Littérature et histoire : rendez-vous manqués et terrains de rencontre
1La discussion à laquelle nous sommes judicieusement invité(e)s durant cette table ronde repose sur le principe qu’un choix éditorial au sein d’une revue peut être révélateur de problèmes et de blocages épistémologiques, pour lesquels elle doit trouver des voies de sortie fécondes.
2Pour comprendre les interactions possibles entre discipline littéraire et discipline historique, partons en ce cas des choix éditoriaux de Tracés, qui se veut « une revue de sciences humaines interdisciplinaire ». Qu’est-ce à dire précisément ? L’idée qui préside à l’élaboration de notre revue est de dépasser le stade – insatisfaisant à nos yeux – d’une compilation qui ferait cohabiter dans l’espace d’un même volume plusieurs contributions d’origines disciplinaires plurielles. Il faut autant que possible inviter et inciter les auteurs potentiels à sortir de leurs idiomes disciplinaires, à collaborer dans un volume collectif, pour à terme changer l’offre plutôt que d’espérer infléchir la demande. La tâche n’est pas aisée, on s’en doute. Il a semblé à cet effet pertinent de se doter d’un comité de lecture à la fois spécialiste et profane. Ainsi un article soumis après appel à contribution est examiné par un membre du comité de rédaction, un spécialiste du sujet traité par l’article et un lecteur non spécialiste, avec cette double exigence d’un propos évidemment valable et pertinent (dans sa discipline), mais aussi accessible à un lecteur venu d’une autre discipline. Ce fonctionnement du comité de lecture cherche à servir un objectif qui nous est cher : accroître la lisibilité des sciences humaines et sociales dans l’espace de la recherche et dans l’espace public qui s’inscrit dans sa continuité.
3A l’aune des quelques vingt-cinq numéros de la revue, on peut dire (et regretter) que les articles de spécialistes de la littérature se sont faits plutôt rares, sinon assez ponctuels (tant en termes de propositions que de publications effectives). Difficile, pour nous, de dire s’il s’agit d’un étiquetage « SHS » de la revue peu attractif pour le littéraire, d’appels à contribution peu tournés vers la littérature ou des exigences encore disciplinaires du comité de lecture. Il semble en tout état de cause que le dialogue et le métissage entre les études littéraires et l’une des sciences humaines soient plus difficiles à instaurer ou à négocier, au sein de Tracés, qu’entre la philosophie et la sociologie, l’anthropologie et l’histoire, etc. Certains diront peut-être que les études littéraires constituent une science sociale sinon à part, du moins au positionnement scientifique et institutionnel plus marginal. Il y aurait bien sûr lieu de le déplorer, si la situation s’avérait telle. Peut-être pourrait-on moduler cette position en soulignant les écarts méthodologiques et les différentiels épistémologiques assez forts qui séparent les régimes de véridiction et les styles démonstratifs de chacune de ces disciplines qui nous intéressent aujourd’hui. Mais sans reconduire ni dramatiser des lignes de fracture, le rapide diagnostic que je voudrais proposer ici permettra peut-être d’envisager des manières de sortir de certaines de ces ornières.
4Pour peu qu’on cherche quelques explications à ces rendez-vous manqués, on ne peut guère mésestimer certains atavismes disciplinaires qui travaillent les études littéraires. Ces dernières se sont constituées contre le positivisme historien dans la deuxième moitié du xxe siècle, et les départements de Lettres Modernes ont construit un objet, « la littérature », soustrait à toute logique socio-historique1, selon une chaîne de transmission théorique qu’il est désormais facile de retracer : du romantisme allemand au formalisme russe, puis jusqu’au structuralisme. Le propos n’est pas, bien évidemment, de rejeter « la faute sur Mallarmé », mais de souligner que cet héritage à fonds multiples a subi quelques mésinterprétations et engendré des distorsions de champs disciplinaires2.Des champs se sont organisés et clivés, d’une telle sorte que l’histoire a eu tendance à ignorer et à se méfier de la littérature (parce qu’elle serait une mauvaise élève dans la hiérarchie des « sources », en raison des biais introduits par la représentation esthétique, la fiction ou la diction3), et de sorte que les études littéraires ont également tendu à résister à la démonstration historique (au nom d’un statut d’exception, qui soustrairait la littérature au tissu social et au fil de l’histoire). Il est vrai que la littérature se prête, à la différence de la source de l’historien, à un jugement esthétique normatif : la littérature obéirait à un critère de canonicité, tandis que la source historique ne prend sens que dans une série dont on jugera de la pertinence à sa représentativité. Certains diraient que la source doit subir l’interrogatoire de l’historien, tandis que le texte littéraire n’a qu’à être écouté. Si l’on en restait là, ni le littéraire, ni l’historien, faute d’être tout à fait utiles à l’autre, n’auraient de bonnes raisons de se croiser.
5On peut proposer quelques pistes pour circonscrire des espaces de rencontre.
6D’abord, si l’historien n’a vraisemblablement pas d’émotion esthétique devant un registre, un cartulaire, un testament, la presse de jadis, précisément le chercheur littéraire a le devoir de se soustraire à ce jugement esthétique (réservé à sa lecture d’amateur), au nom d’un principe de symétrie, de réflexivité et de neutralité : de même que le sociologue des sciences doit s’intéresser aux réussites comme aux échecs des inventeurs et découvreurs4, de même le littéraire a affaire à un corpus, sans majeures, ni mineures, ravalant résolument son objet au rang des objets sociaux ordinaires5.
