1Je n'ai pas pu être parmi vous en janvier, et j'ai exprimé à Catherine Coquio mes vifs regrets. C'est simplement qu'il me manque le don d'ubiquité, imparable excuse. En effet, j'ai appris en octobre la mort d'un roi en pays bamileke, à l'ouest du Cameroun, Je comptais justement retourner dans cette région pour visiter à loisir les chefferies, qui sont encore une centaine. L'occasion étant trop belle, j'ai fait deux voyages : en novembre, pour assister aux funérailles du roi défunt, et à l'arrestation de son successeur ; en janvier pour assister, pendant plusieurs semaines, aux différentes phases du rite de succession. Les pages que j'en ai rapportées ne me semblent pas étrangères à votre sujet, c'est pourquoi je vous les donne à lire. C'est aussi une façon de vous remercier pour votre invitation.
Sortir de la forêt
2Bafoussam, Baham, Baleng, Bandjoun, Bamendjou, Bayengam, Bansoua, Bangoua, et ainsi de suite jusqu’à plus de cent. De Bafut à Bangangté, autant de noms de chefferies qu’on croirait battus sur le tam-tam, frappés sur le tambour à fente qui jadis portait au loin les nouvelles, orné des emblèmes du pays bamiléké : la mygale pour son sens de l’orientation, la tortue pour sa sagesse, le crocodile pour sa longévité, sans oublier le caméléon qui s’adapte aux circonstances, et la double cloche qu’on devrait plutôt appeler un gong : elle n’a pas de battant, on la frappe en modulant le son afin d’alerter le roi qui comprend aussitôt la nature de l’événement. Chez nous aussi, on distinguait le tocsin du glas, et les cloches à toute volée annonçaient un mariage, mais c’était toute la population qu’on prévenait de la sorte. Du côté de Bafoussam, le roi doit avoir l’oreille subtile, et garder la nouvelle pour lui.
3Nous sommes à l’ouest du Cameroun, entre 1500 et 2000 mètres, dans un pays de collines où la chaleur est tellement moins étouffante qu’à Yaoundé et Douala, les deux grandes villes à trois cents kilomètres de distance. La terre rouge, dont la poussière colore la nature en saison sèche, est si fertile que tout pousse : les bananes, les mangues, les papayes, le café, le manioc, l’igname, le maïs, ainsi que des haricots, des choux, des carottes qu’on pourrait envier dans la Sarthe ou les Deux-Sèvres. Il faut ajouter que le moindre cours d’eau arrose des palmiers raphias qui servent à tout : la construction, les plafonds lambrissés, les meubles et surtout le vin de palme aussi blanc que du lait, qui garantit l’ivresse à peu de frais.
4Entre les troncs d’eucalyptus, entre les larges feuilles des bananiers on aperçoit régulièrement les toits pyramidaux des chefferies, en tôle ondulée depuis que le chaume est devenu un luxe. Neuve, la tôle qui ne manque pas d’élégance brille au soleil, comme un métal précieux ; en vieillissant elle devient couleur rouille, comme la piste qui mène jusqu’à l’entrée de ces domaines qu’aucune porte ne protège, mais que les portiques surmontés de neuf toits signalent dans le paysage. Car les chefferies sont l’âme de cette région, avec leurs légendes et leur histoire, leurs rois polygames et leurs sociétés secrètes, leurs rites de succession, leurs cérémonies publiques et leurs mystères.
5Le nom même de bamiléké, aujourd’hui adopté par tout le monde, ne va pas de soi. Chaque village a tenu longtemps à ses particularités, son dialecte, ses coutumes, jusqu’à ce que la colonisation impose une unité administrative, puis politique, qui s’est d’ailleurs retournée contre elle à la fin. Les Allemands d’abord ont eu fort à faire pour s’imposer, jusqu’à la Première Guerre qui les a dépossédés au profit des Français et des Anglais, au point qu’il y eut deux indépendances au Cameroun, la partie anglophone, dans une grande majorité, choisissant de se rattacher au Nigeria voisin.
6La chronologie qu’affichent certaines chefferies est souvent incertaine, d’autant plus que parfois, on a voulu effacer le souvenir d’un roi jugé indigne, en allongeant le règne du prédécesseur et celui du successeur. Mais dans tous les cas on ne remonte jamais au-delà du xve siècle, ce qui coïncide avec l’arrivée des Européens, en l’occurrence les Portugais qui, frappés par l’abondance des crevettes dans l’estuaire de Douala, nommèrent le pays Camaron, transformé plus tard en Cameroun. Et dans tous les cas on raconte à peu près la même histoire : les Bamiléké venant de la plaine du Tikar, pour s’installer dans le pays fertile qui est désormais le leur, franchirent le Noun, la rivière qui sépare aujourd’hui le pays chrétien du pays musulman. Celui-ci est le domaine des Bamoun, autour de Foumban. On raconte, et l’on croit encore quelquefois, que les bamiléké ont franchi la rivière grâce à la lévitation, ou en s’accrochant au fil d’une araignée. L’avenir du Noun est pourtant l’enseigne d’une maison de transport, qui s’inscrit en toutes lettres sur le flanc des autocars et des minibus.
