Ce que l’enquête fait aux études littéraires : à propos de l’interdisciplinarité
I.
1La réflexion sur les rapports entre littérature et histoire, ainsi que le questionnement sur les débats que ceux-ci ont suscités depuis quelque temps, nous situent sur un territoire particulier qui présente des spécificités nouvelles, et que nous serions tentés de décrire comme un âge « post-disciplinaire ».
2Les doutes éprouvés à propos de l’efficacité scientifique du régime disciplinaire ont amené la communauté de chercheurs à essayer d’identifier ses limites, ses dérives, ses problèmes et ses risques – tel que le signalaient Revel, Passeron et Boutier en 2006 dans leur introduction au volume Qu’est-ce qu’une discipline ?1. Ces incertitudes ont multiplié l’appel au croisement disciplinaire, qui, néanmoins, adopta souvent des formes peu satisfaisantes. Gérard Lenclud a décrit le phénomène depuis l’anthropologie comme une « interdisciplinarité prescrite2 » ; l’historien Patrick Boucheron comme un « impératif catégorique3 » ; le sociologue Jean-Louis Fabiani comme une « injonction disciplinaire4 » ; Dan Sperber depuis les sciences cognitives désigne cette démarche comme un « maquillage interdisciplinaire5 ». Ces expressions traduisent une inquiétude partagée par de nombreux acteurs de la communauté scientifique : la difficulté de repenser les rapports entre le découpage actuel des disciplines et les formes de savoir, traditionnelles ou émergentes. À ceci, vient s’ajouter le fait que, bien qu’engagés dans une dynamique qui nous amène à proclamer l’interdisciplinarité, le temps nous manque souvent pour une réflexion systématique sur les enjeux qu’elle mobilise et les conséquences qu’elle entraîne sur nos disciplines et sur l’organisation institutionnelle des savoirs6.
3L’ambiguïté du régime disciplinaire réside dans le fait que l’interdisciplinarité ne peut exister que s’il y a des disciplines, mais s’il y a des disciplines elle peine à s’instituer. D’après Gérard Lenclud, c’est ainsi que la situation se présenterait actuellement : l’organisation moderne de la recherche scientifique a construit un dispositif dont les conséquences peuvent paraître partiellement contradictoires : d’une part, ce dispositif repose sur la spécialisation disciplinaire, que l’institution universitaire solidifie, et qui entraîne des effets isolants auxquels il est périodiquement tenté de remédier par l’encouragement à l’interdisciplinarité ; d’autre part, dans le même temps le dispositif scientifique moderne consacre la solidarité entre les disciplines : elles forment un système tel que chaque discipline se définit et est définie par les relations de différentiation qu’elles entretiennent avec les autres dans un contexte qui est à la fois de complémentarité et de concurrence7. Dans cette solidarité s’enracine notre croyance dans l’existence d’un ensemble cohérent de savoirs comme une évidence – et les contraintes que cette évidence impose8. Peter Weingart rappelle que les disciplines finissent toujours par exister comme des structures données du monde, ce qui efface leur caractère de convention provisoire, et leur localisation historique liée au développement universitaire9.
4Revenir sur les enjeux actuels de la disciplinarité en sciences humaines et sociales nous permet de rappeler que la question est loin d’être réglée. En effet, notre pratique d’enseignants et de chercheurs nous donne souvent l’impression que l’interdisciplinarité reste un mirage à durée limitée. Or, les apports et les acquis récents permettent aujourd’hui d’identifier l’enjeu majeur auquel nous sommes confrontés : ce que nous ne sommes pas parvenus à résoudre, c’est la localisation de l’interdisciplinarité – son emplacement autant en termes épistémiques qu’en ce qui concerne l’organisation institutionnelle de l’enseignement et de la recherche.
5Au niveau de la formation,on pourrait résumer la situation de la façon suivante : à quel moment doit intervenir l’interdisciplinarité ? Dès les débuts d’une formation qui n’en serait pas moins disciplinaire ? Il va de soi que c’est la conception de la notion de discipline, et celle qu’on a de la propre discipline, qui déterminent le moment où on fait intervenir l’interdisciplinarité ; mais la capacité à dégager une discipline du modèle de la propre formation joue également un rôle essentiel, car elle engage une réflexion sur les traditions nationales en sciences sociales et sur leur évolution historique10. La question est vaste mais on peut la synthétiser dans ces termes : si on conçoit une discipline comme étant insérée dans un réseau constitué de multiples disciplines, pour des raisons historiques et en fonction des enjeux épistémologiques, la formation interdisciplinaire devrait intervenir dès le départ11. Cette question implique qu’on se demande aussi si ce que nous avons tendance à percevoir comme un « âge post-disciplinaire » met effectivement en cause le découpage et l’organisation institutionnels des savoirs. En d’autres termes : en ce moment où les différentes formes de savoir en sciences humaines et sociales semblent avoir atteint un degré extrême de spécialisation, doit-on concevoir des formations interdisciplinaires, ou au moins des formations dans lesquelles l’interdisciplinarité joue un rôle plus important ?
