Colloques en ligne

Ben Hutchinson

Entre littérature et Histoire: la « tardiveté » (Spätheit, lateness) comme modèle herméneutique

1. La modernité en tant que Spätzeit

Nous sommes obligés avant d’aborder notre tâche propre, nous modernes, – (c’est-à-dire successeurs, héritiers, et gênés par nos biens, ou plutôt, par la diversité de nos biens hérités) –  de nous défaire des notions, problèmes etc. que nous ne ressentons plus, des dettes contractées par d’autres – Table rase de la croyance à ces quaestiones de nous refaire des yeux qui voient ce qui est à voir, et non ce qui a été vu1.

1Écrivant en 1937 au sommet du modernisme, Paul Valéry offre une définition étonnante de la modernité. « Nous modernes » ne serions pas des innovateurs, créateurs de notre propre légitimité, mais plutôt des « successeurs, héritiers » – et qui plus est « gênés par nos biens ». Dans ce qui suit nous allons considérer, à l’aide de quelques exemples, d’où vient cette gêne et comment elle se manifeste. Qu’est-ce qui se passe si l’on considère la modernité non pas comme ce qui est nouveau, mais plutôt comme ce qui est tardif ? Peut-on interpréter la littérature moderne comme réponse à la « gêne » d’une « tardiveté » historique2 ?

2Si une telle conception du « moderne » est implicite dans lesnombreuses tentatives de définition du concept au cours des trois derniers siècles, elle est rarement rendue explicite par la critique littéraire. Le moderne est trop souvent réduit à l’impératif « to make it new » (pour reprendre la formule d’Ezra Pound), où le modèle dominant est celui de la jeunesse et de l’innovation plutôt que de la vieillesse et de la tradition. Et pourtant, une vision alternative de la modernité s’impose dès les premières théorisations du concept.

3Dans Novum Organum (1620), Francis Bacon soutient que « la vieillesse et l’ancienneté du monde doivent être considérées comme l’antiquité véritable ; et c’est à notre temps qu’elles conviennent, bien plutôt qu’à l’âge de jeunesse auquel les anciens assistèrent3 ». L’argument revient seize ans plus tard dans la préface des Nouvelles conjectures sur la digestion (1636) de Cureau de la Chambre – « nous sommes dans la vieillesse du Monde et de la Philosophie4 » – ainsi que dans le Fragment d’une Préface sur le Traité du vide (1647-51) de Pascal. Mais c’est vers la fin du xviie siècle que l’argument prend sa forme définitive. La Querelle des Anciens et des Modernesopposa, on le sait, deux écoles de pensée : ceux qui voyaient dans l’art classique grec et romain le modèle à l’aune duquel on se devait de mesurer toute littérature ultérieure (les Anciens) et ceux qui maintenaient que la littérature moderne était supérieure en ce qu’elle se construisait sur tout ce qui la précédait (les Modernes).Il faut pourtant rappeler que ce débat était avant tout herméneutique. Les Anciens, on s’en souvient, défendaient un modèle intemporel selon lequel la littérature classique conservait une préséance normative inchangée à travers les époques ; les Modernes, eux, défendaient un modèle progressiste selon lequel la littérature moderne était forcément supérieure en ce qu’elle était en position d’avoir une vision rétrospective et englobante de tout ce qui l’avait précédée. Ainsi, Perrault affirme dans son Parallèle des Anciens et des Modernes en ce qui regarde les Arts et les Sciences (publié entre 1688-97) : « Sur quelque Art que vous jettiez les yeux vous trouverez que les Anciens estoient extrêmement inférieurs aux Modernes par cette raison générale, qu’il n’y a rien que le temps ne perfectionne5 ».

4Pour Perrault, la nature exacte du « moderne », bien que par nécessité sans cesse en évolution, est déterminée par sa place à la fin de la téléologie de l’Histoire. Et c’est précisément cette position qui fait de la période moderne non pas la plus jeune, mais la plus ancienne (car la plus âgée):

N’est-il pas vrai que la durée du monde est ordinairement regardée comme celle de la vie d’un homme, qu’elle a eu son enfance, sa jeunesse & son âge parfait, & qu’elle est présentement dans sa vieillesse. […] Cela supposé nos premiers pères ne doivent-ils pas être regardez comme les enfants & nous comme les vieillards & les véritables Anciens du monde6?

