie par Tristan Derème
« On m’a dit parfois que mes propos manquaient de je ne sais quelle gravité […]. Peut-être un jour entreprendrai-je de me répandre en discours pompeux […], si jamais tel malheur m’arrivait, je vous supplie de m’en prévenir »
(Tristan Derème, préface à L’Onagre orangé)
1Une poétique doit-elle, pour exister, respecter les formes canoniques du discours théorique ? Telle semble être la question posée par l’œuvre du poète Tristan Derème, figure éminente du milieu littéraire de l’entre-deux-guerres, qui fut, entre autres, l’auteur d’une série d’ouvrages dans lesquels ce poéticien invente un salon littéraire, et confie sa pensée à des êtres imaginaires.
2D’un livre à l’autre, nous retrouvons les réflexions de ces amoureux de beaux vers, qui aiment à se réunir pour évoquer les petits bonheurs de l’existence, mais également citer des vers, les transformer, les parodier, en faire des centons ou encore commenter les débats poétiques de fond. Là se trouvent le poète Polyphème Durand, la candide Mme Baramel, M. Théodore Decalandre à qui Derème prête ses initiales, ou encore MM. Lalouette, Escanecrabe, Laverdurette, etc. Cette poétique de la poésie originale et surprenante fut notamment réunie dans une série de livres aux titres énigmatiques : Le Poisson rouge, L’Escargot bleu, La Tortue indigo, L’Onagre orangé et La Libellule violette1 qui composent un bestiaire coloré, un « prisme » permettant d’entrevoir, selon la formule de l’auteur « la vie quotidienne au prisme de la poésie ».
3On se propose donc de resituer cet étrange poéticien d’abord au sein du dialogue effectif qu’il eut en son temps, ce qui implique également un dialogue interne, « intra-auctorial » particulièrement fructueux chez lui (qui articule toujours pratique et théorie), puis de montrer en quoi les échanges fictifs qu’il construisit lui permirent d’aller plus loin dans cette réflexion, et également dans sa pratique de l’écriture (à la fois poétique… et théorique).
Derème, théoricien de l’École Fantaisiste…
4Le nom de Derème, aujourd’hui tombé dans l’oubli, est le plus souvent associé à celui de « l’École Fantaisiste », qui est née au début des années 1910 et s’est développée jusqu’à la fin des années 1920. Derème en est l’un des principaux animateurs et, surtout, il apparaît comme le théoricien du groupe, aux côtés de Francis Carco et derrière Paul-Jean Toulet. On pourrait d’emblée faire la remarque que toute appartenance à une « École artistique » favorise le discours théorique, ou plutôt que celui-ci est inhérent à cette notion même. Si l’on peut supposer que chaque création littéraire porte en elle, à un degré plus ou moins sensible, l’expression d’une idée de ce qu’est la Littérature, ou de ce qu’elle doit être, l’adhésion à une École2 suppose d’exprimer clairement cette conception, et de la revendiquer. C’est ce que fit très tôt le jeune poète, dans ses préfaces, ou en participant à plusieurs des petites revues qui pullulaient à l’époque. Dès ses débuts dans les années 1910, il mérite le titre de théoricien du groupe puisque c’est lui qui le baptise du nom de « Fantaisistes », s’applique à le distinguer des autres tendances du moment, en donne, dans divers articles, les principales caractéristiques, avance, enfin, une définition de la fantaisie. Mais c’est surtout en 1922 qu’il livre, dans la préface de La Verdure dorée, son recueil majeur, l’un des textes primordiaux permettant de saisir la poétique Fantaisiste. S’y fixent les critères thématiques et esthétiques essentiels du mouvement :
La tristesse et l’affliction les plus douloureuses n’apparaîtront qu’ornées des claires guirlandes de l’ironie, qui est, on l’a dit, une pudeur, et qui est aussi une rébellion et une revanche. Le choix des mots, des rythmes, la rime, l’assonance ‑ aucune richesse ne doit être négligée ‑ serviront le poète en son dessein. Il saura par l’éclat exagéré d’une rime, par la rouerie d’une épithète ou le jeu trop sensible des allitérations donner volontairement à sourire des sentiments graves qu’au même instant il chante et sans cesser d’être sincère3.
