Colloques en ligne

Catherine Coquio

Le territoire des ogres

« L’idée d’entamer un dialogue entre l’histoire et d’autres disciplines m’a toujours fasciné. On a souvent tendance à penser l’histoire en tant que forteresse : ce n’est pas une forteresse, mais un aéroport ».

 Carlo Ginzburg. « Les contraintes invisibles »1

1Comme le dit l’avertissement qui précède2, les contributeurs de ce dossier ont commencé par échanger trois jours durant sur le thème « Littérature et Histoire en débats », autour d’un argumentaire dont on trouvera ici le texte. Je ne souhaite pas ici réexposer en détail une donne contemporaine que tous ont en tête – voire qui nous entête un peu avec ses allures de chiasme : en littérature un retour de l’histoire qui claironne presque son grave principe de réalité après un siècle de modernités et post-modernités, autoréférentialités et textualités, ou autres « démons de la théorie » à présent fatigués par le surmenage ; en histoire une entrée en littérature sur fond de science qui doute en claironnant presque elle aussi, ou du moins une écriture subjective assumée : postures littéraires et mémorielles, jeux narratifs ou fictionnels, reprise critique de savoirs prêtés à la littérature, micro-histoires tournant à l’ego-histoire ou à l’histoire familiale. Ici et là, usages croisés du « document » et du « témoignage », brouillages sauvages ou savants entre « texte » et « document », rencontres réelles ou quiproquos assumés sous le signe d’une « vérité » qui tourne au sphinx d’époque, mais un sphinx à tête de Janus : « historienne » d’un côté, « littéraire » de l’autre. C’est à qui fouillera le mieux les fonds d’archives que multiplie l’après-1989, sanctuarisés par les écrivains à leur tour, entre ivresse et gueule de bois politique ; pendant que l’Archive traverse l’université lors de rencontres interdisciplinaires en diable. Qui souvent tournent court, comme l’interdisciplinarité elle-même - à merveille par exemple dans les jurys de thèse, où parfois le sourire aimable refoule l’exaspération. Le jeu avec l’histoire fait culture, mais les disciplines et institutions restent bien en place. Et tous les brouillages entre réel et fiction, faits et contrefaits, n’empêchent pas les disputes sans fin sur les enjeux éthiques de la mise en fiction de l’histoire lorsque celle-ci a fait des victimes et des criminels en masse : celle de la Shoah surtout, muée en mythe social, catéchisme moral et marché éditorial, suscite des montées au créneau redondantes et musclées, qu’échoue à faire taire la ritournelle de la « vérité littéraire » et de la  « vérité historienne ».

2Je ne vais pas ici interpréter après d’autres ces traits d’époque presque trop familiers. Ils dessinent un rapport au temps que François Hartog, il y a dix ans, proposait d’appeler « présentisme »3 en l’opposant à un « régime moderne d’historicité » déterminé par l’avenir, tandis que nous semblons nous ouvrir sans fin au passé. Hartog revient ici sur les formes que prend cette conjoncture dans le roman contemporain ; et le dossier présenté ici porte lui aussi les marques de cette époque empesée, qui s’agite et s’observe sous « l’ombre profonde » du XXe siècle (Imre Kertész), à travers « l’écran fantastique de l’histoire »4.

3Je ne veux pas non plus résumer le contenu de ces « Actes » en les déguisant en livre alors qu’ils sont les traces d’un échange vivant de trois jours, augmenté de réflexions d’après-coup5. Il m’a semblé plus utile d’ouvrir le spectre historique pour rappeler de quels « débats » ceux-ci ont été précédés. Ainsi voudrais-je faire apparaître notre conjoncture pour ce qu’elle est : un moment singulier dans l’histoire de relations depuis longtemps fortes, difficiles et parfois tumultueuses, entre deux dames appelées « littérature » et « histoire ».

