« Le fait littéraire est un fait de l’histoire » Questions aux membres du Groupe de Recherches Interdisciplinaire sur l’Histoire du Littéraire et réponses
11. C.C. : Après plus de dix ans de travail collectif sur les relations qu'entretiennent la littérature et l'histoire, pourriez-vous présenter la spécificité du GRIHL1, l'affilier et la situer dans l'espace national et international de la recherche interdisciplinaire sur ces questions2 ?
2La particularité du GRIHL est son effort pour tirer les conséquences scientifiques du constat que le fait littéraire, dans son ampleur, dans sa spécificité, est un fait de l’histoire – et pas seulement de l’histoire culturelle : un fait de l’histoire sociale, politique, de l’histoire des hommes et des événements. Qu’il y ait littérature, lorsqu’il y a littérature, modifie par exemple les possibilités, le déploiement, la pensée même du geste de transmettre pour ceux qui font l’histoire comme pour ceux qui y participent ou la subissent ; qu’il y ait littérature, dans les périodes, les sociétés, les lieux où il y a littérature, ne peut donc que pénétrer le travail des historiens sur ces périodes, ces sociétés et ces lieux. Le souci de tenir compte, de rendre compte de cette puissante réalité, et ainsi de faire de l’histoire avec la littérature, non comme corpus à peu près clairement défini, mais comme fait – le littéraire –, distingue l’interdisciplinarité pratiquée au GRIHL.
3Les littéraires doivent s’y confronter avec l’entrée dans l’histoire de leur matériau d’étude, non comme un risque de réduction, mais comme une apparition sur une scène inhabituelle, plus vaste : non seulement dans les « contextes » (intellectuels, sociaux, politiques) dans lesquels un livre, une écriture, la littérature a pu prendre sens et agir, mais bien parmi l’ensemble, la succession, l’accumulation des faits et des facteurs qui font la vie des hommes dans le temps. Les historiens y éprouvent réciproquement la difficulté de voir en quelque sorte déborder des phénomènes d’ordinaire relégués aux marges de leur discipline, ou du moins clairement isolés des autres objets de celle-ci, et de devoir s’affronter à des formes non régulées de présence du passé, à des historiographies subreptices dans des sources apparemment innocentes. Ce double décentrement nous éloigne des approches pragmatiques qui situent l’action des écrits dans l’univers des discours – à la manière, par exemple, de l’école de Cambridge qui s’attache à retrouver les discours oubliés jadis constitutifs de la conflictualité de cet univers – comme des sociologies historiques de la littérature, avec lesquelles nous sommes en dialogue mais dont la littérature, et non le littéraire, est l’objet.
4L’histoire sociale et sociopolitique des auteurs et des écritures (professionnelles, ordinaires ou de témoignage), l’histoire du livre, l’étude littéraire des événements d’énonciation et de représentation, à la manière de Louis Marin, sont présentes et pratiquées au GRIHL, comme y sont présents des objets comme le cinéma, l’image photographique ou picturale, la critique, la presse. Notre travail nous conduit également à observer l’inscription et la transmission du passé par l’écriture – comme autant d’expériences singulières de l’écrit, ce qui nous distingue des approches théoriques héritées notamment de Derrida – aux confins d’autres pratiques intellectuelles qui saisissent l’expérience et son inscription dans l’histoire (singulière ou collective) comme la psychanalyse. La question, pour nous, demeure constamment de comprendre non ce que « la littérature », comme forme d’écriture reconnaissable et valorisée, sait ou figure de la vie, mais de situer ce que l’on fait, ce que l’on a fait dans le passé, en produisant des écrits qui se sont trouvés, d’emblée ou non, qualifiés de littéraires ; et ce que ces écrits, ce faisant, nous font à nous qui nous trouvons en situation de les recevoir – monuments du passé susceptibles d’appropriations multiples, ou écrits délaissés, mais néanmoins déposés, et donc là, comme des éclats de passé dans notre présent.