7Ici comme ailleurs, plutôt qu’à la fable des origines il faut être attentif aux récits de fondation. Or ces récits racontent tous à peu près la même chose, avec des variantes locales, grâce à la liberté que donne l’imaginaire. Ce qu’ils affirment avec force, c’est la fin du monde sauvage et l’établissement de la civilisation à travers un geste fondateur : on terrasse un monstre, on trace un périmètre, on se met à labourer, on fonde une dynastie, bref on sort de la forêt pour échapper aux bêtes, et surtout pour se distinguer d’elles, mais sans tout à fait se séparer. Alors la parole des poètes, ou des griots, peut enchanter les mémoires et se transmettre sans fin. Pas besoin que ce soit au mot près, si l’essentiel est dit.
8Aussi bien que Rome avec sa louve et ses jumeaux, les chefferies bamiléké obéissent à ce schéma, et dans toutes ou presque on raconte qu’elles furent fondées par un chasseur sorti de la forêt, qui trouva une terre fertile où s’installa tout le clan, devenu sédentaire et converti à l’agriculture. Quant à la forêt elle n’est pas oubliée : c’est dans chaque chefferie le bois sacré, la forêt des ancêtres où retournent les morts, et dans laquelle on n’entre pas. Seuls les notables, les initiés ont le droit de pénétrer dans cet espace interdit aux profanes et aux hôtes de passage : la présence supposée d’une panthère, derrière un haut mur et une porte infranchissable, passe l’envie de tenter l’expérience.
9Ainsi, le récit de fondation et le séjour des morts assurent un éternel retour dans le même lieu, un espace archaïque où les défunts échappent à nos corvées, à nos contraintes, nos politesses et nos querelles, mais ne sont plus que des âmes en peine, ou des crânes qu’on déterre pour leur rendre un culte.
10Chefs, commandeurs, seigneurs de tous poils choisissent chez nous une éminence, un sommet pour bâtir une forteresse qui permet de voir l’ennemi de loin, ou une villa princière qui domine le paysage comme si on en était propriétaire. En pays bamiléké c’est tout le contraire : on construit en contrebas d’une double allée qui part du portique aux neuf toits, et mène à l’entrée de la chefferie, où la demeure du fo ou fon (traduit indifféremment par chef ou roi) n’est pas encore visible, ni accessible. Le visiteur prévient de sa présence en tapant trois fois dans ses mains, à l’entrée d’une pièce jamais fermée, mais le respect qui s’impose, un reste de sacré toujours agissant sont des protections apparemment plus efficaces que les douves, les pont-levis, les codes et les combinaisons secrètes. Il y a des espaces qu’on ne franchit pas sans s’exposer au mauvais sort, et d’ailleurs les clôtures sont taillées dans un arbre qu’on ne toucherait pas sans prendre de risques, c’est du moins ce qui se dit sur place. Et si le roi est au bas d’une pente, c’est que ses allées et venues ne doivent pas être exposées à la vue de tous, ce qui serait le cas sur une hauteur ; c’est aussi qu’il doit être à l’orée du bois sacré dont il est le gardien, proche des ancêtres dont il est le protecteur.
11Sans être immuable, le plan des chefferies obéit à quelques principes qui se retrouvent un peu partout. Devant le portique aux neuf toits, qui surmonte une arche double, on a le plus souvent une aire qui tient lieu de place des fêtes. C’est là que se déroulent les diverses cérémonies, rituels de succession, sorties des initiés, c’est là que se trouve parfois une case sans aucune ouverture, qui donne au secret une existence visible, et à l’énigme une présence en trois dimensions. Une fois le portique franchi, l’allée en pente est bordée par les cases des femmes, qui peuvent aussi se trouver plus bas, toujours à l’abri des regards, mais sans interdit absolu. À l’occasion, on peut même déambuler dans ce quartier réservé, mais pas totalement fermé, où des enfants circulent, où du linge sèche. Le roi polygame est le seul homme à vivre dans la chefferie, mais on ajoute en souriant que si son règne doit assurer la fécondité, et si le nombre de ses enfants est une preuve de sa puissance, il peut signaler sa présence quand il revient à l’improviste, en faisant du bruit ou en toussant, pour que les femmes aient le temps d’être seules, car elles abritent certains jours l’homme qui leur coupe le bois, ou qui les aide à chercher l’eau. C’est ainsi qu’on désigne leurs visiteurs clandestins, pères d’enfants que le roi reconnaît volontiers, puisque sa progéniture porte bonheur à la communauté.
