Colloques en ligne

Catherine du Toit

Bitterkomix : traduire, trahir, choisir

1Bitterkomix est le titre d’une revue de bande dessinée sud-africaine underground de langue afrikaans. En 2009, quand l’anthologie de la revue Bitterkomix paraît en français chez L’Association, l’Ambassade de France en Afrique du Sud explique sur son site web que la langue d’origine de la plupart des textes est l’afrikaans, une langue parlée par les colons / fermiers flamands d’Afrique du Sud. Or, les Belges ne sont descendus en grand nombre jusqu’en Afrique du Sud qu’à la fin du vingtième siècle ; et ce sont des financiers plutôt que des fermiers qui disposent des moyens pour passer les six mois de l’été africain au Cap avant de regagner Gant et Bruges début juin. Mais cette erreur révèle que ce qui va peut-être de soi pour un Sud-Africain, et surtout pour les quelque six millions de personnes dont l’afrikaans est la langue maternelle, n’est pas forcément une connaissance acquise ailleurs.

LE CONTEXTE

Survol historique de l’Afrique du Sud

2L’histoire précoloniale d’Afrique du Sud est peu connue. Les tous premiers habitants de la plus grande partie du pays semblent avoir été les Khoïsans, des chasseurs-cueilleurs qui n’ont laissé sur le paysage que des traces infiniment légères, presque indiscernables : quelques peintures restées protégées dans des cavernes, des restes de colliers en coquilles d’œufs d’autruches. C’est une population dont le nombre n’aurait jamais excédé 50 000 individus, très dispersée dans le territoire sud-africain et qui ne se sédentarise que lorsque certains groupes deviennent éleveurs après leur premier contact avec les Européens dans le sud et dans l’ouest ou avec les Noirs dans l’est. Les populations de langue bantoue ont migré du centre de l’Afrique en plusieurs vagues à partir du XIe siècle d’après des fouilles dans le nord du pays1 en apportant avec elles les techniques du fer. Aux XVIe et XVIe siècles la migration continue vers le sud du pays et entre 1820 et 1840, la montée en puissance de Shaka, jeune chef zoulou, sera à l’origine d’une migration très perturbante, appelée la mfecane (ou grand broyage). Dans le nord du pays, on a trouvé des traces de plantations agricoles et d’activité minière et, surtout au Zimbabwe, des ruines de villages avec une architecture élaborée. En Afrique du Sud, il y a principalement quatre familles bantouphones : les Ngunis, les Tsongas, les Sotho et les Venda.

3Les Hollandais évincent définitivement les Portugais des voies maritimes de l’Extrême-Orient au début du XVIIe siècle. Malgré les rapports décourageants des navigateurs portugais dont les premiers contacts avec la population khoïsane ont été plutôt négatifs, la VOC – c’est-à-dire, la Vereenigde Oost-Indiese Compagnie ou la Compagnie hollandaise des Indes Orientales – décide de créer au Cap de Bonne Espérance (ainsi baptisé par le Roi du Portugal Jean II) une station de ravitaillement pour leurs nombreux navires qui font tourner le commerce des épices. 90 Néerlandais débarquent au Cap le 6 avril 1652 sous le commandement d’un jeune marchand, Jan van Riebeeck (la Compagnie des Indes Orientales était une entreprise privée) qui deviendrait le premier gouverneur du Cap. Les premiers esclaves arriveront six ans plus tard, principalement du Bénin, du Madagascar, de Batavia et de Ceylan. En créant une autre définition de la liberté, de la condition sociale et de la séparation des classes, la décision de la VOC d’importer des esclaves détermine la philosophie sous-jacente de la nouvelle implantation2. La Compagnie instaure des règles assez strictes mais peu à peu quelques cultivateurs sont autorisés à s’affranchir du contrat qui les lie à la Compagnie. Ce sont eux, les burghers qui sont peut-être les premiers vrais colons ; ceux qui expriment l’intention de se faire une nouvelle vie au Cap – même si, à cette époque, un retour au pays natal demeure toujours possible. Le premier Européen à revêtir l’identité du nouveau continent est un nommé Hendrik Biebouw (Bibault) qui, en 1707, refuse d’obéir aux instructions d’un juge, arguant qu’il n’était plus hollandais mais africain3. Certaines sources prêtent à Bibault une ascendance française, d’autres nous assurent que son père était d’origine allemande, sa mère hollandaise. Cela ne fait que renforcer la nature multiculturelle de ces blancs qui, très tôt, estiment appartenir à cette nouvelle terre.

4La présence française est liée à la politique religieuse de Louis XIV. Après la révocation de l’Édit de Nantes le 17 octobre 1685, la vie en France devient intenable voire périlleuse pour les Huguenots qui se trouvent encore sur le territoire. Entre soixante mille et cent mille protestants avaient déjà trouvé refuge à l’étranger depuis le début du règne. Ceux qui sont restés et qui refusent d’abjurer voient leurs biens confisqués ou sont envoyés aux galères. Des pays comme l’Angleterre, la Prusse, l’Amérique et la Hollande accueillent volontiers ces gens instruits, travailleurs et entreprenants, médecins, professeurs ou artisans. Malgré la bonne volonté des Hollandais dont le pays est surpeuplé et bien que la Compagnie des Indes Orientales n’envisage aucune politique de colonisation ou d’immigration au Cap, s’étant fixé simplement le but d’une station de ravitaillement, le nouveau gouverneur du Cap, Simon van der Stel, né à l’île Maurice d’un père hollandais et d’une mère malaise, les convainc de peupler le comptoir du Cap pour y développer l’agriculture. Sur soixante mille Huguenots refugiés en Hollande, environ deux cents seulement sont intéressés par cette proposition. Entre 1686 et 1700, deux cent trente-huit Huguenots arrivent au Cap, ce qui représente le quart de la population européenne. La Compagnie craint la constitution d’une colonie française au Cap et le gouverneur reçoit l’ordre de mélanger les Huguenots à la population hollandaise. Ils sont dispersés avec une concentration près de Stellenbosch et à Franschhoek (le Coin Français) et même si la Compagnie accepte pendant quelque temps la présence d’un pasteur français, l’enseignement scolaire en français n’est pas autorisé. La langue française disparaît en une génération. L’assimilation fut probablement d’autant plus importante pour ces Français car, à la différence des Hollandais, ils sont apatrides, sans pays de repli. D’après certaines sources, les Français au Cap se sont multipliés rapidement en raison d’une extraordinaire fécondité. Je prends l’exemple de mes propres ancêtres. Deux frères Du Toit sont venus en Afrique du Sud parmi les premiers Huguenots en 1686. L’aîné n’avait que des filles. Les centaines de milliers de personnes qui se nomment « du Toit » en Afrique du Sud ont donc un seul ancêtre : François du Toit. Un voyageur allemand, Heinrich Lichtenstein, reçu chez les du Toit en 1804 s’étonnait de la famille prolifique :

5La famille du Toit est la plus nombreuse de toutes celles qui se vantent d’une origine française. Dans cette région notamment, les du Toit sont en tel nombre qu’on a peine à se retrouver dans les degrés de parenté. Dans la présente journée de voyage, nous avions vu en passant plusieurs colons de ce nom. Notre hôte était un homme de soixante et onze ans, mais vigoureux et alerte. Il était marié pour la troisième fois et sa brave femme, âgée de trente ans, lui avait donné plusieurs enfants, dont le plus jeune avait trois ans. Ses fils les plus âgés étaient déjà grands-pères et, enfants et petits-enfants compris, sa descendance comptait quatre-vingt-trois personnes4

6Il va de soi qu’il ne s’agit pas d’une lignée pur-sang. Un Afrikaner typique peut avoir des ancêtres français, hollandais, allemands, danois, khoïs et noirs et avec ses racines en Afrique depuis plus de 350 ans il n’a pas, tout comme les Huguenots, de pays de repli.

7Après un premier essai en 1795, l’Empire Britannique s’empare définitivement de la colonie du Cap en 1806. Commence alors une expansion rapide de la présence blanche avec l’arrivée d’un grand nombre de colons anglais en 1820. Malgré l’abolition de l’esclavage en 1834 et la reconnaissance du principe de l’égalité, la séparation des races reste une réalité qui faciliterait presque cent ans plus tard l’instauration des lois raciales du gouvernement nationaliste qui reflètent cette situation pré-existante. La politique de l’apartheid (le mot signifie séparation en afrikaans) est conceptualisée et mise en place à partir de 1948 et se distingue en deux catégories : « l’apartheid mineur » qui est censé limiter les rapports entre Noirs et Blancs dans leur vie quotidienne ; et le« grand apartheid » qui se rapporte avant tout à la division du pays en zones et qui avait pour but affiché le développement séparé des races. Au moment de la mise en place des lois de l’apartheid, les Blancs représentaient 22% de la population dont 60% de locution afrikaans.