52. C.C. : Que pensez-vous des débats qui se sont multipliés au cours des années 2010-2011 sur ces rapports entre littérature et histoire au sujet de romans litigieux relatifs à la Shoah (Y. Haenel, J. Littell, L. Binet...), à la fois sur le mode polémique et sur le mode critique (numéros de revue Annales, Débats, Critique...)?
6Il est sans doute un peu hasardeux de constituer en moment cohérent, a posteriori, deux séries de phénomènes qui ne relèvent peut-être pas tout à fait des mêmes logiques. D’un côté, il y a eu le succès des Bienveillantes, en 2006, les polémiques qui s’en sont suivies, et la manière dont les historiens ont été convoqués dans l’espace public soit pour juger du savoir historique mobilisé par le roman, soit pour donner leur avis sur le « savoir » propre à la fiction. Certains autres « jeunes écrivains » se sont ensuite engouffrés, avec une réussite inégale, dans la brèche éditoriale ouverte par J. Littell. Au delà de ces romans, on peut esquisser un contexte littéraire et éditorial plus large : l’investissement accru des moments les plus violents ou des troubles de l’histoire du xxe siècle par la fiction, en France, en Espagne, ou ailleurs, et l’arrivée sur le marché littéraire d’écrivains de la génération d’après la mémoire, mais ayant grandi dans les décennies du « devoir de mémoire », marquée, et parfois hantée, par la disparition des derniers survivants, nourrie de lectures historiques. Au delà des romans de J. Littell, Y. Haenel ou L. Binet, le succès du texte posthume d’Irène Némirovsky, Suite Française, achevé en 1942 mais publié en 2004, ou du Journal d’Hélène Berr (2008) saluait la survenue de voix venues du cœur même de la Seconde Guerre mondiale, mais jamais encore publiées ; un an après Les Bienveillantes, la traduction des Disparus de Daniel Mendelsohn remportait le prix Médicis étranger – il s’agit bien du retour sur la destruction des Juifs d’Europe d’un enfant venu après la catastrophe, dans une écriture résolument singulière, historique et personnelle tout à la fois.
7La question des « savoirs de la littérature », qui a pu apparaître dans une série de numéros de revues, des Annales au printemps 2010, au Débat et à Critique l’année suivante, mais qui se trouvait également présente dans nos livres Histoire littérature témoignage et L’Historien et la littérature ou dans un numéro de Vingtième siècle, en 2011, Histoire et roman, – cette question est évidemment traversée et travaillée par la conjoncture éditoriale décrite à l’instant. Ce sont en particulier les Annales qui, en 2010, ont le plus joué le jeu de l’actualité, en demandant tout à la fois une « chronique de la rentrée littéraire » 2009 à Patrick Boucheron, au moment de la publication polémique du Jan Karski de Yannick Haenel, et en proposant à des historiens ou à des sociologues de rendre compte non pas de nouveautés dans le champ académique mais de textes littéraires importants à leurs yeux (comme Les Années d’Annie Ernaux, paru en 2008, lu par Christian Baudelot). Mais tous ces ouvrages signalent aussi l’arrivée à la réflexivité académique d’une génération d’historiens nourrie par le « tournant critique », en dialogue constant avec des études littéraires très attentives, dans les dernières décennies du xxe siècle, aux formes d’historicité de la littérature ; une génération formée à l’histoire des pratiques de lecture ou des usages de la littérature, à « l’histoire du littéraire » et à l’histoire socio-politique de l’écrit ; une génération qui a pu aussi trouver des postes universitaires en prenant la littérature ou les pratiques d’écriture littéraire comme objet, ou qui a tiré parti des réflexions sur l’écriture de l’histoire pour expérimenter des formes d’écriture aux marges de la production académique. Il se peut que cette génération d’historiens soit aussi marquée par le sentiment de venir « après le temps de la mémoire » : l’arrivée du « témoignage » comme forme d’écriture au cœur de l’investigation historique, en dialogue avec les études littéraires, la mobilisation de problématiques venues de l’histoire « critique » des années 1990 – comme celles de la micro-storia ou des « jeux d’échelles » – pour renouveler « l’histoire de la Shoah3 »; des itinéraires, comme celui d’Ivan Jablonka partant d’une histoire politique et sociale de l’enfance pour aller vers un reprise historiographique de l’enquête personnelle sur des « disparus » à la manière de D. Mendelsohn4, sont autant de liens entre ces conjonctures littéraires et ces conjonctures historiographiques.