12La case des ancêtres, plus d’une fois reconstruite après les destructions par les Français au moment de l’indépendance, ou des incendies criminels plus récents comme à Bandjoun, est une construction plus ample que les autres, encore recouverte de chaume, et soutenue par des piliers dont les sculptures sont aussi parlantes que celles d’un porche d’église. On peut y voir, les unes au-dessus des autres, les figures du roi au moment de l’initiation, recouvert d’une étoffe qui lui cache en partie le visage ; les notables avec leurs mains devant les yeux ou sur les oreilles, parce qu’ils ne doivent pas tout voir ni tout entendre ; les joueurs de tam-tam et les chanteurs, des félins qui ne sont plus que des souvenirs et l’inévitable double cloche, quand ce n’est pas le diable en personne.
13Les chefferies sont autonomes sans être autarciques, et sans lien avec les villages elles périclitent aussitôt, car ce sont les villageois qui les font vivre. D’abord en offrant des cochons, du bois ou des journées de travail, pour réparer un mur ou refaire un toit, ensuite parce les notables assistent le roi par le biais des sociétés secrètes, enfin parce qu’une élite, au sens propre du terme, joue le rôle d’un conseil élargi. Les rois ont les ressources de propriétaires terriens, de terres agricoles sur lesquelles ils cultivent le café, le maïs, l’igname ou les haricots, mais les besoins les plus importants, la voiture en premier lieu, sont couverts par de généreux donateurs. En effet, le pays bamiléké n’est pas pauvre, quelques fortunes non négligeables ont même vu le jour, en même temps que des villas dans les collines qui ne dépareraient pas en Italie ou en Espagne.
14La contrepartie, c’est que les rois éclairent les habitants, règlent des problèmes pour eux, jouent leur rôle en appliquant le droit coutumier, quand ils ne servent pas d’agents électoraux au profit du pouvoir en place. Plutôt rebelle au moment de l’indépendance, au point que la pacification au lance-flammes, du temps où Pierre Messmer était gouverneur, a eu cours ici comme en Algérie, provoquant des hécatombes et détruisant une grande partie du patrimoine, le pays bamiléké s’est opposé au pouvoir en place entre 1960 et 1970, celui d’Ahidjo soutenu par la France, puis celui de Paul Biya et de son parti unique. Mais cette opposition a laissé la place au compromis, contre l’obtention d’une route ou d’une école, même si c’est souvent un marché de dupes, parce que l’État défaillant, et corrompu à tous les étages, est incapable d’assumer ses tâches élémentaires, à commencer par la fourniture de l’eau et de l’électricité.
15Le pouvoir est lié au secret, ici comme partout, mais il faut bien que la puissance du chef, la majesté du roi prennent des formes visibles. Le nombre des épouses et des enfants, souvent quelques dizaines, est un premier signe qui ne trompe pas, car la première marque du souverain est d’être une figure hors de proportion.
16À Foumban, dans l’ancien palais du sultan Njoya (on est en pays musulman), on montre la parure d’un géant qui fut un ancêtre prestigieux, dont on a du mal à comprendre s’il fut réel ou légendaire, tant les deux registres sont facilement mêlés. Dans sa coiffe on pourrait loger quatre ou cinq têtes, de sa canne plus haute que nous on pourrait faire une échasse, et son manteau abriterait facilement quelques serviteurs, ou une descendance qu’on imagine à la mesure du personnage.
17À Bangoua où l’on vient de bâtir un musée selon les règles de l’art, on fait grand cas d’une figure historique dont le règne et la longévité, attestés en apparence par des dates précises, consacrent l’importance de la chefferie elle-même. Fo Nono Tchoutouo, c’est son nom, ne sort pas de brumes légendaires, puisqu’il est mort en 1957. L’incertitude, c’est la date de 1854 qui marquerait le début de son règne, alors qu’un document imprimé en fait sa date de naissance. Le jeune conservateur au discours tout à fait sensé jure par ailleurs qu’il a vécu plus de cent vingt ans. À vrai dire, on aurait tort de chipoter sur ces questions de détail, et sur place on se sent un peu mesquin de discuter avec ce jeune homme, qui tient dur comme fer à son histoire. Il a raison, puisque ces faits à moitié légendaires fondent une légitimité, assoient une grandeur qui sont indiscutables. Dans le même esprit, le musée exalte les rois chasseurs, avec cette précision éclairante : tout chasseur doit connaître les pistes, et la forêt comme s’il y était né, mais doit aussi distinguer dans un troupeau la bête qu’il ne faut pas abattre, parce qu’elle est un totem, autrement dit un être humain qui connaît deux vies, la deuxième sous une forme animale. Au retour de Banefo, une chefferie perdue au bout d’une piste à peine carrossable, j’ai l’occasion de vérifier la force actuelle de cette vieille croyance. Le chauffeur de taxi qui a bien voulu s’aventurer jusque là me montre un serpent au milieu de la route : il porte chance parce qu’il traverse de gauche à droite, mais il faut tout faire pour ne pas l’écraser, parce que lui aussi est peut-être un totem.