Survol linguistique : l’afrikaans

8La langue principale de la première implantation européenne était évidemment le néerlandais. Cependant, peu après la fondation du comptoir en 1658, un fonctionnaire mettait la Compagnie en garde contre la possible corruption du néerlandais5. Il faudrait ajouter qu’il n’y avait pas un seul néerlandais non plus, mais différents dialectes du néerlandais qui se parlaient dans les communautés d’origine des colons. Les colons ne comprennent rien à la langue des Khoïsans avec ses clics linguistiques. Les Khoïs, en revanche, s’approprient le néerlandais à tel point que leurs propres langues disparaissent en l’espace de 150 ans dans les zones de cohabitation. Un grand nombre d’esclaves viennent des comptoirs néerlandais en Indonésie. Ils sont musulmans et parlent déjà un pidgin néerlandais. Ainsi naît-il au Cap par le contact entre les langues différentes, tout d’abord dans la langue parlée, une sorte de variante du néerlandais qui se constitue d’une part d’une certaine créolisation et d’autre part d’une déviation et d’une simplification progressive de la structure du néerlandais. L’exacte classification de la genèse de l’afrikaans est encore l’objet de controverses et de recherches. Or, on pourrait aussi y voir un mélange de caractéristiques différentes. Parler d’une langue purement créole semble en tout cas problématique car on n’y trouve ni les mêmes caractéristiques ni la même évolution. Cette nouvelle langue connaît plusieurs noms, le néerlandais du Cap, le Kaaps, Boere-Kaaps. Mais dans un premier temps, on continue à écrire en néerlandais tout en parlant le nouvel afrikaans. Les premiers textes écrits en afrikaans (mais en utilisant l’alphabet arabe) sont des textes islamiques d’interprétation du Coran, vers 1845. Le premier vrai livre en afrikaans est publié en 1861 par Louis Henri Meurant dont le père était suisse et la mère britannique. Mais la véritable naissance de l’afrikaans en tant que langue littéraire date de la longue guerre des Boers contre l’armée impériale britannique (1899 – 1902). La langue devient alors le symbole et l’outil de la résistance à la politique d’anglicisation des occupants. Ce n’est qu’au début du XXe siècle que la désignation de l’afrikaans pour cette langue est généralement reconnue. Aujourd’hui, les locuteurs d’afrikaans et de néerlandais peuvent se comprendre sans trop de difficulté en tenant compte de certains éléments d’ordre lexical et syntaxique.

9L’Afrikaans est la langue maternelle de plus de six millions de Sud-Africains. Elle est même la langue – aussi paradoxal soit-il – la plus multiraciale en Afrique du Sud. Ainsi, environ 2,6 millions de ses locuteurs maternels sont blancs, 3,5 millions métis, 240 000 noirs et moins de 10 000 indiens. Quinze à vingt millions de Sud-Africains parlent l’afrikaans comme seconde ou troisième langue.

10Pendant les dernières années de la lutte contre l’apartheid et surtout depuis 1994, les Afrikaners sont, de façon réductrice et véhémente, vilipendés dans l’arène politique internationale aussi bien que par certains politiciens du parti au pouvoir comme seuls coupables de tous les maux de la ségrégation. On oublie parfois que l’histoire de la ségrégation en Afrique du Sud ne date pas de 1948 avec l’instauration de l’apartheid, mais de la regrettable arrivée des Européens, que ce soit des Hollandais, des Allemands, des Français ou des Anglais. Et que tous les Blancs, de locution afrikaans ou anglophone ont une part de responsabilité. Aussi existe-t-il dans la littérature afrikaans, une longue tradition de protestation contre l’injustice. Le même esprit d’individualisme forcené (sans doute cultivé au cours des longues années où l’Afrikaner a eu à affirmer son droit d’exister face aux autorités britanniques) anime aussi ceux qui osent se révolter contre la politique de ségrégation mise en place par les Blancs depuis leur arrivée en Afrique. On pense à des figures politiques comme le Révérend Beyers Naudé ou Frederik van Zyl Slabbert. Et même l’ex-président FW de Klerk qui a supprimé les derniers obstacles à la transition démocratique en « prenant la décision la plus radicale qu’un leader blanc ait jamais prise dans l’histoire du pays6 ».

L’afrikaans : une langue insoumise

11En littérature de langue afrikaans, des écrivains comme André Brink, Breyten Breytenbach, Jan Rabie, Antjie Krog, Karel Schoeman, Marlene van Niekerk s’engagent dans la lutte pour une société démocratique. Le rôle et le développement de l’afrikaans comme langue de résistance peuvent s’illustrer à travers quelques poèmes et chants.« Mali die slaaf se lied » (La complainte de Mali, l’esclave) est un poème de 1920 mise en musique en 1931 dans lequel le poète, C. Louis Leipoldt, prête sa voix à une esclave malaise qui regrette sa liberté et se languit de son pays natal. Médecin et poète multilingue aux talents variés, Leipoldt fait une critique acerbe de l’invasion des Républiques Boers par l’armée impériale britannique et des crimes de guerre commis dans ce contexte (camps de concentration, stratégie de la terre brûlée…). Mais il défend également les droits des descendants d’esclaves malais au Cap dans sa poésie et encourage l’appréciation de leur culture par, entre autres, la conservation de recettes malaises traditionnelles. À travers une pièce de théâtre controversée,  il condamne la ségrégation qui règne au Cap à l’époque de la colonisation hollandaise.

12Segregation

13Ségrégation

The wail of a patient people voicing a patient claim

“O judge as ye would be judged that have taken yourselves Christ’s name”

That flaunt in the new-found places the fame of a garnered past,

And look to a shadowy future for a strength that cannot last,

Because it is based on evil, on the barren germs that die

In sun-blanched sands and deserts wherein but dead things lie.

La plainte d’un peuple patient qui réclame patiemment

“Ô jugez comme vous serez jugés, vous qui avez usurpé le nom du Christ”

Vous qui étalez dans de nouveaux endroits la gloire d’un passé acquis,

Et cherchez dans un avenir sombre une force qui ne peut durer,

Car elle est fondée sur le mal, des germes stériles qui meurent

Dans du sable blanchi par le soleil et des déserts où tout est mort.7

(1949)

14Mali die slaaf se lied

15La Complainte de Mali l’esclave8

Van die lotosland waar die lelies groei,

En die koningsblom op die boomstam bloei,

Waar jare deur die somer woon,

En elke dag met glorie kroon,

Waar sag die koel suidoostewind,

Die geilgroen veld begroet as vrind;

En sagter teen die wit strand slaan,

Die branders van die oseaan:

Daarvandaan, daarvandaan

Kom ek wat Mali heet!

Vry was ek waar die lotos groei –

Vry waar die koningsblomme bloei;

Waar elke middag sag die reën

Sy gloed ontelb’re trane ween

Oor atap-hut en silwerstrand,

Oor fynbewerkte sawaland;

Waar oor die statige vulkaan

Die rookwolk in die môre staan –

Daarvandaan, daarvandaan

Kom ek wat Mali heet!

Du pays du lotus où poussent les lis

Et les orchidées sur les troncs d’arbre

Où l’été demeure toute l’année

Et remplit chaque jour de gloire

Où la fraîche brise du sud-est

Salue les champs luxuriants

Et les vagues de l’océan

Se brisent doucement sur les plages blanches.

De ce pays, de ce pays

Je viens – moi, Mali.

J’étais libre où pousse le lotus

Libre où fleurissent les orchidées

Où tous les jours la pluie

Pleure ses larmes innombrables

Sur les huttes de palmiers et les plages argentées

Sur les champs de sawa

Et le nuage de fumée qui se dresse

Le matin sur le volcan majestueux

De ce pays, de ce pays

Je viens – moi, Mali.

(1920)

16En 1994, Nelson Mandela lit devant le premier parlement démocratique sud-africain, un poème d’Ingrid Jonker, poètesse afrikaans des années 50 et 60. “Une femme afrikaner qui a su transcender une expérience particulière et est devenue une Sud-Africaine, une Africaine et une citoyenne du monde. [...] Elle était à la fois poète et sud-africaine, afrikaner et africaine, artiste et être humain. Au milieu du désespoir elle fêtait l’espoir. Face à la mort, elle affirmait la beauté de la vie9 .”  