8Le Grihl constitue l’un des lieux où les premières se regardent, comme des objets bons pour l’histoire, et où les secondes se constituent, s’éprouvent, et font débat. En effet, l’affirmation d’un regain de l’intérêt de certains historiens pour les « savoirs de la littérature » tout à la fois a pu nous sembler relever de l’affirmation un peu factice d’un « renouveau » et manifester le creusement entre deux manières d’investir la littérature : tout en nourrissant le déploiement d’une histoire intellectuelle renouvelée dans ses curiosités et ses formulations par les problématiques amples d’une histoire connectée5, cet investissement des « savoirs de la littérature » (E. Anheim, A. Lilti) pouvait sembler en retrait par rapport à une exigence d’historicisation du fait littéraire et à des formes de contextualisation socio-politique fines de l’investissement de la « littérature » comme forme d’action par écrit dans les sociétés du passé.
9C’est ainsi que l’on peut regarder la rencontre de ce qui a d’emblée été constitué comme une scansion de l’histoire littéraire par écrivains, éditeurs, commentateurs et universitaires – l’émergence de ces « romanciers de la Shoah » et le renouveau de l’écriture littéraire de l’Histoire - et de recompositions du paysage savant : partages entre études littéraires et discipline historique, entre histoire intellectuelle et histoire sociale autour d’ « objets » écrits, « littérature » et « témoignage », ou « historiographie » elle-même.
103. C.C. : Dans la présentation des travaux de votre centre6 vous distinguez trois objets :
111- la littérature comme réalité socio-politique;
122- l'histoire de la littérature comme valeur, discipline, et celle des processus de littérarisation des productions intellectuelles ou esthétiques.
133- « l'histoire des points de vue des littératures sur des réalités qui leur sont extérieures et qu'elles peuvent permettre de découvrir autrement par une efficace déstabilisation ».
14Pourriez-vous revenir sur ce que vous entendez par « valeur », par « processus de littérarisation » et par « déstabilisation » ?
15Valeur : la manière la plus aisée de répondre à cette question est sûrement d’affirmer que la valeur littéraire n’est rien d’autre que l’histoire des valorisations de la littérature, c’est-à-dire l’histoire de sa construction comme valeur et celle des emplois de cette valeur, celle de ce que cette valeur valorise. Ce point de vue historien et, dans une large mesure, historiciste renvoie à la possibilité de construire des enquêtes sur des situations où la valeur est mise en débat (par exemple la querelle du Cid). La difficulté est que ces situations ouvrent sur des contextes qui ne relèvent pas du seul littéraire et que se pose alors la question du rapport entre des constructions situées de la valeur et des systèmes axiologiques au sein desquels la valeur littéraire prend sens. D’autre part, à partir du xixe siècle, à partir du moment où l’on peut utiliser la notion de champ littéraire, c’est-à-dire à partir du moment où certes on continue à lutter pour la définition et le contrôle de la valeur, mais où cette lutte se déroule dans un cadre axiologique relativement stable, qui présuppose qu’il y a une valeur littéraire quelles que soient ses définitions, alors seconstitue un réseau d’échanges en circuit beaucoup plus fermé entre la théorie et le canon : l’entrée dans le canon renforce la théorie qui le justifie et l’autorise. Dès lors, l’insularisation analytique de situations où se joue la question de la valeur devient heuristiquement moins efficace, et surtout plus complexe à produire.