5Ainsi Perrault, et on peut s’en étonner, ne décrit pas son présent de la dernière décennie du xviie siècle comme le temps de la maturité, mais comme celui de la sénescence : après l’enfance à l’Antiquité et l’âge adulte à la Renaissance, l’humanité est maintenant entrée dans le grand âge avec la modernité. De ce paradigme anthropomorphique, Hans Robert Jauss, éditeur d’une édition facsimile moderne du Parallèle de Perrault, a tiré la conclusion suivante :

Cette nouvelle conscience de la modernité apparait, sous le signe du progrès scientifique, en réaction à la vision des Anciens qui percevaient l’Antiquité comme un point d’origine normative, et donc à la façon dont le classicisme français se définissait. C’est une conscience tiraillée entre d’un côté la perception du présent comme période tardive de l’humanité (eine Spätzeit der Menschheit), et d’un autre côté la perception de l’histoire par la raison critique comme processus de progrès inéluctable7.

6L’inévitable corollaire de l’autoreprésentation téléologique des Modernes est que leur temps devient celui d’une Spätzeit der Menschheit, où le progrès est simplement un autre nom pour parler de senescence culturelle. Vue ainsi, la littérature « moderne » apparait comme une sorte de style tardif par rapport à la vitalité juvénile de l’Antiquité. Selon la formule attribuée à Bernard de Chartres : nanus positus super humeros gigantis8.

7Presque deux siècles plus tard, Friedrich Nietzsche réveille l’ancienne querelle, mais sous un nouvel angle. Il lance contre les conceptions contemporaines de la culture et de l’Histoire une série d’attaques féroces, dont les plus importantes se trouvent dans les Considérations inactuelles (1873-6).Nietzsche y utilise son statut autoproclamé de unzeitgemäss (inactuel)comme point de départ quasi-transcendantal à la critique du point de vue « moderne » sur le passé.

8Dans la seconde de ces méditations, « De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie9 » (1874), Nietzsche examine les conséquences psychologiques des notions dominantes de l’historiographie. L’Homme moderne souffrirait d’une « fièvre historique », son esprit saturé de modèles culturels issus du passé, ce qui entraînerait chez lui le sentiment écrasant de sa propre « tardiveté » : « l’excès d’histoire […] implante la croyance toujours nuisible en la vieillesse de l’humanité, la croyance d’être soi-même un épigone tard venu » [Spätling und Epigone] (121).

9Si Nietzsche, comme Perrault, perçoit le moderne comme tardif et non nouveau, il attache à ce terme un jugement de valeur, bien plus prégnant qu’il ne l’était dans la métaphore que faisait Perrault lorsqu’il assimilait le cycle de l’Histoire à une vie humaine. Pour Nietzsche, le problème n’est pas que les modernes puissent bâtir sur les fondations des cultures passées, mais qu’ils aient trop de culture – qu’ils soient, en un mot, décadents. Assourdis par « toute la bruyante pseudo-culture de notre temps » [die ganze lärmende Afterbildung] (135), ils sont condamnés à  « l’indifférence propre aux épigones tard-venus qui naissent avec les cheveux gris » (144).

10En déclarant l’Homme moderne « tardif », Nietzsche se réfère implicitement aux termes de la Querelle. La modernité ne peut se targuer de la moindre supériorité par rapport aux périodes qui la précèdent, puisque la tardiveté n’accorde pas pour autant la moindre légitimité :

Vous devriez, comme juges, être supérieurs à ceux que vous jugez – or vous n’êtes pas supérieurs, vous êtes seulement venus plus tard. Il est juste que les derniers venus, dans un banquet, reçoivent les dernières places – et vous voudriez, vous, avoir les premières? (134)

11Si le rejet nietzschéen de la modernité tend à le faire pencher vers la prise de position des Anciens, c’est parce qu’il veut résister à la perception hégélienne de la modernité en tant que telos. « Non, le but de l’humanité ne peut résider en son terme, mais seulement dans ses exemplaires supérieurs » (155) : ce qui importe n’est pas la contingence historique de ses « exemplaires supérieurs » – ils peuvent bien être anciens ou modernes – mais plutôt le refus d’accepter l’idée que toute modernité tardive est par définition supérieure.