17Die Kind wat doodgeskiet is deur soldate by Nyanga

18L’Enfant tué par des soldats à Nyanga

Die kind is nie dood nie

die kind lig sy vuiste teen sy moeder

wat Afrika skreeu skreeu die geur van vryheid en heide

in die lokasies van die omsingelde hart

Die kind lig sy vuiste teen sy vader

in die optog van die generasies

wat Afrika skreeu skreeu die geur

van geregtigheid en bloed

in die strate van sy gewapende trots

Die kind is nie dood nie

nòg by Langa nòg by Nyanga

nòg by Orlando nòg by Sharpville

nòg by die polisiestasie in Philippi

waar hy lê met 'n koeël deur sy kop

Die kind is die skaduwee van die soldate

op wag met gewere sarasene en knuppels

die kind is teenwoordig by alle vergaderings en wetgewings

die kind loer deur die vensters van huise en in die harte

van moeders

die kind wat net wou speel in die son by Nyanga is orals

die kind wat 'n man geword het trek deur die ganse Afrika

die kind wat 'n reus geword het reis deur die hele wêreld

Sonder ‘n pas

L’enfant n’est pas mort

l’enfant lève le poing contre sa mère

qui crie Afrique crie le parfum de liberté et de bruyère

dans les bidonvilles du cœur cerné

l’enfant lève le poing contre son père

dans le cortège des générations

qui crie Afrique crie le parfum

de justice et de sang

dans les rues de sa fierté armée

L’enfant n’est pas mort

ni à Langa ni à Nyanga

ni à Orlando ni à Sharpeville

ni au poste de police à Philippi

où il gît, une balle dans la tête

L’enfant est l’ombre des soldats

de garde avec leurs fusils, leurs blindés et leurs matraques

l’enfant est présent à toutes les réunions et les votes de loi

l’enfant guette à travers les fenêtres des maisons et dans le cœur des mères

l’enfant qui ne voulait que jouer sous le soleil de Nyanga est partout

l’enfant qui est devenu homme traverse toute l’Afrique

l’enfant qui est devenu géant traverse le monde entier

Sans laissez-passer

(1960)

19Breyten Breytenbach, peintre, poète et écrivain, est engagé dans la lutte contre l’apartheid dès le début des années 1960. Il est arrêté lors d’une opération clandestine et incarcéré pendant sept ans. Bien qu’il ait passé une grande partie de sa vie en exil, surtout en France – il est citoyen français – son allégeance à l’afrikaans n’a jamais faibli. Dans un nouveau recueil, publié en 2011, il reprend les paroles d’un autre écrivain engagé de langue afrikaans, Jan Rabie : « Sonder Afrikaans is ek niks » (Sans l’afrikaans je ne suis rien).

Maar hoe kan ek ooit

hierdie berg en branders en wind

en die vlug van voëls

anders ervaar as geskep uit die taal

van die voorouers se sagte klik

en nie-nie ?

Mais comment pourrais-je jamais

vivre cette montagne et ces vagues et ce vent

et le vol des oiseaux

autrement que créés dans la langue

des ancêtres avec ses doux clics

et son double négatif ?

205 Februarie 1974

21le 5 février 1974

daar was ‘n swartman sy naam was Tiro, Abraham

(en Tiro lê in sy eie bloed)

hy wou mos geleerdheid gaan haal uit ‘n “universiteit”

(en Tiro lê in sy eie bloed)

waar hy hardegat geword het om sy opvoeding toe te pas

(en Tiro lê in sy eie bloed)

en voor hy nog verband kon word tot die staat van leefdooies

het hy sy geboorteland verlaat

vir ‘n dorp met die naam Gaberones in ‘n land

met die naam van Botswana in die woestyn

met oral vlammetjies van ‘n stryd-om-vryheid

wat sy woorde laat ontbrand het…

en die baas moes toon dat ‘n kaffer

sy plek moet ken, of so nié…

en die baas het vir Tiro ‘n boek gepos

en Tiro lê in sy eie bloed

en Tiro lê in sy eie bloed

en Tiro is die binne vlam binne die rooi vlam

boeke is bomme : vir my dooie broer, Tiro

Il y avait un noir du nom de Tiro, Abraham

(et Tiro gît dans son propre sang)

il voulut chercher le savoir dans une « université »

(et Tiro gît dans son propre sang)

où il devint têtu pour appliquer son éducation

(et Tiro gît dans son propre sang)

et avant qu’il ne soit exilé dans l’état des morts-vivants

il quitta son pays natal

pour un village du nom de Gaborones dans un pays

du nom de Botswana dans le désert

avec partout des flammèches pour un combat de libération

que ses paroles allumaient

et le maître dut montrer qu’un nègre

doit savoir rester à sa place, sinon…

et le maître envoya par la poste un livre à Tiro

et Tiro gît dans son propre sang

et Tiro est la flamme intérieure au sein de la flamme rouge

les livres sont des bombes : pour mon frère mort, Tiro

Traduction : Georges Lory  

(1974)

22Vers la fin des années 80, l’establishment est ébranlé par un soulèvement au sein des jeunes Afrikaners. Au premier plan se trouve un groupe de musiciens qui forment le Gereformeerde Blues Band (le Groupe de Blues Réformé) – une référence irrévérencieuse à l’Église Réformée qui était un des piliers de la politique d’apartheid. Ces musiciens ont pour but de libérer la jeunesse afrikaner et leur langue du carcan nationaliste et de l’apartheid, représenté par le président P.W. Botha et son gouvernement. Plusieurs musiciens, acteurs, auteurs et artistes se joignent à ce mouvement qui est souvent appelé le mouvement « Voëlvry », ce qui veut dire « hors-la-loi ». Johannes Kerkorrel, le nom de scène de Ralph Rabie, un des membres fondateurs de ce mouvement, explique leur conception de l’afrikaans :

23Pendant les années 60, Verwoerd a dit à nos parents que le Parti nationaliste luttait pour leurs enfants. Nous sommes ces enfants-là et nous avons hérité d’une langue qui est devenue celle des oppresseurs. Nous refusons de suivre cette voie qui tue la langue. Nous annonçons que nous réclamons notre langue. L’afrikaans est une langue unique et extraordinaire. On peut exprimer des choses en afrikaans comme en nulle autre langue. J’ai toujours voulu faire du rock mais je veux le faire dans ma langue. Je suis un Afrikaner. Je suis un Africain. Il est important de montrer aux jeunes Afrikaners qu’ils n’ont pas besoin de suivre leurs parents, qu’il y a une autre voie10.

BITTERKOMIX

Le contexte

24C’est dans le contexte de cette révolte politique et culturelle qu’il faut comprendre la naissance de la revue de bande dessinée Bitterkomix à la fin des années 80. Conrad Botes et Anton Kannemeyer se rencontrent en 1988 à l’Université de Stellenbosch et partagent une véritable haine de l’image stéréotypée de l’Afrikaner : la patriarchie, la foi chrétienne, la pruderie sexuelle, l’histoire avec ses héros et ses mythes. À l’époque, deux années de service militaire sont obligatoires pour tous les Sud-Africains blancs. Le mouvement de révolte de la jeunesse est fortement impliqué dans les campagnes contre la conscription et dans les associations d’appui aux objecteurs de conscience. Le premier numéro de Bitterkomix, publié en 1992 contient plusieurs récits antimilitaristes. Dans un entretien, Kannemeyer confirme leur visée de critique sociopolitique à travers une BD qui évoque l’angoisse de la conscription (et la possibilité réelle de passer une partie du service à faire la guerre dans les zones frontalières) exposait les jeunes blancs. À l’époque, la bande dessinée pour adultes était quasiment inconnue en Afrique du Sud. En dehors des BD classiques telles que Tintin, Astérix et Lucky Luck, c’était d’ailleurs un genre peu connu et peu répandu, même pour les enfants. La création de Bitterkomix représente donc une nouvelle langue subversive et inédite dans le milieu contestataire. La critique exprimée dans ce premier numéro comme dans les quatorze qui suivent ne vise pas seulement le gouvernement nationaliste (qui en 1992 touche à sa fin), mais toutes les strates de la société sud-africaine, en commençant par la microstructure de la société afrikaner qui persiste encore après la prise de pouvoir du gouvernement ANC. D’autant plus que ce dernier, au pouvoir depuis presque vingt ans, ne manque pas d’attirer progressivement la critique de ses anciens sympathisants dans les domaines artistiques et les mouvements de résistance. La lutte des races est remplacée par la lutte des classes, le gouffre entre riches et pauvres se creusant comme jamais avant dans l’histoire du pays. L’apparente hypocrisie des nouveaux dirigeants et le cauchemar de la criminalité violente deviennent également pour les créateurs de Bitterkomix de nouveaux sujets de critique.