18À Bamenjoun la grandeur du roi actuel est plus tangible. Dans le trésor de la chefferie, au milieu des costumes traditionnels et des armes, des manteaux de plumes on expose une chaussure du roi, qui chausse du 49. Cet homme vigoureux, qui va bientôt fêter ses soixante ans de règne, fut un footballeur émérite, et surtout un résistant actif : il fit même de la prison au temps des Français, pour avoir abrité des militants de l’UPC, le parti des rebelles camerounais.
19Un roi a toujours été choisi par son père, parmi les enfants mâles nés à la chefferie, mais ce choix ne sera dévoilé qu’au moment de la succession. Seuls les notables du premier cercle sont dans la confidence, et ce sont eux qui « arrêteront » le successeur le jour des funérailles, ce sont eux qui devront l’initier à son futur métier, pendant les neuf semaines où il est au la’akam*.
20Le conseil des neuf est l’émanation des sociétés secrètes, et le nombre impair joue un rôle fondamental : il évite les blocages en cas de vote, puisqu’il empêche une égalité paralysante. L’aspect pratique n’empêche pas la fonction symbolique, mais c’est justement cette part qui reste cachée, et qui règle les degrés de l’initiation, dont le profane ne doit rien savoir. Le non dit fonde aussi le prestige des sociétés secrètes, la crainte et le respect qu’elles inspirent, les fantasmes parfois. Dans les faits elles ont un rôle bien déterminé, qui correspond peu ou prou aux différents ministères dans un gouvernement : les finances, le culte, l’armée, etc. Leur réel pouvoir auprès du roi, qui ne gouverne donc jamais seul, est tempéré aujourd’hui par celui de l’État, représenté par un préfet et un délégué du gouvernement dans chaque province.
21Tuer un lion, une panthère était autrefois la condition pour devenir notable, faire partie d’une société secrète, accéder éventuellement au conseil des neuf. Maintenant que les félins ont disparu, un service éminent peut suffire, voire une médaille aux Jeux olympiques. Mais l’argent peut tout acheter en certains endroits : contre une route bitumée, un 4x4, une jeune épouse, la tradition n’est pas toujours la plus forte, et l’homme d’affaires le plus riche du pays, originaire de l’Ouest, est devenu notable en achetant son titre. De ses épouses il fait facilement des reines, et ses enfants « reconnus » vivent dans un village qui ressemble à une chefferie.
22Le roi s’appuie enfin sur une élite, composée de ses sujets diplômés de l’enseignement supérieur, ou cooptés pour leurs mérites. Elite qui fait des propositions en sachant qu’une institution qui ne s’adapte pas est bientôt morte. La tradition n’est pas un règlement de caserne, elle suppose que l’évolution technique soit prise en compte, aussi bien que les conditions politiques, et même l’environnement international. C’est ainsi qu’on a vu naître ces dernières années une muséographie encouragée par la France, avec ce qui reste localement d’œuvres d’art, et en même temps le projet d’inscription au patrimoine mondial.
23Les bamiléké comme les autres ont appris à jongler avec les budgets et les règlements, avec autant de malice que ce paysan du Mali que cite Anne-Cécile Robert dans L’Afrique au secours de l’Occident : « Notre problème, en Afrique, ce sont les différentes ethnies qui ne parlent pas la même langue : nous avons la Banque mondiale, la Coopération française, le Fonds Monétaire International, l’USAid. ».
24Il oublie l’Unesco, qui voudrait classer les chefferies. Elles le méritent amplement par leur nombre, leur cohérence, le phénomène de civilisation dont elles témoignent, et par quelques monuments qu’on ne trouve nulle part ailleurs (la case des ancêtres à Bafut, qui date du xviie siècle et qui fut épargnée parce qu’elle était en zone anglaise, a sa place au rang des chefs-d’œuvre universels), mais le paradoxe est qu’un tel classement viendrait figer cet univers, que la tradition a réussi à maintenir vivant.
