Les factographies : déplacements des discours de l’histoire
1Parmi les formes ou genres littéraires qui constituent autant de manières d’écrire l’histoire, il existe des objets singuliers, qui émergent dans le paysage textuel européen et nord-américain depuis les années 1960, mais qui se sont imposés principalement à partir des années 1990, et que je propose de nommer des factographies, parce qu’ils adoptent une écriture des faits – historiques, juridiques, d’actualité – qui déroge aux normes habituelles de mise en œuvre littéraire du réel1. Ces formes littéraires se présentent comme des captations fragmentées du réel et des discours qui le constituent ; elles compilent des notes prises sur le vif ou des documents existants, transcrivent des propos entendus dans la rue aussi bien que des informations consignées dans les archives. Elles se donnent manifestement comme des œuvres non-fictionnelles ou factuelles ; pourtant, contrairement à l’immense majorité des littératures factuelles, comme le témoignage ou la biographie, ces factographies n’adoptent pas la forme dominante d’écriture du réel, à savoir le récit long. Elles se présentent davantage comme des recueils compilant des faits et des discours de nature hétérogène, des objets qui préfèrent les modèles du montage et de l’enregistrement à ceux de la composition littéraire.
2Cet abandon du récit peut se lire comme un éloignement par rapport au discours historiographique, dont la narration constitue un des procédés essentiels. Il marque également une distance par rapport à la littérature, dont le paysage actuel reste dominé par le modèle narratif et romanesque hérité du xixe siècle. La question que posent les factographies est donc celle d’une alternative au récit – du moins au récit long, continu, dont elles montrent qu’il ne constitue pas le seul mode possible d’écriture du réel. Elles problématisent la façon dont l’écriture peut s’emparer des faits et en cela, elles peuvent être lues comme une manière d’écrire l’histoire ou avec l’histoire – dans le double sens des faits qui la constituent et du discours historiographique qui les ressaisit – mais aussi de donner à penser ou à repenser l’histoire.
3On peut distinguer deux modalitésprincipales de cette écriture des faits, qui correspondent à un double rapport au temps, l’un orienté vers le présent, l’autre davantage tourné vers le passé. Certains factographes proposent des techniques de notation du réel. Cette consignation du présent trouve de nombreux exemples dans la littérature française, dont le plus célèbre est sans doute Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, livre dans lequel Georges Perec, assis à la table de différents cafés de la place Saint-Sulpice en octobre 1974, se livre à un exercice d’écriture consistant à noter, au cours de trois journées d’observations, tous les éléments « strictement visibles » et à les présenter sous formes de listes2. On peut également penser à des œuvres plus contemporaines, telles que Journal du dehors et La Vie extérieure, d’Annie Ernaux, où l’auteur consigne des instantanés de la vie de banlieue (images entraperçues dans les couloirs du métro, bribes de dialogues saisies dans les rames du RER, scènes de la vie ordinaire captées dans les centres commerciaux) ou à Un Livre blanc, dans lequel Philippe Vasset part explorer les zones blanches qui figurent sur les cartes IGN de la région parisienne, produisant un récit fragmenté au sein duquel ses notes alternent avec la reproduction de fragments de cartes de géographie3.
4On pourrait dire que chacun de ces auteurs produit une forme de témoignage, mais en déplaçant les attentes liées au témoignage : d’abord parce que ces textes s’intéressent pour l’essentiel à des faits mineurs, subvertissant ainsi la hiérarchie convenue entre l’événement (censé être significatif) et le fait (qui ne l’est pas toujours). Ce témoignage mineur, par ailleurs, n’est le plus souvent pas rétrospectif, mais se place sous le signe d’une simultanéité : il prend pour modèle l’appareil photographique, comme s’il s’agissait de produire l’équivalent littéraire d’une série de polaroïds du réel. Cette prétention à une représentation « exacte » et potentiellement « objective » du réel se traduit par un lien étroit que les factographes du présent entretiennent avec les sciences humaines, qu’il s’agisse de la géographie (pour Vasset) ou de la sociologie (Annie Ernaux prétend ainsi produire dans Journal du dehors ce qu’elle nomme « de l’ethnotexte4 ») ; mais elle appelle également un possible usage documentaire de ces œuvres, qui pourraient être constituées comme d’éventuelles sources par des historiens s’intéressant au quartier de la place Saint-Sulpice au milieu des années 1970, par exemple, ou par des ethnologues désireux d’étudier le rapport qu’une femme de la classe moyenne peut entretenir à ces « non-lieux » que constituent le métro parisien ou les centres commerciaux de banlieue.
