Temps de l’histoire et temps des œuvres
1Contrairement à ce que suggère le binôme « histoire-œuvres » du titre de cette réflexion, je ne vais pas traiter, ou du moins pas de façon directe, de la question des relations entre Histoire et Littérature. Je suis en effet quelque peu sceptique concernant toute construction d’un face-à-face entre histoire et littérature. En règle générale, toute distinction binaire, dès lors qu’elle est posée comme opposition polaire, produit des effets de miroir (il me semble donc que le véritable comparatisme commence à partir de trois termes plutôt qu’à partir de deux). Dans le cas présent ces effets sont d’autant plus incontrôlables que, si nous savons à peu près identifier les caractéristiques prototypiques du discours historique – nous savons au moins que c’est un discours qui est en parti régi par des contraintes référentielles et qu’il est en principe justiciable de l’examen de la preuve – nous serions bien en peine de donner une caractérisation descriptivement efficace de la notion de « littérature ».
1. Littérature et histoire ou fiction et histoire ?
2Ce n’est pas que le terme « littérature » soit inopérant : en fait, c’est une étiquette qui fonctionne de manière tout à fait satisfaisante dans une perspective extensionnelle (par exemple par énumération ou par exemplification des objets en question). Encore convient-il alors de limiter le corpus de candidats possibles à des contextes historiques relativement circonscrits, car plus nous élargissons le contexte et plus la description extensionnelle devient hasardeuse. Mais surtout, c’est une notion dont la caractérisation en compréhension est épistémiquement peu robuste, à tel point qu’à ce jour personne n’a réussi à en donner une définition qui tienne la route. Ce qui est en cause n’est pas le fait que le terme et la réalité sociale correspondante sont récents. Nous arrivons en effet fort bien à nous entendre pour appliquer la notion à des périodes qui n’ont connu ni le terme ni l’institution qu’il désigne de manière indigène (donc chez nous). Ainsi nous parlons de manière tout à fait sensée de littérature chinoise classique ou de littérature égyptienne antique et nous arrivons même à nous entendre pour savoir si tel texte doit ou ne doit pas y être intégré. Mais, justement, nous le faisons chaque fois par rapport à un contexte natif propre, en sorte que la compréhension que le terme prend dans ce contexte ne saurait être généralisée sans autre forme de procès à d’autres contextes. C’est pour cette raison que dans le cas de l’opposition générique « Histoire-Littérature », l’effet de miroir est tellement malheureux : chacun d’entre nous a en tête un contexte spécifique, mais rien ne garantit que ce contexte sélectionne les textes pertinents selon le même principe que tel autre contexte.
3Selon moi, ce qui vaut pour l’opposition « littérature-histoire » ne vaut pas dans le même degré pour la distinction « fiction-histoire » : elle me paraît plus robuste. Certes, on nous rappelle avec raison que nous aurions tort d’identifier la distinction entre histoire et littérature à celle entre histoire et fiction, puisque la littérature comporte aussi des discours factuels. Cela va de soi : on ne saurait rabattre l’une sur l’autre les deux distinctions. Mais la raison principale de cette impossibilité ne réside pas dans le fait qu’il existe des textes littéraires non fictionnels. La vraie raison est plus profonde : la fiction n’est pas une notion proprement littéraire. Si certaines fictions sont des fictions littéraires, il existe bien d’autres types de fictions. Il ne suffit donc pas de dire que la littérature n’est pas réductible à la fiction. Il convient d’ajouter aussitôt que la fiction n’est pas réductible à la littérature.
4En tout état de cause, le fait que la littérature ne soit pas réductible à la fiction n’implique pas qu’il ne saurait être fructueux de comparer l’histoire à la fiction, ni qu’il serait fructueux de la comparer à la littérature. Je suis même convaincu du contraire. Il est pertinent de s’interroger sur les relations, les différences et points communs, les entrecroisements etc., entre histoire et fiction, parce que les deux termes correspondent à des notions dont on peut déterminer de manière relativement consensuelle un noyau sémantique stable et surtout, parce que ces deux noyaux peuvent facilement être distingués l’un de l’autre. Ils correspondent en effet à des options contraires à propos d’une même dimension catégorielle : la question de la référence intramondaine directe. Il y a donc un problème commun (la question de la référence) et deux options qui s’opposent à propos de ce problème : dans le discours historique la question de la référence intramondaine est pertinente, dans le cas de la fiction elle ne l’est pas.