5À une époque où le vers-libre fait presque loi et où naît le Surréalisme, les Fantaisistes prônent une expression et des émotions également contenues, dans une forme forte. On pourrait la qualifier de néo-classique, si elle n’était le lieu d’un renouvellement lui aussi fait avec retenue et pudeur (Derème déclare à ce sujet vouloir « donner au monde des aspects imprévus », mais surtout en refusant de « tout démolir pour tout reconstruire »), renouvellement qui s’illustre notamment dans la pratique par des innovations autour de la versification (pensons par exemple aux contrerimes de Toulet ou à la contre-assonance de Derème4).
6Chez Tristan Derème, l’entreprise de définition, de classification et de promotion de ce groupe de poètes va rapidement se muer en une réflexion plus systématique sur l’essence de la littérature et le faire poétique, tout en s’inscrivant au sein de revues plus importantes.
… et théoricien de la poésie, en son temps
7Dès sa jeunesse, il s’était illustré comme auteur de plusieurs longues études très remarquées, dont en 1912 celle sur Laforgue, que, par exemple, le Mercure de France avait qualifiée de « belle et passionnée ». Régulièrement, au cours des années 1920, il est choisi pour faire le compte rendu de l’année poétique écoulée (dans Le Gaulois, dans La Muse française). Lorsqu’un ouvrage collectif réunissant Maurice Barrès, Émile Henriot, Edmond Jaloux ou Albert Thibaudet, rend hommage à Paul Bourget en 1923, c’est également lui que l’on retient pour rédiger l’article sur le Bourget poète, ce qui tend à prouver sa notoriété, dès cette époque, comme « maître ès poésie ». En témoigne encore cet avertissement de la rédaction des Nouvelles Littéraires annonçant à ses lecteurs : « Aux Nouvelles Littéraires, la tâche sera désormais répartie entre les meilleurs spécialistes. [...] Les poètes seront jugés par un des leurs, Tristan Derème, le jeune et déjà célèbre auteur de La Verdure dorée ». Et les diverses conférences qu’il anime (parfois sous forme de dialogues5) sur la poésie, le théâtre, rencontrent un succès unanime, souligné par la presse, auprès du public.
8Mais surtout, en plus des articles d’allure plus traditionnelle qu’il signe dans de nombreuses revues6, il rédige une chronique hebdomadaire, souvent assumée par M. Decalandre, entouré de ses comparses, dans Le Gaulois (de 1923 à 1928), puis dans Le Figaro (de 1928 à 1933). Enfin, de décembre 1934 à mars 1937, il publie chaque mois « Les propos de M. Polyphème Durand » à La NRF. Dans tous ces textes, Derème explore les ressorts de la poésie selon les modalités que l’on retrouvera dans les ouvrages du « Prisme » (dont une large part est d’ailleurs constituée de republications de ces chroniques).
9Il convient de souligner l’importance de cette production au sein de l’œuvre derémien : contrairement à ce que pourrait laisser croire la fortune littéraire du poète, sa carrière évolua très nettement vers ce type d’écrits, au détriment, même, de sa poésie. Si les comptes rendus de ces ouvrages originaux sont louangeurs, il n’est cependant pas aisé de connaître quel fut véritablement l’impact de sa pensée sur ses contemporains, et quels échos elle reçut (si elle en reçut) chez d’autres théoriciens de la poésie. On pourrait émettre plusieurs hypothèses quant à cet oubli du Derème théoricien : le tour anecdotique que peuvent prendre certaines de ses remarques (voire sa façon même d’aborder la littérature en général), en est peut-être une première. En artisan de la poésie, il pointe l’attention de son lecteur sur tel vers, telle répétition, telle figure de style ou image employée chez tel ou tel, pour en tirer des remarques plus générales. Si son œuvre se rapproche parfois d’un Art Poétique ‑ donc n’ayant « pas a priori pour fin de construire une théorie de la littérature »7 ‑, l’observer au « microscope » serait en réalité une erreur aussi grande que celle de juger l’œuvre d’un Proust en omettant le « télescope » qui en donnait toute l’envergure. Le statut générique incertain de ces ouvrages en est une seconde. Davantage que leur mise en scène sous forme dialoguée ou polyloguée, au sein d’une fiction pleine de légèreté et d’humour, c’est probablement leur tendance à l’aporie8 qui a pu décontenancer ses lecteurs et surtout, en allant à l’encontre des procédures logiques de l’écrit argumentatif, les priver du statut d’écrits théoriques à part entière. Mais plus probablement (puisqu’il écrivit aussi de la critique sous une forme tout à fait traditionnelle) cet oubli du Derème théoricien tient-il au fait que le formalisme littéraire qu’il défendait n’était que le prolongement d’un débat séculaire sur l’essence de la littérature, que seuls des « événements » de l’actualité littéraire pouvaient réactualiser. Le Surréalisme, tout comme avant lui, l’apparition du vers libre, en fut un justement et la controverse dans laquelle Derème se lança à cette occasion apparaît comme l’un des exemples du dialogue effectif qu’il mena avec ses contemporains.