Les cibles

25Le titre « Bitterkomix » signifie « BD amère ». On sent souvent derrière cet art de l’outrage une profonde haine qui ne s’explique pas uniquement par la volonté d’une prise de position politique.  La perception des structures de pouvoir n’est pas limitée au domaine politique. Les abus de pouvoir englobent l’inceste, le viol, la violence corporelle, les attaques homophobes, la misogynie et la cruauté affective. Mais il ne s’agit en aucun cas d’une intention didactique. Les histoires n’ont pas forcément un dénouement ou une conclusion claire. En cela, elles constituent l’antithèse d’une volonté moralisatrice. Le but semble simplement être d’exposer certaines valeurs, certains tabous et certaines idées préconçues d’une telle manière qu’ils sont ridiculisés et vidés de tout leur sens. Pour y arriver, les auteurs / dessinateurs utilisent quelques thèmes et techniques.

26Tout d’abord, la langue. Comme nous avons vu ci-dessus, l’afrikaans est l’élément constitutif le plus important de l’identité afrikaner, plus que la race. Porter atteinte à la langue revient à plonger un poignard dans le cœur de cette identité. Or les textes de Botes et surtout de Kannemeyer décomposent l’afrikaans par l’utilisation d’un langage extrêmement vulgaire.

27C’est un langage populaire machiste et brutal qui regorge d’un vocabulaire grossier, d’expressions argotiques et d’emprunts d’anglais, s’approchant en cela du langage du milieu de la délinquance sans s’identifier pour autant avec un géolecte particulier comme celui des Cape Flats – les vastes banlieues du Cap habitées par les métis afrikaansophones. Il est important de noter que ce n’est pas le langage qu’utilisent dans leur communication quotidienne écrite ou orale  ces deux artistes éduqués, de milieux aisés (ou dans tous les cas pas défavorisés) et, qui plus est, de mieux en mieux cotés dans le marché mondial de l’art. Il s’agit donc bien d’une déconstruction volontaire du langage courant qui marque nettement leur rejet de la société établie et la volonté de bouleverser les rapports sociaux incarnés par certains registres langagiers et finalement, de provoquer une réaction chez le lecteur. Ce langage du texte est violent par sa volonté de destruction, les connotations du vocabulaire et la sonorité. Cette violence est dans la plupart des cas reflétée dans l’image. Bien que l’effet aliénant de ce registre populaire soit utilisé dans d’autres textes littéraires en afrikaans qui précèdent la publication de Bitterkomix, il est d’autant plus frappant dans la bande dessinée à cause de la réduction et la concentration du texte. C’est une technique qui marche et qui confère à leur œuvre une certaine cohérence et un caractère typique et reconnaissable. Plusieurs artistes de l’underground sud-africain, même anglophones, ont aujourd’hui adopté ce registre populaire de l’afrikaans pour transmettre ce même message de subversion, tel le groupe de Rap / Hip-hop, « Die Antwoord » (La Réponse), qui connaît actuellement un succès planétaire.

28D’après la réception dans les médias, la sexualité explicite dans Bitterkomix ne fait guère sourciller le public français habitué à Métal Hurlant ou L’Écho des savanes. Mais en Afrique du Sud en général et dans le milieu afrikaans en particulier, il règne encore aujourd’hui un conservatisme profond en matière de sexualité. « L’activité sexuelle en dehors du mariage est passible des flammes de l’enfer et toutes les pratiques déviantes sont considérées comme un péché détestable et/ou une perversion criminelle »11  Aujourd’hui encore, la censure liée à l’âge, est bien plus tolérante quant à la violence au cinéma qu’à la nudité, encore moins la sexualité. Kannemeyer maintient qu’il utilise la dimension sexuelle pour aborder des questions d’ordre social. Plus qu’un désir de provocation, ce serait une façon de plus de miner un système de valeurs et d’en exposer l’hypocrisie. Il refuse par ailleurs la classification de pornographie parce que ces images n’ont pas pour but d’exciter le lecteur sexuellement, mais de servir comme élément iconoclaste dans la société sud-africaine.

29Toujours est-il que les auteurs de Bitterkomix se voient souvent accusés de misogynie, en particulier à cause des scènes de sexe non consensuel qui sont nombreuses dans Bitterkomix et qui deviennent difficiles, voire impossibles, à défendre, dans le contexte sud-africain actuel où plus de 16 000 cas d’abus sexuel sur mineur sont rapportés à la police tous les ans et où l’on compte environ  1600 meurtres d’enfants par an liés aux agressions sexuelles12. Dans Bitterkomix, la sexualité, même consensuelle, est dans la plupart des cas liée à la violence et les personnages masculins et féminins sont souvent réduits aux zones érogènes de leurs corps, selon une désarticulation qui implique une déshumanisation. Cela soulève des questions complexes autour de la liberté d’expression et la responsabilité de l’artiste quand celui-ci s’aventure à l’extrême limite de l’acceptable tout en prétextant une fonction de satire13.

30De même, les rapports familiaux dans Bitterkomix sont-ils dénaturés. La structure familiale est patriarcale – un autre stéréotype de l’afrikaner. « Le rôle du père dans la société afrikaner est directement lié aux autres autorités patriarcales telles que l’Église et l’État – particulièrement dans sa manifestation militaire »14. Les parents sont autoritaires, distants et même hostiles et les auteurs (qui sont tous les deux devenus père de famille depuis la création de Bitterkomix)s’identifient avec les enfants qui, même s’ils se révoltent afin d’exprimer leur individualité, restent vulnérables et à la merci des adultes.

31Dans plusieurs planches, Conrad Botes s’attaque à l’histoire de l’Afrique du Sud. Ce qui peut, au premier abord, paraître comme une dégradation provocante mais simpliste des héros et des moments mythiques de l’histoire de l’afrikaner, soulève en fait des questions épineuses sur la réécriture de l’histoire dans un contexte postcolonial. L’Histoire n’est jamais qu’une histoire racontée par un auteur qui se sert d’une sélection de sources et qui adopte une perspective selon ses intentions. Cela expliquerait pourquoi ces scénarios « historiques » reflètent souvent une disjonction du texte et de l’image, comme dans l’histoire, « La police de Klapmuts contre-attaque », fondée sur un fait divers. Parfois le texte est neutre alors que l’image est porteuse d’intentions iconoclastes. Dans l’histoire qui raconte la bataille de Bloedrivier (La Rivière de sang), une bataille déterminante pour l’implantation des Blancs dans le pays des Zoulous, un des chefs boers les plus célèbres, Andries Pretorius est représenté sous les traits de Rocco de Wet, un héros populaire de roman feuilleton en photos des années 70. Certes, seuls les Sud-Africains d’un certain âge, lecteurs de feuilletons en photos, risquent de remarquer cette substitution parodique et dégradante. Pour d’autres lecteurs, français par exemple, ces images peuvent tout simplement créer une nouvelle représentation stéréotypée de l’Afrikaner sauvage et inculte (qui correspondrait par ailleurs à la réécriture actuelle de l’histoire en Afrique du Sud). En fin de compte, la subversion porte peut-être moins sur l’histoire de l’afrikaner que sur la relativisation de l’Histoire. Tout narrateur détient le pouvoir de modifier ou de fausser les faits d’une histoire. Il s’agit donc toujours d’un abus de pouvoir. Cette notion est clairement illustrée dans la dernière bande de « Esaü et Jacob » quand Jacob (qui a tué Esaü) raconte une autre version des faits à ses enfants.

32Le dernier élément constitutif de l’identité afrikaner saccagé dans Bitterkomix est la foi chrétienne, pas seulement de l’Église calviniste avec ses principes puritains, mais de la foi en tant que telle. Dieu devient dans les récits blasphématoires de Kannemeyer une figure paternelle autoritaire, abusif et obsédé par le sexe tandis que Botes, suivant la même technique qu’avec l’Histoire, procède à une réécriture de textes bibliques, comme l’histoire de Caïn et Abel ou d’Esaü et Jacob. Il approfondit par la suite son exploration des thématiques métaphysiques dans des paraboles postmodernes et à travers des images austères et vides de toute rédemption. En quatrième de couverture de son album Rats et chiens, publié chez Cornélius, on lit : « Dans son travail de peintre comme dans ses bandes dessinées s’invente donc un nouveau pop-art qui entretisse des lignes entre Goya et Disney, Borges et Hergé, Warhol et Posàda, les comics et le vaudou, et retrouve la poésie surréaliste du livre de l’apocalypse. Dieu est haine, Dieu est meurtre, Dieu est vengeance ».