12Bien qu’il y ait encore beaucoup à dire sur Nietzsche et son interprétation des modernes comme Spätgekommene – et en particulier sur sa proposition de contre-modèle « non-historique » à cette tardiveté – nous allons nous concentrer sur la période de transition du romantisme tardif au postromantisme. Car c’est la période, on peut le soutenir, qui inaugure la modernité européenne non pas comme une ère de « making it new », mais comme une ère de tardiveté. Comme Jauss le fait remarquer : « Si l’on peut voir le romantisme comme définissant la période moderne, alors la modernité apparait comme une période tardive dans un temps où l’apogée est déjà dans le passé10 ».Cette perception de l’esprit de l’époque comme celui de la fin d’une ère s’exprime par le champ lexical du « crépuscule », que l’on retrouve – pour ne citer que deux exemples du romantisme français – dans les Chants du crépuscule de Victor Hugo, ou lorsqu’Alfred de Musset identifie « l’esprit du siècle, ange du crépuscule » dans La Confession d’un enfant du siècle11. Là où l’ange de l’Histoire de Walter Benjamin domine le modernisme, regardant anxieusement en arrière alors qu’il est projeté vers le futur, l’ange crépusculaire de Musset veille sur le romantisme tardif – et a fortiori sur la modernité postromantique – flottant mélancoliquement dans un crépuscule glacé.

2. Ein ausgelesenes Buch : la conscience postnapoléonienne

13« L’ange du crépuscule » d’Alfred de Musset naît d’une période historique clairement définie, ainsi que le montre le passage qui suit celui qui vient d’être cité dans La Confession d’un enfant du siècle :

Comme, à l’approche d’une tempête, il passe dans les forêts un vent terrible qui fait frissonner tous les arbres, à quoi succède un profond silence ; ainsi Napoléon avait tout ébranlé en passant sur le monde12.

14Nul besoin de rappeler avec quelle acuité des écrivains aussi divers que Chateaubriand et Stendhal, Hazlitt et Byron ressentirent le vide postnapoléonien. Ainsi, Chateaubriand pose-t-il la question bien rhétorique : « Retomber de Bonaparte et de l’empire à ce qui les a suivis, c’est tomber de la réalité dans le néant, du sommet d’une montagne dans un gouffre. Tout n’est-il pas terminé avec Napoléon13 » ?

15Si Chateaubriand écrit du point de vue du survivant d’une époque révolue, c’est à la voix d’un auteur plus jeune (et sans doute moins important) que l’on peut faire appel pour représenter la génération postnapoléonienne. Dans sa pièce Napoléon ou les Cent-jours (1831),le dramaturge allemand Christian Dietrich Grabbe met en scène la courte période du retour au pouvoir de Napoléon en 1815. Au cœur de la pièce, on trouve le regard rétrospectif de la tardiveté. Le début est tout shakespearien, avec ses deux soldats napoléoniens, deux hommes du peuple qui discourent sur la temporalité ; le ton de la pièce est ainsi établi avant même l’entrée des personnages principaux :

Chassecoeur. Bon sang! Légitime, qu’est-ce que c’est?

Vitry. C’est ce qui est vieux.

Chassecoeur. Vieux de quand?

Vitry. Je ne sais pas au juste14.

16Si Hans Blumemberg s’interrogeait sur la légitimité de l’âge moderne, Grabbe s’interroge ici sur la légitimité de la tardiveté. Les deux soldats – archétypes de l’homme du peuple faisant de son mieux pour s’approprier la vertigineuse contingence de la modernité – associent la légitimité à la « vieillesse ». Mais puisque les soldats eux-mêmes ne savent pas clairement quelle vieillesse exactement – vieillesse de qui, de quoi? – détermine le légitime, ils proposent ce que l’on peut appeler une « tardiveté absolue » (par référence aux métaphores absolues de Blumenberg) : c’est le concept même du rapport au passé (en l’occurrence le plus ancien possible) qui définit les limites du légitime, et non pas le contenu contingent et interchangeable de ce passé.