25 La vérité oblige à dire : plus ou moins vivant, car en dehors des principales chefferies, il en est d’autres qui sont quasiment à l’abandon. Je pense à l’une d’elles dont je tairai le nom, où se trouvent encore deux cases d’accueil admirables, aux murs en pisé de terre rouge, dont le chef indigne, ivrogne comme son père, est désormais ignoré des villageois.
26C’est que les chefferies se sont multipliées au cours de leur histoire, au point qu’elles sont une bonne centaine, parce qu’un prince qui n’a pas été désigné comme successeur, et dont la descendance est à jamais écartée du pouvoir, était tenté de se tailler un nouveau domaine, à une époque où le terrain ne manquait pas. Certains de ces domaines ont périclité, ou n’ont jamais été totalement admis par la chefferie « historique », d’où quelques conflits qui persistent. L’équivalent chez nous des querelles de clochers, qui peuvent prendre des tournures dramatiques. La chefferie de Banejo, par exemple, isolée au bout d’une piste pleine d’ornières, vit sans eau et sans électricité, payant ainsi son désir d’indépendance par rapport à Baleng, jusqu’à subir des razzias. Le jeune roi, Sa Majesté Fopa Vincent, est bien décidé à défendre sa cause, même si rien ne le destinait à cette vie. Comme dans bien des familles polygames, il a été élevé ailleurs, en l’occurrence dans le nord du Cameroun où il était mécanicien, et n’avait aucun souvenir de son père, quand le jour des obsèques il a été « arrêté », parce que le défunt roi l’avait secrètement choisi. À Bandeng on trouve un roi mélancolique, aux allures d’ouvrier agricole, qui se plaint d’être esseulé, de ne jamais recevoir de visite en dehors de quelques pasteurs qui passent par là.
27À Batcham tout le monde est parti ou presque : le roi est mort torturé il y a cinq ans, me dit-on, alors que son successeur n’avait que cinq mois, et le matin même de ma visite, la chambre royale venait d’être saccagée. On me propose d’aller chez le régent, un « docteur » qui soigne les fous, et je découvre une cour des miracles : des malades enchaînés qui hurlent dehors, d’autres également entravés qui dorment sur des lits en rotin, sans même une paillasse, dans des bâtiments crasseux où une femme allaite, où une adolescente réclame du pain, où des vieillards ne savent plus qui ils sont. Tous entravés par une chaîne aux pieds, la même chaîne qui empêche le chien méchant de nous sauter dessus, ils sont soignés par les plantes, et si l’on est accueilli aussi facilement dans ce lieu infernal, c’est que le docteur « Dieu d’Apollo », guérisseur et charlatan, est fier de son œuvre, sûr de son pouvoir.
28Toutes les chefferies n’ont heureusement pas un sort aussi funeste, et certaines, les plus sûres de leur tradition, sont à l’aise dans le monde contemporain. À Bayengam où l’on a toujours encouragé l’école, et même les études supérieures, le roi actuel peut à la fois commander des bas-reliefs, réparer des bâtiments (certains datent de l’époque allemande, au début du xxe siècle) et recevoir des hôtes étrangers, sans crainte d’être envahi ou de perdre son âme. À Batoufam on s’est adapté sans honte et sans hésitation au tourisme encore balbutiant, au point que la chefferie pourrait servir de modèle. Après être passé devant une remarquable case des ancêtres, et un tambour à fente impressionnant, on est accueilli par un jeune sculpteur, qui fabrique des sièges, des tables, des masques sans leur ajouter de vaines poussières ou une patine suspecte, comme à Foumban où l’on travaille directement pour les marchés occidentaux, Puces de Londres ou métro parisien. Logé à l’entrée comme un gardien, le sculpteur est établi à demeure, avec femme et enfants, après avoir été adopté par le roi. Le reste de la chefferie se présente comme des cours successives, un peu à l’image de certains palais chinois où vivaient les concubines. On traverse tour à tour la cour des serviteurs, la cour du forgeron, la cour de la sorcellerie, on longe une pièce d’eau où des toits en nattes couvrent des bâtiments traditionnels, on s’assoit sous un auvent pour siroter une boisson, et l’on termine par la visite de récentes chambres d’hôtes, aménagées avec un goût très sûr.
29Si cette évolution est possible, il y a fort à parier que c’est grâce à la partie cachée où l’on est entre soi. La préservation des rites, dont presque rien n’est dévoilé, même si les grandes cérémonies sont publiques, permet d’autant mieux de s’ouvrir, au village autrefois, au monde désormais. Au fond, c’est un équilibre que chacun recherche, et qu’il faut recréer sans cesse, car la balance invisible où nous pesons nos actions, intimes et publiques, a toujours tendance à pencher d’un côté.