33Au sein des types variés de textes formant la base des récits dans Bitterkomix. Kannemeyer surtout privilégie l’autobiographie, l’autoreprésentation et l’autofiction tandis que Botes est plutôt axé sur des textes et des thèmes littéraires ou historiques. J.-C. Menu, co-fondateur de L’Association et éditeur de l’album Bitterkomix voit dans les récits historiques de Botes une interrogation de son propre passé. « En ce sens, écrit-il, ses récits sont de la même nature que les planches autobiographiques de Joe Dog (un des noms de plume de Kannemeyer) : un questionnement sur leur réalité afrikaner, nourrie de culpabilité et de besoin d’exorcisme. Pour l’un comme pour l’autre, la bande dessinée est le moyen idéal pour passer en coupe réglée l’héritage qui leur est légué par leurs aînés : celui d’une société bien-pensante, hypocrite, puritaine et raciste15 ».

34L’humour dans Bitterkomix est des plus noirs et alterne entre raillerie et désespoir. Il s’agit souvent d’un comique créé par le langage ou par des situations absurdes ou grotesques plutôt que par des gags. Le dessin de Kannemeyer, « These Black dicks are outta control » associe une platitude politique avec une idée préconçue raciste sur la virilité ou la promiscuité sexuelle des noirs avec une image qui rappelle une gestuelle de pompiers. Un autre type d’effet comique se produit quand les images représentent au propre une expression figurée, comme dans cet exemple scatologique de l’exclamation d’incrédulité « Holy shit ! » La parodie est un des effets comiques les plus sollicités dans Bitterkomix, surtout dans les commentaires politiques d’Anton Kannemeyer où l’esthétique de Tintin au Congo, cet album controversé d’Hergé, devient un tremplin d’une variété créatrice pour parler de la réalité post-apartheid de l’Afrique du Sud. D’après J.-C. Menu, le détournement d’Hergé va bien plus loin qu’une simple parodie : « il est l’occasion pour Joe Dog de remettre en perspective la réalité socio-politique de son quotidien post-apartheid, un outil qui lui permet d’aborder avec une redoutable efficacité la problématique raciale, et ce, au sein d’une palette de styles et de références bien plus large 16 ».

LA PUBLICATION EN FRANÇAIS DE BITTERKOMIX

35En 2005, Conrad Botes rencontre Jean-Louis Gauthey des éditions Cornélius et ils décident de publier sous forme d’album quelques-unes de ses planches. L’album, Rats et chiens, est publié en 2009. Botes et Anton Kannemeyer rencontrent Jean-Christophe Menu de l’Association autour de Comix 2000 et après la publication de quelques traductions de planches de Bitterkomix dans la revue Lapin, ils décident de faire un livre qui refléterait le parcours historique de Bitterkomix avec une anthologie de leurs meilleurs histoires, des images de leur production graphique et de leurs carnets de dessins ainsi qu’une appréciation critique en trois essais. L’album Bitterkomix, publié en janvier 2009 cadre avec la politique éditoriale avant-gardiste de L’Association sur le plan esthétique et politique. Pour réaliser ces projets, il fallait passer par la traduction. Or, il est difficile de trouver des traducteurs capables de travailler dans la paire de langues afrikaans / français – surtout si l’on pose (ou impose) comme principe que la langue cible doit être la langue maternelle du traducteur.

Qu’est-ce que la traduction : un parcours personnel

36Dans le contexte plurilingue d’Afrique du Sud, l’interprétation et la traduction font partie du quotidien. Même sans être formé à la traduction ou à l’interprétation, il s’agit d’une activité familière, devenue presque naturelle, qui soulève peu de questions car sa pratique accompagne la communication la plus ordinaire. Et pourtant la théorie de la traduction est inévitable même pour ceux qui sont traducteurs malgré eux. Entre  les grands traducteurs qui méprisent la traductologie et les théoriciens qui se contentent d’analyser le résultat de l’activité de traduction (des autres), Mathieu Guidère, professeur de traductologie et de traduction à l’Université de Genève, recommande le juste milieu : « une pratique sans réflexion critique n’est que ruine de l’âme, et une théorie déconnectée de la réalité professionnelle n’est qu’une vue de l’esprit17 ».

37En matière de traductologie, on pourrait distinguer trois grands axes. Premièrement, l’approche déductive, selon laquelle les théories sont élaborées à partir d’analyses d’une activité de traduction. Cette approche, qui se décline en plusieurs théories, utilise comme outil analytique principal l’idée de l’équivalence (même si certaines refusent ce terme). À ses débuts, cette approche de la traduction était principalement normative, mais aujourd’hui, il est généralement acquis que l’étude traductologique est de nature descriptive et non prescriptive. L’idée de base est que la traduction est le remplacement d’un texte dans une langue par un texte équivalent dans une autre langue. La qualité d’une traduction est donc mesurée en fonction du degré et du type d’équivalence. Les modèles de traduction de Gideon Toury et de Susan Bassnett se fondent sur cette approche.  La deuxième approche se concentre sur la fonction et les objectifs d’une traduction. Selon la théorie du skopos (le mot σκοπός en grec signifie cible ou but), la visée ou la finalité du texte traduit détermine la méthodologie. Il ne s’agit pas de la fonction assignée par l’auteur du texte mais de la fonction prospective que le texte est censé remplir dans la culture cible. Si la visée est identique, le principe de la traduction est la cohérence textuelle. Si elle est différente, on parle de « variance fonctionnelle » et l’adéquation à la visée devient le principe dirigeant. Sous cette approche, nous pouvons mentionner l’approche herméneutique dont le principal représentant est, au XIXe siècle, le philosophe et théologien, Friedrich Schleiermacher suivi au XXe siècle par George Steiner et Antoine Berman, la poétique de la traduction d’Henri Meschonnic, ou encore les méthodes de traduction fondées sur l’analyse du discours de Jean Delisle18.

38S’il est vrai que la pratique de la traduction précède de loin la réflexion critique que constitue la traductologie, tout traducteur travaille – consciemment ou non – selon une certaine conception de son activité. Quelle que soit cette conception, c’est le texte qui prime : le type de texte, la fonction du texte dans la culture source comme dans la culture cible, le sens du texte et de son contexte, y compris les éléments d’intertextualité. Traduire un texte est en premier lieu le comprendre et le traducteur va forcément traduire selon son interprétation du texte. Mais il travaille également selon sa conception de son rôle et de son activité. Se conçoit-il comme créateur ou écrivain ou réécrivain et voit-il sa production comme un art, une réécriture ou un texte original qui peut se substituer au texte source ? Ou se voit-il comme un médiateur, à mi-chemin entre deux cultures ou deux mondes pour les rapprocher, hésitant, comme le dit Schleiermacher entre « amener le lecteur à l’auteur » ou « amener l’auteur au lecteur »19 ? Les stratégies de traduction adoptées par le traducteur ne sont pas tant liées à la nature des textes à traduire qu’à l’objectif, déclaré ou non, du traducteur nous rappelle Mathieu Guidère20. Certains traducteurs se sentent amoindris par cette conception du traducteur comme médiateur, estimant que le traducteur a le droit d’être visible, aussi visible ou même plus que l’auteur. Le traductologue Lawrence Venuti a même pris ce complexe comme point de départ pour son histoire critique de la traduction intitulée The translator's invisibility: a history of translation / L’Invisibilité du traducteur. Paradoxalement – car on pourrait considérer cette approche comme une ingérence moindre dans le texte source –certains traductologues considèrent le traducteur qui travaille dans un respect de la culture source et qui ne cherche pas à l’adapter aux valeurs locales de la cible, comme plus « visible » que le traducteur qui, dans sa traduction, cherche par des stratégies d’adaptation à créer l’illusion du naturel.