La part des anges et le triomphe de Lycaon

4Les rencontres dont est issu ce dossier ont réuni des chercheurs des deux « disciplines » mais aussi des écrivains6, dont un qui n’avait pu nous rejoindre : Gérard Macé avait été retenu dans les forêts du Cameroun par un rituel bamileke, auquel il voulait assister pour le livre qu’il préparait. Le passage qu’il nous en a donné7 vient ainsi remplacer sa proposition initiale : celle d’un dialogue autour de deux de ses livres : L'Autre Hémisphère du temps (1995), avec Patrick Boucheron, lui-même auteur de L’Entretemps. Conversations sur l’histoire (2012), que j’évoque un peu plus loin; et Le Goût de l’homme (2002), avec moi-même, car c’était ce livre qui m’avait fait le solliciter. C’est avec ce livre que je veux commencer.

5Comme toujours, Gérard Macé y travaille à la lisière des sciences humaines et de la  littérature - mais une lisière bien à lui, qui le fait cheminer aux bords de celles-là pour trouver celle-ci, et recueillir un savoir sur elle là où elle se cache - précisément sous la « science ». Paru il y a un peu plus de dix ans, Le Goût de l’homme est un essai tripartite consacré à trois grands chercheurs français dont les œuvres couvrent un-demi siècle : Georges Dumézil, Pierre Clastres, Marcel Griaule. Macé les évoque en écrivain et en intime, se promenant dans leurs œuvres et leurs notes de travail, qu’il montre animées d’un désir presque fou, ou d’une puissance de projection peu rationnelle : les « enquêtes » furent une longue quête ardente chez ces trois savants, qui, observant les sociétés humaines, puisaient leurs intuitions, lubies ou manières dans des mondes rêvés, nourris par leurs livres de chevet.

6Au premier chapitre(« Le Secret des dieux ») on voit Georges Dumézil, philologue devenu mythologue et historien des « sociétés indo-européennes », se promettre à la fin de sa vie de « relire chaque année L’Iliade, pour le plaisir »8, et s’imaginer passer dans la rubrique « romans » si sa théorie des « trois fonctions9 » s’avérait une erreur. L’historien des mondes antiques, qui avait découvert à la guerre que « Thucydide n’était pas tout », est lu à travers le prisme de ses expériences et de son présent, et des confidences qu’il lâchait ci et là sur sa démarche : l’œuvre laissait voir là sa « part de rêve », écrit Gérard Macé, « de même qu’on parlait autrefois de la part des anges, pour désigner ce qui s’évaporait quand on faisait chauffer l’alambic »10. La « part des anges » - celle du désir venu de l’enfance inachevée, de l’inconscient et des lectures littéraires - est vouée à s’évaporer dans l’alambic de l’historien ; mais sans elle il n’aurait rien produit, ni même existé peut-être.

7Au dernier chapitre on voit Marcel Griaule jeter par dessus bord sa sourcilleuse méthodologie dès qu’il rencontre au pays Dogon – celui aussi de L’Afrique fantôme de Michel Leiris – le vieil Ogotemméli, devenu pour Griaule « Homère en Afrique » : ce vieux sage fit renaître chez le savant un très ancien « rêve littéraire », qui « s’était mué en haine des littératures tant qu’il n’était pas réalisé11 ». La haine des littératures peut donc cacher (et nourrir ?) un rêve littéraire. Mais quoi de commun entre ces « littératures » honnies et un « rêve » si bien enfoui dans la science - au point que cette science semblait tenir elle-même du rêve ? Rappelant comment les Dogons cassèrent le crayon du savant au cours de la cérémonie de deuil qu’ils avaient organisée pour lui, Macé compare ce coup de théâtre au dénouement de La Tempête, quand Prospero brise sa baguette magique pour dissoudre l’illusion et revenir au réel. Rien de tel que Shakespeare pour faire chauffer l’alambic et revenir du grand feu de la fable.

8Entre ces deux chapitres vient celui sur Pierre Clastres, qui porte le titre du livre et en délivre le sens. Dans « Le goût de l’homme », Macé évoque le regard fasciné de Clastres sur les rites cannibales des Indiens Guayakis, ainsi que son « art » des conversations, parfois « sans but », avec ses laconiques interlocuteurs. Ce chapitre-là s’achève avec les Métamorphoses d’Ovide : avec l’histoire de Lycaon, roi d’Arcadie devenu cannibale, qui voulut un jour manger la chair d’un Dieu, et que Zeus châtia en le muant en loup. Mais l’histoire dit autre chose encore, qu’on oublie souvent dans l’histoire de l’homme-loup : parce que Lycaon dévorait même ses propres enfants, Zeus le prit en horreur, lui et sa « race avide des horreurs du carnage » ; il fut même tenté de la remplacer par « une autre race d’hommes dont l’origine serait merveilleuse » (p. 73). L’utopie d’un Homme nouveau est donc le plus ancien des rêves, note Macé ; mais c’est avec la très réelle « race avide » qu’il achève ce chapitre central :