5Il faut insister sur le fait que la différence n’est pas que le discours historique aurait toujours une référence et que la fiction n’en aurait jamais. La plupart des discours historiques comportent des erreurs factuelles et donc des actes de référence ratés. Et il existe certaines fictions dont beaucoup de propositions sont de facto référentielles (ou le seraient si nous les lisions hors de la fiction). La différence se situe ailleurs : face à un discours historique il est toujours pertinent de se demander s’il est référentiellement vrai, alors que pour une fiction cette question n’est pas pertinente. Ou, pour être plus précis : dans le cas de la fiction la question n’est pas pertinente au sens où le fait qu’aucune proposition n’ait de force référentielle ou que toutes en aient ne nous dit rien quant à son statut de fiction, puisque ce statut n’est pas d’ordre sémantique (au sens logique du terme) mais d’ordre pragmatique. La fiction se définit par un usage spécifique des représentations qui précisément met entre parenthèses la question de la référentialité. En revanche, lorsqu’une œuvre littéraire de fiction comporte de nombreuses propositions qui de facto sont référentielles (ou le seraient si nous les rencontrerions hors de la fiction), cela importe en général grandement pour la particularité proprement artistique de l’œuvre en question : elle se voit dotée d’une dimension métafictionnelle. En effet, une telle œuvre déstabilise le modèle communicationnel par défaut du discours de la fiction : ce modèle privilégie un type de fiction qui se caractérise, pour des raisons pragmatiques et mêmes éthiques aisément compréhensibles, par l’usage parcimonieux de propositions directement référentielles. Dans le même ordre d’idées on peut constater qu’appeler « fiction » un récit qui raconte une histoire vraie est un geste plus déstabilisant que l’appeler « roman », parce que la notion commune de « roman à clefs » nous a habitués à l’idée qu’un roman puisse n’être qu’en apparence une fiction ou puisse vouloir jouer sur les deux tableaux en s’adressant simultanément à deux types de lecteurs différents, les initiés et les non-initiés, les premiers lisant le texte comme un texte factuel crypté et les seconds le lisant comme une fiction.
6Dire que la distinction entre fiction et discours historique (et plus généralement discours factuel) est pertinente ne veut donc pas dire qu’elle est toujours simple et univoque. Mais c’est bien parce qu’elle est significative, au sens où elle correspond à des choix opposés, qu’on peut penser de manière éclairante les situations de contamination ou d’hybridation. Nous confondons trop souvent le caractère nécessairement univoque des distinctions catégorielles ou analytiques avec une supposée démarcation d’essence dans la réalité. C’est au contraire grâce au caractère tranché des distinctions catégorielles ou analytiques que nous pouvons appréhender la nature complexe ou hybride de la réalité. Cela vaut aussi pour la distinction entre fiction et discours historique.
7Pour en revenir au couple histoire/littérature, je pense qu’il n’a pas les vertus opératoires qui sont celles du couple fiction/discours historique, et ceci, comme je l’ai déjà suggéré, parce que la notion de « littérature » n’a pour ainsi dire aucune potentialité analytique. Il n’existe en particulier pas de common ground par rapport auquel on pourrait mettre en regard de manière fructueuse des choix qui seraient typiques du discours historique et d’autres qui seraient typiques de la littérature. Et cela me semble dû non pas au fait que nous ne disposons pas encore de définition satisfaisante de la notion de littérature et qu’il faudrait donc en chercher une. Cela ne me semble pas non plus dû au fait que la notion de littérature est de facto toujours évaluative et qu’il conviendrait donc de la rendre descriptive. La raison en est autre : le terme « littérature » fonctionne comme une simple étiquette qui est appliquée aux textes essentiellement en vertu d’un usage ou d´une famille d’usages spécifiques de ces textes qui par ailleurs peuvent, selon les contextes, avoir des propriétés syntaxiques, sémantiques et mêmes pragmatiques (bien que ce dernier point doive être nuancé) très diverses, et donc relever des genres discursifs les plus divers. Le malentendu épistémique vient sans doute du fait que le terme de « littérature » n’identifie pas directement ces usages mais les classes de textes constitués historiquement à partir d’eux. Or nous avons un biais descriptiviste face au lexique : même si le terme de « littérature » est fonctionnellement un nom propre, il apparaît comme un nom commun, et du même coup nous avons tendance à le traiter comme une description au sens logique du terme. Nous nous persuadons donc nous-mêmes qu’il doit décrire les propriétés, ou la nature des objets qu’il nomme, autrement dit nous croyons que ce qui rend littéraire un texte ce sont certaines propriétés syntaxiques, sémantiques ou pragmatiques, et que donc le terme « littérature » désigne ce qu’en logique on appelle une « espèce naturelle », c’est-à-dire une classe d’objets définis par des propriétés internes.