39L’acte de traduire implique inévitablement un contact, un « face à face » avec l’autre – L’Épreuve de l’étranger dont parle Antoine Berman dans son livre21. Si l’on accorde au traducteur le rôle d’un médiateur, il ne doit pas chercher à effacer les différences entre la culture source et la culture cible, mais à les montrer. Comme Jean-Louis Cordonnier le souligne dans son ouvrage sur la traduction et la culture, les partis pris du traducteur révèlent la position d’une culture par rapport à une autre culture22. Une approche ethnocentrique est manifeste dans une traduction qui s’arroge le droit de faire comme si un texte en langue de départ était écrit en langue d’arrivée, abstraction faite des différences de culture ou d’époque23. Nietzsche, dans Le Gai savoir, commente la volonté d’assimilation par la traduction en évoquant les traductions françaises « du temps de Corneille » ainsi que les traducteurs de l’antiquité romaine : « Ils ne connaissaient pas la jouissance du sens historique, le passé et l'étranger leur étaient pénibles, et pour eux, en tant que Romains, c'était là une incitation à une conquête romaine. En effet, traduire c'était alors conquérir [...] »24. Le traducteur peut, en revanche, choisir une approche de décentrement et de dévoilement des différences. C’est l’orientaliste Louis Massignon qui a commencé à parler de décentrement, à propos de la compréhension de l’Autre à travers le langage, en écrivant, par exemple : « Il faut nous rapprocher d’une chose non en nous, mais en elle ». Il s’inspire de la pensée du fameux soufi Mansûr Hallaj selon laquelle on ne comprend pas quelque chose d’autre en se l’annexant mais en se transférant par un décentrement au centre même de l’Autre.25 Pareillement, nous ne pouvons nous faire comprendre qu’en entrant dans le système de l’autre tout en sachant que l’on ne le comprend pas à l’avance mais bien dans l’interaction comme l’explique le philosophe et herméneute, Hans-Georg Gadamer : « Être ouvert à l’autre implique donc que j’admette de laisser s’affirmer en moi quelque chose qui me soit contraire, même au cas où n’existerait pas d’adversaire qui soutiennent cette chose contre moi »26. Cette idée que l’autre ne peut pas être annexé à travers la traduction parce qu’il ne peut pas être approprié ou réduit, même par ma compréhension, se retrouve chez plusieurs auteurs par rapport à la traduction. Paul Ricœur insiste sur la résistance que renferme l’épreuve de l’étranger : « Tout se joue, tout se passe comme si dans l’émotion initiale, dans l’angoisse parfois de commencer, le texte étranger se dressait comme une masse inerte de résistance à la traduction »27. Dans son célèbre essai, La Tâche du traducteur, Walter Benjamin défend les traductions de Sophocle par Friedrich Hölderlin (jugées trop littérales au XIXe siècle) en soulignant qu’une traduction qui se lit comme une œuvre originale ne mérite aucun égard. Il faudrait permettre à la langue source de pénétrer la langue cible par son étrangeté28.

40Pratiquement, dans l’acte de traduire, cette éthique de la traduction est reflétée dans le type de stratégie traductionnelle que le traducteur favorise. Ce serait donc une stratégie « sourcière » plutôt que « cibliste », c’est-à-dire, une stratégie qui tente de ne pas soumettre le texte source aux contraintes de la culture cible. En anglais, les termes qui désignent ces deux stratégies (et qui sont également adoptés et utilisés par des traductologues français) sont d’un côté la « domestication », donc une stratégie cibliste qui cherche à « domestiquer » ou à acclimater ou « naturaliser » le texte source et d’un autre côté, le terme « foreignization » qui se traduit en français par « exotisation » ou même « l’étrangéisation » qui indique une stratégie « sourcière » qui affiche sans complexe l’origine étrangère du texte traduit. La conception anglaise d’ « exotisation » paraît problématique. En quoi peut-on rendre « étranger » un texte source qui l’est déjà ? Si on devait exagérer le caractère étranger ou même ajouter des clichés associés à l’image de l’étranger pour satisfaire à une certaine attente d’exotisme, on pourrait parler d’exotisation – mais dans ce cas on n’agit pas dans le respect de l’Autre non plus. Définir l’Autre en fonction de stéréotypes en insistant sur son exotisme est aussi restrictif qu’une approche qui le réduit au Même.

41  L’adhésion à un de ces deux types de stratégies détermine certains choix pratiques. Car traduire n’est pas seulement conquérir ou trahir, mais d’abord choisir. De plus, la traduction de bande dessinée comporte certaines difficultés propres au genre :

42Il ne s’agit pas seulement d’une traduction du texte verbal. Les images sont porteuses de sens et doivent être considérées en même temps que le texte.

43Parfois, il faut considérer le lien entre le texte et les images. Par exemple, un pronom qui fait référence à un élément imagé sera traduit en fonction de l’image. Si en anglais, on a « Let’s drop this one » l’image indiquera s’il faut traduire « this one » par « celui-ci » ou par « celle-ci ».

44En général, l’image n’est pas adaptée pour une traduction. Le traducteur doit tenir compte des limites imposées par le lettrage et la taille des cases et des bulles (ou phylactères).

45Le traducteur doit connaître et respecter certaines traditions de bande dessinée. Les bulles de pensées traditionnelles dans une culture européenne indiquent par exemple un dialogue chuchoté dans la tradition manga.

46Une stratégie « sourcière » est difficile, voire impossible à éviter dans la traduction de bande dessinée. L’image ancre le texte dans un contexte particulier. Il est impossible de « domestiquer » le texte source sans en compromettre l’essence et on ne peut pas voiler l’étrangeté de son origine. Le paratexte linguistique, c’est-à-dire le texte qui se trouve en dehors des bulles ou des cartouches, peut être traduit ou non. Une stratégie globale de domestication vient généralement d’une politique éditoriale ou de la volonté du traducteur. Dans chaque cas, il faut se demander si le paratexte est porteur de sens sur le plan linguistique ou culturel, si ce sens est suffisamment véhiculé par l’image et par le texte pour ne pas être traduit et si la non-traduction risque de troubler la cohérence du texte. Quand il s’agit d’éléments de texte, par exemples d’onomatopées qui font partie du dessin (au lieu d’être enfermées dans un phylactère), le traducteur doit consulter le dessinateur ou l’éditeur.   

47Comme nous l’avons vu, la revue Bitterkomix est solidement enracinée dans le contexte sud-africain. Les références et les intentions des planches perdraient tout leur sens si on devait les adapter à une culture française ou francophone. D’après les critiques de réception, le lecteur s’attend à trouver dans ces albums d’une part un décorticage au vitriol de la société sud-africaine et d’autre part « l’authentique puissance du dessin subversif quand il n’est pas noyé dans la bouillie pour chat de l’esthétisation consumériste »29. La tâche du traducteur est donc d’amener le lecteur français à ce (con)texte sud-africain dans toute son altérité afin qu’il puisse le connaître et l’accepter comme tel, comme culture et langue étrangères. Tout en tenant compte du double langage de la bande dessinée, le traducteur devra procéder à des stratégies d’adaptation qui permettent la cohérence de la traduction française en préservant l’altérité de l’original.

Stratégies de traduction particulières

48La traduction des noms propres pose des difficultés dans toute traduction, à cause des  différences au niveau phonétique, parce que l’étymologie du nom propre peut être porteuse de sens dans la langue source et le nom propre et que la portée connotative du nom propre ne dépasse pas les frontières culturelles. Il n’y a pas solution unique  pour ces problèmes épineux qui doivent être considérés au cas par cas.

49Comme règle générale dans la traduction de Bittercomix, j’ai gardé les anthroponymes du texte source tels quels dans le texte cible et je n’ai procédé à une adaptation que dans des cas où j’estimais que la non-traduction entraînerait une perte de sens. Dans l’histoire Piet et Meisie, par exemple, j’ai traduit le nom « Meisie » (qui signifie « fille ») par « Nana ». C’est l’histoire d’un détective appelé à un appartement où il trouve une fille nue allongée par terre et inconsciente. Il abuse d’elle avant de la rhabiller, simplement parce que l’occasion s’offre. Piet quitte la fille stupéfaite en disant qu’il lui enverra la facture de l’appel. Dans la rue, il est abattu par une balle. Neuf mois plus tard, la fille donne naissance à un enfant de père inconnu, que l’infirmière appelle un cadeau de Dieu. J’ai traduit « Meisie » par « Nana » qui peut à la fois servir comme nom propre ou comme nom commun car il me semblait que dans le contexte de cette histoire, le nom « meisie » était surtout employé pour indiquer la nature générique de la féminité inconsciente et inconsciemment fertile qui s’offre au détective opportuniste. L’éditeur, en revanche, a choisi de garder « Meisie » dans la version finale.

50Un autre exemple est l’histoire, Boulette d’Anton Kannemeyer. « Boulette » est la traduction littérale du substantif afrikaans « Frikkadel », qui signifie petite « boule de viande hachée », et dans le contexte de l’histoire, c’est le surnom d’un garçon. L’enfant dans cette histoire est appelé « Frikkadel » parce que son vrai nom est « Frik », un diminutif courant de Frederik. Il s’agit donc d’un nom doublement dérivé à consonance humoristique. « Boulette » fonctionne bien en français, mais comme le garçon dans le texte source est appelé « Frikkadel » par ses amis et « Frik » par ses parents, il fallait trouver un prénom qui puisse servir de référence sérieuse pour « Boulette ». Je n’ai pas trouvé mieux que « Boris ». Mais l’éditeur a substitué « Boule » à « Boris ». Certes, je n’étais pas entièrement satisfaite de « Boris », mais dans le contexte, l’effet de « Boule » dans la bouche des parents est bien plus affectueux et affable que le « Frik » de l’original avec sa sonorité brusque.