7Contre des approches séparatistes et discontinuistes de l’art, il y a, ensuite, de grands bénéfices à tirer d’une approche de la littérature entendue comme pratique, comme expérience, comme expérimentation. En contestant l’idéologie de l’autonomie de l’art, en retrouvant, à la manière de Rancière, Mallarmé aux Folies Bergères6, on valorise la littérature comme une pratique inscrite, parmi d’autres, dans les réseaux serrés des autres activités humaines. En rappelant la continuité entre langage ordinaire et langage littéraire, on met l’auteur en minorité, et on place au premier plan les usagers qui coopèrent à la littérature. L’effort à produire ne serait ainsi guère différent d’un historien de la Renaissance qui aurait judicieusement replacé l’artiste au milieu des réseaux d’intérêt qui structurent les cours et où le prétendu « génie » de l’artiste s’efface au profit de ses qualités d’entrepreneur et de superviseur7. De la sorte, on examine la littérature « en action », par ce qu’elle fait, et par ce qu’elle permet de faire. Il n’est pas difficile, et il est même fructueux, de concevoir la littérature comme une ressource figurative, un moyen d’action, un outil de cristallisation (de représentation au sens politique) de problèmes publics dans des sociétés en crise de représentation.
8Concevoir la littérature comme un mode d’intervention politique (en-deçà ou au-delà de la seule question de l’engagement politique de l’écrivain) ne semble cependant que rarement une priorité du chercheur en littérature. L’essai passionnant de Marielle Macé, proposant de voir derrière chaque façon de lire une manière d’être8, redonne certes toute son épaisseur aux expériences de lecture – chose pratiquée trop rarement par les littéraires et plutôt réservée aux historiens. Mais, en s’appuyant sur l’ordinaire de lecteurs extraordinaires comme Sartre, Proust ou Barthes, elle tend peut-être excessivement à faire de la littérature le seul support de la « vraie » lecture, et de la lecture une expérience idiosyncrasique, repliée sur elle-même, réduite à une contemplation privée et désengagée de la place publique. Le potentiel émancipateur de la lecture dans le champ social et politique est partiellement éludé : un échange plus serré avec les historiens de la lecture (Roger Chartier, Judith Lyon-Caen, Dinah Ribard, etc.) et les sociologues de la lecture (Michèle Petit, Bernard Lahire, par exemple) aurait sans doute permis d’une part de ne pas confiner la littérature dans son espace autoréférentiel et normatif et d’autre part de ne pas désamorcer toute dimension politique à la lecture9.
9S’il y a pourtant beaucoup à faire pour recouvrir la question de la représentation littéraire par celle de l’action publique et politique, trop rares sont les initiatives littéraires en la matière. Ne peut-on pas considérer que la littérature est une contribution à la représentation (politique) des vies mineures, infâmes et subalternes ? Qu’elle fait office de pansement ou d’arme face à la vulnérabilité de l’existence ou à notre assujettissement à des pouvoirs de plus en plus impalpables10 ? Et faut-il s’étonner si c’est essentiellement de la philosophie morale que vient une réévaluation de la littérature comme laboratoire d’expérimentations morales11, vecteur de projection empathique et de développement éthique12 ?
10Il importe alors, et enfin, de changer sans doute dans sa globalité le paradigme même de notre rapport méthodologique à la littérature : paradigme, déresponsabilisant s’il en est, du commentaire et de l’interprétation (« ce n’est pas moi qui le dis, c’est le texte »)13. Pour réinjecter la littérature dans le tissu social, pour la revasculariser, il faut peut-être attendre qu’elle soit non plus interprétée dans la stase du jugement de goût qui suspend nos usages ordinaires, mais à proprement parler expérimentée. On pourrait également, quoique d’une manière différente, utiliser « graphes, cartes et arbres » et pratiquer le « distant reading » que défend Franco Moretti, de manière à éviter la surévaluation de la littérature canonique et la relégation scientifique de la littérature dite de seconde zone14. Se pose dès lors une nouvelle question, celle de savoir ce que l’on a fait et ce que nous faisons de la littérature, comment nous l’actualisons (dirait Citton), comment nous repartageons avec elle le sensible (dirait Rancière). Ou pour emprunter au langage du pragmatisme philosophique, la littérature tire sa vérité et sa valeur, comme n’importe quelle idée, dans la mesure où elle permet d’entrer dans des relations satisfaisantes avec d’autres parties de notre expérience (dirait William James). En considérant que non moins que la science, non moins que n’importe quel outil, non moins que n’importe quel organe, la littérature enrichit nos usages du monde et nous permet d’en mener une exploration active, alors il devient possible de parler, sans polémique, de « savoirs de la littérature », d’une heuristicité de la littérature.
11Ce ne sont là évidemment que suggestions pour faire travailler littéraires et historiens, de manière collaborative, autour d’objets communs. Mais le diagnostic à l’origine de ces quelques pistes est que les facteurs de blocages, de malentendus, de quiproquos disciplinaires ou méthodologiques continuent d’être issus d’une certaine conception de l’art, autonomiste et séparatiste. Il n’est pas impertinent, et il est même si je puis dire rentable, de restituer à la littérature toute son hétéronomie, non seulement pour montrer qu’elle est déterminée par des facteurs extérieurs socio-historiques, mais pour montrer également et surtout qu’elle est déterminante, et qu’elle fait à proprement parler histoire15.
12Et de ce point de vue les rédactions des revues, associées à leur comité de lecture, ont un rôle crucial à jouer.
13(revue Tracés, Université de Bourgogne)