8Si cette hypothèse est correcte, c’est-à-dire si la classe des textes littéraires est construite pour l’essentiel autour d’un certain type d’usage, il n’est pas étonnant que des textes, voire des classes entières de textes, puissent y entrer (mais aussi en sortir) comme dans un moulin, puisqu’il suffit que l’usage change pour qu’un texte appartienne (ou cesse d’appartenir) à la littérature. C’est une raison supplémentaire pour laquelle la distinction histoire/littérature est un miroir aux alouettes : en effet, il existe des contextes dans lesquels il est tout à fait adéquat de dire que le discours historique lui-même fait partie de la littérature. Ceci ne vaut d’ailleurs pas seulement pour l’histoire, mais aussi pour la philosophie et bien d’autres genres discursifs non fictionnels en prose.
9En disant cela je ne veux pas suggérer que la littérature n’existe pas ni que la notion est inutilisable. Au sens courant du terme elle regroupe en effet pour l’essentiel les textes et classes de textes dont la lecture est entreprise dans une visée pour laquelle la satisfaction esthétique est au premier plan. J’ai dit que les propriétés syntaxiques, sémantiques ou pragmatiques des textes « littéraires » pouvaient être les plus diverses, mais ceci n’empêche pas qu’il existe des affinités électives entre certaines caractéristiques des textes et leurs potentialités esthétiques : à travers une longue évolution historique de making and matching il y a eu une cristallisation de certaines manières de faire et de certaines caractéristiques micro- et macrostructurales d’ordre syntaxique et sémantique, récurrentes parce que particulièrement adaptées à une lecture esthétique. Nous avons par ailleurs des preuves indépendantes qui montrent qu’à des époques passées ainsi que dans d’autres cultures certains textes ont été abordés dans cette même perspective esthétique. Nous pouvons donc exporter notre terme « littérature » pour l’appliquer aussi à des contextes dans lesquels ce terme n’existait pas, voire où on n’avait pas regroupé dans une même classe tous les textes opérant au moins en partie de cette façon, tout simplement parce qu’on considérait peut-être que l’usage des textes n’était pas un critère de regroupement socialement pertinent. Je m’intéresserai donc à partir de maintenant à la littérature prise en ce sens-là, donc comme identifiant un type d’usage de certains textes ou certaines classes de textes.
2. Le social et le culturel
10Mais quel est le type d’existence de cet ensemble flou et instable de réalités textuelles ? C’est bien entendu une existence dans le temps. Mon titre veut suggérer plus précisément que cet objet a deux modes d’existence temporelle : le temps de l’histoire d’un côté, le temps des œuvres de l’autre. Et mon hypothèse est que cette dualité est due au fait que cet objet n’est pas « un » mais « deux » : il est texte et œuvre, ou encore, il est artefact symbolique et objet d’expérience, et plus précisément objet d’une expérience spécifique, à savoir l’expérience esthétique. Pour rendre cette hypothèse de l’existence duelle de la littérature un peu moins cryptique, je suis obligé de prendre les choses d’un peu loin.
11La littérature, comme tous les dispositifs symboliques humains est à la fois un fait social et un fait culturel. Cette distinction entre le social et le culturel n’est pas toujours très claire, soit qu’on considère que le système social est un aspect de la culture (qu’on oppose alors à la nature), soit qu’on considère à l’inverse que les faits culturels sont de simples effets des faits sociaux (auquel cas on reconduira les faits culturels aux faits sociaux dont-ils seraient l’expression, la trace ou le reflet). Si pour ma part j’insiste sur l’expression « à la fois » dans mon hypothèse de la nature duelle de la littérature, c’est parce que si elle est à la fois l’un et l’autre, alors cela implique que les deux dimensions sont a) distinctes l’une de l’autre ; b) irréductibles l’une à l’autre et c) interagissent l’une avec l’autre. Telle sera du moins mon hypothèse ici.