17Si la pièce de Grabbe explore l’idée que l’ascension de Napoléon (et son usurpation de pouvoirs aristocratiques héréditaires) ne représente que la substitution d’une tyrannie par une autre, l’empereur y prophétise, dans son discours final, que sa chute sera suivie d’une période de chétivité et de petitesse.

Les soldats ennemis se ruent vers nous en poussant des cris de victoire. Ils s’imaginent qu’ils ont chassé la tyrannie, conquis la paix perpétuelle et ramené l’âge d’or… Les pauvres! Au lieu d’un grand tyran, comme ils aiment m’appeler, ils en auront bientôt une nuée de petits15.

18Ce discours final sert de lien entre le temps de la rédaction et le temps de l’action. En effet, quand il le prononce en 1815 dans le temps de la pièce, Napoléon regarde vers le futur, et Grabbe utilise cette perspective pour porter un jugement sur sa propre époque, les années 1830 : en Allemagne en particulier, il s’agit bien d’un temps de « nuée de petits [tyrans] », un temps non pas de « paix perpétuelle» mais d’éternel Geistesschlaf.

19Cette prolifération provoquée par l’absence de garantie quasi-transcendantale offerte par le « grand homme » hégélien, et qui entraîne une surenchère de significations, se retrouve à maintes reprises dans la littérature de l’époque. Par la bouche de Napoléon, Grabbe définit les années 1830 comme une ère d’épigones, tous souffrant de ce que Karl Immermann, dans son roman  paradigmatique Die Epigonen (1836), appelle le « mal de mer moral » (die moralische Seekrankheit) de la tardiveté16, et luttant en vain pour combler le vide laissé par la précédente génération de héros.

20De tels sentiments sont l’écho de la propre opinion de Grabbe, ainsi qu’il l’exprime dans un important essai datant de 1830, « Über unsere Zeit » (Sur notre temps) :

Avec la fin de Napoléon, le monde était devenu comme un livre que l’on a fini de lire (ein ausgelesenes Buch), et dont les lecteurs ont été congédiés, ne pouvant plus que répéter et examiner ce qui s’était passé. […] Mais bien que notre temps nous semble paisible et bien que nous le contemplions désormais avec sérénité, l’observateur perspicace ne peut que frémir : parmi les classes éduquées (dont l’influence sur les masses, grâce aux nombreux moyens de communication, est plus grande qu’elle ne l’a jamais été), on trouve un sentiment général d’ennui et de lassitude [Weltüberdruß]. Les plaisirs de l’esprit, tant artistiques que scientifiques, méritent aussi que l’on en parle ici. Qu’observe-t-on? Le dilettantisme, partout, c’est-à-dire une accoutumance au plaisir de savoir tout en ne comprenant qu’à moitié. Chez les érudits on trouve presque partout des insectes s’engraissant des restes littéraires laissés par les grands hommes du 18ème siècle et s’efforçant de s’impressionner les uns les autres17.

21Dans cet essai, Grabbe, tout en présentant les différentes formes du Zeitgeist, décrit la période allant de la fin des années 1820 au début des années 1830 comme une période de passivité déliquescente. Si la vision de cette période comme doublement tardive – en tant qu’elle est à la fois postnapoléonienne et postrévolutionnaire – est presque un lieu commun de l’époque (Musset parle des « deux blessures » de sa génération18), l’image que Grabbe utilise pour illustrer cet état de fait mérite toute notre attention, puisqu’elle réunit les deux épistémologies de la littérature et de l’Histoire.