[…] il y a toujours un moment où Lycaon triomphe, où Saturne réclame sa livre de chair, où Thomas veut des preuves. Thomas le plus humain des apôtres, Thomas qui ne croit que ce qu’il voit, veut mettre le doigt dans la plaie selon la légende, et qui lècherait peut-être le sang s’il était à l’abri des regards (p. 74).

9Si je commence ici par ce livre, c’est d’abord parce qu’un écrivain y parle de trois super-héros des sciences humaines, et plus singulièrement de l’anthropologie, trop peu présente dans ce dossier – à moins qu’elle ne passe par la littérature, comme le fait ici Eric Méchoulan, qui parle des « sentiments du passé » à travers le protocole de « l’ami lecteur », réouvrant le « dossier Rabelais » pour comprendre comment a pu se créer une communauté à travers les siècles. Nous aurions pu (et idéalement dû) solliciter les sciences humaines et créer du tiers pour éviter la frontalité binaire de ce couple littérature/histoire. Il aurait fallu alors revenir en particulier à l’ethnologie française, dont on sait les relations étroites avec la littérature ; ou à l’anthropologie de la Grèce archaïque, dès lors que ce couple littérature/histoire, en amont des distinctions et hiérarchies tracées par Aristote de part et d’autre de la mimesis, réveille le vieux duo de Mnemosyne et Aletheia, mémoire et vérité, et pose la question de la pensée mythique sécularisée. Nous aurions pu enfin solliciter l’épistémologie des sciences et, davantage encore, la philosophie.

10Nous avons pris pourtant le parti de cette frontalité, au risque de nous heurter aux limites de chacun, et aux apories de ce binôme assurément bancal – dont Jean-Marie Schaeffer dit ici la disparité et les malheureux « effets de miroir », lui préférant celui de fiction et histoire, noué par l’idée de référentialité, ou celui plus anthropologique de l’art et des discours. Il est vrai, comme le dit ici l’auteur de Pourquoi la fiction ?(1999), que le concept de littérature n’a pas de « noyau sémantique stable » à l’égal du concept de fiction – même si on discute toujours de ce que la fiction a en « propre » (Dorrit Cohn). Mais cette instabilité du mérite en elle-même l’attention puisqu’elle est responsable de ces rencontres équivoques et parfois imaginaires, mais effectives, entre ce qu’on appelle « littérature » et ce qu’on appelle « histoire ». L’une d’elles consiste d’ailleurs à les opposer en ramenant la littérature à la fiction, au détriment de sa plasticité protoplasmique, et d’un travail polymorphe sur la langue et les formes12. Si la paire littérature-histoire, rétive en effet à la modélisation logique, fonctionne à ce point aujourd’hui, pourquoi ne pas s’interroger sur cette surchauffe elle-même, et sur la part qu’y prennent non seulement la « littérature », mais « l’histoire » ? Dont le concept est lui-même instable, puisque à la fois très ancien et toujours vivant13. Car cette surchauffe a un sens historique, moral, politique, comme toute confusion qui s’installe en un moment donné d’une vie sociale et d’un système culturel.