12C’est à l’anthropologie du milieu du xxesiècle que nous devons la prise de conscience la plus nette de la nécessité de distinguer les deux dimensions des faits humains. Radcliffe-Brown, notait ainsi en 1947 dans « Evolution, Social and Cultural »: « A science of culture is not the same thing as a science of societies. (Kroeber has said this.) A theory of the evolution of culture cannot be the same thing as a theory of social evolution1. » Onze années plus tard la même distinction est défendue par Alfred Kroeber et Talcott Parsons dans « The concepts of Culture and of Social System », célèbre déclaration en faveur de l’anthropologie culturelle conçue comme programme scientifique distinct de celui de l’anthropologie sociale :
Separating cultural from societal aspects is not a classifying of concrete and empirically discrete sets of phenomena. They are distinct systems in that they abstract or select two analytically distinct sets of components from the same concrete phenomena. Statements made about relationships within a cultural pattern are thus of a different order from those within a system of societal relationships. Neither can be directly reduced to terms of the other; that is to say, the order of relationships within one is independent from that in the other... We suggest that it is useful to define the concept culture for most usages more narrowly than has been generally the case in the American anthropological tradition, restricting its reference to transmitted and created content and patterns of values, ideas, and other symbolic-meaningful systems as factors in the shaping of human behavior and the artifacts produced through behavior. On the other hand, we suggest that the term society – or more generally, social system – be used to designate the specifically relational system of interaction among individuals and collectivities2.
13En extrapolant à partir des distinctions proposées par Kroeber et Parsons on pourra dire qu’un système social est un système métastable d’interactions, entre au moins deux individus ou groupes d’individus saisi à un moment t. L’ontologie des faits sociaux est donc une ontologie relationnelle, au sens où ce qui les définit ce n’est pas la nature intrinsèque des individus mais leur position réciproque telle qu’elle est déterminée par la relation qui les lie. A est le père de b qui est l’épouse de c, etc. On dira plus précisément qu’un système social est un poly-système de relations interhumaines structuré hiérarchiquement, c’est-à-dire composé de nombreux sous-systèmes qui sont horizontalement interconnectés et verticalement intégrés. En général, chaque individu est membre de plusieurs sous-systèmes et dans chaque sous-système auquel il participe, il se voit assigné ou il s’assigne lui-même (dans le cas de systèmes auto-poiétiques) un rôle spécifique. Beaucoup de rôles sociaux sont eux-mêmes de nature relationnelle, c’est-à-dire sont formés de paires, de triplets, etc., de rôles interdépendants et coordonnés. Les rôles sociaux sont plus ou moins mobiles selon les sous-systèmes, et certains sous-systèmes reposant sur des paires ou des triplets coordonnés se caractérisent par la possibilité structurelle d’un échange de rôle. Cela est un trait particulièrement marqué dans le système social communicationnel. La communication orale dans la vie de tous les jours est ainsi caractérisée par le fait que l’échange des rôles entre émetteur et récepteur en est un élément constituant : le récepteur peut devenir émetteur et l’émetteur récepteur. Les discours marqués socialement, par exemple les discours rituels ou religieux, les discours politiques, mais aussi la communication littéraire, ne prévoient en général pas un tel échange de rôles. Ils sont la plupart du temps asymétriques, sauf dans le cas des pratiques littéraires « dialogiques » ou « polyphoniques » telle la poésie liée (renga) japonaise.
14Dans un système social communicationnel, et notamment dans la littérature considérée comme système social, le rôle d’émetteur et le rôle de récepteur sont interdépendants et coordonnés. Ils sont interdépendants au sens où pour qu’il y ait communication il faut qu’il y ait un émetteur et un récepteur; ils sont coordonnés au sens où la réception s’ajuste à l’émission. En régime écrit l’ajustement est asymétrique : le récepteur s’ajuste à l’émetteur, mais ce dernier ne peut pas s’ajuster à son tour au récepteur, parce qu’il n’existe pas de mouvement de feedback (du moins pas de feedback en temps réel). En situation de « littérature » orale en revanche l’ajustement est bidirectionnel, l’émetteur tenant compte (ou du moins pouvant tenir compte) en temps réel de l’ajustement du récepteur pour éventuellement infléchir son émission.