22En effet, Grabbe compare le monde de 1830 à un livre que ses lecteurs viennent de terminer : exilés de ses pages, ils ne peuvent que jeter un regard attristé sur un monde perdu. La comparaison rappelle un topos récurrent de la tardiveté, à savoir le sentiment de bannissement du monde réel dans le monde artificiel de la comédie, un monde éloigné des événements réels. Épistémologiquement éloigné de l’authenticité, la tardiveté pose par définition la question de sa propre légitimité : le lecteur banni des années 1830 est en fait condamné à répéter non pas le passé, mais la représentation du passé. Grabbe affirme que l’homme éduqué souffre de Weltüberdruß, l’ennui caractéristique du tardif : le terme suggère un éloignement du phénoménal vers la sphère hypertrophiée et nouménale de la tardiveté. De même, l’analyse que fait Grabbe de l’état des arts et des sciences laisse aussi supposer une disparition du sens réel ou « historique » : le « dilettantisme » des arts donnerait la priorité au plaisir sur l’entendement, et les érudits de l’époque sont tous décrits comme des « insectes » se gavant des restes littéraires laissés par les grands hommes des générations précédentes (notons ici encore une fois l’image du livre). Une fois de plus, il est suggéré que les années 1830 préfèrent les effets clinquants à la réflexion authentique : ces érudits-insectes voudraient avant tout « impressionner », plutôt que rechercher une vérité désintéressée (Grabbe anticipe ici la condamnation nietzschéenne de la « pseudo-culture » de la modernité [CI : 105-6]). La pièce de Grabbe ainsi que son essai font une description en creux des années 1820-1830, non pas par ce qu’elles sont, mais par ce qu’elles ne sont pas : ceci est, peut-être, une définition possible de la tardiveté. Mais il s’agit évidemment tout aussi bien d’une définition possible de la fiction : la représentation de ce qui n’est pas. Ainsi, le concept de tardiveté peut offrir en microcosme une représentation des façons dont la littérature répond à l’Histoire.

23Une autre façon d’exprimer cette idée serait que la tardiveté n’évoque pas ce qui n’est pas, mais ce qui n’est pas tout à fait encore. Je voudrais maintenant développer cette notion autour du concept de lastness, que l’on peut comprendre comme un sous-ensemble de la lateness ou tardiveté. Ce terme a acquis une formidable vitalité dans la littérature anglaise des années 1820, ainsi que le note Fiona Stafford dans son excellente étude The Last of the Race :« Dans le crépuscule littéraire des années 1820, The Last Man, le dernier homme, est le titre d’un poème de Thomas Campbell (1823), d’une pièce inachevée de Thomas Lovell Beddoes (1823-5), d’un roman de Mary Shelley (1826), d’un tableau de John Martin (1826), et d’un fragment anonyme en prose dans Blackwood’s Magazine19(1826) ». À ce catalogue on pourrait aussi ajouter la ballade de Thomas Hood « The Last Man », le roman de John Galt The Last of the Lairds, et le classique de James Fenimore Cooper The Last of the Mohicans (tous datent de 1826). Nous allons aujourd’hui nous concentrer sur l’œuvre majeure de cette liste, The Last Man de Mary Shelley.

3. The ante-pestilential race : Mary Shelley, The Last Man.

24Si Mary Shelley aborde le sujet de lastness, ce n’est pas seulement en tant qu’il reflète le Zeitgeist contemporain, mais aussi parce qu’il la touche profondément et personnellement.  En mai 1824, elle avait écrit dans son journal une phrase devenue célèbre : « Le dernier homme ! Oui, je peux bien décrire les sentiments de cet être solitaire, me sentant moi-même comme la dernière relique d’une race aimée, mes compagnons s’étant éteints avant moi20 ». Et effectivement : les raisons pour lesquelles elle ressent cela sont bien compréhensibles. Orpheline de mère (Mary Wollstonecraft mourut en couches), Mary Shelley perdit plusieurs enfants en bas âge, ainsi que son mari Percy Bysshe Shelley en 1822 et leur ami proche Lord Byron en 1824. Peu de temps après la mort de ce dernier, elle écrivait: « A l’âge de 26 je suis dans la condition d’une personne âgée21 ».

25Dans le contexte de cet enchaînement de circonstances historiques et personnelles (et étant donné la position privilégiée de Mary Shelley dans le cercle de Shelley et Byron), The Last Man peut être vu comme une représentation en microcosme de l’engagement du romantisme tardif avec le concept de lastness comme lateness – comme tardiveté. L’événement décisif du roman, la peste, est la métaphore de la fin d’une ère, et même sa progression graduelle de l’Est vers l’Ouest semble suggérer le coucher du soleil, évoquant ainsi le sentiment crépusculaire d’un âge tardif. Le roman est un mélange idiosyncrasique de science-fiction et de roman à clef : les personnages principaux sont présentés comme des sortes de derniers hommes déjà, des last men, avant même que le narrateur, Lionel Verney, ne se retrouve naufragé ultime, le dernier représentant de la race humaine. Monarque mélancolique souverain de tout ce qui l’entoure, Verney se compare à Robinson Crusoé, à la différence, dit-il, que le sort de Robinson

fut beaucoup plus enviable que le mien, car il lui restait l’espoir, un espoir qui ne fut pas déçu – le vaisseau tant attendu finit par arriver et le ramena dans son pays auprès des siens ; les épreuves de sa solitude se transformèrent en conte pour les veillées au coin du feu. Je n’avais personne à qui raconter l’histoire de mon infortune ; et tout espoir m’avait abandonné22.