16Processus de littérarisation : la mise en avant de cette notion est liée au premier enracinement du Grihl dans l’histoire du xviie siècle. La Fronde, par exemple, révèle une politisation spectaculaire de la production d’écrits imprimés où, comme l’écrivait Michel de Certeau, « toute une série de procédures ou d'habitudes mentales est transportée du champ juridique, religieux ou coutumier dans un espace politique, aspirée par la crise politique7 » ; mais cette politisation (que le phénomène des mazarinades manifeste) n’a pu exister que parce qu’elle a été précédée d’un processus plus long de littérarisation de la parole publique. La première moitié du siècle a bien, en effet, connu un puissant mouvement de littérarisation de formes d'expression liées à des champs constitués (la controverse religieuse par exemple) ou à des lieux de production de savoirs, processus porté par une nébuleuse sociale assez informe et sans véritable statut mais en pleine expansion (le monde social des hommes de lettres) et protégé par le pouvoir politique. On retrouve la question de la valeur : la valorisation d’une forme particulière de production écrite désorbitée des disciplines de savoir organisées en corps dans une société corporée est le résultat de la dévalorisation des fonctions civiques de l’éloquence. Il s’agit d’un processus éminemment politique.
17Déstabilisation : historiquement, l’essor de la littérature, sa constitution comme valeur, sa relative autonomisation dans l’espace socio-politique de la production culturelle, sa cartographie à partir de corpus d’œuvres qui en expriment la légitimité, sont le résultat d’une déstabilisation d’autres formes de symbolisation du monde, par la parole, l’écrit ou la mise en image. En retour, une fois qu’il y a de la « littérature » et que cela compte pour l’établissement d’une hiérarchie entre des formes expressives et la formalisation de modèles, alors les pratiques littéraires légitimes - et plus encore, les pratiques littéraires non légitimes du point de vue de ceux qui décident de la légitimité -, qui se saisissent de réalités non littéraires, les croisent ou les pénètrent dans des circonstances données et par des actions qu’il faut restituer, déstabilisent les discours, la pensée incorporée à des lieux d’action, les conduites des acteurs sociaux. Un système de valeurs, des formes de représentation du réel cohérentes, reproductibles, font effraction dans la mise en forme et en signes lisibles du monde social, et ainsi en déstabilisent les traditions interprétatives et les discours auto-réflexifs. Ces potentialités déstabilisantes peuvent avoir produit des effets dans le passé étudié, mais elles continuent surtout d’en produire quand elles sont activées à cette fin par des analyses historiques qui les mobilisent : on peut regarder ainsi tout ce qui concerne les débats autour de l’éloquence (éloquence publique des clercs, des magistrats ou des acteurs de théâtre) au xviie siècle et dans l’histoire littéraire sur le xviie siècle8.
18 4 – C.C. à C.J.: vous évoquez dans Les Pouvoirs de la littérature les liens entre institution littéraire et espace public dans l'Ancien Régime. Que diriez-vous des mutations historiques de ces liens et de leur nature aujourd'hui à la fois en France et dans un espace européen et mondial?
19Les Pouvoirs de la littérature. Histoire d’un paradoxe est un livre entièrement consacré à une configuration particulière, située au xviie siècle, celle qui permet la « naissance » de la littérature comme espace relativement autonome commençant à élaborer le discours de sa légitimité. L’argument central concerne les rapports entre cette nouvelle légitimité et le pouvoir politique qui la favorise et la contrôle, d’où l’idée qu’un processus d’autonomisation peut passer par un lien de dépendance renforcé à l’égard du pouvoir. Cette dynamique influe profondément sur l’histoire ultérieure de la littérature et des littérateurs mais elle ne trouve de sens qu’à être élucidée dans un moment précis de l’histoire socio-politique du pouvoir. Ce n’est donc pas le point de départ d’une réflexion sur l’histoire longue des rapports entre institution littéraire et espace public. Au xviie siècle, il n’y a pas à proprement parler d’institution littéraire mais un processus d’institution du littéraire (qui instille le littéraire, l’insinue (au double sens du terme) dans les territoires de l’expression par l’écrit et de la parole publique. Les analyses en termes de « champs » permettent ensuite de poser la question de l’autonomie à partir des forces présentes dans les lieux où cette autonomie, acquise en son principe, se discute.