6En ce qui concerne la recherche, la question de l’emplacement de l’interdisciplinarité se pose dans des termes similaires : de quelle façon celle-ci doit intervenir ? à quel niveau de l’analyse ? Que peut-on espérer du croisement disciplinaire ? Considérée comme l’étape suprême, l’aboutissement du parcours d’un chercheur, l’interdisciplinarité semble devoir intervenir après l’acquisition d’une expertise à l’intérieur d’une discipline12. Car le cadre disciplinaire répond à la nécessité de limiter le champ de l’expérience, et semble incarner l’unique possibilité d’une professionnalisation qui garantit la qualité des travaux, ainsi que l’entrée dans une communauté de chercheurs. En ce sens, on observe que le mouvement vers une formation davantage marquée par l’interdisciplinarité prend souvent, dans les discours, la forme d’un attentat contre l’autonomie disciplinaire. D’autant que la réorganisation du monde académique qui se joue depuis quelque temps dans de nombreux pays occidentaux a mis en évidence le fait que, dans l’espace européen, la question de l’emplacement se pose aussi en termes de choix d’institution : quel est le type d’institution plus propice à l’implantation de démarches interdisciplinaires ? Universités, ou institutions de recherche et grandes écoles13 ?
II.
7À ce stade de la réflexion, il semble important de rappeler les raisons qui nous amènent à nous engager dans des rapprochements disciplinaires. Car les objectifs qui déterminent l’adoption d’une telle démarche permettent de mieux comprendre la façon dont nous articulons les savoirs venant de différents domaines. Sans oublier que la façon dont on approche une autre discipline joue un rôle non négligeable.
8On pourrait, pour schématiser, dire : convergence et divergence. Et pour décrire de façon plus précise ce que ces termes signifient, rappeler quelques-unes parmi ces raisons : la fécondité attestée de certains croisements, qui peut venir des différences disciplinaires tout comme des ambitions épistémologiques d’un champ de savoir ; l’intention de créer de nouveaux objets de recherche ; l’espoir de constituer une discipline universitaire d’avenir ; la forte différentiation dans les pratiques scientifiques ; le fait que l’importation des notions est des concepts voisins peut apporter un gain intellectuel et stratégique14. Roland Barthes soulignait déjà le caractère innovant de ces croisements, qui, dans sa conception, devaient nécessairement entraîner la création d’un objet nouveau15.
III.
9Afin d’examiner les modes sur lesquels on procède à des confrontations disciplinaires j’adopterai la perspective de ma propre discipline, les études littéraires. Deux précisions sont nécessaires avant d’examiner les trois modalités de croisement entre disciplines que nous proposons. D’une part, le fait qu’elles ne sont pas exposées ici en fonction d’une progression hiérarchique ; elles constituent toutes des tendances de la recherche actuelle et chacune d’elles présente un intérêt certain. D’autre part, il est évident que ces modes cohabitent dans un nombre important de travaux contemporains.
10Un premier niveau de croisement disciplinaire peut être désigné comme thématique16. En tant que littéraires le recours à une discipline s’impose à partir de certaines œuvres et certains thèmes au point de prendre la forme d’une évidence. Pour en revenir aux rapports entre littérature et histoire, il semble impossible d’aborder certains corpus littéraires sans faire appel aux ouvrages des historiens concernés lorsqu’il s’agit d’œuvres relevant, par exemple, de la littérature de la mémoire, des camps, du fascisme, des dictatures, etc. Sous cette forme, celle de la connaissance, l’interdisciplinarité constitue une démarche fréquente. Nous avons affaire à des corpus qui demandent donc un recours aux productions des historiens spécialisés dans ces périodes ou ces questions, qui nous proposent un mode de compréhension des phénomènes à travers une interprétation de ceux-ci. Cependant, il convient de rappeler que lorsque la démarche littéraire cherche à saisir le contexte historique de l’œuvre, la consultation des ouvrages spécialisés s’avère insuffisante ; le contexte d’une époque se trouve dans les médias et les supports de publication, et dans une série de documents et de discours d’époque, qui ont marqué une période. Car ce qui entoure le texte – le contexte d’édition, de publication, le milieu littéraire, le contexte politique et social, etc. – n’est pas un ensemble de circonstances dont le texte est le centre, mais une composante de l’œuvre17.