26Cependant, il n’est évidemment pas entièrement vrai que Verney n’ait eu personne à qui raconter l’histoire de son infortune (même si, dans la logique du texte, il fallait qu’il le croie). En effet, la narration est présentée selon l’artifice bien connu du manuscrit redécouvert : l’introduction de l’auteur donne même la date exacte à laquelle le couple des Shelley avait visité la grotte de la Sybille dans la baie de Naples (8 décembre 1818), grotte où ils auraient découvert par le plus grand des hasards des « feuilles sibyllines […] couvert[e]s de caractères » (14). Ces feuilles, l’auteur nous les présente comme le texte de The Last Man, à narré partir de là par Verney à la première personne. Grâce à ce tour de passe-passe de l’auteur – où la grotte de la Sybille fonctionne comme un espace transformatif et presque utérin qui permet la renaissance du dernier homme – Verney réussit quand même à raconter son histoire à quelqu’un : au lecteur.

27À la fin du roman, après de nombreuses intrigues secondaires qui évoquent les aventures de Byron en Grèce, la terreur de la révolution française et le sentiment républicain grandissant dans l’Angleterre des années 1820, Verney (ou devrait-on dire Mary Shelley?) prend enfin conscience du statut de son récit en tant que « manuscrit » :

Ah! tandis que je couche sur ce papier le récit de ce que furent mes occupations, tandis que je façonne le squelette de mes journées, mes mains tremblent, mon cœur bat et mon cerveau refuse de me prêter un mot, une expression, une idée susceptible de suggérer quel voile de chagrin indicible recouvrait ces réalités brutales. Ô cœur malade, puis-je disséquer tes fibres et dire le malheur, la tristesse, les plaints, le désespoir partout présents? (653-4)

28Ce qui transparaît dans ce passage, c’est l’idée que lastness – le fait d’être le dernier – ne peut rendre possible la littérature qu’en la sclérosant (« mon cerveau refuse de me prêter un mot, une expression, une idée »). Le passage dessine littéralement les contours du dernier homme : c’est tout en essayant de « disséquer [l]es fibres » de sa position irrémédiable de dernier homme que Verney morcèle le « squelette » de sa vie en ses parties constituantes (la main, le cœur et le cerveau). Ainsi d’un côté, ce dernier homme est la représentation caractéristique du sentiment de l’irrattrapable lié au romantisme tardif, en ce qu’il est usé, fatigué et « las » (ou late) ; d’un autre côté, pourtant, le fait que ce même homme soit à la source d’une série d’œuvres d’art (plus ou moins réussies) montre bien que la vie bat encore dans ce vieux corps.

29Cette position d’entre-deux, Mary Shelley lui donne une forme narrative par sa technique rhétorique. Elle adopte lastness, le sentiment d’être le dernier, en même temps qu’elle le déplore : si l’affirmation de Verney que son « cerveau refuse de [lui] prêter un mot, une expression, une idée susceptible de suggérer quel voile de chagrin indicible recouvrait ces réalités brutales » fait écho à un discours plus vaste du romantisme tardif (celui de l’épuisement et de la réduction des capacités intellectuelles), l’existence même du roman de Mary Shelley, ainsi que celle des nombreuses autres œuvres contemporaines traitant du même sujet, prouve bien que ce sentiment de lastness est loin d’être artistiquement stérile. En effet, la particularité de The Last Man –et ce qui en fait un roman à clef – c’est que Verney peut être vu comme une version de l’artiste du romantisme tardif, condamné au lastness, à un tel sentiment d’être le dernier que cela en devient son unique préoccupation artistique.