205 – C.C. à C. J. et D.R.: dans l'introduction au recueil critique Histoire littérature témoignage, consacré aux modes d'écriture des « malheurs du temps » aux xviie-xviiie siècles, vous dites vouloir étudier les textes comme autant de « traces » d'une expérience vécue qui est aussi une « expérience d'écriture », et vous mettez en question « le partage entre la littérature et les sources non littéraires » (p. 11); mais vous distinguez cette étude des traces des approches de la « critique littéraire récente » et de « l'histoire littéraire », car il ne s'agit pas pour vous d'étudier la transfiguration de l'expérience vécue par l'expression littéraire, ni de « reconfigurer les genres classiquement étudiés par l'histoire littéraire à partir de la réflexion sur le témoignage », ce qui, dites-vous, « réintroduit in fine une frontière entre intérieur (subjectif, affectif, littéraire) et extérieur (social) que nous souhaitons précisément subvertir » (p. 17).
21Pourriez-vous revenir sur cette « subversion » de la frontière intérieur / extérieur ? Comment la concevez-vous et la pratiquez-vous en tant qu'historiens? Pourriez-vous revenir sur votre reprise du concept d'expérience?
22Histoire littérature témoignage n’est pas un recueil critique mais un livre écrit à trois (Christian Jouhaud, Dinah Ribard, Nicolas Schapira). Les « malheurs du temps » à l’époque moderne n’en sont pas l’objet, mais le terrain. Nous réfléchissons dans ce livre aux rapports entre histoire et littérature à partir d’écrits laissés par des individus qui se sont faits témoins de la guerre, la peste, la famine, la pauvreté, la persécution, et à partir des usages qu’ont faits les historiens de ces écrits, en tenant compte de la présence de la littérature comme possible ou comme norme de l’écriture adressée à des lecteurs, à la fois pour ces individus en leur temps et pour ces historiens. Nous n’étudions donc pas des traces, mais bien des « traces écrites laissées par des témoins des malheurs passés » en tant qu’elles sont « d’abord les traces d’une expérience d’écriture » (p. 11), c'est-à-dire d’une expérience de l’écriture, pratiquée de manière professionnelle, habituelle ou extraordinaire, parfois suscitée par le malheur dont on est le témoin ou par le souci d’inscrire une action (petite ou grande) dans l’histoire, parfois encore dérangée dans son efficacité routinière, altérée par la nécessité de rendre adéquatement compte de l’événement. Cet effort pour prendre en considération toutes les manières historiquement attestées d’user de l’écriture rompt avec la pratique historienne qui consiste à séparer les véritables témoignages, non littéraires, c'est-à-dire traités comme s’ils n’étaient pas écrits, des textes littéraires qui demanderaient quant à eux d’autres précautions – c'est-à-dire un savoir sur les genres, les formes et les styles en général, purement et simplement emprunté à l’histoire littéraire. Or témoigner par écrit peut amener à se faire écrivain, voire à faire de la littérature, y compris chez les supposés « témoins ordinaires », qui peuvent à l’occasion avoir été de puissants acteurs de l’histoire ; et réciproquement, l’expérience de mise par écrit d’une réalité vue ou vécue chez un écrivain reconnu qui s’est fait témoin, gagne en richesse à faire l’objet du même regard. Ce regard qui porte à la fois sur les inscriptions sociales de l’activité d’écriture et sur le travail du témoignage par écrit, au moment de sa production et dans ses éventuelles reprises notamment par des historiens, distingue ce livre des études centrées sur le témoignage (écritures de soi, autofiction, littératures du réel, fictions historiques) dans une perspective littéraire. L’élaboration du réel, de l’expérience vécue par le travail du langage, du style, de la formulation, n’est pas ici l’objet de l’analyse, justement parce que considérer en historiens les témoignages écrits signifie recevoir ces témoignages comme ce qui nous vient (avec d’autres sources, qui montrent d’autres choses) d’une réalité, d’une expérience vécue dans laquelle il y a eu de l’écriture.
