L’histoire dans tous ses états
1Jeune revue, conçue en 2007 à l’initiative de deux enseignantes-chercheuses spécialistes de la littérature du xixe siècle, Écrire l’histoire est née du constat que l’on ne saurait cantonner la construction d’un savoir historique, la réflexion sur l’histoire, les modes de figuration de l’expérience historique, l’interrogation sur le sens de l’histoire au seul domaine de l’histoire institutionnelle. Dans le champ littéraire dix-neuviémiste il n’est guère possible de nier l’omniprésence de l’histoire. Bien sûr, comme c’est le cas pour toute autre période, la connaissance du contexte historique est nécessaire pour comprendre les enjeux et les débats littéraires et esthétiques. Mais plus encore, un sentiment nouveau de l’histoire, comme expérience collective, déterminante pour les destins individuels, et totalisatrice (c’est-à-dire imprégnant toutes les dimensions de l’homme), nourrit la création littéraire et artistique du xixe siècle (y compris celle qui s’y oppose, et tente de faire de l’art un espace hors histoire). S’y ajoute le fait que le xixe siècle à ses débuts ignore encore largement une frontière entre histoire et littérature dont l’institutionnalisation de la discipline historique conduira à postuler l’étanchéité. De ce fait, la recherche littéraire sur le xixe siècle nous interdit de penser l’histoire comme thème ou comme genre ; elle ne cesse de nous apparaître comme mode de penser, de sentir, façon de se définir comme sujet écrivant.
2Écrire l’Histoire a donc l’ambition de fonder un espace critique nouveau destiné à élargir l’application de cette herméneutique particulière à laquelle les œuvres du xixe siècle prédisposent. Il ne s’agit pas d’une revue pluridisciplinaire comme il en existe déjà, invitant différentes disciplines à éclairer à l’aide de leurs méthodes et de leurs problématiques spécifiques un objet commun. Il ne s’agit pas non plus d’une revue d’historiographie, se cantonnant aux genres proprement historiques (mémoires, essais et livres d’histoire, chroniques, biographies). En mettant l’analyse des formes au service de l’épistémologie, nous souhaitons mettre en évidence l’élaboration polymorphe de l’histoire. L’expérience de l’histoire s’exprime et se construit par le biais de nombreuses pratiques – personnelles, artistiques, médiatiques, littéraires, muséographiques… – dont la revue propose de cerner les spécificités, les interactions, les interférences, les points de discordance aussi, et ce qu’elles construisent comme savoir et pensée de l’histoire.
3De même que le programme de notre revue atténue la frontière entre l’histoire (institutionnelle) et les autres expressions de la conscience historique, le titre de la revue revient sur la distinction que l’on tente parfois d’établir entre l’histoire (que l’on écrit) et l’Histoire (le cours objectif de l’évolution). A nos yeux, l’histoire est en grande partie une expérience qui relève de l’élaboration symbolique et qui se construit donc toujours par l’intermédiaire de processus signifiants. Le sentiment de l’histoire, de même que l’engagement dans l’histoire pour la transformer, naît d’une constellation de mises en formes, partielles et hétérogènes, sans cesse mêlées à son déroulement.
La littérature à l’épreuve de l’interdisciplinarité
4Notre travail postule donc que la littérature (ou plus globalement d’ailleurs l’art) a la capacité par ses configurations de penser l’histoire, à la fois comme processus et comme écriture. Pour les dix-neuviémistes que nous sommes, c’est une évidence : Prosper de Barante et Augustin Thierry ne se sont-ils pas appuyés sur les romans de Walter Scott pour proposer de nouvelles pratiques historiennes, qui engageaient à la fois des modifications du rapport du présent au passé et l’institution du collectif comme sujet historique ? Mais nous récusons aussi toute fétichisation d’une littérature dont le propre serait d’être une pensée, un savoir forcément subversif, forcément novateur, forcément déconstructeur. D’abord parce qu’il nous semble intéressant d’explorer les limites et les pesanteurs de certains schèmes littéraires : la dramaturgie de la tragédie classique interdit de penser l’effraction des forces collectives dans l’histoire ; la fascination pour les héros monstrueux, que Hugo hérite d’une tradition qui va de Sénèque à Corneille en passant par Shakespeare, ne lui offre pas les moyens de saisir les mutations de l’emprise administrative en son temps ; le pathétique de l’archive perdue, oubliée, détruite, falsifiée dans les tourmentes de la violence extrême semble détourner les écrivains d’aujourd’hui d’une des grandes questions du temps de l’internet, qui n’est pas l’amnésie, mais l’hypermnésie, etc. Ensuite, si nous refusons de fétichiser la littérature en savoir absolu c’est parce que cela reviendrait dans la pratique à prétendre instituer notre discipline sinon en « discipline des disciplines », du moins en discipline autosuffisante, quand précisément notre revue, dans son caractère interdisciplinaire, dit notre besoin de corréler cette discipline à l’historiographie, à la philosophie, mais aussi à la parole de praticiens (artistes, juristes, ou encore psychanalystes et psychiatres) qui ne se cantonnent pas à un usage passif de l’histoire.
5Pour ce type de corrélation, une revue est un espace privilégié parce que ses publications sont des espaces de confrontations entre des méthodes, des cultures, des langages différents, méthodes, cultures, langages propres à chaque discipline et que leur confrontation permet de renouveler par innutrition mais aussi parfois par remise en question. Enfin et plus spécifiquement, une revue, pour son comité de rédaction, est un travail régulier, et il nous semble que l’élaboration d’un travail interdisciplinaire ne peut se faire que dans la continuité d’un projet de longue durée : l’interdisciplinarité demande du temps.
6(Écrire l’histoire, Parution semestrielle aux éditions Gaussen)