On ne continue pas, on recommence
30Le 5 octobre 2012, le roi de Baleng est mort. Sa mort réelle à l’hôpital de Douala datait de la veille, mais il a fallu transporter le corps à la chefferie, où le décès fut officiellement prononcé.
31Autrefois on ne disait pas que le roi était mort ; on disait que le temps se gâte, qu’il tourne à l’orage, que le ciel se couvre et même que le fleuve remonte son cours, car les défunts attirent les métaphores. Après quoi on envoyait un habitant par tout le village, et même au-delà, afin qu’il porte la nouvelle. Aujourd’hui le téléphone portable va plus vite, sans parler de la toile, ce réseau sans cesse vibrant qui a remplacé la musique des sphères, quelques couacs en plus. C’est un ami bamiléké, de passage à Paris, qui m’a appris la mort de Nembot Tela Gilbert, au pouvoir depuis 1970, mais deux jours plus tard, c’est moi qui lui apprenais la date des funérailles, le 3 novembre : un site des Baleng à l’étranger l’avait affichée avant que la population locale en soit informée.
32Si la nouvelle emprunte ainsi toutes les voies, c’est qu’elle est d’importance. Le peuple Baleng, comme on dit localement, ce sont 80.000 personnes, même si pour arriver à ce chiffre, il faut compter tout le monde, la diaspora aussi bien que ceux dont les liens avec la chefferie sont devenus très lâches. En particulier les catholiques, majoritaires dans cette région, pour qui l’animisme appartient à des temps révolus.
33Et puis, les liens se resserrent à cette occasion, d’autant que les funérailles en pays bamiléké sont des événements qui envahissent la vie quotidienne. À l’entrée de chaque village, en travers des routes et des chemins on voit partout des calicots invitant la population aux funérailles d’une « maman » ou d’un « papa », dont on décline le nom et les qualités, infirmière ou ancien combattant.
34Or les funérailles ne se confondent pas avec l’enterrement, qui a lieu en privé. Les funérailles sont l’occasion de réunir les voisins du mort, la famille au sens élargi, les associations auxquelles il appartenait, et de montrer combien il était aimé, combien il comptait pour la collectivité. À vrai dire c’est une fête, avec des danses autour du tam-tam, des tours de deuil, des costumes et des coiffures sortis pour la circonstance, puis des obligations de toutes sortes pour les familles : il faut « donner les assiettes », c’est-à-dire offrir des plats cuisinés aux parents, aux amis, aux voisins. On raconte que dans certains bureaux, on hésite à embaucher les bamilékés, à cause des absences répétées pour cause de funérailles.
35On ne mange pas devant le roi, même quand il reçoit familièrement l’hôte de passage, dans une pièce dont l’apparat consiste en des trophées, des objets, des peintures, des souvenirs accrochés aux parois d’un palais fort modeste (personne n’a jamais pris une chefferie pour Versailles ou Schönbrunn), dont la salle de réception se signale par le nombre de fauteuils, de canapés face au siège royal. Des fauteuils imposants, garnis de velours aux gros motifs comme on en voit en ville le long des rues, exposés par les artisans qui transforment le paysage en salon à ciel ouvert, pour peu que l’arrière-plan, au milieu des tôles et des fils électriques, impose le relief d’une colline, le profil d’une forêt en pleine ville.
36Si l’on ne mange pas devant le roi lorsqu’il est vivant, si l’on ne croise pas les jambes en sa présence, on imagine sans peine que les funérailles ont lieu sans lui. Ce qui n’est pas tout à fait une lapalissade, car il est doublement absent : personne en dehors des grands initiés ne l’a vu mort ni enterré, debout au milieu de ses prédécesseurs dans le bois sacré, et lors de la cérémonie qui lui rend hommage (les fameuses « funérailles »), c’est une tente vide qui symbolise sa disparition. Seule une photo rappelle sa personne, comme à la Renaissance les effigies des rois.
37 En 2012, il s’est écoulé un mois entre la mort et les funérailles, délai fort variable, fixé par le conseil des neuf selon des critères qui échappent aux profanes. On peut cependant supposer, sans vouloir négliger de puissants motifs ésotériques, qu’il était prudent d’attendre la fin de la saison des pluies, dans un pays où les routes non bitumées, les pistes et les chemins sont aussitôt transformés en gadoue qui colle aux pieds sans assurer l’équilibre. Car on attendait cette fois suffisamment de voitures pour qu’il soit nécessaire de les répartir en trois parkings : le A, pour les 4x4 et les Mercedes, le B pour les véhicules de la bourgeoisie locale, le C pour les voitures brinquebalantes et fatiguées, dont le pare-choc mille fois réparé tient encore grâce au chatterton. Sans compter la noria des motos-taxis chargées comme des ânes, se faufilant entre les obstacles, dans la poussière de la route et les fumées des pots d’échappement.