11Sans doute le binôme « littérature et histoire » gagnerait-il à s’ouvrir sur un troisième terme, comme l’écrit J.M.Schaeffer, rappelant le comparatiste à lui-même. Mais faire apparaître ces limites, nous disions-nous, pourrait être déjà quelque chose ; et nous voulions le faire en entendant, non pas seulement les familiers du thème, mais ceux pour lesquels ce binôme n’est pas central, voire non pertinent. D’accord pour s’en tenir à une « pragmatique des usages » et reconduire la littérature comme discours spécifique à l’art comme conduite spécifique; mais sans réduire cette dimension anthropologique du littéraire à un « usage esthétique » ou à un « fait culturel »14. C’est de poiesis qu’il s’agit dans le présent des œuvres, pas seulement d’ « expérience esthétique ». Et de même qu’il existe des « œuvres historiques », comme l’écrit pour finir J.M. Schaeffer (« mais ceci est une autre histoire »), il y a des modalités du poiein propres à l’historien, que l’impératif référentiel place sous contrainte « disciplinaire ». On peut donc imaginer d’écrire l’histoire de sa technè à lui, de son art de savoir ce qu’il sait ou cherche à savoir : l’histoire des usages qu’il en fait, et celle de la pensée qu’il en a.

Le rêve de l’ogre 

12Revenons donc au « plus humain des apôtres », à ce « Thomas » lécheur de sang qui « veut des preuves » et met le doigt dans la plaie pour être sûr. Si Macé l’évoque à propos d’un anthropologue, cette passion du tangible semble désigner l’historien. À plus d’un d’ailleurs, l’image du chercheur-cannibale rappelle celle qu’avait utilisée Marc Bloch au début de son Apologie pour l’histoire ou Comment travaille un historien : « Le bon historien, lui, ressemble à l’ogre de légende. Là où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier15 ».

13Ce texte fameux, rédigé en 1941-1942, était dédié à Lucien Febvre, cofondateur des Annales d’histoire économique et sociale en 1929 ; mais il avait été écrit en partie pour répondre à Paul Valéry, qui avait mis en cause l’obsession positiviste de la preuve documentaire ; Bloch plaidait pour une « histoire plus large et plus humaine » contre l’idée étriquée et erronée de « science du passé ». Ce texte aujourd’hui mythique avait été rédigé dans le vif de la guerre, qui emporta son auteur peu après. Cinquante ans plus tard, Jacques Le Goff, rendit hommage à cet « acte complet d’histoire » et rappela la capacité qu’avait eue Bloch de « transformer son vécu présent en réflexion historique » dans L’Étrange défaite (1940). Dressant un portrait-type de l’Historien, il proposait de comprendre son « tempérament » à travers l’image de l’affamé. Ce refus de « mutiler » l’histoire, qui devait rester pour Bloch un « effort total pour saisir l’homme dans la société et dans le temps », celui-ci le devait à son exceptionnel « appétit » : « Marc Bloch est un affamé, un affamé d’histoire, un affamé d’hommes dans l’histoire. L’historien doit avoir de l’appétit. C’est un mangeur d’hommes ». Et Le Goff comparait alors l’historien à un théologien parisien du xiie siècle qui dévorait, lui, les livres, pour comprendre « la vie et l’histoire » : « Petrus Comestor, Pierre le Mangeur » (p. 13).

14« Dévorer », « boulimie », « appétit d’ogre »… On sait que ces mots sont souvent employés aussi à propos des lecteurs de littérature – et plus d’un écrivain chercheur s’est rêvé cannibale16. Le premier point commun entre tous ceux, chercheurs et auteurs, qui essaient de comprendre la vie et l’histoire des hommes, est peut-être d’avoir toujours faim. 

15En 1974, dans leur préface au recueil Faire de l’histoire. Nouveaux problèmes, Jacques Le Goff et Pierre Nora avaient dressé déjà un portrait de l’historien en grand mangeur. Mais les « appétits » boulimiques des historiens semblaient alors faire partie des « nouveaux problèmes » en question. Devant l’inouïe « dilatation du champ de l’histoire », du fait de sa « confrontation avec les sciences sœurs » (ethnologie, sociologie, économie), Nora et Le Goff s’inquiétaient : l’historien a-t-il encore un territoire ? Ne risque-t-il pas de se perdre ? Et les deux préfaciers d’espérer un peu d’ordre avec cette phrase étonnante : « l’histoire attend peut-être son Saussure »17 . Soit : historiens, encore un effort pour la science !