30Ainsi interprété, le discours du lastness dans le roman de Mary Shelley acquiert à la fois une signification historique spécifique (la parabole de la subjectivité romantique) et une signification universelle et transcendantale (la définition, bien plus vaste, de l’essence de la tardiveté). The Last Man n’affiche nulle part plus clairement son statut d’œuvre du romantisme tardif que dans son rapport ambivalent au pouvoir de l’imagination artistique.  On retrouve cette ambivalence dans la divergence des analyses du roman, entre celles qui y  voient l’indicateur d’un échec de l’imagination artistique, et celles qui le voient comme affirmant l’importance essentielle de l’écriture. Cette ambivalence prend corps particulièrement dans les réflexions de Verney sur la futilité de l’entreprise artistique dans un tel contexte de désespoir :

J’aurais bien voulu reprendre mes anciennes occupations, mais à quoi bon? Lire était futile – écrire, parfaitement vain. La terre, qui hier encore nous offrait un vaste cirque où célébrer de nobles exploits, un vaste théâtre où présenter des drames magnifiques, n’était plus désormais qu’un espace vide, une scène désertée – il n’y avait plus ni acteur ni spectateur, plus personne pour déclamer, plus personne pour écouter. (437)

31Si Verney est ici explicitement présenté comme un auteur, cela est fait avec des termes intensément ambivalents. « La terre qui hier encore nous offrait un vaste cirque » est la traduction de l’anglais « the earth is a late wide circus » ; l’original communique non seulement l’idée que la terre servait, jusqu’à récemment, d’arène à de nobles exploits, mais aussi qu’elle est depuis peu une terre morte (ce double sens de l’adjectif late se retrouve dans tout le roman). De même, la transition de la métaphore du « cirque » à celles du « théâtre », du « drame » et de la « scène » suggère une prise de conscience accrue de l’idée de lastness, avec la particularité remarquable que tout en usant de différentes métaphores, Mary Shelley les « dépeuple » à chaque fois un peu plus (« un espace vide, une scène désertée »). En d’autres termes, plus la métaphore est théâtrale, plus elle sonne creux. « C’est la grande tentation de ceux qui finissent », notera Maurice Blanchot dans son roman Le Dernier homme : « ils se regardent et ils se parlent ; ils se font d’eux-mêmes une solitude peuplée d'eux-mêmes, la plus vide, la plus fausse »23.

32 Et pourtant, si l’on peut ainsi affirmer que l’auteur n’utilise ces métaphores théâtrales que pour mieux les dépeupler, on peut tout aussi bien soutenir qu’en les vidant si remarquablement, elle leur donne une réalité sémantique. Autrement dit, toute la troupe de théâtre – les acteurs et les spectateurs d’une ante-pestilential race (« notre race avant la peste » [463]) – est présentée au lecteur en même temps qu’escamotée. Cette ambivalence se retrouve dans la phrase la plus significative de ce passage, dans le soupir que pousse Verney : « écrire, parfaitement vain «  (« to write, [were] vanity indeed »). Il signifie par là qu’il n’y a aucun intérêt à écrire puisque, dans un monde dépeuplé, il ne peut espérer trouver de lecteur, de spectateur. Et pourtant le subjonctif sous-entendu – mais supprimé – « were » laisse entrevoir une issue : Verney, dans les faits, écrit, puisque nous lisons son texte. Le protagoniste sert ainsi de mise en abyme à l’auteur, elle aussi prisonnière de cette même dialectique de lastness, et qui elle aussi écrit contre le retrait du sens et contre son sentiment croissant d’isolement. La résonance finale de la phrase, saisissante, réside dans l’écho de la vanitas baroque, un effet renforcé par l’absence réifiante du verbe être et la présence renforçante de l’adverbe « parfaitement » (indeed). La perception de l’écriture comme vanitas permet de saisir la vision de la littérature de Mary Shelley – et plus largement, celle du romantisme tardif – comme à la fois résistance au, et témoignage du sentiment d’être le « dernier homme ».