11Un deuxième niveau de croisement disciplinaire concerne l’importation directe d’objets, de concepts, de méthodes et de modèles étrangers à une discipline, afin de produire des résultats novateurs. C’est ce qu’EtienneAnheim désigne comme une conception étroitement utilitariste de l’interdisciplinarité, sans que ce terme implique un jugement de valeur ; Anheim rappelle également que dans ce cas les éléments mis en en évidence traduisent une convergence plus qu’une influence18. De nombreux travaux relevant de l’histoire sociale, qui ont renouvelé la lecture des textes à partir de la discipline historique, prennent pour base ce type de démarche. Pour une évocation rapide de quelques exemples, il convient de citer les recherches de Daniel Roche, Roger Chartier, Dinah Ribard, Christian Jouhaud, Catherine Velay-Vallantin en France19 ; Carlo Ginzburg, Robert Darntorn au niveau international20.
12Un troisième mode de croisement entre disciplines se situe au niveau épistémologique, et amène à une reconsidération de la position savante d’une discipline. Cette démarche relève de l’emprunt de notions et de méthodes, mais s’oriente vers une reconfiguration d’aspects essentiels de la propre discipline. En tant qu’exemple, on peut ici évoquer les perspectives ouvertes aux études littéraires par un certain nombre de concepts venant de l’anthropologie française des années 1990, en particulier, les questionnements de Jean Bazin autour de l’objet dans la discipline anthropologique, qui s’avèrent être productifs pour mettre en question ce qu’est l’objet dans la discipline littéraire, pour comprendre son statut et son fonctionnement dans le monde contemporain21. De même, la notion de « mise en situation » de l’objet développée par Jean Jamin – l’historicité qui permet de mettre en question le tracé des frontières disciplinaires, épistémiques et cognitives22 ; la notion de « processus d’oblitération savante23 » avancée par Bazin, à partir des travaux de Balandier – des élaborations conceptuelles qui peuvent être utilisée pour une réflexion sur l’histoire des études littéraires afin de réélaborer les principes sur lesquels repose la discipline.
13L’incorporation de l’enquête en tant que démarche épistémique relève de cette troisième catégorie de croisements. Il y a là une tendance relativement récente de la discipline littéraire, dont je vais essayer de systématiser quelques-uns des principes.
IV.
14La notion d’enquête ne désigne pas ici une méthode empruntée à une autre discipline, qui amène le chercheur en littérature à adopter une démarche d’historien ou de sociologue – même si cela peut éventuellement arriver. L’enquête n’est pas non plus conçue ici sur le modèle policier, qui présuppose des traces dont la signification n’éclate que lorsque l’œil du détective les regarde et qui mènent vers une vérité24. L’enquête est ici conçue comme une démarche à travers laquelle la littérature s’ouvre à l’historicité. Non pas au niveau des événements racontés, non pas au niveau des textes mais de la pratique scientifique. La notion d’enquête revendique la matérialité des objets en tant que formes de savoir, inscrits dans un réseaux d’éléments qui constituent un objet ; les études littéraires se ré-approprient ainsi une démarche, à laquelle ils accordent une spécificité propre qui transforme le statut de la discipline.