38La veille, on s’affairait déjà sur la grand place de Baleng, une aire assez vaste pour contenir une tribune en béton, plusieurs cases abritant des tambours aujourd’hui délaissés, des cahutes pour les marchands de toutes sortes, des camions livrant des chaises, des parasols publicitaires, et pour laisser encore de grands espaces vides, nécessaires pour le déroulement de la cérémonie.
39« On ne continue pas, on recommence », me dit ce jour-là un fils de notable qui n’a pas besoin d’avoir lu Kantorowicz pour parler ainsi. Il sait par expérience qu’il y a bien deux corps du roi, le transitoire et l’éternel, et que la conservation des rites est une sauvegarde, en particulier contre des opinions vulgaires. Il m’accueille d’autant plus généreusement qu’il est sans crainte : la partie secrète est bien secrète, parler est donc sans conséquence, et tout ce que je pourrais en dire moi-même serait si loin de la vérité. Bien plus grave serait de parler en connaissance de cause, et je me félicite de rester innocent, comme ces gamins sortant de l’école qui franchissent une limite interdite, du côté du bois sacré. Puisqu’ils ne savent pas, que pourrait-on leur reprocher ?
40Le matin du 3 novembre, quelques milliers de personnes ont afflué vers Baleng, la plupart pour passer la journée debout, coincées par des barrières ou contenues par un service d’ordre de plus en plus nerveux, qui avançait et reculait comme une vague avant de sortir les ceinturons. Les plus chanceuses, munies d’un laissez-passer, avaient le privilège de s’asseoir sous des tentes qui les abritaient du soleil, face à deux catégories de dignitaires, nettement séparées : les délégués du gouvernement, du parti du président, des diverses ambassades, alignés dans la tribune en béton ; les rois des chefferies voisines en grande tenue, avec leur suite et les emblèmes de leur pouvoir, peau de panthère, queue de cheval, sculptures et tam-tam.
41L’avantage, quand on arrive tôt et qu’on a obtenu la liberté de circuler sur la grand place, au milieu des photographes et des techniciens, c’est qu’on peut assister à la mise en place de la foule (les figurants du spectacle), et à l’arrivée des personnages principaux, un vrai défilé de costumes aussi variés qu’inventifs, mais jamais arbitraires, puisqu’ils affichent le rang et la condition de chacun. L’autre avantage, c’est que dans le même temps on peut nouer des conversations, par exemple avec un jeune commissaire de police qui s’apprête à vivre une rude journée, une femme en tenue militaire encore détendue à cette heure là, et surtout des personnages qui passent, comme les veuves du roi, non celui qui vient de mourir, mais le précédent : elles sont encore quatre, qui devront quitter la chefferie dès le lendemain, pour se retirer sur un terrain où les attend une habitation. Elles soignent donc leur sortie, habillées avec des oripeaux de leur feu mari, une branche d’arbre à la main, l’arbuste de la paix.
42Dans ce théâtre en plein air où elles font leurs adieux, un personnage drapé de rouge comme Jupiter tonnant attire mon attention. C’est le maître de la foudre, qui se promène en regardant le ciel comme s’il chassait les nuages en pensée. Je le félicite en lui disant que la météo consultée à Paris annonçait de grandes averses entrecoupées d’éclaircies. La réponse fuse (« c’est la supériorité de la magie sur la technique »), exactement celle que j’attendais. D’autres personnages inspirent moins de sympathie, comme ceux qui affichent leur appartenance au RDPC (Rassemblement Démocratique des Peuples Camerounais, qui ne rassemble en fait que des affidés et des partisans espérant un poste), en s’habillant d’un pagne orné de la tête du président.
43Dans ce règne des couleurs, quelques taches blanches : les veuves du roi mort, Nembot Gilbert, et les princes, parmi lesquels se trouve le successeur. Dans quelques heures on saura, mais en attendant seuls quelques notables du conseil des neuf sont dans la confidence, et les commentaires, les suppositions vont bon train, jusqu’à alimenter les plus folles rumeurs. Comme on ignore la volonté du défunt, comment savoir si elle sera respectée ? On parle en ville de tractations à coups de millions de francs CFA, sans commencement de preuve. On guette les visages des princes, ceux qui espèrent et ceux qui craignent. On rappelle que le roi mort fut soigné en Afrique du sud, et que l’un de ses fils ingénieur des mines vivait là-bas, avant de revenir au Cameroun où il est devenu directeur de Cam Iron.