Conclusion

33Si le concept de lastness peut être vu comme un sous-ensemble de celui de lateness, de tardiveté, il représente un genre particulier de cette tardiveté en ce qu’il dévoile et expose l’ambivalence inhérente à cette idée. L’anneau final dans une chaine téléologique, dans un développement linéaire qui est vu rétrospectivement comme étant arrivé à sa conclusion : voilà ce qu’est lastness. Dans lateness, en revanche, il y a l’idée du trop tard, l’idée qu’un auteur, un texte ou une période donnés ayant atteint et dépassé une apogée théorique, ils peinent à définir leur identité à l’ombre des gloires passées (c’est ce que l’on peut observer dans les nombreux cas d’insatisfaction postnapoléonienne). Le concept de lastness – et c’est important – est d’habitude lié à un individu, au « dernier homme », alors que celui de lateness, de tardiveté, est fondamentalement générationnel. Très souvent, les récits de la lastness sont narrés à la première personne, puisque le narrateur est présenté comme le dernier survivant. Le dernier homme serait ainsi l’emblème d’une subjectivité extrême, d’une subjectivité, pourrait-on dire, d’état d’exception. On peut soutenir que cela explique la place prépondérante que ce dernier homme occupe dans la période du romantisme tardif, puisqu’il instille un sentiment de tardiveté culturelle à la conscience romantique. Lastness est donc un concept à la fois plus étroit et plus large que lateness, puisqu’il permet de définir le moderne par rapport à la longue histoire dont le dernier homme est l’ultime incarnation, alors que lateness, la tardiveté, se définit par rapport à un ascendant immédiat. De même, la lastness permet de contempler une Histoire en progression, d’une façon qui n’est pas accessible à la tardiveté, plus régressive : le dernier homme est peut-être la conclusion, mais il est aussi la culmination d’une race ou d’une tradition données. Alors que la perspective tardive s’amenuise au fur et à mesure, le paradoxe du dernier homme – paradoxe qui fait écho à la définition que donne Perrault du « moderne » dans le Parallèle –est qu’il a, malgré sa situation hautement élégiaque, un point de vue interprétatif privilégié en ce qu’il peut contempler devant lui (ou plutôt derrière lui) une tradition dorénavant terminée.

34En exprimant cette lastness, on pourrait donc finalement triompher de ce que l’on pourrait appeler, en référence à Harold Bloom, l’anxiété de la tardiveté. Bloom suggère que là où « l’Histoire est l’inventaire des hommes nés trop tôt, […] l’art est l’inventaire des hommes nés trop tard24 » : peut-on ainsi voir le traitement littéraire de la lastness comme une façon de compenser cette Nachträglichkeit historique? Alors que l’on pourrait décrire cette idée en utilisant, suivant Derrida, le terme de « supplémentaire », anachronique dans le contexte du romantisme tardif européen des années 1820 et 1830, il peut sembler plus logique de faire usage de la terminologie contemporaine de Hegel. Si, pour Hegel, « le romantisme est ‘l’achèvement’ de l’art », c’est bien parce qu’il regarde au delà de lui même, vers « l’après de l’art » (nach der Kunst) : selon Jürgen Habermas, « l’art moderne est décadent, mais c’est précisément en cela qu’il progresse vers le savoir absolu25 ». Si la « décadence » de la tardiveté historique peut être récupérée par l’appropriation littéraire de cette tardiveté, elle devient ainsi la condition préalable dialectique d’un programme esthétique qui tend vers une victoire sur soi-même. Bien que nous nous soyons concentrés sur des exemples issus de la période spécifique des années 1820-1830, une telle conclusion suggère que la catégorie de tardiveté peut utilement être appliquée bien plus largement à la littérature moderne. Car malgré leurs différences évidentes – et en particulier le changement de perspective du romantisme tardif au postromantisme – il est frappant de constater que nos deux exemples (le Napoléon de Grabbe et le Last Man de Shelley) effectuent un retour à l’écriture, à la littérature comme reflet de l’Histoire dont ils ont été exilés.Désiré Nisard, lorsqu’il décrit en 1834 les similitudes entre les décadences romaines et « contemporaines » (c’est-à-dire romantiques), remarque que « la poésie, c’est l’histoire des époques qui n’ont pas d’Histoire26 ». Si lateness et son sous-ensemble lastness peuvent servir de modèles herméneutiques au rapport entre littérature et Histoire, n’est-ce pas finalement parce que, selon Bloom, « la tardiveté n’est pas du tout une condition historique, mais une partie intégrante de la condition littéraire en tant que telle27 » ?

35(University of Kent)