15Etienne Anheim a étudié, dans son récent « L’historien au pays des merveilles ? Histoire et anthropologie au début du xxie siècle25 », le processus qui amena, au début des années 1990, certaines disciplines, comme l’anthropologie et l’histoire, à un retour sur la question documentaire, qui transforma le statut et l’élaboration des données empiriques disponibles pour l’enquête scientifique, déjà manifestée au début des années 1930, au moment de l’institutionnalisation de la discipline. Un retour aux archives qui correspond, chez les historiens, à un repli sur l’identité du métier26. Quant à la discipline littéraire, on peut dire qu’elle n’a pas connu de mouvement similaire dans cette période, en tout cas dans ses tendances institutionnelles et éditoriales dominantes, en France. Cependant, les historiens orientés vers une histoire de la culture ont amorcé ce mouvement, dès le début des années 1990 – Louis Marin, Roger Chartier, Catherine Velay-Vallantin. En littérature, ce repli vers l’identité du métier que connurent l’histoire, l’anthropologie, et peut-être la sociologie, correspond à ce qui est souvent perçu comme une tentative de reconnaissance par les sciences sociales, que je décrirais plutôt comme une reconsidération de son statut : l’engagement dans une réflexion sur la place que peut occuper la discipline littéraire dans la constellation des sciences humaines et sociales. Le processus semble favorisé aujourd’hui par l’ampleur acquise par les théories du récit : la prise de conscience de l’omniprésence du récit dans notre culture contemporaine, ainsi que la nécessité de travailler avec des récits, fictionnels et non-fictionnels, par des spécialistes de différentes disciplines, ont donné à ceux qui apparaissaient comme des « experts du récit » (les narratologues en particulier) une certaine visibilité, et déterminé une circulation interdisciplinaire de leurs théories27. Cependant, on ne peut pas dire que cette tendance ait affecté l’ensemble de la discipline littéraire.
16Le mouvement que nous décrivons sous le terme d’enquête correspond aussi à un retour au document – et même à la matérialité du texte dans la discipline littéraire. En histoire, le document devient dans cette période le premier objet de la recherche, dans le cadre d’une réflexion sur sa matérialité, son élaboration, ses usages et sa transmission, renouvelant le problème épistémologique du statut des traces du passé au sein du processus de construction du savoir, dans la lignée des réflexions de Michel de Certeau, Carlo Ginzburg, Arlette Farge28). En littérature, le document occupe la scène parce qu’il réintroduit l’ancrage du texte littéraire dans son présent et dans le présent de l’interprétation. Il entre en concurrence avec le pouvoir d’évocation de la littérature, et redessine les frontières génériques du littéraire, ébranlant son autonomie. Mais le document est autre chose en littérature : la question pour nous ne relève pas du statut des traces du passé au sein du processus de construction du savoir : le document est la réalisation matérielle du texte, qui n’est pas circonstance, mais le texte lui-même.
17S’y opère donc non pas une contextualisation au sens classique du terme, mais plutôt un débordement de la logique de l’œuvre sur ce qu’on avait pour habitude de considérer comme relevant de son « contexte extérieur ». Conçus comme des opérations, voire des interventions, productives, et non pas comme des résultats cristallisés, les textes littéraires sont ainsi rapatriés dans l’histoire sociale et politique sans pour autant être réduits à des signes de leur contexte idéologique, politique et social. Ainsi, les stratégies éditoriales comptent au même titre que la structure formelle ou la structure thématique, ce qui implique le refus de traiter le texte littéraire comme un objet formel possédant une identité interne stable. L’identité des œuvres est considérée comme étant toujours relative, d’abord et avant tout quant au contexte de publication – le contexte de publication et le contexte de production étant conçus comme deux moments irréductibles dans la construction de l’identité de l’œuvre et de l’auteur. Le déplacement ainsi opéré met en question l’idée d’un texte-type, la remplaçant par l’hypothèse selon laquelle chaque nouvelle édition « met en place une nouvelle version de l’écrit29 ». La dimension temporelle et synchronique des objets est ainsi traitée simultanément.
18Ainsi, cette conception de l’enquête n’implique pas que c’est l’historicité de la société, ou l’historicité du texte, qui sont étudiées. Elle constitue une méthode d’incorporation des conditions de production, de la matérialité, au processus savant et au processus d’exposition savant en littérature, qui met en cause les liens entre l’objet et le chercheur (ce que des disciplines telles que la sociologie décrivent comme les liens entre enquêteur et enquêté). Le mouvement de mise en avant des liens entre enquêteur et enquêté dans des disciplines comme l’anthropologie, l’histoire, ou la sociologie peut-il nous permettre de percevoir sous un angle nouveau le retour sur scène de l’auteur dans les études littéraires auquel on assiste depuis une dizaine d’années ? La question mérite d’être posée. Ce qui semble moins douteux reste le fait que dans la discipline littéraire le processus de fabrication du texte littéraire a pu obturer la possibilité d’une exposition du processus de fabrication du texte savant. Il y a là probablement un des facteurs qui permettent d’expliquer un certain rejet de la théorie littéraire à tradition structuraliste auquel on assiste actuellement.