236 – C.C. à J. L-C et D.R.: dans L'historien et la littérature vous parlez de « production du témoignage » en présentant l'historien comme un acteur de cette production : « Les historiens n'héritent pas seulement de témoignages, tenus ou non comme littéraires à évaluer : il arrive qu'ils les constituent en désignant certains écrits comme des témoignages : des écrits de toutes sortes, des plus personnels (journaux intimes non publiés) aux plus littéraires (romans), sont dans ce cas mobilisés, souvent découpés et contextualisés de manière à les faire témoigner » (p. 51).
24Vous dites ensuite que « replacer ainsi ces actions d'écriture sous l'œil de l'historien revient à (...) les faire témoigner pour autre chose ». Pourriez-vous revenir sur cette « autre chose » et sur ce « faire témoigner »?
25J. L-C : Il faut d’abord remarquer que le terme même de témoignage – comme trace écrite d’une expérience singulière, produite dans le passé et désormais utile à l’historien – n’est devenu que récemment nécessaire pour tenir en partie la place d’un terme, plus traditionnel et moins précis, qui était celui de « document ». Le témoignage a longtemps été lié à la sphère judiciaire et son usage chez les historiens a longtemps gardé une acception métaphorique et s’est imposé, après la Seconde Guerre mondiale, dans des circonstances où l’établissement de la vérité historique avait une dimension judiciaire – dans les procès des crimes nazis. Depuis, le « témoignage » comme forme d’écriture s’est en quelque sorte autonomisé dans les pratiques éditoriales (il y a des collections de témoignages) et dans la documentation des historiens, tout en gardant un lien complexe avec la « littérature ». Le cas du Journal d’Hélène Berr, rédigé à Paris entre l’été 1941 et février 1944, est caractéristique. Il s’agit d’un journal intime d’une jeune fille, née en 1921, que son auteur, face à l’intensification des persécutions contre les juifs, à la crainte croissante de l’arrestation de sa famille, a, à un moment donné, désigné comme un témoignage face à l’histoire : « aujourd’hui », note-t-elle le 10 octobre 1943, « j’ai été brusquement la proie d’une impression : qu’il fallait que les autres sachent ». « Car il faut que les autres sachent » revient à plusieurs reprises sous sa plume, ce jour là, dans Paris occupé :
À chaque heure de la journée se répète la douloureuse expérience qui consiste à s’apercevoir que les autres ne savent pas, qu’ils n’imaginent même pas les souffrances d’autres hommes, et le mal que certains infligent à d’autres. Et toujours j’essaie de faire ce pénible effort de raconter. Parce que c’est un devoir, c’est peut-être le seul que je puisse remplir.
[...] Il faudrait donc que j’écrive pour pouvoir plus tard montrer aux autres hommes ce qu’a été cette époque. Je sais que beaucoup auront des leçons plus grandes à donner, et des faits plus terribles à dévoiler. Je pense à tous les déportés, à tous ceux qui gisent en prison, à tous ceux qui auront tenté la grande expérience du départ. Mais cela ne doit pas me faire commettre une lâcheté, chacun dans sa petite sphère peut faire quelque chose. Et s’il le peut, il le doit.
Seulement je n’ai pas le temps d’écrire un livre. Je n’ai pas le temps, je n’ai pas le calme d’esprit nécessaire. Et je n’ai pas sans doute le recul qu’il faut. Tout ce que je peux faire, c’est noter les faits ici, qui aideront plus tard ma mémoire si je veux raconter, ou si je veux écrire9.
