Une certaine manière herméneutique de faire de la philosophie. Petite reconnaissance de dette envers Paul Ricœur
« Ricœur, vous êtes incontestable. »
– Emmanuel Lévinas à Paul Ricœur, le 28 décembre 19941.
1Dans une lettre que Hans-Georg Gadamer a adressée à Paul Ricœur le 13 mai 1974, il est question des possibles nominations de Ricœur à quelques universités nord-américaines, dont la Boston University. Gadamer dit y connaître des gens et salue la collaboration possible avec Harvard et le Boston College, ajoutant qu’il se rendra lui-même bientôt à Boston College (il y enseignera d’ailleurs tous les ans de 1975 à 1986) et que cela pourrait leur permettre de se revoir. Gadamer évoque alors une question de fond, que je me permets d’abord de citer en allemand :
Eine andere Frage ist, wieweit ein Europäer sich in diesem Erdteil dort außerhalb seiner Muttersprache wirklich zu Hause fühlen kann. Wenn ich Sie mir selber vorstelle, würde mir Montreal prinzipiell sehr einleuchten, weil Sie in Ihrer Sprache lehren können2.
2Je traduis :
Une autre question est celle de savoir dans quelle mesure un Européen peut vraiment se sentir chez soi dans ce coin du monde s’il ne peut s’exprimer dans sa langue maternelle. Lorsque je me place dans votre situation, Montréal m’apparaîtrait a priori très évident parce que vous pourriez y enseigner dans votre langue.
3Cette lettre est la réponse de Gadamer à une lettre de Ricœur qui n’a pas été conservée, mais où Ricœur évoquait manifestement sa possible nomination à Boston ou à Montréal. Ce n’est qu’une coïncidence, mais en 1974 j’étais moi-même étudiant de philosophie à l’Université de Montréal et aimerais témoigner ici du contexte général de cette invitation. À l’époque, Paul Ricœur était déjà venu plusieurs fois à Montréal comme professeur invité et conférencier, grâce à l’initiative de son grand ami Vianney Décarie, qui fut, pour toutes sortes de raisons que je n’aurai pas le temps d’expliquer ici, mon premier maître en philosophie et mon plus grand mentor jusqu’à sa disparition le 6 septembre 20093. Je n’aurai pas non plus le temps de rendre compte de l’étendue des relations amicales entre Paul Ricœur et Vianney Décarie, mais j’aimerais volontiers rappeler, en trop peu de paroles, qui fut Vianney Décarie.
4Né en 1917 dans une très bonne famille canadienne française, son grand-père Barthélemy Télesphore Décarie (on portait à l’époque des noms magnifiques) était un grand propriétaire terrien dont les fermes se trouvaient à l’ouest de l’île de Montréal. Tous les Montréalais connaissent le boulevard ou l’autoroute Décarie, l’une des principales artères de Montréal (si l’on peut parler d’artère tant la circulation y est difficile). C’est là que se trouvaient les terres du grand-père de Vianney Décarie. Au milieu des années 1940, Vianney Décarie a fait des études de philosophie médiévale et grecque, la seule philosophie qui s’enseignait alors au Canada français, à l’Institut d’études médiévales de Montréal, puis à Boston et à Paris, où il a fait une thèse sur Aristote. À Paris, il a rencontré Henri-Irénée Marrou, Paul Ricœur, mais aussi Pierre Elliott Trudeau, le futur Premier ministre du Canada, dont il est toujours resté un ami intime (il a d’ailleurs contribué à le faire nommer professeur de droit à l’Université de Montréal au début des années 1960). Comme Ricœur, toute cette génération a profondément été marquée par le personnalisme de Mounier et sa vision sociale du christianisme. C’est aussi à Paris que Vianney Décarie a épousé Thérèse Gouin, qui venait elle-même d’une excellente famille puisqu’elle était la petite fille d’un ancien Premier ministre du Québec, Lomer Gouin (1861-1929). On l’aura deviné, le boulevard Gouin à Montréal, c’est lui.