19On aboutit ainsi à une mise en évidence des procédures de l’enquête par lesquelles on construit son objet en littérature, qui amène à une réévaluation de l’écriture critique elle-même, puisque le chercheur inscrit ainsi explicitement sa présence dans l’écrit, sans pour autant en devenir l’objet principal, et sans abandonner le registre de la production savante. S’effrite dès lors l’habitude du spécialiste de littérature de se penser comme un sujet absolu, radicalement séparé de son objet, ou lié à celui-ci par un lien relevant de la valeur esthétique, qui refuse d’historiciser les liens qui l’unissent à l’objet. Ceci implique que les objets marqués par une attention esthétique ne constitueraient plus qu’une partie de ceux étudiés par la discipline.
V.
20L’incorporation de l’enquête ainsi conçue à la discipline littéraire entraîne au moins deux conséquences majeures dans la production savante. D’une part, elle altère la temporalité de la recherche et de l’écriture ; d’autre part, elle met le chercheur face à une vaste production de « restes », qui produit l’impression d’une dilapidation savante.
21L’organisation moderne de la recherche impose une série de contraintes parmi lesquelles la nécessité de répondre à de nombreuses sollicitations, la transformation des enseignants-chercheurs en gestionnaires de leurs propres carrières, l’intensification de l’engagement dans les instances de gestion de l’enseignement et de la recherche. À ceci viennent s’ajouter les différents modes évaluatifs imposés dans les dernières années, généralement empruntés aux sciences exactes, dont la nature est peu adaptée à la spécificité de fonctionnement des sciences humaines et sociales. En tant qu’enseignants-chercheurs nous avons souvent l’impression que l’inertie du système et les impositions ministérielles et financières nous laissent une marge de manœuvre relativement peu importante. L’ensemble de ces facteurs détermine que l’on privilégie certaines modalités de recherche, qui permettent d’intensifier le rythme de production.
22L’enquête telle que nous la décrivons ici implique une temporalité de recherche et d’écriture qui ralentit le rythme de production, et multiplie le temps consacré aux objets, parce qu’elle considère que la logique de l’œuvre ne peut être saisie exclusivement dans la dimension textuelle. Par ailleurs, cette démarche ne détermine pas préalablement l’orientation des recherches : c’est la spécificité de l’objet qui implique une forme de savoir, une discipline, et une méthodologie. En effet, on s’engage dans des recherches dont la spécificité – et les disciplines qu’elle convoquera – sont impossibles à prévoir ; ce n’est pas parce que l’axe de nos travaux a longtemps été (par exemple) le croisement de la littérature et de l’histoire, que ce sera le cas pour le prochain objet. Cela signifie qu’on perçoit dans les objets littéraires des inscriptions variées, parmi lesquelles on en choisit une comme dominante30 – l’histoire, l’archéologie, l’anthropologie, l’histoire institutionnelle, etc. Par ailleurs, le type de matériel impliqué par l’enquête n’est pas non plus pré-déterminé : archives (manuscrits ou imprimés), collections d’auteurs, revues, journaux, autres supports ; histoire éditoriale ; rapport texte-image (dessin, gravure, photographie, peinture), etc. Cela dépend de l’objet choisi, mais la démarche de l’enquête implique la nécessité d’excaver (comme on disait au xixe siècle), on ne peut se contenter de lire un ouvrage spécialisé, ou l’appareil critique des éditions spécialisées.
23Cette démarche qui nous sort de nos spécialités d’origine demande (bien entendu) un temps de formation relativement important. À ce propos il convient de rappeler les mots de Bourdieu : « Un chercheur ou un penseur, c’est comme un paquebot : les tournants, ça prend un temps fou31. » Je rajouterais que l’organisation moderne de la recherche impose la nécessité de rester actif dans notre spécialité d’origine pendant le laps de temps que nous consacrons à ces tournants, ce qui a pour effet de ralentir le travail (et parfois de provoquer une forme de schizophrénie, tant les objets auxquels nous nous consacrons sont hétérogènes). Cela induit aussi la construction d’une sorte de « jardin secret » (ou « jardin honteux ») du chercheur – puisqu’il que cet objet est éloigné de ceux dont on fait état dans nos interventions, et ne correspond pas aux attentes de la communauté.