10En plus de ses vues formalistes, qui l’opposent en tous points au nouveau courant, Derème fustige son aspect doctrinal, c’est-à-dire une forme d’orgueil (qui serait à l’encontre de l’humilité que prônaient les membres d’une « école de la fantaisie »), en particulier celui qui consiste à penser qu’est à l’œuvre une véritable révolution, mère d’une « Littérature nouvelle ». Publiant sur le sujet divers articles, dont le ton se fait volontiers polémique9, il y revient également à maintes reprises dans ses écrits originaux.
11On peut considérer qu’il y eut une réponse, au moins, des Surréalistes aux travaux derémiens avec La Lettre à Francis Vielé-Griffin sur la destinée de l’Homme d’Aragon (parue en 1924 dans la revue surréaliste Littérature, Nouvelle série, nº 13) :
Je trouvai dans une ville presque morte un journal qui contenait, sous la signature Tristan Derème, l’analyse des nouveautés poétiques. Entre les comptes rendus des livres de deux dames appliquées qui ne récoltaient ici que des louanges, ce personnage qui passe pour un poète se permettait envers vous une douce ironie. Il citait ce vers : « Fleurs, fleuves, femmes, flots fondus au grand poème », et demandait, bouffon, s’il ne se pouvait écrire : « Fleurs, fleuves, femmes, flots fondus, fous frissons frais au grand poème ». Et ainsi de suite. Ce genre d’esprit, qui ne permet jamais la réplique, devrait sans doute suffire à la honte perpétuelle d’un homme. M. Derème après quelque insistance (Tariri, disait-il, une fois répété ce vers qui ne l’a point touché, et qui me touche : « Et dont les pleurs taris rident la joue ancienne »), M. Derème enfin se permet envers vous une certaine indulgence que vous devez d’avoir sur le retour employé l’alexandrin. Cela me jeta dans une mélancolie, de laquelle je ne rougirai pas.
12Dans cet échange, c’est peut-être paradoxalement, pour le lecteur d’aujourd’hui, le Surréaliste qui semble le plus conservateur en ce qu’il nie ou ne perçoit pas la modernité d’une œuvre s’appliquant à réécrire la poésie, à la faire évoluer en en explorant toutes les structures, dans une perspective intertextuelle,et finalement moins « sacralisante » de la littérature. C’est précisément par là que la poétique particulière de Derème, s’ouvrant volontiers à l’expérimentation, semble trouver son originalité et dépasser sa critique « traditionnelle ».
