Les Mémoires, impensé générique des guerres de mémoires
1Il peut être dangereux de vouloir défendre coûte que coûte un genre littéraire dont personne d’autre ne semble remarquer l’importance. Mais qu’importe, j’aimerais tout de même revenir ici sur l’étrange oubli des Mémoires dans les débats autour des fameuses guerres de mémoires qui font rage depuis plus d’une vingtaine d’années maintenant. Ce faisant, je vais paraître vouloir rouvrir un débat censé être réglé depuis fort longtemps, depuis qu’avec l’Introduction aux études historiques de Langlois et Seignobos en 1898, il est entendu qu’aucun fait n’est historique par nature, autrement dit que tous peuvent l’être à partir du moment où ils sont constitués en « document » – ce qui revient à congédier l’histoire conçue comme « ce qui est digne d’être raconté » et avec elle les témoignages monumentaux. De fait, tout comme leurs prédécesseurs positivistes, les spécialistes de la mémoire collective ignorent aujourd’hui presque systématiquement les mémorialistes. Certes il leur arrive de tenir compte des textes publiés, mais au sein des études sur les mémoires collectives en France, ce sont les acteurs politiques ou administratifs, les groupes de pression, ou les prescripteurs d’opinion qui comptent – et lorsqu’un historien s’intéresse directement aux récits de vie, c’est en gommant les distinctions génériques qui peuvent exister pour les réduire au modèle autobiographique, autrement dit à l’expression d’une individualité, là où les Mémoires se veulent en réalité une reconstitution contrôlée du passé vécu en commun à la mesure d’un parcours de vie. D’une certaine manière, substituer à la catégorie de Mémoires celle d’autobiographie ou de témoignage revient à ignorer que dans les batailles de mémoires (pour reprendre cette métaphore devenue un leitmotiv trop courant pour ne pas gêner la réflexion), les mémorialistes apparaissent comme des témoins excessifs, auxquels les spécialistes de la mémoire préfèrent substituer toutes sortes d’autres témoins.
2Ce phénomène est complexe et dépasse de loin la question des Mémoires. Deux facteurs ont joué un rôle essentiel : d’une part le développement de courants historiographiques attentifs aux témoins mineurs ou involontaires (dans l’histoire des mentalités ou la microhistoire), d’autre part l’effacement dans la mémoire sociale des acteurs de la Résistance, grâce auxquels pourtant les Mémoires, écartés à la fin du xixe siècle par les historiens positivistes, avaient pu retrouver une certaine légitimité dans les années 1950 et 1960, cela avant de se voir à nouveau concurrencer à partir des années 1970 par les victimes de la guerre, dont les historiens aussi bien que les littéraires ont progressivement fait les véritables témoins des événements, conformément à une logique selon laquelle la valeur du discours est proportionnellement inverse à la représentativité sociale de son énonciateur – logique largement amorcée durant la Première Guerre mondiale où les récits ou journaux de soldats ont pris le pas sur les Mémoires de généraux, puis théorisée sous la forme d’une histoire « à rebrousse-poil » chez Walter Benjamin ou dans travaux de Michel Foucault, enfin grâce à la constitution des témoignages de survivants de catastrophes historiques comme un modèle central des récits de soi depuis une vingtaine d’années. Je n’insiste pas sur ce que l’on a pu appeler la « concurrence des passés » ou le passage d’un registre mémoriel des « morts pour la France » à un registre des « morts à cause de la France ». Cette question ne m’intéresse ici que dans le rapport noué entre historiens et mémorialistes, plus précisément dans le refus des premiers à admettre les seconds comme porteurs de mémoire à part entière. Marc Crépon a rappelé à juste titre les conséquences éthiques et politiques que les génocides ont eues sur notre mémoire des morts et souligné qu’il est de notre responsabilité de vivre avec ces disparus, de décider, par le souvenir que nous en conservons, du type de vie partagée que nous entendons projeter1. Que les historiens, en revanche, endossent une telle responsabilité me paraît plus contestable : or l’impensé de la métaphore des guerres de mémoires, si souvent employée, consiste précisément en ce que les historiens se font les arbitres auto-proclamés de luttes sociales et mémorielles et prétendent en dédommager symboliquement les victimes du simple fait d’exposer leurs souffrances subies.