24Quant à ce que j’appelle « la dilapidation (savante) » elle implique également une dimension temporelle : ce que nous dilapidons c’est autant notre temps que les savoirs, souvent fragmentaires, accumulés pendant les recherches. En effet, ces « fouilles » impliquent l’introduction d’une dimension diachronique – dans un sens particulier : elles entravent la linéarité de l’écriture critique, et ralentissent son rythme, mettant également en cause (souvent) les modèles d’exposition des recherches ; notre écriture finit par s’éloigner des modèles pratiqués et reconnus dans la discipline littéraire, et participe, dans une certaine mesure, des modes d’exposition et des rhétoriques d’autre disciplines, sans pour autant pouvoir être entièrement identifiée à celles-ci. Dans la communauté intellectuelle française, lorsque l’écriture acquiert une dimension « de sciences sociales », elle peine à être acceptée, dans la mesure où ce mouvement l’éloigne de la tradition nationale propre aux études littéraires. Ceci nous rappelle que la place de la discipline littéraire dans la constellation des sciences humaines et sociales doit être réexaminée.
25Dilapider c’est aussi disperser, dissiper, gaspiller32. Or cette dilapidation peut être vue comme une accumulation de capital – la question reste : que faire de ces savoirs accumulés ? Or, la dilapidation peut garantir les virages à venir. La question est comment utiliser ces « restes » et échapper à cette dilapidation ? Mon expérience, partagée avec un certain nombre de chercheurs, permet de mentionner trois stratégies possibles. L’une consiste à chercher un moyen d’incorporer tout ce « surplus » ou « trop » au travail dans le cadre duquel il est né, quitte à forcer un peu la structure, ou l’alourdir (parfois, simplement, en accumulant ces restes dans les notes en bas de page). Une deuxième possibilité est d’en faire une série d’articles autonomes, qui peuvent porter sur des sujets assez éloignés de l’objet d’origine. La troisième stratégie possible est d’en faire un autre livre. Mais quel que soit notre choix, celui-ci aura des conséquences sur notre parcours en termes disciplinaires et institutionnels.
26Reste-t-il des traces dans les articles écrits de ce travail d’enquête ? Nécessairement, puisque l’enquête s’inscrit dans le texte dans la mesure où elle intervient au niveau de la production des hypothèses et permet de lire le texte autrement. Mais cette inscription se réalise souvent sous une forme peu visible, ce que j’espère montrer à travers un exemple tiré de ma propre expérience récente.
27Par le biais d’une recherche sur les usages du récit dans certaines sciences sociales (en voie de constitution) dans les dernières décennies du xixesiècle, j’en suis venue à m’intéresser, il y a quelques années, à l’autobiographie de Heinrich Schliemann, (1822–1890), l’archéologue autodidacte à qui on attribue la découverte de l’emplacement de la ville de Troie, qui a excavé Mycènes, et déterré le célèbre masque d’Agamemnon. Il s’agit d’un de ces objets qui ne résultent pas d’une commande, ou d’une sollicitation extérieure. Comme Patrick Boucheron, je pense qu’on ne choisit pas forcément de manière plus pertinente nos objets d’étude si rien ni personne ne vient nous les suggérer ; on pourrait même dire le contraire : nos choix indépendants sont peu pertinents, au sens où ils ne correspondent généralement pas aux intérêts et aux attentes de la communauté. Cependant, je voudrais souligner l’importance de ces travaux dont on a l’impression que personne ne veut, car ils permettent de s’émanciper des dominantes de la recherche d’une époque. De plus, lorsque le choix se fait librement et sans entraves, il échappe plus facilement aux impératifs de temps et de forme imposés par l’organisation moderne de la recherche33.
28Au départ, mon intérêt allait à la construction matérielle des ouvrages de Schliemann et le but était de saisir les spécificités que présentait le récit chez cet auteur, et en particulier, l’usage du romanesque dans les récits de fouilles34. Les archives Schliemann se trouvant (à la suite de nombreuses péripéties) à la bibliothèque de l’American School of Classical Studies at Athens (Gennadius Archives, Schliemann Papers), me voilà débarquant à Athènes et dans l’archéologie, discipline qui m’était peu familière, et découvrant certaines spécificités de l’autobiographie de Schliemann35. C’est en ce sens que ce travail constitue un « reste » – un « trop » (comme dirait Daniel Milo) du projet sur les explorateurs.