13Car, selon Derème, c’est le travail formel qui fait la force de la littérature, qui la définit même, et l’on pourrait dire que sa recherche ouvre vers ce que d’autres appelleront la recherche des critères d’une « littérarité ». Sa visée est donc purement esthétique et regarde la littérature à travers le prisme d’objets qui tiennent par la puissance de leurs structures. Le dialogue que Derème entama avec ses contemporains se manifesta d’ailleurs également par des échos : l’un des plus frappants fut peut être celui qui l’unit, sur bien des points, à la pensée de Valéry, et l’on pourrait analyser leurs nombreuses convictions communes et leurs liens « factuels » comme un deuxième exemple de « dialogue effectif ». En effet, sur l’importance du texte, et donc le rejet de tout biographisme dans l’analyse, sur la conviction que la poésie ‑ contre le récit romanesque ‑ est l’essence même de l’art verbal (Derème y réduit d’ailleurs sa poétique), sur la nécessité des contraintes en littérature, ou encore même, sur la possibilité de ce que certains nommeront plus tard une « littérature combinatoire », les deux écrivains se rejoignent10. On ne saurait aller à l’encontre de leurs prescriptions en s’intéressant aux liens biographiques « effectifs » qui les unirent. Néanmoins, force est de constater que Valéry et Derème se connaissaient, qu’ils fréquentaient les mêmes cercles, échangèrent probablement une correspondance, et surtout publiaient dans les mêmes revues (La Revue de Paris, Le Divan, La NRF…). Le plus important reste la ligne directrice qui émerge des déclarations de Derème et participe à construire une théorie de la poésie proche de celle du Valéry pré-structuraliste tel que le présente par exemple Tzvetan Todorov dans son Introduction aux Textes des Formalistes russes11(eux aussi leurs contemporains, ce qui illustre bien l’idée qu’un même mouvement emportait un grand nombre d’écrivains en Europe).
14Une identique façon d’aborder la littérature à travers ses structures rend donc caduque toute chronologie. La théorie ne se construit pas dans l’Histoire (biographique, littéraire...) et chez Derème elle en vient à se penser en dehors des échanges factuels, avec les penseurs contemporains ou ceux du passé. Au contraire, elle se façonne en priorité dans un dialogue « fictif » entre des personnages que lui-même a construits, mais aussi dans un dialogue « réel » avec lui-même, puisque comme praticien et théoricien, il livre un échange ininterrompu sur sa propre pratique.
Un théoricien « fantaisiste » ?
15Il semble inutile de démontrer ici que sa pratique de poète Fantaisiste est en adéquation avec ses positions théoriques, et l’on pourrait notamment envisager la contre-assonance, qu’il utilise et théorise, comme un exemple précis de ce dialogue « interne » (mais qui dépasse bien entendu ce cas particulier). En réalité, sa pratique impliqua toujours une sorte de conceptualisation, mais chez lui cette conceptualisation est surtout portée vers tout le virtuel que permettent les structures déjà existantes. À ce titre, la contre-assonance n’est qu’une actualisation des nombreuses possibilités auxquelles Derème réfléchit pour remplacer12 la rime. Il en existe bien d’autres que proposent et expérimentent nos aimables causeurs (certaines, qu’ils finissent par refuser, leur paraissant plus farfelues que d’autres), comme déplacer la rime à gauche, la remplacer par une anagramme ou encore des mots coupés dans une recherche dont le systématisme révèle les constantes de la pensée derémienne13.
16Mais plutôt qu’au contenu de cet échange, il semble intéressant de s’attacher aux conditions qui le construisent. Ce clivage interne du praticien et du théoricien se manifeste chez Derème par l’emploi de diverses entités fictives : si les recueils de poèmes sont toujours signés Derème, c’est à d’autres noms qu’il prête sa réflexion sur la poésie.
17Après plusieurs tentatives dès les années 1910 (avec MM. Pancrace Boucras et Alfred de Portet-Muret), il établit durablement certains de ses doubles dans la presse : Théodore Decalandre, bien entendu, mais aussi le poète Polyphème Durand. Pour chacun de ses héros, il construit une biographie, un caractère particulier et des positions tranchées (qui peuvent cependant varier d’un écrit à l’autre, indiquant clairement qu’il se soucie moins d’une fiction reléguée au rang de « prétexte » que du processus lui-même et des théories que ce processus donne à lire). S’amusant à mettre en concurrence ces deux niveaux de réalité, le « je » réel et cet Autre « je », il fait par exemple préfacer et rédiger les notes de ses propres ouvrages par le fictif Decalandre14.
18La préface se définit comme un espace au sein duquel « l’auteur présente, et parfois commente son œuvre15 ». Or, Derème ne se prive pas de transgresser les codes de ce lieu privilégié du méta-discours, et traditionnellement propice à la parole théorique. Si cette pratique n’est pas isolée (Genette évoque ce type de préfaces qu’il nomme « allographes fictives »), on relèvera quels effets surprenants l’écrivain en tire. Il va jusqu’à faire en sorte que ses doubles le contredisent et s’insurgent contre lui, allant jusqu’à critiquer même son œuvre poétique16. C’est un jeu que Derème joue très tôt, puisque dès ses premiers recueils de poèmes, il publie une préface17 qui tient en quatre vers :
Monsieur Derème au cœur trop tendre
Par ses propos nous fait dormir.