51Parfois, les noms propres renferment des intentions intertextuelles. Dans Jan Brand, une parodie des super-héros des comics américains et des aventures feuilleton en photos afrikaans, j’ai gardé tous les noms et références tels quels, sauf pour les références à Hergé car le lecteur français n’aurait pas reconnu les dérivations péjoratives de la traduction afrikaans de Tintin. Comme dans la version flamande, Kuifje, Tintin, dans la traduction afrikaans s’appelle « Kuifie » et « Milou », « Spokie » - c’est-à-dire, « petit fantôme ». Dans le texte de Bitterkomix, le Tintin tatoué et hébété qui sort de prison, membre d’un gang, s’appelle « Kuifkop » - une sonorité bien plus dure que « Kuifie » parce que le diminutif se perd, mais  où le nom est toujours reconnaissable. J’ai traduit par « Tintino » qui renvoyait au milieu des gangsters et à Quentin Tarantino, cet expert contemporain en violence gratuite. « Milou », maigre et pensif, devient « Sneeubal » dans la version Bitterkomix , une référence à son nom anglais « Snowy ». Comme ce n’est pas un nom forcément péjoratif et que l’image est plus pathétique que négative, j’ai simplement traduit par « Miloux » pour marquer la différence, mais avec une affectivité neutre.

52L’histoire Amour et Missiles a posé un véritable casse-tête. Les noms propres dans l’histoire véhiculent un sens interculturel et intertextuel, déterminant pour l’intrigue. Deux hommes arrivent en fusée sur la planète Darnoc 9. Tous les deux portent des noms de héros de romans d’aventures pour garçons : Trompie et Rooies. Dans la deuxième case, ils sont en voiture. Sur la route, ils rencontrent deux auto-stoppeuses libidineuses. Les filles s’appellent Levinia et Saartjie. Saartjie est le nom de l’héroïne d’une série de romans d’aventures pour filles. Levinia est le nom d’une petite sorcière dans une série de livres pour jeunes enfants. Elle est gentille, mais distraite et oublie toujours ses formules magiques. Trompie n’arrive pas à avoir une érection et Rooies, qui s’attarde pour mettre un préservatif, est victime d’une éjaculation précoce. Après la double catastrophe coïtale de Trompie et Rooies, Levinia se lamente « O Griet, wat gaan ons nou naai ? » « O Griet » est une expression afrikaans de confusion déconcertée, mais dans l’univers de la petite sorcière, c’est une formule qui conjure un grand cheval magique, Griet, qui réussit toujours à tirer d’affaire la sorcière et ses amis. Dans cette histoire d’Anton Kannemeyer, Griet n’est pas un cheval mais un superbe culturiste noir. Ces références intertextuelles remontent à la jeunesse de l’auteur, c’est à dire aux années 70 mais sont restées assez présentes dans le référentiel afrikaans contemporain pour être comprises par la majorité des lecteurs cibles, tout comme la subversion de l’innocence représentée par ce choix de prénoms. Elles sont en revanche bien trop obscures pour un lecteur français et ne représenteront donc qu’une rencontre manquée avec l’autre si on devait les garder telles quelles. Comme il s’agit en plus d’un contexte de science-fiction plutôt que d’un contexte réaliste sud-africain, je voyais comme seule solution d’adapter les références à un contexte culturel français. Rooies (Rouquin) est appelé ainsi à cause de ses cheveux roux. J’ai pensé à « Poil de Carotte ». Trompie est le chef sympathique d’une bande d’écoliers malicieux et le Petit Nicolas semblait convenir à ses caractéristiques. L’histoire de la petite sorcière est plus compliquée, car le texte visuel exige que ses paroles conjurent l’athlète noir. J’ai essayé de trouver dans mes références européennes une sorcière avec une formule magique qui pouvait provoquer ce genre de miracle et je n’ai pas trouvé mieux que le conte d’Aladin associé aux Mille et une Nuits. Dans la traduction française, le conte remplace les prénoms comme référence. Levinia s’appelle Shéhérazade et son amie, Jenny. Frustrée dans son désir, Shéhérazade s’exclame « Oh Jenny, qu’est-ce qu’on va pouvoir baiser maintenant ? » et c’est grâce à l’homophonie que le génie apparaît.   

53Les anthroponymes ne sont pas seuls à problème. Dans cette planche, qui contient un flot d’invectives contre la culture bourgeoise afrikaner, il y avait le titre d’une émission de télévision, Pasella . Comme le contexte est très spécifique et donne son sens à la planche, une substitution n’est pas imaginable. C’est un des rares cas où une note explicative me semblait indispensable.

54Chacun des deux auteurs principaux de Bitterkomix a un style artistique bien reconnaissable et, en général, leur choix de thèmes et leur style se distinguent nettement. Anton Kannemeyer a un style artistique plus variable, qui va du très travaillé à la ligne claire, un langage graphique issu du « style Tintin » de Hergé. Ses thèmes sont tout aussi variables et sont en constante évolution. La sexualité y est très prééminente, mais aussi la violence et l’abus du pouvoir avec un regard acerbe constamment tourné vers l’image de soi. Jean-Christophe Menu parle d’une compulsion à l’autoportrait avec un vécu à exprimer et des exorcismes à accomplir.  Conrad Botes présente une plus grande unité de style qu’un de ses confrères dessinateurs décrit ainsi : un style apparemment brut et instinctif mais qui est le fruit d’années de pratique dans la BD comme les arts plastiques. Ses images sombres rappellent souvent les gravures sur bois. Il y a dans son travail aussi une plus grande unité quant aux thèmes avec des histoires plus cohérentes et plus denses. Son travail récent évolue vers un questionnement plus poétique et métaphysique. Au début des années 90, il était très proche d’un écrivain de langue afrikaans, Ryk Hattingh, et a adapté plusieurs de ses récits en bande dessinée.

55Ryk Hattingh était à partir des années 80 une figure controversée, journaliste chez Die Vrye Weekblad (L’Hebdomadaire Libre, un journal afrikaans dissident), auteur de plusieurs pièces contre le gouvernement et antimilitaristes, il était également l’éditeur du premier magazine pornographique de langue afrikaans, Loslyf. L’album Bitterkomix contient deux récits de Ryk Hattingh, adaptés en bande dessinée par Conrad Botes : Le Kabbaliste et Le Fusil de mon père. Les deux histoires sont tirées du dernier roman que Hattingh a publié avant de quitter l’Afrique du Sud pour la Nouvelle-Zélande où il gère aujourd’hui une petite boutique de fabrication de clés et de réparation de chaussures, faute d’un emploi de journaliste... Ces deux récits sont d’inspiration autobiographique et racontent des moments clés dans la vie d’un jeune garçon : dans Le Kabbaliste, le thème est l’éveil sexuel et Le Fusil de mon père raconte les troubles conjugaux des parents qui se terminent par une menace de suicide du père. Le style de Hattingh est simple, franc, concis, presque dépouillé. L’adaptation en bande dessinée du Fusil de mon père reste très proche du récit original. Dans le texte verbal, il n’y a que quelques omissions vers la fin. La narration est reprise dans des cartouches et le discours indirect est transposé en dialogue.  Dans ses dessins, Botes retrouve la même simplicité de style et le fort contraste entre noir et blanc reflète l’austérité du drame qui se joue. La dimension autobiographique se lit dans les dessins qui représentent le bouleversement engendré par la violente querelle des adultes chez le jeune narrateur. La représentation pathétique de son désarroi et de sa solitude caractérise ce personnage, à côté de qui  les adultes et même de son frère sont dépeints avec des traits plus secs. Dans la traduction, j’ai fait un effort pour reproduire la même simplicité de style dans le vocabulaire choisi, comme dans le rythme incertain et la syntaxe maladroite qui reflète l’oralité du récit.

56Dans Le Kabbaliste, la découverte de la sexualité est liée à la transgression, aux tabous, au doute métaphysique et, surtout, au pouvoir de la subversion. Le narrateur raconte comment un jour à l’école il a vu un genre de comptine vulgaire sur le coït dans les toilettes. Il a alors l’impression d’avoir découvert un sésame vers le monde mystérieux  des adultes. Cette connaissance de la connaissance lui donne le pouvoir de se moquer de l’autorité des professeurs et de l’emprise de la religion. Écrire, décrire et dessiner la sexualité deviennet une arme contre tous les totalitarismes de la pensée. La parole crue et obscène représente un nouveau langage libérateur. Comme dans Le Fusil de mon père, le style de ce récit est ancré dans l’oralité et dans la traduction, il fallait garder la même franchise et la même simplicité. La traduction de la comptine constitue une perte par rapport au texte original qui est plus rythmé et plus dense avec des allitérations, une rime masculine plus tonique et un humour à la fois puéril et populaire.