15En continuant à extrapoler à partir de Kroeber et Parsons on pourra définir les faits culturels de la façon suivante : les faits culturels sont des représentations partagées par plusieurs personnes, groupes de personnes et parfois communautés entières : des croyances, des valeurs, des normes, des récits, des légendes, des poèmes etc. On dit souvent de manière plus spécifique que ces représentations partagées sont des représentations publiques, autrement dit on identifie les faits culturels à l’ensemble des faits de signification incarnés dans des véhicules de sens publiquement accessibles : textes, images, etc. Aborder la littérature comme fait culturel, l’étudier comme tel peut donc vouloir dire s’y intéresser sous l’angle des représentations partagées qu’elle construit, véhicule etc. Mais au sens strict les représentations publiques ne possèdent du sens qu’en tant qu’elles sont activées dans et par des esprits ou cerveaux, en vertu du principe communément accepté selon lequel leur capacité de signifier n’est qu’empruntée aux – ou dérivée des – états mentaux, qui sont des états intentionnels intrinsèques.
16L’ontologie des faits culturels est donc différente de celle des faits sociaux. Il ne s’agit pas d’une ontologie relationnelle mais d’une ontologie distribuée : les représentations culturelles n’existent qu’en tant que distribuées entre des esprits individuels. Ce caractère distribué de l’ontologie des faits culturels met les sciences de la culture dans une situation compliquée quant à l’identification de leurs objets. Le caractère « partagé » d’une représentation, par exemple le caractère partagé de l’identité d’une œuvre, ne peut en effet que résider dans la similarité de ce qui est individué dans ma tête et de ce qui est individué dans la vôtre, etc. À vrai dire, ce que nous partageons, au sens strict de ce verbe, ce n’est pas la même signification (puisque toute signification est nécessairement individuée), mais uniquement l’accès à un même véhicule de signification (à un même texte, dans le cas de la littérature). La culture est donc un complexe de représentations mentales similaires implantées dans des esprits/cerveaux différents à des moments particuliers. Or, il n’existe pas d’accès réciproque direct entre esprits ou cerveaux. Notre accès au caractère congruent ou partagé d’une représentation, donc à son statut culturel, n’est donc jamais qu’indirect.
3. Temps de l’histoire, temps des œuvres
17Mon hypothèse ici est donc que ce que ce que nous appelons littérature a deux faces : la littérature comme sous-système social et la littérature comme réalité culturelle. Ceci signifie donc que le fait littéraire possède deux ontologies différentes selon la façon dont nous l’envisageons : une ontologie relationnelle et une ontologie distribuée.
18Envisagée comme fait social, la littérature est un espace relationnel métastable du point de vue temporel, c’est-à-dire soumis à une genèse, une évolution, une dérive et peut-être une mort. Elle est à ce titre une des multiples réalités sociales inscrites dans le temps historique. À partir de là, un certain nombre de conséquences s’imposent. D’abord il n’est pas pertinent de l’étudier selon le schéma émission-réception, ou création-réception, car la polarité création-réception relève de la littérature comme fait culturel, c’est-à-dire du problème du partage des représentations, qui repose sur une ontologie distribuée et non pas sur une ontologie relationnelle. En deuxième lieu, et contrairement à ce que suggère le modèle création-réception, la littérature conçue comme relation sociale n’est une relation dyadique que dans des états pré-littéraires, c’est-à-dire en régime d’oralité première. Et dans ces cas elle n’est pas une relation émissaire-récepteur, c’est-à-dire une relation asymétrique : la situation d’oralité primaire est caractérisée par une relation de feedback en temps réel entre le récitant et l’auditeur, qui est absente dans la relation émission-réception de la littérature écrite. En troisième lieu, à partir du moment où le médium n’est plus la parole vive mais l’écrit, la relation dyadique entre l’auteur et le récepteur est remplacée par un réseau relationnel beaucoup plus complexe, à trois pôles ou plus. Ainsi dans les traditions manuscrites, des copistes s’insèrent en général entre l’émission et la réception. Lorsque l’écrit devient imprimé c’est l’imprimeur-éditeur qui intervient. Le passage de l’oral au manuscrit et du manuscrit à l’imprimé correspondent à deux bouleversements profonds de la littérature, et plus généralement de la communication langagière, comme fait social.