29Une des particularités de cet objet était qu’il existe quatre récits autobiographiques – en plusieurs langues (anglais, français, anglais, allemand) –, un fait connu des spécialistes mais rarement évoqué ainsi, puisque les autobiographies en elles-mêmes en tant qu’ensemble n’avaient jamais constitué un objet d’étude autonome ; elles ont été utilisées par les historiens et les archéologues pour reconstruire l’histoire de Schliemann. En effet, le débat s’était concentré sur la question de la véracité du récit, qui après avoir longtemps suscité une croyance aveugle, avait subi les attaques d’une série de chercheurs – au point que tout l’édifice Schliemann sembla chavirer et que la question se posa du crédit qu’on peut accorder aux récits de ses fouilles alors que son autobiographie semble relever davantage de la fiction que du récit de la propre vie36. La première décision – donner une autonomie de fonctionnement à l’ensemble des autobiographies – fut doublée d’une autre : déplacer le centre d’interprétation qui ne devait donc plus être la mise en parallèle entre le récit fait par Schliemann et la chronologie de sa vie, mais la série des récits elle-même, et les représentations qu’elle génère.Cette prise de position ne signifie pas que le fait de connaître le degré de vérité ou de référentialité des événements racontés ne joue aucun rôle en ce qui concerne le statut qu’on accorde à ces textes ; mais ce qui m’intéresse ce sont les formes que Schliemann choisit pour présenter sa vie, les moyens utilisés pour mettre en place son autobiographie de façon à en faire une pièce maîtresse de la construction de sa carrière d’archéologue, tout comme les effets produits par ses textes. L’objectif étant d’essayer de saisir le rôle que l’écriture autobiographique a joué dans ses stratégies narratives, ce qu’elle a permis – et ce qu’elle a occulté. Car, tel que l’a affirmé Reinhardt Witte, sans ses autobiographies Schliemann serait aujourd’hui un excavateur parmi d’autres37.
30Une fois l’objet constitué restait la question : comment l’approcher ? En tant que littéraire, par le genre, bien entendu. L’autobiographie n’a, certes, rien d’une terraincognita, et n’est plus un objet réservé aux littéraires. Depuis les travaux de Philippe Lejeune, on considère l’écriture autobiographique comme un fait anthropologique propre à notre société38 ; mais notre approche participe également d’un mouvement contemporain de retour sur la biographie et l’autobiographie dans les sciences humaines et sociales auquel on assiste depuis plusieurs décennies : le récit de vie a, en effet, été ajouté à la boîte à outils d’un certain nombre de disciplines. La prolifération du « biographisme » a vu naître une réhabilitation du genre comme instrument de connaissance, qui prend place dans un contexte culturel particulier et dans un moment spécifique du développement de l’histoire de sciences – tel que le signalent Daniel Fabre, Jean Jamin et Marcello Massenzio dans leur introduction au numéro de L’Homme consacré à la question39. On confirme ainsi le fait qu’une approche, sans doute déterminée en partie par l’appartenance disciplinaire, est adoptée, mais l’objet n’en demande pas moins un traitement à la croisée de plusieurs disciplines : histoire, archéologie, littérature, l’histoire des institutions et des savoirs, psychanalyse – ou plutôt comme dirait Jacqueline Carroy : histoire des interprétations savantes des rêves40.
31Que fait Schliemann dans ses récits autobiographiques ? Il construit un « lieu de savoir » – ou plutôt : il fait du récit de vie un lieu de savoir, parce qu’il met en place un territoire symbolique où des modalités de connaissance sont reprises et resignifiées pour constituer un nouveau mode de production des savoirs, autant du point de vue pragmatique qu’épistémologique (je suis ici les propositions de Christian Jacob41). La particularité de Schliemann étant la prise de position de l’autobiographique entre l’espace public et la discipline académique archéologique, qui est, à l’époque de Schliemann, en cours de définition et de professionnalisation. Les autobiographies de Schliemann permettent un mode de connaissance pour l’étude des sciences à travers celui de l’usage du récit42 ; les enjeux du savoir qu’apportent ces récits autobiographiques peuvent être saisis à partir d’une prise en compte de la forme narrative, et de la façon spécifique dont s’inscrit en eux la vacillation entre genre cognitif et genre esthétique qui a marqué la constitution des sciences humaines et sociales au xixe siècle.