5Vianney Décarie et Thérèse Gouin, une grande psychologue et élève de Piaget, allaient devenir de grands bâtisseurs de l’Université de Montréal et comptaient parmi les intellectuels les plus brillants de l’intelligentsia canadienne française. En vérité, l’intelligentsia canadienne française était assez clairsemée à l’époque, du moins en philosophie. Je n’apprendrai rien à personne en rappelant que les universités du Canada français se tenaient alors sous la férule d’un thomisme assez scolaire, la philosophie servant surtout à former des candidats à la prêtrise. Tous ceux qui enseignaient la philosophie étaient des clercs et, si l’on s’intéressait un tant soit peu à la philosophie, il fallait devenir prêtre. Vianney Décarie, lui-même formé au sein de la tradition aristotélicienne et thomiste, fut le premier laïc à être nommé professeur à l’Institut de philosophie de l’Université de Montréal. Il me disait toujours qu’il avait honte d’y avoir été nommé sans avoir lu une seule ligne de Kant. Il y a fort à parier que cela ne lui aura pas nui. Grâce à son flair et sa formation internationale, Vianney Décarie devint bientôt le directeur de l’Institut de philosophie et eut le souci de l’ouvrir sur le monde et de contribuer plus que tout autre à l’éducation de toute une génération de philosophes, dont quelques-uns se trouvent ici réunis. C’est dans cet esprit qu’il a fait venir à Montréal certains des meilleurs penseurs de son temps, dont Henri-Irénée Marrou, Paul Vignaux, Pierre Aubenque et Paul Ricœur, qui lui en fut toujours reconnaissant.
6À la fin des années 1960, Vianney Décarie a même eu le projet visionnaire d’inviter Ricœur et Gadamer à l’Université de Montréal pour qu’ils y donnent ensemble un séminaire d’herméneutique. Ricœur a accepté l’invitation mais, dans une lettre du 21 novembre 1969, Gadamer a répondu à Décarie qu’il était (et je cite le français de Gadamer) « saisi de doutes regardant la question linguistique », se disant un peu « embarrassé par l’idée » de devoir « concourir avec un styliste et orateur tellement excellent que le Monsieur Ricœur ». « Je crains », ajoutait-il, « que ce ne soit une situation trop défavorable pour moi comme pour l’auditoire4. »
7Les Décarie et les Ricœur ont noué une amitié profonde. Chaque fois que les Ricœur venaient à Montréal, ils étaient heureux de loger chez les Décarie, à Montréal ou à leur maison de campagne, parce que Paul Ricœur avait horreur des hôtels5. Thérèse Gouin-Décarie m’a raconté qu’il s’est toujours senti très heureux à Montréal, où il pouvait enseigner en français et où il retrouvait des amis comme Vignaux et Marrou. Si sa femme Simone l’y accompagnait très volontiers, c’est qu’elle n’avait pas appris l’anglais et se sentait un peu isolée à Chicago. À Montréal, Ricœur était surtout très respecté et n’avait à répondre à aucune critique vile, comme c’était le cas, paraît-il, en France.
8En 1974, la nomination de Ricœur à Montréal n’a malheureusement pas abouti. Sans doute Chicago avait-elle une meilleure offre et un tout autre prestige à lui proposer, rehaussé par la présence de Mircea Eliade. Mais, après que M. Décarie eut cessé d’être directeur du Département de philosophie, l’Université de Montréal s’est moins intéressée à Paul Ricœur. Les raisons motivant ce désintérêt ne sont pas glorieuses pour l’Université de Montréal. C’est qu’à l’époque certaines voix, que je n’identifierai pas, par pure pudeur, s’étaient opposées à « l’importation d’étrangers » au sein du corps professoral. Le mot d’ordre était alors celui du « colonialisme » : certains craignaient d’être « colonisés » par des maîtres-penseurs venus d’ailleurs, a fortiori dans un contexte où le Québec cherchait à s’émanciper et se doter d’une identité propre. Peut-être redoutaient-ils aussi l’ombre que des « colonisateurs » comme Ricœur n’auraient pas manqué de jeter sur leur propre enseignement. C’est donc l’offre de Chicago, comme chacun sait, que Paul Ricœur a fini par accepter. Il a pu se consoler, si d’aventure cela l’a troublé, ce dont on peut douter, en se disant que l’Université de Montréal a alors réservé le même sort à Charles Taylor. Professeur à l’Université McGill, Charles Taylor était régulièrement professeur invité à l’Université de Montréal (j’ai eu la chance de suivre avec lui un séminaire qu’il a donné avec Jacques Poulain et Garbis Kortian), jusqu’à ce qu’il soit lui-même victime de la campagne anticolonialiste. Le péché dans son cas était qu’il était perçu comme anglophone (même si sa mère était francophone). À défaut de faire carrière à l’Université de Montréal, Ricœur et Taylor ont, hélas !, dû se contenter d’une reconnaissance internationale.