Ah, que de grâces à lui rendre,
Il nous épargne de l’ouïr.
Philippe Huc
19Rappelons aussi que Derème est un pseudonyme, et il signe justement cette manière d’avertissement de son vrai nom. Philippe Huc apparaîtra d’ailleurs quelquefois dans ses ouvrages, aux côté d’une multitude d’oncles ou de personnages prénommés « Philippe », ou encore d’un certain « Philippe Deran-Tristème ». Il y a ici, sous-jacente, l’idée que toute réflexion se construit toujours dans un dialogue interne... et l’ensemble des doubles derémiens semble une façon de faire saisir ce mécanisme dialogique de la pensée.
20À ce titre, Derème fait écho à l’un de ses contemporains, dont il n’eut évidemment pas connaissance, Mikhaïl Bakhtine, qui dans les mêmes années montrait que : « Toute compréhension véritable est active et représente déjà l’embryon d’une réponse. [...] Toute compréhension est dialogique »18. Tout se passe donc comme si l’écrivain, en s’amusant à faire dialoguer sans cesse divers spécimens qui, tous, le représentent plus ou moins, et surtout en jouant à brouiller l’identité de l’instance énonciatrice, devenait lui-même l’illustration de cette idée, bref, devenait lui-même dialogique19.
21Sa poétique à première vue « fantaisiste » (au sens non spécifique du terme cette fois) à laquelle on ne réussit jamais à attribuer une seule voix référente, garante du discours théorique, doit être pensée, au contraire, comme la preuve d’une véritable réflexion sur l’écriture de la théorie elle-même. En effet, quelle est la manière la plus adéquate de transmettre une théorie du fait poétique ? Derème y répond à sa façon, en montrant qu’il s’agit de faire passer ses idées, certes, mais sans pour autant s’imposer par le traité (qui est résolument monologique et implique que l’on ait résolu toutes les questions que l’on se posait, alors qu’en réalité le dialogue de la pensée est ininterrompu). Se révèle ici une absolue cohérence de la démarche, que l’on ferait volontiers remonter à celle des Fantaisistes. On a dit plus haut que l’appartenance à une École favorisait, impliquait même, le discours théorique. Et les Fantaisistes ne manquèrent pas de s’exprimer sur leurs intentions. Cependant, parce qu’ils refusaient sur tous les plans de se prendre trop au sérieux (c’est la base de leur poétique), ils rejetèrent également tout dogmatisme, et leurs critiques des « faiseurs de manifestes » furent légion. Mais que dire alors quand le fait de déclarer ne pas vouloir faire de manifeste... a justement valeur en soi de manifeste ? Ce paradoxe provient de la racine même du mouvement, d’une fantaisie quasi indéfinissable, comme le remarquaient Jean-Louis Cabanès et Jean-Pierre Saïda20 « puisque son essence est précisément de refuser toute essence ». Telle contradiction interne impliquait la recherche d’une nouvelle forme d’écriture théorique, dans laquelle l’auteur du « Prisme » se révéla le plus actif. Elle passe par un dispositif original, le polylogue fictif, qui peut être vu comme l’amplification du « dialogue interne » que Derème mène avec lui-même.
Le polylogue fictif : richesses d’un procédé
22L’invention d’une société littéraire permet en effet d’étendre le champ ouvert par le dialogue interne pour démultiplier les prises de positions, et embrasser du même coup l’ensemble d’une problématique.
