Usages de Ian Karski ; retour sur une polémique symptôme
1Le recours au témoignage fictionnalisé pratiqué par Yannick Haenel dans son roman Ian Karski, à l’hiver 2009-2010, a lancé une polémique apparemment centrée autour des rapports entre témoignage, histoire et littérature. Il ne s’agira pas ici de revenir sur les arguments échangés1, ni d’entrer avec retard dans le débat à coups d’arguments de synthèse, mais de proposer, en quelques remarques, une évaluation critique de certains effets de ce cas d’école.
21/ Que ce soit pour démêler le vrai du faux dans les scènes clés du livre de Haenel, ou, plus subtilement, pour préciser ce que les alliés savaient vraiment (et quand) sur l’extermination des Juifs, ou encore pour évoquer l’attitude des Polonais envers les Juifs, l’affaire Ian Karski a largement fait appel aux historiens. Cette sollicitation des historiens dans les médias couvrant la polémique sur le roman, a eu évidemment comme grand tort de laisser croire que la littérature et l’histoire jouaient sur le même terrain, ou pire encore, que l’une pouvait arbitrer l’autre, ce que beaucoup ont eu beau jeu de contester à juste titre : la littérature a ses raisons que l’histoire n’est pas chargée de partager - et inversement.
3Mais la convocation de l’historiographie dans cette « affaire » littéraire aura au moins eu deux mérites non négligeables. D’abord, l’expertise historienne s’est vu ré-adresser une question dont elle se croyait à tort quitte, du fait qu’entre spécialistes le problème était à peu près réglé : « Pourquoi les Alliés n’ont-ils pas bombardé Auschwitz ? ». Que cette question soit inadéquate, naïve, déplacée, à l’échelle de la réflexion historienne sur la stratégie de guerre des Alliés, n’implique cependant pas qu’on puisse se passer d’un effort d’explication globale (dans toutes ses composantes stratégiques, géopolitiques, économiques, politiques, psychologiques, etc.) à destination du grand public. Davantage, il n’est pas dit que l’effort de vulgarisation historiographique et de pédagogie publique suffise à résorber le conflit moral : que la « réponse » à la question du « que savaient les Alliés » soit aujourd’hui claire pour les historiens (donc nettement moins matière à polémique que le traitement simpliste du sujet par Haenel ne le laisse entendre) n’implique pas que l’aspect névralgique du sujet soit réglé2. Une question similaire a pu déjà surgir, à propos d’un autre contexte, celui du génocide rwandais de 1994, et ressurgira sans doute plus amplement.
4D’autre part, la réponse des historiens à la question du « que savaient les Alliés » s’est appuyée sur une remobilisation de la littérature – et de la psychologie – pour donner à percevoir une nuance fonctionnelle complexe entre « savoir » et « croire », quand il s’agit de l’impensable : on peut savoir sans y croire. Ce débat sur l’interprétation de ce que savoir veut dire, à propos de l’incroyable entreprise d’extermination des Juifs d’Europe, a réinvité la littérature à la table des historiens et des politologues – la littérature, je veux dire par exemple celle du Grossman de Vie et Destin ou de Tout passe, qui s’interrogeait déjà, à sa manière, sur ce que signifie voir sans voir ou savoir sans savoir, à propos de la famine de 1933.