57En 2000, Conrad Botes a également collaboré avec Ryk Hattingh à la création d’un roman court en bande dessinée sur la Bande à Foster. La traduction française de cet album est sortie en 2011 chez L’Association et a fait partie de la sélection polar au Festival d’Angoulême 2012. Comme d’autres histoires de Botes, La Bande à Foster reprend des événements historiques avec un commentaire contemporain. Il s’agit d’une bande de criminels, active dans les environs de Johannesbourg en 1914 – donc plus ou moins à la même époque que la bande à Bonnot en France. J’ai choisi le titre en pensant qu’il provoquerait probablement chez le lecteur français cette association involontaire.

58Même si la bande à Foster avait des objectifs purement criminels et ne s’associait à aucune visée anarchiste, les créateurs de la bande dessinée étaient attirés par leur position antiautoritaires et les conséquences désastreuses de leurs activités. Pendant trois mois, la bande s’est engagée dans une orgie de tueries et de violence comme on n’en a jamais vu en Afrique du Sud. Dans l’agitation qui entourait la chasse effrénée aux membres de la bande à Foster, un héros important de la guerre anglo-boer, le Général de la Rey, sénateur de la nouvelle Union de l’Afrique du Sud a été tué par la police à un barrage. Comme pour la bande à Bonnot, l’histoire de la bande à Foster se solde par un siège sanglant avec cette différence que les membres de la bande ainsi que l’épouse de Foster se suicident.

59Le récit est construit sur trois plans narratifs. Tout d’abord, le récit-cadre met en scène deux amis afrikaans (les alter-ego de Botes et de Hattingh d’après les dessins) qui se passionnent pour cette histoire et qui décident de faire une promenade jusqu’à la grotte où le dernier siège de la bande à Foster a eu lieu. Ils se plongent dans des documents d’époque : la représentation de ces documents authentiques constitue le deuxième plan narratif. Finalement, pendant la scène finale du siège, les acteurs des documents d’archives s’animent et commencent à dialoguer entre eux, ce qui permet aux auteurs d’imaginer le drame des derniers moments de la bande dans la grotte. Le texte renferme donc trois registres différents et alterne entre l’afrikaans et l’anglais. Cet amalgame insolite est à la base du rythme haché qui caractérise ce texte. Le style volontairement fragmentaire de Hattingh reflète la désorientation profonde des deux protagonistes contemporains qui, dans un pays en plein bouleversement, se réfugient dans la drogue et dans la certitude relative qu’offrent l’histoire et les documents authentiques. À travers le déséquilibre textuel, le lecteur attentif est directement impliqué dans le désarroi des protagonistes contemporains et historiques. Pour préserver cette stratégie de narration complexe et inattendue – qui s’érige intentionnellement contre le confort et l’indifférence – il fallait à tout prix éviter une traduction trop fluide qui aurait gommé les aspérités.

60L’alternance linguistique qui est tellement typique du paysage linguistique sud-africain est de plus en plus souvent reflétée dans la littérature, que ce soit dans la « haute littérature » de Marlene van Niekerk ou d’André Brink ou dans les polars de Deon Meyer. C’est une technique de narration qui est en même temps vecteur de sens car elle peut identifier la position politique ou sociale des locuteurs ou créer une certaine tension dans la narration. Or, la traduction vers une seule langue cible entraîne forcément une perte. Dans La Bande à Foster, j’ai essayé de compenser les pertes en choisissant trois registres bien distincts pour refléter l’afrikaans familier du récit-cadre, l’anglais formel et démodé des documents d’archive et l’anglais parlé à l’époque des faits par les personnages du drame. À un seul endroit, je n’ai pu éviter une stratégie d’acclimatation : Nicolaas et Hitchcock discutent du deuxième procès de Foster, de sa peine de prison et de sa jeune femme qui vient de l’épouser en prison. Hitchcock remarque (ou plutôt chantonne) « O alla Basie, wat het ek gemaak... » Ce sont les premières paroles d’une chanson traditionnelle, souvent interprétée par les chanteurs métis du Cap. « Ô mon petit maître, qu’ai-je donc fait ? On m’a condamné à neuf mois dans la Roelandstraat (la prison centrale du Cap était située dans la rue Roeland jusqu’en 1977). Évidemment, la chanson n’est pas connue du lecteur français. Je ne voulais pas interrompre le mouvement narratif en insérant une note explicative et comme j’aimais ce petit aparté d’Hitchcock qui introduisait un brin d’humour noir, j’ai décidé de procéder à une substitution. Il fallait trouver une chanson traditionnelle française dont les premières paroles soient susceptibles d’évoquer la suite, qui parle d’une peine de prison et, si possible, d’une fiancée (sans pour autant éloigner la traduction du contexte sud-africain). Je n’ai pas trouvé mieux que « Ne pleure pas Jeannette... » même si la tonalité de cette chanson est très différente.

61Certains auteurs de bande dessinée inventent des procédés ingénieux pour refléter la présence d’autres langues dans leurs textes. On a beaucoup écrit sur les langues étrangères imaginaires de Hergé qui affichent une structure phonique ou une orthographie étrangère tout en s’appuyant sur des éléments sémantiques que le lecteur prêt à se décentrer quelque peu pourrait reconnaître. Dans la traduction de ces langues, le traducteur doit tenir compte de l’effet escompté du texte original sur le lecteur. Dans sa bande dessinée autobiographique, Maus, Art Spiegelman reconstruit à travers un dialogue avec son père, Vladek, les persécutions de la Shoah dont celui-ci avait été victime en Pologne. Quand Vladek s’exprime en anglais – la langue dans laquelle il raconte ses souvenirs – il parle mal et son anglais est truffé d’erreurs. Quand son anglais est courant, cela veut dire qu’il s’exprime en fait en polonais, sa langue maternelle. La langue disloquée devient ainsi la métaphore pour l’impossibilité de raconter le traumatisme du survivant. Jean-Christophe Menu a insisté pour traduire lui-même en anglais une de ses planches autobiographiques publiée dans le dernier volume de Bitterkomix. Le résultat est une traduction inégale dans un anglais tout à fait intelligible mais pas authentique ou idiomatique. Anton Kannemeyer révèle que cette traduction a connu une réception mitigée auprès des lecteurs de Bitterkomix. Il me semble, en revanche, que c’est un exemple génial d’un auteur qui choisit de parler de sa propre voix dans un texte autobiographique. Quoi de plus naturel ? Au cinéma on accepte bien les accents étrangers. Pourquoi ne pas parfois laisser le lecteur se rendre pleinement compte de l’altérité linguistique de l’auteur ?

62En traduction, un des principes de base est que la langue cible doit être la langue maternelle du traducteur. Ce principe s’impose avant tout dans une approche cibliste qui vise à réécrire le sens du texte source de matière idiomatique et naturelle pour le lecteur en langue d’arrivée. Je ne suis pas persuadée du bien-fondé de ce principe dans le cas de la bande dessinée. Ce genre de texte où le non-dit culturel est tout aussi important que l’image ou le texte verbal, exige avant tout une connaissance parfaite de la culture source dans toutes ses dimensions historiques et linguistiques. Certains textes de l’anthologie Bitterkomix existaient déjà en anglais au moment où on a décidé de préparer une traduction française. Dans la version anglaise, on constate déjà une perte de nuance et de sens. La traduction française, faite par des traductrices professionnelles, établit un texte certes fluide et naturel pour un lecteur français, mais où les particularités du texte original ont été gommées et les nuances se perdent30. À plusieurs endroits, la traduction française a gardé des termes anglais – comme pour le titre ! – ce qui nuit à la cohérence linguistique et culturelle du texte car le texte est également émaillé de termes afrikaans et zoulous, tels que laager, volk et impi, qui ont été assimilés dans la culture sud-africaine31. Dans d’autres textes traduits de l’anglais, le registre ne reflète pas la différence entre le langage grossier et populaire de Bitterkomix en tant que construction volontairement subversive et les transcriptions phonétiques associées à un sociolecte involontaire. Le phénomène de la double traduction s’amplifie de nos jours car il semble souvent plus facile de passer par une langue comme l’anglais qui est considéré comme international et compris par tous. Il va de soi que ce procédé éloigne le texte source hors de la portée du traducteur soucieux de transmettre la culture de départ Le multilinguisme sud-africain n’implique pas non plus une interchangeabilité ou une perméabilité des différentes cultures.

63Dans une société qui n’a jamais, même depuis la fin de l’apartheid, su tolérer la critique ou le débat, la voix de Bitterkomix continue à s’élever contre l’hypocrisie et la bêtise qui s’épanouissent sous l’arc en ciel. Les comptes qu’ils tiennent ne sont toujours pas soldés. Ils continuent à dire tout haut que l’empereur est nu.

64Catherine du Toit

65(Université de Stellenbosch, Afrique du Sud)