5Un second ensemble de factographies prend pour objet non plus le présent, mais le passé – même si la plupart jouent sur les deux tableaux. Ces textes entretiennent par conséquent un lien plus évident à la discipline historique et au discours des historiens, notamment par le biais de documents et d’informations recueillies dans divers ouvrages – autant d’écrits qui constituent une médiation nécessaire pour accéder à des temps révolus. De nombreux factographes présentent ainsi des faits consignés ailleurs : dans les livres d’abord, mais aussi dans les archives. J’en donnerai là encore quelques exemples : d’abord celui de Marcel Cohen, qui a publié chez Gallimard une trilogie intitulée Faits5. Il transcrit dans ses ouvrages des « choses vues », de petites anecdotes mais aussi des informations recueillies lors de ses lectures, qui regroupent aussi bien les livres de poètes que de scientifiques, et qui font la part belle aux historiens. Certains de ces « faits » comportent ainsi des appels de notes (chose peu habituelle dans une œuvre littéraire) qui renvoient aux sources utilisées par l’auteur et présentées en fin d’ouvrage. Sur un mode plus radical, on peut également citer des exemples de factographies qui se présentent comme exclusivement composées de fragments de documents, sans le moindre commentaire. Schlatbeschreibung de l’écrivain et cinéaste allemand Alexander Kluge rassemble toute une série de documents collectés dans diverses archives et concernant la bataille de Stalingrad6 : on y trouve aussi bien des témoignages d’officiers et de médecins que le compte rendu officiel des événements destinés à l’état-major, des informations de la propagande ou des sermons de prêtres militaires. Testimony, the United States, 1885-1915, du poète américain Charles Reznikoff, est quant à lui entièrement constitué d’extraits de compendiums de procès, trouvés dans les archives judiciaires de différents états des États-Unis, que l’auteur se contente d’isoler et de versifier7.
6Dans ces œuvres, écrire l’histoire et la penser revient à déplacer les discours sur l’histoire auxquels le lecteur contemporain est habitué, et notamment le discours historiographique. Questionner le discours historien, cela peut d’abord vouloir dire qu’on choisit de s’en passer. Dans les œuvres de Kluge et de Reznikoff, il brille par son absence : pas un mot de commentaire de l’auteur sur ses recherches ou sur les faits exposés ne vient se superposer aux documents cités. À certains égards, ces œuvres pourraient évoquer un dossier en cours, encore non exploité, sorte de travail préparatoire à l’étude d’un historien. Plusieurs textes de Marcel Cohen se présentent ainsi sous la forme d’une série notes, souvent rédigées de façon minimale autour d’un thème, tel que « l’usage de l’alcool en temps de guerre » ou « les modes d’exploitation pécuniaire des victimes de conflits armés8 ». L’auteur y rassemble un ensemble de données factuelles, en s’appuyant à chaque fois sur les travaux de différents historiens, mais en se contentant de les juxtaposer, là où l’historien produirait un discours susceptible de les rassembler en une analyse. Faut-il y voir une réfutation de ce deuxième moment du travail de l’historien, qui cherche à lier les faits en un discours ? Ce qui est certain, c’est que la démarche de Cohen suspend volontairement le processus de composition logique ou narrative du discours : son texte crée les conditions d’une production de sens, mais il ne la mène pas à bien.