23Le recours à la fiction est commode : celle-ci répond peut-être en premier lieu à la nécessité pour Derème de se créer un espace propre à faire fructifier des questions, qui, dans leur diversité et leur bizarrerie apparente, quelquefois, ne trouvent pas l’écho qu’elles méritent auprès de ses contemporains. Les problèmes posés vont en effet de la définition de la poésie et son avenir après le message symboliste jusqu’à la question des nombres en poésie, des voyelles dans un vers de l’Horace de Corneille, ou de l’essence de la périphrase, en passant par des propositions inédites (entre mille exemples, pourquoi ne pas combiner des poèmes ou des vers entre eux ? Comment raccourcir un poème en conservant sa charge poétique ? etc.). Ses interlocuteurs ne sont pas réels (comment pourraient-ils l’être ?), mais forgés à l’enseigne de ce qu’ils représentent (M. Decalandre le formaliste, Mme Baramel l’ingénue romantique, M. Lalouette le créateur…). Et l’on mesure bien vite combien la fiction s’avère servir l’objectif du poéticien : elle permet d’accréditer les débats des personnages en ce que ceux-ci sont présentés comme extrêmement bavards, curieux, et érudits, ou du moins passionnés et grands amateurs d’un patrimoine poétique qu’ils connaissent sur le bout des doigts. Ces circonstances diégétiques sont le moyen de livrer (voire de délivrer) au lecteur une mémoire de la littérature. Par le truchement de ses aimables causeurs qui connaissent tant de vers par cœur se donne finalement à lire une véritable Anthologie de la Poésie Française, qui vient compléter le panorama dressé par notre poéticien : aux débats et questions théoriques s’allie le versant pratique, qui permettra ensuite de passer à l’expérimentation. Nombreux sont d’ailleurs les passages où nos « êtres de papier », déroulant des listes d’exemples versifiés, soulignent cet effet de « catalogue ». Ce n’en est pourtant pas vraiment un qu’offre Derème, tant les multiples « micro-anthologies » qu’il met ainsi en scène sont en réalité ciblées autour d’une structure en particulier, révélant là encore le souci du théoricien : aborder la poésie non comme un objet institutionnel, dans sa chronologie, ou son aimable variété, mais en fonction de critères transversaux, thématiques ou formels, et donc transhistoriques. Bref, parmi ces infatigables causeurs, les joutes verbales des siècles classiques sont surpassées par le dialogue et les réécritures « spontanées » : la fiction a fait naître une situation aussi invraisemblable, que commode pour mettre en ébullition la (re) création littéraire.
24Mais surtout, plus que les facilités permises par sa mise en scène plaisante, le polylogue était le meilleur moyen de traduire le fonctionnement de la pensée, tout en offrant à chaque fois la vision complète d’un questionnement. Dialoguer avec son double en se posant des questions et en y répondant ne suffit pas, il faut aller jusqu’à intégrer l’Autre et ses positions divergentes dans son propre discours.
25Alors que le dialogue est toujours plus ou moins construit autour d’une opposition, et implique que l’on se place d’un bord ou de l’autre (pensons par exemple aux dialogues de pensées et aux arts poétiques dialogués où l’un est toujours en position de supériorité, situation que l’on observe aussi parfois chez Derème), le polylogue autorise à laisser certaines questions ouvertes, en suspens. L’intérêt du poéticien est peut-être, parfois, de poser seulement les problèmes même si l’on n’y répond pas, ou qu’on ne peut pas y répondre. Le polylogue fictif est donc à la fois l’illustration de la pensée des autres (les tendances littéraires réelles sur une question, aussi diverses soient-elles), que la sienne propre qui cherche toujours en interne une opposition pour se construire : « La compréhension s’oppose à l’énoncé, comme une réplique s’oppose à l’autre, au sein d’un dialogue. La compréhension cherche un contre-discours pour le discours du locuteur », nous dit Bakhtine21. Et, répond Alain : « Réfléchir, c’est nier ce que l’on croit. Qui croit ne sait même plus ce qu’il croit. Qui se contente de sa pensée ne pense plus rien22 ».
26Se placer au milieu de la pensée d’Autres, fictifs certes, mais non moins curieux et perspicaces, c’était donc pour le poéticien se donner la chance d’explorer toutes les facettes, même les plus inattendues, d’un raisonnement, c’était se permettre de l’enrichir, quitte à donner voix, même un court instant, aux idées les plus éloignées que celles que l’on voudrait proposer. C’était, enfin, pour notre Fantaisiste, présenter sa position comme une simple prise de parti parmi les autres. Le polylogisme s’avérait donc être la meilleure réponse au refus du traité, que Derème n’aura de cesse de proclamer dans ses ouvrages23.