26La notation des faits est orientée vers un « plus tard », un après qui n’aura pas lieu10, pour soutenir le récit ou l’écriture d’un « vrai livre ». À Hélène Berr, qui travaille pour l’UGIF et clandestinement pour l’OSE (l’Œuvre de secours aux enfants), on rapporte les propos d’un garçon de salle de l’hôpital des Enfants malades, interné dans un camp de travail en Pologne, qui a assisté à des mises à mort massives de juifs polonais, aux persécutions contre les prisonniers russes – elle note. L’étau se resserre dans les dernières semaines de 1943 – la famille Berr a décidé de ne pas partir mais « l’horrible engrenage tourne, tourne et happe sans cesse » (31 janvier 1944). Le 15 février 1944, elle interroge une femme qui a pu aller à Drancy, et en revenir, sur ce qui s’y passe, sur la constitution des wagons de déportés ; elle se demande ce que les nazis font des enfants qu’ils déportent et pressent l’explication de cette « monstrueuse incompréhensibilité », puis commente ses propres notations :
N’est-ce pas, tout cela à l’air d’un reportage ? « J’ai vu une telle, retour de… Nous lui avons posé des questions. » Mais dans quel journal aujourd’hui lirons-nous des reportages sur ces choses-là ? « Je reviens de Drancy ». Qui en parlera ? Et même n’est-ce pas une insulte à la souffrance indicible de toutes ces âmes individuelles, dont chacune à la sienne particulière, d’en parler sous forme de reportage ? Qui dira jamais ce qu’a été la souffrance de chacun ? Le seul « reportage » véridique, et digne d’être écrit, serait celui qui réunit les récits complets de chaque individu déporté11.
27Ainsi Hélène Berr s’interroge-t-elle sans cesse sur la forme écrite susceptible de prendre en charge ce qui advient : c’est dans cette interrogation-là qu’elle constitue son journal en ce que nous appelons un témoignage, et qui se constitue, chez cette jeune fille, dans une conscience aiguë de l’historicité des écrits, et du rôle historiquement situé de la littérature dans la prise en charge du « tragique ».
Tout le temps, à l’arrière-plan de ma pensée, il y a les pages de Résurrection, du deuxième volume où l’on décrit le voyage des déportés. Cela me réconforte presque (étrange réconfort), de savoir que quelqu’un d’autre, et Tolstoï, a connu et écrit des choses pareilles […]12.
28Il me semble qu’on est ici au plus près de la description, par le témoin lui-même, de son écriture comme une action – une action située parmi d’autres actions (s’occuper d’enfants dont les parents ont été déportés, recueillir des informations, faire de la musique, continuer tant bien que mal des études universitaires d’anglais), une action d’écriture référée à d’autres actions d’écriture, dans d’autres contextes (un « reportage », Résurrection). Et c’est en restituant l’écriture d’Hélène Berr comme cette action plutôt qu’en la constituant seulement comme « document » (sur les activités officielles ou clandestines d’une jeune fille française juive à Paris en 1943 ou sur ce qu’elle pouvait alors savoir de ce qui se passait dans les camps en Pologne), que nous pouvons, en historiens, regarder « faire témoigner » le Journal d’Hélène Berr, dans cette relation intime et complexe avec la littérature qui en nourrit l’écriture – comme ressource (la diariste ne cesse de noter dans son journal tel ou tel passage d’un livre qui l’accompagne), comme horizon et comme repoussoir – tant la littérature est tenue par cette étudiante comme une forme d’accomplissement, qui n’aura pas lieu pour elle, et que le tragique des temps rend tour à tour central – quand Tolstoï permet d’écrire le « voyage des déportés » – et dérisoire :
Ce matin je lisais Shelley, et sa Défense de la poésie ; hier soir, un dialogue de Platon traduit par lui. Quel désespoir de penser que tout cela, tous ces magnifiques résultats de polissure, d’humanisation, toute cette intelligence et cette largeur de vues sont morts aujourd’hui13.
29« Faire témoigner » un tel écrit en historiens, c’est notamment montrer comme Hélène Berr convoque, problématiquement, la Littérature comme témoignage.
307 – C.C.: Vous replacez ensuite cette production historiographique du témoignage dans une « histoire de l'investissement social de la littérature », et présentez le témoignage lui-même comme une « pratique sociale ». Comment articulez-vous l'étude de la littérature et celle du témoignage en tant que pratiques sociales, et le « social » est-il leur seul point d'articulation dans votre approche ? Envisageriez-vous de parler ici et là de pratiques politiques, poétiques? Vous qui travaillez sur Michel Borwicz, verriez-vous cette production historiographique du témoignage à son tour comme une pratique sociale, politique, poétique (au sens où l'entend J. Rancière ou en un autre sens) ?