3Sur ce point, l’éviction des mémorialistes est un phénomène beaucoup plus significatif qu’il n’y paraît. Que l’on fasse remonter le genre aux Commentaires de César ou aux Mémoires de Commynes, l’histoire s’avère indissociable de son double sans règles ni contraintes professionnelles – Philippe Ariès ou Marc Fumaroli ont amplement montré que derrière les rapports de vassalité affichés par les mémorialistes se cachait une sourde rivalité, déterminante pour l’établissement d’un équilibre, certes mouvant et précaire, mais longtemps respecté, entre ce qu’Albert Thibaudet a nommé le « temps des mémoires » (où le passé de figures publiques s’incorpore à notre passé de lecteur) et le temps de l’histoire. La mise à mal de cette dialectique tient moins à la professionnalisation de l’histoire à la fin du xixe siècle qu’à la lente appropriation par les historiens du domaine réservé des mémorialistes, à savoir le passé récent ou ce que l’on appelle le temps présent. En s’arrogeant ce passé immédiat et en s’appuyant sur toutes sortes de témoins à l’exclusion de leurs rivaux les plus directs, jugés partiaux, les historiens du temps présent se font les seuls juges de conflits dont ils sélectionnent les vecteurs de mémoire, autrement dit écartent une partie des textes existants au profit d’entités qu’il substantifient parfois de manière peu rigoureuse (Joël Candau a souligné ce que la notion de « mémoire collective » a de fragile, en ce que seuls les individus mémorisent effectivement, jamais une société ni même des groupes de pression). Ce faisant, les spécialistes du révolu négligent le fait qu’en tant que textes effectifs, les Mémoires visent explicitement à construire une représentation des événements passés sur laquelle puissent s’accorder les lecteurs contemporains et leurs successeurs et qu’à ce titre, ils offrent un véritable cadre de remémoration partagé. Plus que d’autres récits factuels comme les autobiographies (déterminées par une exigence d’authenticité) ou les témoignages (gouvernés par une exigence d’attestation et de réparation symbolique), les Mémoires sont effectifs en ce qu’ils produisent (ou tentent de produire) un effet de communauté autour d’une existence reliée (en raison des fonctions exercées ou des actions accomplies) au destin de toute une collectivité. Or le développement de l’histoire du temps présent a bouleversé la donne en dépossédant les mémorialistes de leurs prérogatives.
4Cela importe peu si l’on juge leurs récits trop intéressés, n’apportant rien d’essentiel à la connaissance du passé. Il me semble néanmoins que l’on risque de faire l’impasse sur deux difficultés essentielles : la première est que la partialité des récits mémoriaux ne constitue pas un obstacle réel – cette donnée est propre à la plupart des témoins que consultent les historiens et peut être facilement intégrée à leur reconstitution des postures concurrentes. La seconde tient au fait qu’en encadrant très strictement la production de témoignages, les historiens en faussent quelque peu la nature : là où une concurrence aménagée réglait auparavant les rapports entre acteurs et chercheurs, les mémorialistes se voient aujourd’hui placés, comme toutes sortes d’autres sources, sous la « surveillance » des spécialistes du temps présent, anesthésiés par les cadres étroits qui leur sont ainsi fixés (la plupart des mémorialistes écrivent aujourd’hui sollicités par des chercheurs ou en s’inspirant largement de leurs travaux, ce qui fausse considérablement les modalités d’écriture des Vies mémorables). Bien plus, le développement de l’ego-histoire représente une captation des attributs réservés aux mémorialistes, que l’on justifie (de manière illusoire) par les compétences reconnues aux professionnels du révolu. Se mêlent ici des registres différents : d’une part l’autorité (due à une position occupée ou des responsabilités exercées) qui fait qu’une existence s’incorpore, ainsi l’écrivait Thibaudet, à notre représentation du passé partagé, d’autre part le savoir disponible sur ce passé et la méthodologie pour en donner une représentation raisonnée. Ce que nie un tel court-circuit réalisé au profit de l’ego-histoire et aux détriments des Mémoires, c’est in fine la spécificité de cette sphère située entre l’immédiateté de l’actualité et le révolu de l’histoire, et que l’on peut nommer la sphère du mémorable, qu’alimente la mise en ordre volontaire des événements récents en fonction d’un projet de vie, et en vue de rechercher l’adhésion de ses compatriotes sur cette version assimilée et revendiquée du passé. D’une certaine manière, ce que les historiens tendent à gommer en ignorant le modèle mémorial, c’est la capacité proprement littéraire de ces récits à construire une représentation collectivement partagée des dernières décennies passées.
5Il est intéressant de noter que la métaphore des « lieux de mémoire », en insistant sur la dimension matérielle et institutionnelle des vecteurs de mémoire, excluait ces témoins excessifs dont l’influence passe par un geste littéraire. Pas tout à fait, me direz-vous, puisque Pierre Nora a lui-même consacré l’un des chapitres de cette vaste histoire au second degré aux Mémoires d’État : mais c’était afin de démontrer qu’avec Chateaubriand, puis la professionnalisation de l’histoire, la « notion même de “Mémoires de l’histoire de France” [s’était] dissoute, émiettée jusqu’à l’épuisement dans le jour le jour de la politique »2 – manière de suggérer qu’il revenait désormais à l’historien d’assumer le rôle auparavant dévolu aux mémorialistes, mais sur un mode critique. En réalité, Victor Serge, Beauvoir, de Gaulle, Malraux, Régis Debray, Daniel Cordier, Claude Lanzmann, et bien d’autres ont montré et montrent aujourd’hui encore que les choses sont plus compliquées et que le genre est loin de s’être épuisé, par conséquent que l’effectivité de l’influence exercée par les récits mémoriaux doit être prise en compte pour ce qu’elle est, à savoir une reconstitution du passé où l’on ne peut faire l’économie des choix génériques et de la mise en forme de ce révolu.
6(Université Paris-Sorbonne / IUF)