27Cela n’empêche pas pour autant d’affirmer ses idées : Derème entreprend souvent de convaincre son lecteur (ce qui se traduit par l’inégalité de longueur de texte accordée à l’un ou l’autre des orateurs). Il reste maître du discours, mais ne refuse pas la prise de risque de l’échange avec l’autre. Et chacun peut se reconnaître dans un personnage différent, à la limite certains de ses lecteurs pourraient-ils s’accorder aux positions naïvement romantiques d’une Mme Baramel, ou à l’analyse littéraire (loin d’être insensée) d’un M. Trabyssinde... Il y a donc là, sous nos yeux, toute une société qui est la pensée « en action » de Tristan Derème. Comme en poésie, où chaque vers en appelle toujours une multitude d’autres, venus d’auteurs et de textes différents, il est impossible de penser seul, et il convient de penser avec les autres, et par les autres. En poéticien soucieux de didactisme, il est naturel que l’écrivain entame alors un réel échange avec son lecteur.
Polylogue fictif… mais dialogue concret ?
28Cette poétique, en choisissant la voie de la fiction, s’adresse aussi à un public plus large. Elle peut à la fois intéresser le spécialiste et séduire le novice. Il est frappant de constater que Derème prend soin, à tout instant, d’impliquer le lecteur (pas seulement son lecteur mais tout lecteur de poésie) au sein de ses écrits. En toute logique, il construit un dialogue avec celui qui le lit, et l’on trouve d’ailleurs toutes sortes de questions qui lui sont directement adressées dans les ouvrages du « Prisme ». Le discours est ponctué de « Direz-vous, cher ami qui me lisez », ou « me répondrez-vous »… et c’est le cas lorsque, régulièrement, cette réponse trouve sa place dans le texte. Jouant des ressources de la narration, usant et abusant de la métalepse, l’auteur perturbe son récit par de multiples allusions au texte en train de s’écrire, et par les nombreuses interventions des « êtres de papier » ou d’un lecteur sans complaisance interrompant, parfois longuement, ce geste d’écriture pour le commenter et y répliquer. Une nouvelle fois se donne à voir l’idée que celui qui pense (et donc écrit, ou inversement) n’est jamais seul. Mais surtout, le poéticien inclut le lecteur en l’engageant lui-même à écrire. Avec les manipulations de vers de toutes sortes, celui-ci prend conscience que lui aussi peut participer à ces petits exercices, il peut lui aussi créer ou recréer comme le font les personnages. On mesure à nouveau la modernité d’une pensée qui préfigure les « ateliers d’écriture » qui auront pour vocation de démocratiser la production poétique, et ouvre à tous les possibilités de la littérature. Tout un chacun (qu’il s’agisse d’un Lalouette, d’un Decalandre ou de nous qui le lisons) est capable de participer à la création artistique, et celle-ci peut même parfois se faire à plusieurs, lorsque les propositions d’un des protagonistes sont acceptées pour enrichir la création d’un autre (qu’elle soit d’un de ses comparses, ou d’un Hugo24).
29Un exemple concret de cette intégration du lecteur est la série de variations ludiques sur deux vers des Burgraves d’Hugo que Derème publie dans Le Figaro25 et la réponse révélatrice de la rédaction du journal : quelques semaines plus tard, croulant sous le nombre de productions reçues de la part de lecteurs désireux de poursuivre l’exercice d’écriture lancé par Decalandre and Co, elle s’avoue forcée de mettre un terme à la parution de ce « petit jeu » : « Nous arrêtons aujourd’hui la publication des variantes que nous a procurées l’amusant Billet de Minuit de Tristan Derème. La quantité considérable des réponses reçues nous prouve bien que toutes les rimes possibles ont été employées. » L’exemple illustre la prise de conscience, aussi, d’une réflexion sur la réécriture des œuvres, et ce que celle-ci implique dans les rapports entre « producteur » et « récepteur » d’un texte. Finalement, ce qui semblait un échange « fictif », construit autour de personnages imaginaires, est en réalité plus « concret » et effectif qu’on ne pourrait le croire. Le polylogue derémien ‑ souvent plus percutant dans son cas que l’échange réel avec ses contemporains ‑ devient donc à son tour dialogue réel… avec le lecteur et l’amateur de poésie. Cela recoupe sa conception de la poésie elle-même : à chaque niveau de son écriture, le poéticien ne s’intéresse pas au « factuel », et moins à l’opus réel qu’au « virtuel » qui, seul, permet de développer à loisir une véritable « poétique de la poésie ».