31On peut comprendre à partir du cas d’Hélène Berr toute l’importance qu’il y a à situer des pratiques d’écriture qui, dans le temps même de leur production, ont été conçues dans un horizon de témoignage à la lumière d’une histoire de l’investissement social dans la littérature, plutôt que d’opposer littérature et témoignage (quitte, dans un second temps, à tenir comme « témoignages » des textes littéraires ou à reconnaître des qualités littéraires à des écrits de témoignage). En regardant la « littérature » comme une pratique d’écriture (qui, à certains moments dans l’histoire, prend en charge des modalités du rapport des individus à la vérité), une croyance partagée (au sens de « croire dans les pouvoirs de la littérature »), une activité symboliquement et/ou socialement valorisée, susceptible de définir un métier (celui d’écrivain) mais entraînant aussi avec lui une vaste palette de pratiques plus ou moins professionnalisées (du côté de la production matérielle du livre, des activités de commentaire, de critique, d’enseignement, etc.), en considérant donc la « littérature », dans l’histoire occidentale moderne et contemporaine en tout cas, comme un phénomène social à part entière, on se trouve à même de comprendre ce que des acteurs sociaux ont fait, à tel ou tel moment, en produisant de la littérature. En ce sens, on n’oppose en rien « pratiques sociales » et « pratiques poétiques » ou « pratiques politiques » : dire que la littérature est une pratique sociale c’est dire qu’elle est un fait historique – et donc social – à part entière, susceptible de ce fait d’être constituée en objet d’histoire au même titre que d’autres activités, d’autres actions. Investir le combat ou le tragique des temps en composant des poèmes, ou, au contraire, constituer la production de littérature comme une activité en retrait du monde, inaccessible à ses soubresauts, entièrement vouée à l’art ou à la beauté, faire de la politique en écrivant des romans – ou refuser d’en faire – tout cela relève bien d’une histoire sociale de l’écriture littéraire. Michel Borwicz, l’auteur de la première étude « savante » en France sur les écrits des camps et des ghettos de la Seconde guerre mondiale14, lui-même auteur de poèmes pendant la guerre en Pologne, écrit à ce propos quelques lignes très fortes, où l’expérience de l’écriture vient nourrir une forte élaboration socio-historique sur l’écriture « sous l’occupation allemande » comme « un phénomène social » : Borwicz renvoie en effet dos à dos tous ceux qui, s’intéressant à ces textes produits dans des conditions extrêmes, cherchent à les juger selon des « critères littéraires communément valables, sans se pencher sur les circonstances de leur origine » et ceux qui, dans un sentiment de « piété » à l’égard des malheurs traversés par leurs auteurs, qui souvent ne survécurent pas à leurs textes, attribuent « précisément aux ouvrages littérairement déficients ou rudes, la qualité de sincérité et de franchise » qui leur permet de le reconnaître une valeur de « documents15 ». Borwicz voit ici et là un « écho des théories romantiques » qui veulent que « la sincérité d’expression (et par conséquent son exactitude, sa justesse) reste inversement proportionnelle au métier » et qui conduisent donc à ne tenir comme « document » que les écrits de non professionnels : ce qui revient à ne pas voir le « fait », qui est de l’importance de la production poétique dans les ghettos et dans les camps, de la part de professionnels comme de non-professionnels, et donc à ne pas interroger comme un fait historique le recours à l’écriture, dans le cœur de la catastrophe, et à ne pas étudier les moyens matériels de l’écriture, les formes littéraires investies, les modalités de composition et de circulation – à ne pas voir l’écriture comme une pratique sociale en tant que telle et souvent orientée, dans ces circonstances, vers la constitution de traces d’une expérience qui devaient survivre à la mort de leurs auteurs. De ce point de vue, la pratique poétique chez Borwicz est constamment considérée comme une pratique sociale, et comme une pratique de résistance, ce qui ne revient pas à en écarter la dimension poétique, mais au contraire à analyser face à l’histoire la foi dans la puissance de la poésie, l’investissement et/ou l’innovation formels, le rapport à la tradition littéraire, le recours aux éléments de folklore, la mobilisation du quotidien et du banal.