52/ L’essentiel de la polémique, on s’en souvient, a porté sur les moyens littéraires mobilisés dans le livre – recours au « faux » témoignage fictionnel, mise en scène fictionnelle de personnages historiques : face aux mises en cause, l’auteur s’est réfugié dans la revendication de l’autonomie de la littérature par rapport à la vérité historique, rapportant systématiquement la discussion dans les termes très balisés d’un conflit entre littérature et histoire, et revendiquant comme son seul projet d’explorer par la littérature le cheminement d’une âme tourmentée, la vérité indicible d’un homme seul. Mais cette « modestie » du projet littéraire est-elle seulement possible, sinon crédible ? N’y a-t-il pas un impact politique incontournable dans tout choix d’attirer l’attention sur un tel héros de la résistance polonaise ? Peut-on seulement parler de Ian Karski sans basculer dans une lecture interprétative des faits liés à ce nom ? Y a-t-il un discours sur Ian Karski sans leçons de l’histoire à en tirer ? La gaffe du président Obama en mai 2012, lors de la remise de la medal of freedom à Ian Karski à titre posthume3, emblématise le problème, qui est en réalité commun au témoignage, à la fiction, au discours politique et à l’historiographie : quel usage fait-on de l’exemplarité des héros? Sur qui et sur quoi attire-t-on l’attention, l’exception en bien, l’exception en mal, ou le cas général ? Primo Levi se posait déjà la question dans Si c’est un homme : s’agissant d’Auschwitz, que veut-on raconter, le pire, le meilleur, ou l’ordinaire et le cas majoritaire ? Comment traiter l’exemplarité de l’exception ? En l’occurrence, l’honneur du héros Ian Karski rejaillit-il sur ses concitoyens polonais dans leur ensemble et sur leurs rapports aux Juifs, ou souligne-t-il leur déficience ? La même question s’est posée à propos de l’usage des Justes : qu’on se rappelle le chemin parcouru depuis la création du titre de Juste parmi les Nations par Yad Vashem dans les années 50-60 (une reconnaissance qui soulignait aussi l’inaction coupable du reste du monde envers les Juifs massacrés pendant la Shoah), jusqu’à leur récupération dans la politique mémorielle française et l’entrée au Panthéon des Justes de France en 2007, une célébration s’appuyant sur leur exemplarité pour sauver l’honneur de la France tout en assumant les crimes du passé national.
6En outre, qu’un écrivain ait le droit de s’emparer d’une figure historique pour en faire un personnage de roman va de soi – mais ce n’est pas le sujet : que la « vérité » mise dans la bouche de ce personnage de roman soit revendiquée aussi comme vérité cachée ou indicible de la conscience historique de l’événement pose d’autres problèmes, qui sont communs à la littérature et à l’historiographie. Le débat concerne dès lors moins les rapports entre fiction et histoire que l’instrumentalisation de la fiction et des ressources littéraires par l’idéologie. L’événement historique n’est plus qu’un prétexte, le personnage historique, le support d’idées dans l’air du temps, et le roman, roman à thèse.
73/ Avec le recul, le reproche le plus consistant qu’on peut adresser à ce livre est d’être un roman à thèse qui ne s’assume pas. Si effet du livre il y a, il tient certainement à l’impact sur le lecteur de ce jugement amer placé dans la bouche du héros éponyme sur la complicité et la culpabilité morale des Alliés qui savaient et n’ont rien fait pour interrompre l’extermination des Juifs : au-delà de la confession tardive d’un héros solitaire, la troisième partie du livre, dans laquelle le Ian Karski fictionnel réinventé par le roman s’exprime à la première personne, insiste sur cette lecture de la Shoah comme crime partagé par les Nazis et les Américains, les premiers en position de commanditaires et d’exécutants, les seconds en position de témoins délibérément passifs et consentants. Or, étrangement, cette « thèse » n’a pas fait l’objet de discussions approfondies pour ce qu’elle signifiait comme geste politique et impliquait comme « état de la mémoire du génocide »4. C’est à peine d’ailleurs si elle a été remarquée dans les premiers mois de succès du livre, avant la première attaque de Lanzmann contre le détournement idéologique d’un des témoins clés de Shoah. Le soupçon placé dans la bouche du Karski du roman serait-il donc si répandu, correspondrait-il si largement au sentiment inconscient des Français d’aujourd’hui ? Cette lecture morale de la « passivité » supposée des Alliés correspond-elle à l’état contemporain de la mémoire du génocide ?
8La thèse de l’équivalence morale entre les Nazis génocidaires et les Alliés qui n’ont rien fait directement pour interrompre l’extermination des Juifs soulève toutes sortes de problèmes, d’ordre philosophique, moral et politique. Peut-être part elle d’une aussi bonne intention que l’argument du philosophe James Rachel, qu’on retrouve modifié chez Peter Singer, selon lequel il n’y a pas de différence entre laisser mourir de faim un enfant à 5000 km de là, alors que je le vois sur mon écran de télévision et que mon aide peut l’atteindre, et être directement responsable de sa mort. L’intention d’un tel argument est assurément de faire réagir, de provoquer sursaut de conscience et envie d’aider, mais son efficacité n’est pas certaine : outre que quelque chose de l’ordre des perceptions spontanées résiste à l’argumentation intellectuelle (non, je ne me sens pas également coupable de ne pas sauver l’enfant qui meurt à dix pas de moi et celui qui meurt sur mon écran à 5000 km de moi), le « loin ou près, nous sommes tous aussi coupables » censé produire un électrochoc sur le public occidental, peut facilement se transformer en un « on n’a pas à s’en faire ». Si tout le monde est coupable, qui l’est vraiment ?