9Les jeunes étudiants que nous étions l’ignoraient, mais Paul Ricœur fut invité à Montréal à une époque, au début des années 1970, où il était lui-même un peu ostracisé à Paris6, car l’avant-garde parisiano-structuraliste lui avait, paraît-il, accolé la réputation de « spiritualiste ringard7 ». Dieu merci, les modes et les anathèmes franco-français ne traversent pas toujours l’Atlantique. Ce qui était ringard ici, c’était plutôt la philosophie thomiste ou plutôt le carcan clérical, qui n’avait pas grand-chose à voir avec Thomas lui-même quand on sait qu’il fut condamné par son Église de son vivant. Dans ce contexte, bien particulier, c’est Ricœur qui incarnait l’avant-garde et ce, d’autant plus que ses principaux ouvrages, De l’interprétation, Le Conflit des interprétations et La Métaphore vive se nourrissaient de tous les grands courants à la mode : la psychanalyse, le structuralisme, la critique des idéologies et la philosophie analytique. Pour toute une génération de Canadiens et de Québécois, Ricœur aura été celui qui les aura introduits à ces pensées, mais, peut-être plus fondamentalement encore, à une certaine manière herméneutique de faire de la philosophie. Ce qui prédominait chez lui, c’était la générosité, l’accueil de la pensée de l’autre, à laquelle il adressait des questions, qui étaient celles – mais nous étions trop aveugles pour le remarquer – de sa propre philosophie, laquelle avait peut-être un peu trop tendance à s’effacer, par modestie, devant l’auteur étudié. Le génie herméneutique de Ricœur consistait à réaliser une fusion des horizons du passé et du présent, car les philosophes qu’il convoquait, Platon, Aristote, Kant ou Hegel, étaient toujours accueillis comme des contemporains immédiats participant à nos propres débats.
10C’est cela qui a fait impression, je crois, en tout cas sur moi. À l’époque, on l’oublie un peu, à peu près toutes les grandes écoles prétendaient faire table rase du passé de la philosophie. C’était le cas du structuralisme, de la philosophie analytique (du moins dans sa version dominante, celle du positivisme logique), du freudo-marxisme qui ensorcelait encore beaucoup les esprits – il dominait et domine encore l’enseignement collégial –, mais aussi de l’école de Heidegger, qui bénéficiait alors d’une grande audience. Heidegger s’intéressait de manière extraordinairement profonde et pensante à l’histoire de la philosophie, mais c’était, en dernière analyse, pour la déconstruire en montrant de quelle manière elle aurait oublié de poser les questions essentielles.
11Cette attitude iconoclaste face à la tradition philosophique était en consonance avec le climat révolutionnaire de l’époque, celui de la révolte étudiante (il est inutile d’épiloguer sur le traitement qu’elle a réservé à Ricœur en France8), de la décolonisation et de la critique systématique des autorités établies. Dans le contexte plus précis du Québec, l’attitude critique s’en prenait surtout au passé « clérical » qui était universellement remplacé par les nouveaux courants importés d’Europe ou d’Amérique. Jusqu’au début des années 1960, la philosophie au Québec était largement restée une affaire de curés. En l’espace de quelques années, tous ces anciens clercs ont défroqué, mais pour se convertir tantôt au freudisme, tantôt au structuralisme ou à la déconstruction, tantôt au marxisme ou à la philosophie des sciences. Il était évident que ces anciens ecclésiastiques réglaient leurs comptes avec leur propre histoire personnelle, leur « identité narrative », si l’on veut, mais dans bien des cas ils ont transposé à leurs nouveaux objets leur ferveur évangélique.