La pensée du « virtuel » d’un « plagiaire par anticipation »
30En ne s’intéressant à l’objet réel que pour en tirer un objet de connaissance, Derème parvient à s’extirper des problématiques uniquement contemporaines pour faire dialoguer des auteurs d’hier et d’aujourd’hui... Il ne se contente pas de réunir ces écrivains en les citant et en faisant se confronter leurs pensées et leurs vers, il les réunit aussi dans des poèmes communs, notamment par la pratique du centon. Rien n’interdit de souder ensemble des vers de Mallarmé, Nerval et Musset, ou encore des strophes de deux poèmes différents de Ronsard. Remettant cette pratique au goût du jour, le poète révèle une fois encore les deux facettes indissociables de son Art : d’un côté il compose, en virtuose, une multitude de ces textes-collages ; de l’autre, il s’applique à défendre idéologiquement ces créations artisanales, indiquant une nouvelle fois qu’il convient de sortir de « l’idolâtrie » (toujours ce refus d’aborder les textes par un le biais d’un seul écrivain qu’on admirerait, d’un seul poème auquel on se consacrerait), afin de penser, enfin, la littérature tout entière comme un formidable atelier de création.
31Entre les deux, le lien permettant d’unir pratique et théorie, c’est la recherche des structures possibles qu’offre à lire chaque combinaison. Le systématisme de cette recherche est primordial : par là Derème achève de se rapprocher des perspectives les plus en avance sur son temps. Chez ce poète, un vers est une structure que l’on peut réutiliser à loisir comme on le ferait avec un beau matériau : il multiplie les métaphores qui rapprochent cette matière dont sont faits les poèmes de belles planches, ou d’une belle robe, lorsqu’il s’agit de mettre dans la bouche d’un de ses porte-parole un plaidoyer contre ceux qui, outrés, l’accusent de plagiat. Mieux (Derème l’avait compris bien avant ce qu’on appelle aujourd’hui l’art de la « récup’ »), c’est cette manipulation dans le corps même de la poésie qui permet de lui (re)donner vie.
32Le poéticien n’aura de cesse de reprendre cette idée, et de pratiquer toutes sortes de collages et de réécritures, au point que l’Oulipo reconnaîtra en lui un « plagiaire par anticipation26 ». Les rapprochements entre le polylogue derémien et cette société (bien réelle cette fois) éprise de faire fructifier toutes sortes de contraintes sont en effet nombreux, comme l’ont très bien montré les travaux d’Alain Chevrier et ceux de Daniel Bilous27. Le dialogue Derème/Oulipo, placé hors de limites temporelles empiristes, illustre lui-même parfaitement cette idée prônée par Derème que les « échanges » ne se font pas uniquement entre les penseurs d’une même époque, mais au contraire bouleversent l’histoire, jusqu’à pouvoir accréditer cette aberration chronologique du « plagiat par anticipation » : c’est bien à la lumière de l’entreprise oulipienne, qui eut lieu une trentaine d’années plus tard, que nous pouvons aujourd’hui mesurer toute la modernité de sa poétique, et ainsi « sauver » une œuvre oubliée, non pas simplement pour l’exhumer historiquement, mais pour la rendre vivante en lui appliquant une nouvelle lecture.
33Derème s’inscrit donc dans le paysage littéraire comme un véritable « écrivain théoricien » dans la mesure où il est les deux séparément mais aussi où son écriture théorique... est celle d’un écrivain : sa critique se fait véritablement œuvre. Se mettant à parler le langage de son objet28, estompant la barrière entre le texte et son méta-texte, elle tend à réaliser le rêve de Barthes. Mais surtout parce qu’il réfléchit sur l’écriture (poétique mais aussi théorique), à chaque fois par le « faire ». En affirmant ce qui est une posture théorique forte, son atelier d’écriture avant la lettre aura la charge d’inventer une nouvelle forme de théorie que l’on pourrait appeler, en parodiant un de ses plus célèbres contemporains, une « poétique en action ».