19Le premier passage correspond à celui d’un archivage somatique-mental à un archivage public, ce qui bouleverse la logique de transmission et donc l’inscription historique du « littéraire » : alors qu’en régime d’oralité primaire il n’existe (sauf rares exceptions) pas de stabilité des représentations transmises, et que la question de l’identité est en fait celle de la légitimité de la chaîne de transmission (un peu comme dans le cas de l’icône, ce qui compte pour qu’on puisse parler d’une icône authentique ce n’est pas la similarité avec le modèle premier mais l’existence de la bonne chaîne causale entre les deux), avec la naissance d’un archivage exosomatique, c’est le véhicule d’incarnation publique des représentations (le manuscrit) qui devient le lieu de transmission et le garant de l’identité. C’est à ce moment-là que naissent le texte au sens actuel du terme ainsi que l’idée selon laquelle l’identité de l’œuvre est l’identité textuelle. C’est à ce moment-là aussi que la communication littéraire commence à s’éloigner de plus en plus de la situation de base de la communication humaine qui est la communication face à face : la littérature entre alors dans le régime de la reproduction (les copies sont multipliables à volonté) et donc dans un régime allographique. Ce passage est complexe et un des points importants est la définition du rôle social du copiste : est-il interprète ou est-il trans-littérateur (donc copiste au sens étroit du terme) ? La réponse a pendant longtemps dépendu du type de textes : les textes marqués par leur importance pragmatique (religieuse, légale, etc.) devaient être copiés fidèlement, mais dans les traditions textuelles à fonction esthétique (par exemple les romans arthuriens), le copiste est resté pendant longtemps interprète, c’est-à-dire que l’identité textuelle est restée encore pendant un certain temps dissociée de l’identité de l’œuvre qui était davantage celle de la matière (la matière de Bretagne) que celle d’un texte immuable. On voit ici comment un fait qui relève du niveau social interagit avec le niveau culturel, en l’occurrence la dynamique des représentations partagées. Dans son contexte natif, la représentation partagée « Lancelot du Lac » était bien plus instable que notre représentation partagée « Lancelot du Lac ».
20Le passage de la circulation manuscrite à la circulation par imprimé a été un bouleversement tout aussi important : la reproduction mécanique, en permettant une multiplication à partir d’une même empreinte, en augmentant la rapidité de confection et en abaissant les coûts, faisait des œuvres littéraires des biens de marché parmi d’autres, capables d’entrer dans un système de circulation très flexible régulé par l’offre et la demande. Mais du même coup c’est l’imprimeur-éditeur, des premiers artisans imprimeurs jusqu’aux multinationales de l’édition actuelle, qui est devenu le maillon décisif de la littérature comme fait social. De facto c’est lui qui décide de ce qu’est la littérature et de ce qu’elle n’est pas : il fonctionne comme un filtre sélectif opérant en amont du consommateur. Essayant de prévoir la demande, il pré-adapte l’offre à cette demande supposée. Là encore, ce changement dans la littérature comme fait social a eu des effets au niveau de la littérature comme fait culturel : la « sameness of spelling » (Nelson Goodman), l’identité du véhicule d’incarnation publique de l’œuvre est devenue le critère central de l’identité opérale. Mais il subsiste des zones d’indétermination, dont la plus étonnante est celle des traductions : en général lorsque nous lisons Don Quichotte en français nous considérons que nous lisons Don Quichotte alors qu’il n’existe pas d’identité textuelle entre l’édition espagnole et l’édition française.
21Penser le temps historique d’une réalité sociale c’est penser la reproduction et la transformation d’un réseau relationnel. Penser la dimension temporelle d’une réalité sociale qui est en même temps une réalité culturelle, donc une constellation de représentations partagées, c’est penser la diffusion et la transmission. La distinction entre diffusion et transmission n’est pas facile à tracer, mais pour simplifier on peut considérer que la transmission est un fait intergénérationnel et la diffusion un fait intra-générationnel. C´est donc la transmission qui est le facteur critique pour la dynamique temporelle. Or, la transmission implique deux dimensions. Il y a d’abord la transmission au sens matériel du terme : il faut que les véhicules des œuvres – la mémoire individuelle, les manuscrits et copies de manuscrits, les exemplaires imprimés ou les fichiers numériques – soient stockés de telle sorte que les générations suivantes puissent y avoir accès. Il y a ensuite le choix opéré dans ce stock de ce qui va circuler effectivement et être lu. On peut penser que plus le stock est grand plus le choix de ce qui est réactualisé va être sélectif. Cela signifie que la littérature comme mémoire vivante n’est qu’une sélection partielle parmi les littératures possibles à chaque moment. L’étude de la formation et disparition des canons littéraires est une branche d’étude qui permet de suivre cette dynamique, mais par définition elle ne s’intéresse qu’à la partie vive et non pas à ce qui a été oublié, alors que cette masse devrait être étudiée pour elle-même. La temporalité historique de la littérature comme fait social n’a donc pas grand-chose à faire avec ce que nous appelons l’histoire littéraire, discipline qui, en général, propose l’histoire sélective de tel ou tel canon ou contre-canon.