12Dans ce climat révolutionnaire, l’enseignement et l’œuvre de Paul Ricœur représentaient quelque chose d’unique et d’inestimable. Il se montrait lui-même ouvert, trop peut-être, à tous ces courants, mais il ne proposait aucune tabula rasa, demeurant à l’écoute des voix du passé, sans lesquelles la philosophie n’est pas. Lorsqu’il parlait d’Aristote, d’Augustin ou de Kant, ce n’était pas de leurs aspects « répressifs » qu’il était question mais de « l’événement de pensée » qu’ils incarnaient (j’aime beaucoup cette expression, qui est de Ricœur). Dans son enseignement fluide, Ricœur n’avait pas la hargne, ni la rancœur, ni le messianisme de certains de nos autres professeurs de philosophie, lesquels n’avaient peut-être pas tous reçu de réelle formation philosophique. C’est cette formation que nous donnait Ricœur et qu’il personnifiait lui-même. Il nous montrait que la philosophie ne pouvait se faire qu’en dialogue étroit avec sa tradition et son présent, en sachant que le présent n’aura pas nécessairement le dernier mot. J’aimerais dire qu’il a de cette manière, je pèse mes mots, contribué à sauver la philosophie de la tentation de son autodestruction, à laquelle ont succombé plusieurs des modes philosophiques du moment. Ricœur révélait, par son exemple, ce que pouvait être la philosophie quand elle était pratiquée avec rigueur et quel type de formation elle exigeait, en commençant par l’apprentissage des langues et des classiques.
13Cette manière herméneutique de faire de la philosophie m’a beaucoup séduit à l’époque et d’autant plus que Ricœur comptait déjà une importante école à Montréal. Plusieurs de mes professeurs avaient fait leur thèse avec lui, et je les nomme volontiers, car ils m’ont tous communiqué quelque chose de l’admiration qu’ils avaient pour leur maître : Bernard Carnois, Bertrand Rioux, Jean Roy, Maurice Lagueux, Jacques Poulain, Olivier Reboul, et bien sûr Vianney Décarie9.
14Mais à l’époque, Ricœur n’était pas vraiment un auteur sur lequel on travaillait. Si c’était un remarquable historien de la philosophie et un professeur qui avait dirigé un nombre incroyable de thèses, on ne faisait pas encore de thèses sur lui. C’est dans ce climat que j’ai eu le privilège de le rencontrer lorsqu’il rendait visite à M. Décarie. Je l’ai plusieurs fois revu avec bonheur à personne modeste et très droite, voire un peu austère, au meilleur sens du terme. Lorsque je l’ai rencontré pour la première fois, ses travaux m’avaient amené à m’intéresser à l’herméneutique et j’avais formé le projet de me rendre en Allemagne pour mes études supérieures. Paul Ricœur m’a vivement encouragé dans ces démarches, me confirmant que c’était en Allemagne que l’on trouvait les plus rigoureuses écoles de philosophie. J’ignorais qu’il le disait peut-être parce qu’il avait perdu ses illusions à propos de l’université française, qui l’avait si ignominieusement traité. Pour ce qui est de l’herméneutique, Ricœur m’a assuré que Gadamer était sa référence absolue et que son ouvrage Vérité et méthode était absolument fondamental10. Jamais il ne m’a alors parlé de sa propre herméneutique. C’était sa modestie, sa damnée modestie, aimerais-je dire, car si Ricœur m’a introduit à une certaine manière herméneutique de faire de la philosophie, il m’a, hélas ! détourné de sa propre herméneutique. C’est le seul « reproche » que je serais tenté de lui adresser aujourd’hui, mais c’est surtout un reproche que j’adresse à mon immaturité et une manière de lui rendre hommage, car ses encouragements, son modèle et son œuvre ont contribué à l’implantation d’une certaine manière herméneutique de faire de la philosophie au Québec, au Canada et à l’échelle du monde entier.
15J’évoquerai peut-être en terminant la dernière visite de Paul Ricœur à Montréal. Elle eut lieu à l’occasion d’une grande conférence qu’il fut invité à donner sous le titre « La morale, l’éthique fondamentale et les éthiques appliquées », le 13 octobre 1999. La conférence s’est bien sûr tenue dans le plus grand amphithéâtre de l’université. Ce qui a laissé un souvenir indélébile, c’est peut-être la période de questions11. Comme cela arrive souvent, les sommités de l’Université de Montréal, s’il en est, n’ont pas beaucoup pris la parole, certainement par déférence. Ce sont donc les étudiants qui ont pris la parole. L’une des questions était, hélas !, assez « maladroite », pour ne pas dire stupide, comme cela se produit aussi parfois, au point de susciter les ricanements, blessants, de l’assistance. Comment Ricœur allait-il se sortir de ce pétrin ? Il y a répondu avec une générosité dont lui seul était sans doute capable : il a pris la question au sérieux, en a fait ressortir l’intérêt et la pertinence, comme si on venait de lui poser la meilleure question du monde. Il n’y avait en lui aucun soupçon de mépris. Il en était, je crois, incapable. En cela, c’est une leçon d’humanité qu’il nous a donnée.