9L’angoisse de responsabilité tenant à la passivité, à la non-intervention, serait-elle la reformulation contemporaine de la question du Mal ? Arriverait-il actuellement à la « zone grise », si puissamment documentée par Primo Levi, une dégradation conceptuelle similaire à celle subie par la « banalité du mal » d’Arendt ? Quand Primo Levi lance l’idée de zone grise, dans Naufragés et Rescapés, pour désigner la difficulté de démêler les culpabilités en situation de Terreur et de fortes contraintes, dans le contexte extrême des camps nazis où la frontière entre les victimes et les bourreaux n’était pas étanche et où tout le système reposait sur un effort permanent pour compromettre les victimes, sa réflexion part d’une mise en garde qui s’applique parfaitement au devenir de son propre concept : l’esprit humain a tendance à simplifier, pour comprendre il a besoin de voir clairement les contrastes entre blanc et noir, quitte à blanchir ou noircir pour y voir plus clair. Mais la réalité des camps est grise : reconnaître la zone grise et ses mille nuances ne veut pas dire que « la nuit, tous les chats sont gris » et que toutes les différences morales sont abolies, insiste Primo Levi. Il ne s’agit nullement de dédouaner les coupables, encore moins de confondre les victimes avec leurs bourreaux, ce qui relève, écrit Primo Levi, de la coquetterie esthétique ou de la maladie morale. Penser que les Alliés sont aussi coupables que les Nazis parce qu’« ils savaient et ont laissé faire », ce n’est pas donner corps à la zone grise (faite de nuances et de complexité), c’est brouiller toutes les distinctions, seuils et nuances sur lesquels le travail de la justice (et celui du jugement moral, qui ne se confond pas avec le précédent) est fondé. L’un des plus graves dégâts collatéraux causés par le livre de Haenel, et l’évitement par son auteur de toute discussion frontale sur la thèse morale mise dans la bouche de son héros, consiste à avoir contribué à entretenir le brouillage actuel, au niveau de l’évaluation de la responsabilité et culpabilité, entre celui qui fait et celui qui laisse faire, entre l’agent et le témoin passif. Après la banalisation des expériences de Milgram et des travaux des psychologues situationnistes comme Zimbardo, le nouveau péché originel contre lequel nous nous résignons facilement à ne rien pouvoir faire, serait donc notre passivité5. Plaquer ce modèle psychosociologique sur l’éthique des relations internationales pose enfin un dernier problème, sur lequel je terminerai.
10L’historiographie de la deuxième guerre mondiale le dit clairement, regarder le non-bombardement des rails menant vers Auschwitz comme un crime moral valant complicité avec le génocide, est méconnaître radicalement les règles de compréhension de la guerre et des relations internationales en rapportant leur évaluation à celle du comportement individuel. Mais il est vrai que plus largement, le refus de conserver à l’Amérique le moindre privilège moral sur ses adversaires, est sans doute une idée qui se discute, qui s’argumente, qui se défend ; pourtant, on le fait généralement en se référant à d’autres guerres, d’autres épisodes de la politique extérieure américaine. Ici, il s’agit de contester la seule « guerre juste » encore à peu près admise comme telle, celle des Alliés contre le nazisme. Or, nous avons plus que jamais besoin, aujourd’hui que le concept de guerre juste est si galvaudé, de penser la notion de « guerre juste » dans sa complexité, car rien n’est jamais tout blanc ou tout noir, il n’existe pas de guerre « pure » dénuée de tout intérêt stratégique, sauf à entretenir une vision puérile de l’éthique des relations internationales. Stratégiquement parlant, toute guerre est toujours menée à la fois pour des valeurs et pour des intérêts, la distinction entre les deux ne tenant pas toujours. Les ravages du relativisme moral en matière géopolitique ne sont pas l’un des moindres périls contemporains. Si le livre Ian Karski a pu contribuer à l’entretenir, la discussion à son sujet aurait pu être l’occasion d’en dissiper plus clairement les ressorts.
11(Université Paris Ouest Nanterre)