22Un autre point est plus important : même en l’absence de tri évaluatif, l’histoire littéraire construit le monde littéraire comme un monde d’œuvres interprétées et du même coup implique le passage par une lecture qui par définition n’appartient pas au temps historique de la littérature mais au temps présent de l’œuvre. Or, si la littérature comme fait social a, lorsqu’elle existe (ce qui n’est évidemment pas le cas partout et toujours) un mode d’existence continu, qui est celui du système relationnel maintenu en vie par les interactions qui le constituent, comme objet culturel en revanche l’œuvre littéraire n’a qu’un mode d’existence intermittent. Elle n’existe que lorsqu’elle est activée mentalement. Cela signifie non seulement qu’elle n’existe jamais qu’incarnée individuellement (dans un esprit), mais aussi qu’entre deux activations ce n’est que son véhicule qui existe : le « texte ». L’histoire littéraire construit une continuité factice entre des objets – des textes lus, interprétés – dont le mode d’existence (distribué) ne peut être qu’intermittent et individuel, et la littérature comme fait social.
23On le voit, ce qui vient d’être avancé ici à propos de la littérature pourrait s’appliquer aussi en partie aux textes relevant du discours historique, à commencer par le double statut ontologique des textes et par tout ce qui s’ensuit quant à la nécessité de distinguer entre le temps de l’histoire sociale et le temps des œuvres. Autrement dit si ce temps de l’œuvre conçu comme mode d’existence intermittent permet de caractériser la littérature en tant qu’elle fait partie des faits de sens, cela ne permet pas de la distinguer d’autres faits de sens, et notamment pas du discours historique.
4. Remarque conclusive
24J’ai suggéré au début de cette réflexion que ce qui distingue la littérature d’autres faits de sens, et en particulier du discours historique, c’est son usage. Autrement dit, s’il y a un sens selon lequel il peut être intéressant de la comparer la littérature – ou le fait littéraire – à l’histoire ou à d’autres discours, c’est selon cette ligne-là, donc selon une pragmatique des usages. On peut noter que cette façon de procéder a aussi l’avantage de desserrer le risque de la construction en miroir, car si la particularité des textes que nous appelons littéraires réside dans leur usage spécifique, alors nous pouvons les situer dans un domaine plus vaste qui est celui des arts. Ce troisième terme – l’art – permet de complexifier la question des relations entre types de discours, et notamment entre littérature et histoire. En fait, ce n’est pas en tant que type de discours que la littérature se distingue primordialement du discours historique, mais en tant que relevant d’une conduite anthropologique plus générale, qui est l’art. Certes, la notion d’art n’est pas très claire elle-même, mais elle permet au moins d’élargir le terrain de comparaison. Et surtout, elle permet de resituer la question de la « littérarité » et de l’« historicité » dans un champ plus vaste, où cette question rejoint celle d’autres pratiques humaines liées de manière non aléatoire à ce même type d’usage qu’est l’usage esthétique. C’est à la lumière de ce troisième terme – l’art comme objet d’une expérience esthétique – qu’il faudrait reprendre l’esquisse qui précède quant à la relation entre temps social et temps des œuvres, et voir dans quelle mesure les dynamiques dégagées valent pour le discours en tant que tel – donc aussi pour l’histoire – et dans quelle mesure au contraire elles valent pour l’art conçu comme objet d’expérience esthétique, donc pour le temps des œuvres qu’elles soient discursives ou non, qu’elles soient littéraires et historiques - car il existe évidemment aussi des œuvres historiques. Mais ceci est une autre histoire.
25(CRAL, CNRS-EHESS)