32Alors que le mythe de l’enfant qui rêve de Troie et décide d’aller retrouver la ville un jour s’impose à travers ces récits, les autobiographies font l’impasse sur la formation de Schliemann. Après leur lecture, on peut tomber sous son charme, mais on ne sait toujours pas comment un commerçant autodidacte est devenu l’archéologue le plus célèbre de tous les temps. Ni comment il s’est formé dans le raisonnement et la connaissance scientifiques de l’époque. Les années passées sous silence dans ces récits sont celles où Schliemann se forme et entre dans une communauté savante, qui se déroulent à Paris, entre 1866 et 1868/9, c’est-à-dire à la fin du Second Empire, raison pour laquelle on ne peut aborder ces autobiographies sans passer par une histoire des savoirs et des institutions françaises, ainsi que par une histoire des disciplines. La stratégie narrative de Schliemann consiste à construire une représentation de la naissance de la vocation située dans l’enfance, qui prend la forme du rêve de toute une vie : en d’autres termes présenter une vocation unique alors que sa carrière savante ne commence qu’à 46 ans.
33À quoi servent les archives dans un cas comme celui-ci, puisqu’on ne fait pas tâche d’historien ? Une première réponse serait : à la construction de l’objet, puisque la série d’autobiographies en elle-mème s’impose comme telle à partir de l’expérience des archives. Mais le travail en archive permet de construire des hypothèses. En effet, les boîtes contenant des comptes rendus et des lettres qui montrent l’impact de la première autobiographie publiée auprès du public mettent en évidence le processus qui amène Schliemann à considérer son autobiographie comme une pièce essentielle de la construction de son image d’homme de science et de sa carrière savante et à interpréter les choix narratifs qu’il réalise (le rêve, le Moyen Âge). Un autre aspect que les archives amènent à saisir, c’est le fonctionnement de l’apprentissage des langues dans la logique narrative de Schliemann. La série de lettres contenue dans les archives, adressés à des correspondants très variés, où Schliemann conseille sa méthode d’apprentissage des langues induit à croire que quelque chose de spécifique se jouait dans cette méthode : la « mécanique des langues » est, chez Schliemann, plus complexe que ce qu’on a pu croire, car l’apprentissage des langues et l’exercice du récit se confondent, jusqu’à se fondre en un même exercice intellectuel. Ainsi, l’apprentissage des langues permet, dans le système Schliemann, d’évacuer la question de la différence entre fiction et non fiction – ou référentiel/non référentiel.
34J’ai mis cette interrogation sous le signe de la discipline dans laquelle j’ai été formée – la littérature – non pas pour défendre un territoire mais pour marquer le fait que même lorsque les concepts, les méthodes ou les objets coïncident, les modes spécifiques de chaque discipline ouvrent des perspectives distinctes à la recherche. Nos points de départs et nos ancrages diffèrent selon la discipline d’appartenance, et la construction d’un territoire de rencontre entre disciplines reste une tâche ardue. Même lorsque l’objectif est de proposer un dialogue, on tombe souvent dans des malentendus qui, certes, peuvent être féconds et productifs, mais restent difficiles à dépasser. Boucheron signale qu’il est vain de vouloir attribuer ces malentendus interdisciplinaires à l’inattention coupable de ceux à qui on tente de s’adresser ; s’ils ne réagissent pas, c’est qu’ils ne ressentent pas de nécessité épistémologique à le faire, et donc que le problème a été mal posé, ou exposé d’une manière telle qu’il demeurait inaudible. Il rajoute qu’il faudrait sans doute, pour avoir une chance de se faire entendre, adopter quelques ruses tactiques – intrusion dans les canaux de diffusion du camp adverse, pilonnage systématique des arrière-gardes, camouflage théorique43. Kuhn insistait déjà dans sa postface à la Structure des révolutions scientifiques44(1969), sur les difficultés d’ordre rhétorique qui entravent la communication entre disciplines, en particulier lorsque nous utilisons un vocabulaire que nous croyons partager, mais qui renvoie à des présupposés et des histoires conceptuelles différents. Dan Sperber rappelle que les rencontres interdisciplinaires donnent souvent lieu à une bonne part de frustration, parce que nous nous y engageons dans l’attente non pas d’apprendre des autres, mais dans l’espoir que les autres apprennent de nous45.
35Ces malentendus restent fréquents, y compris dans des rencontres dont l’objectif explicite est de réfléchir aux échanges interdisciplinaires. Or ils sont productifs et féconds. La question est de savoir comment les prolonger, ou s’il faut leur donner une continuité, et sous quelle forme. En particulier en termes de formation, et d’inscription institutionnelle. Seule la continuité peut permettre de dépasser les malentendus disciplinaires et de construire un territoire d’échange.
36(Université de Reims/CRIMEL, Centre de Recherches sur les Arts et le Langage CNRS-EHESS)