7Chez lui, comme chez Kluge, l’abandon du récit, qui constitue une des modalités de l’écriture de l’histoire, se double ainsi d’un abandon du commentaire, qui en est une autre. Il s’agit de présenter les faits en évitant de produire une continuité explicite, qu’elle soit logique ou chronologique – continuité que l’historien cherche pour sa part à construire et à justifier. Pourtant, en posant ces faits, les factographes invitent le lecteur à prendre le relais de ce travail d’élaboration du sens, en effectuant lui-même de tels rapprochements et en investissant le texte de ses propres interprétations. Schlachbeschreibung s’ouvre ainsi sur un long compte rendu militaire, exemple type d’un discours stéréotypé, monolithique, prétendument objectif et, il faut l’avouer, passablement ennuyeux pour un texte littéraire. Toutefois, les discours qui lui succèdent sous la forme de différents chapitres regroupant tantôt des témoignages, des informations de la propagande ou des sermons, démentent cette première « version des faits » : les représentations du conflit entrent en contradiction, les rhétoriques convenues des différents discours se détruisent l’une l’autre. Le montage suffit donc à produire un dispositif polémique, parce qu’il invite au recoupement des sources et met en lumière les incohérences qui surgissent quand on confronte les multiples facettes de cette « description d’une bataille ». La position que l’œuvre ménage au lecteur serait donc pour partie celle d’un historien face à ses sources – mais d’un historien qui n’a pas nécessairement demandé à l’être, et qui ne dispose pas toujours d’un savoir-faire méthodologique propre à cette discipline. On pourrait dire que les factographies invitent le lecteur à jouer à l’historien, sans pour autant lui fournir de règle du jeu explicite.
8Néanmoins, cet exercice reste aussi un exercice de lecture littéraire, dans la mesure où l’on aborde presque toujours de telles œuvres comme des objets esthétiques – ne serait-ce que parce qu’elles sont publiées par des écrivains ou des poètes dans des collections qui accueillent des textes littéraires et non des ouvrages scientifiques. Or, en tant qu’œuvres littéraires, ces factographies posent problème : elles engagent un imaginaire de la création littéraire comme pratique de sélection de faits et de discours existants, elles privilégient un geste de greffier ou de copiste, de cadreur ou de monteur, très éloigné du topos romantique de l’écrivain-démiurge. Plus encore, l’absence d’une parole auctoriale suscite nécessairement des questions, dans la mesure où elle vient en apparence contredire certaines des représentations littéraires avec lesquelles nous abordons les œuvres – par exemple celle qui associe le texte littéraire à l’incarnation d’une « vision du monde » et celle qui, plus généralement, pense l’objet esthétique comme un artefact doté d’une structure intentionnelle.
9Ce relatif désengagement a ceci d’intéressant qu’il active, sur le mode des vases communicants, une participation accrue du lecteur, et peut-être ainsi une autre manière de lire les documents à partir desquels l’historien élabore son discours. Les factographies, justement parce que ce sont des œuvres littéraires, peuvent être analysées comme des dispositifs de réévaluation des documents qu’elles présentent. Le contexte de l’œuvre crée chez le lecteur une attente de sens. Ce sens semble refusé par l’écrivain, mais, comme il est nécessaire pour lire l’œuvre en tant que texte littéraire de postuler une intention d’auteur, un tel manque est généralement pallié par le lecteur lui-même9. Il dispose pour ce faire de différents savoir-faire et d’outils à partir desquels il lui est possible de « bricoler » une interprétation. Or, parce qu’il dispose d’une culture littéraire qui conditionne chez lui certains réflexes, le lecteur développe face au texte littéraire un type d’écoute différent de celui accordé à des discours transitifs, qui ont une vocation plus utilitaire ou informative qu’esthétique. Face à un poème, par exemple, il s’intéressera à la matérialité du langage, au choix des mots, bien plus que s’il déchiffrait un mode d’emploi de machine à laver. De la même manière, un extrait de témoignage lu dans un compendium de jurisprudence américaine sera envisagé du point de vue des informations qu’il transmet. Lu sous forme de poème et présenté par Reznikoff, il invite à une lecture légèrement déplacée, qui prend en compte notamment sa dimension sonore et rythmique, mais qui fait aussi entendre la voix du témoin comme individu au lieu de réduire son discours à un cas juridique. En ce sens, l’œuvre factographique crée un dispositif qui permet de réinterroger l’archive : non pas en proposant un discours sur l’archive, mais en créant les conditions d’une écoute alternative du document, sur le mode littéraire. Si de telles œuvres ne produisent pas réellement un savoir, dans la mesure où elles ne présentent pas de faits entièrement inédits ni n’en proposent une interprétation nouvelle, elles créent donc néanmoins les conditions d’une visibilité nouvelle de donnéesdéjà accessibles ailleurs et elles interrogent les modalités d’élaboration des savoirs, en créant des dispositifs qui les mettent en scène (fut-ce sur le mode de la disparition) et qui jouent à les faire dysfonctionner.
10(Université Paris 8)