44En attendant son « arrestation », puisque c’est le terme consacré, les officiels doivent subir sans broncher le spectacle interminable d’une messe catholique, prolongée par un service protestant, puis par des discours politiques. Autant de vaines paroles, qui rendent d’autant plus précieux, et peut-être efficace, le mutisme de la tradition.
45À l’heure où le soleil décline, un mouvement de foule annonce que le moment est venu : quelques notables se saisissent d’un prince, celui que son père avait secrètement désigné depuis longtemps, lui couvrent le visage d’une étoffe et l’emportent à toute vitesse vers le la’akam, le lieu protégé où il devra rester neuf semaines.
46Le la’akam est un lieu protégé, dont l’accès est restreint mais sans précautions excessives. Là encore, la tradition semble avoir trouvé un équilibre entre la sauvegarde et l’ouverture, la protection des personnes (tant que le roi n’est pas intronisé, la prudence s’impose) et le rayonnement de la chefferie.
47Le la’akam est à l’écart : c’est un notable qui prête sa maison, aménagée pour la circonstance. Ni porte ni gardes, mais une tente à l’entrée, sous laquelle un porte-parole reçoit les candidats aux visites, puis un labyrinthe assez bref entre des contrevents (des nattes tressées qui abritent des regards et de la poussière), une sorte de couloir coudé, sans toit, qui mène à l’endroit où le futur roi se tient debout, pendant qu’une musique est chargée de couvrir le bruit de la conversation. C’est là qu’à certaines heures, Negou Alain Guillaume, successeur de Nembot Gilbert, reçoit les hommages des notables, des visiteurs de marque et même des enfants des écoles. Les cadeaux sont bienvenus : j’ai ainsi vu un cochon récalcitrant, que le changement de condition n’avait pas l’air de réjouir.
48Le temps de l’initiation est fixé à neuf semaines ou soixante-trois jours, mais dans le calendrier traditionnel où les semaines ont huit jours, cela ferait soixante-douze, au mois de janvier dans les deux cas. En l’absence de certitude, on se prépare pour le début du mois, mais courant décembre, une date apparaît, répétée partout : ce sera le 26 janvier.
49Le 15, une rumeur parle du lendemain. Et de fait, le lendemain dans l’après-midi, le roi sort du la’akam, le long du bois sacré, pour venir s’asseoir dans la chefferie, entouré de quelques centaines de personnes. C’est la sortie rituelle, annoncée par le seul bouche à oreille, et la ruse a un but précis : que les gens du village soient les seuls concernés, sans officiels et sans discours.
50Cela permet au régent de faire une sortie discrète. Ce régent était autrefois un homme du village, qui séjournait dans une case avant d’être banni, car le roi ne devait ni connaître ni croiser celui qui avait tenu son rôle. Désormais on procède autrement : on choisit quelqu’un dans un autre village, qui doit simplement faire acte de présence, afin qu’il n’y ait pas de rupture dans la succession. Après quoi on l’exfiltre en le couvrant de cadeaux, et ce personnage qui n’était rien devient notable à son tour, mais dans son village d’origine.
51Le 26 aura bien lieu la sortie officielle, et tout recommence : le ballet des voitures, les officiels dans la tribune, la messe et les discours (celui du nouveau roi est parfait de clarté, y compris vis-à-vis du pouvoir de l’État). Le soleil brille, il fait même un peu chaud, et je vois venir vers moi un personnage habillé de blanc, que je ne reconnais pas tout de suite. C’est le maître de la foudre, qui veut bien m’expliquer son changement de tenue par rapport au mois de novembre. C’est que la nature est dans d’autres dispositions, il joue ainsi avec une panoplie de neuf couleurs, et d’ailleurs il s’apprête à rafraîchir l’atmosphère.
52A-t-il forcé son talent ? En moins d’une heure des nuages noirs arrivent, et c’est le déluge : l’atmosphère est en effet refroidie, mais la foule est trempée, la fête un peu gâchée. Comme en plus on m’a fait les poches, et que mon appareil photo est tombé en panne, je décide de rentrer.
53Le roi est à l’abri depuis longtemps, en train de déjeuner avec ses principaux invités. Cette pluie qui pourrit tout est-elle un mauvais présage ? Quelques gamins au mauvais esprit le voudraient, paraît-il, mais après tout la saison des semis approche, et l’eau fertilise. On comprend l’importance des rites, devant les caprices du ciel et la fragilité des interprétations. Devant cette coulée de boue qui pourrait emporter un royaume…