16Car les gros appétits de l’historien finissent par lui donner mal au cœur – ou à la peau : « Ce défricheur, cet aventurier, ce conquérant qu’est l’historien moderne est mal à l’aise dans sa peau » (p. 15), il ne sait plus qui il est. De plus en plus spécialisé, il n’a pas pour autant atteint une technicité lui évitant la promiscuité des vulgarisateurs ou plumitifs, et il ne se hisse pas non plus au rang des héros de la science nobélisables. Ce qu’il a gagné en professionnalisme lui a fait perdre en aura. L’« homme de métier », disaient les deux historiens, n’est plus un « artiste » et il n’est pas encore un « savant » :

Il ne peut plus être Michelet, modèle désespérant par le haut et par le bas, géant aux pieds d’argile ; il ne peut être (encore ?) Einstein. Homme de métier (Marc Bloch en a fait un programme), il est toujours trop et plus assez un homme de l’art. (Ibid.)

17« Trop et plus assez un homme de l’art ». En 1942 Bloch avait proposé de « remiser dans le sac à procès de la scolastique ce faux débat, « art contre science, forme contre fond », chaque science créant son « esthétique du langage », toute science de l’homme étant obligée à un « tact des mots » là où « calculer est impossible » (p. 52). Mais en 1974 encore l’historien français balance entre l’art et la science en regrettant de n’être ni l’un ni l’autre. On reconnaît là les péripéties d’une ambivalence de l’historien, que Vincent Debaene fait remonter au XIXe siècle dans son livre L’Adieu au voyage. L’ethnologie française entre science et littérature (2010). Revenant à l’institution des sciences de l’homme au XIXe siècle18, Debaene attribue le mélange de fascination et d’hostilité des savants pour le monde des lettres au fait que ces « sciences » se sont constituées en s’émancipant fièrement de la « littérature » (au sens ancien d’humanités, connaissance lettrée, œuvres de l’esprit), en gardant pour elle le souvenir ému d’une enfant dont ils auraient perdu les naïvetés et les grâces. « En reversant du côté de la ‘littérature’ cette connaissance lettrée qui est à la fois son passé et son contraire, écrit V. Debaene (et c’est moi qui souligne), toute discipline scientifique qui se constitue institue du même coup non pas un mais deux régimes de temps »: à la science, la flèche du temps et le progrès ; à la littérature les monuments éternels, les œuvres et la mémoire (p. 34). On note qu’au moment où les sciences humaines se séparent ainsi de la « littérature », celle-ci devient autre chose qu’une « connaissance lettrée ». Quand l’histoire moderne devient une science du passé dirigée vers l’avenir, la « littérature » rejoint l’esthétique et la mémoire.

18L’analyse de Debaene vaut pour la France, mais Wolf Lepenies dans Les trois Cultures était allé dans le même sens en évoquant l’avènement de la sociologie au xixe siècle « entre science et littérature », puis les formes ultérieures d’une compétition en Allemagne et en Grande-Bretagne19. Il situait en France le moment fondateur, avec le positivisme d’Auguste Comte (et les effets retardés de sa crise mystique), et formulait à propos de l’immense succès de L’Histoire naturelle de Buffon la loi du « stockage » : « un programme théorique qui a été réfuté ne disparaît pas tout simplement de la discipline : il ne se perd pas, mais il peut hiberner dans des abris, d’où il lui arrive de revenir dans le discours scientifique20  ». Or la littérature excelle à offrir ce genre d’ « abris ». Cent ans après L’Histoire naturelle, Balzac préfaçait sa Comédie humaine en se référant à Buffon (et à Goethe). Un peu plus tard Baudelaire écrivait : « Le temps n’est pas loin où l’on comprendra que toute littérature qui se refuse à marcher fraternellement entre la science et la philosophie est une littérature homicide et suicide21 ». Un peu plus tard encore, expliquant ses Rougon-Macquart, évoquait Balzac et Buffon.

19On pourrait certes raconter les choses autrement, et situer la rupture entre science et art aux origines grecques de l’historiographie, dans le passage, lui aussi devenu mythique, d’Hérodote à Thucydide, dont l’orgueilleux désir voulait dégager tout à fait le récit historique de la fable. Et il aurait fallu alors le temps long de l’histoire occidentale et la crispation du positivisme moderne, pour que la science se laisse rejoindre ou reprendre par la nostalgie de la littérature, conduisant de loin en loin à des œuvres mêlées, produisant en particulier, à l’époque romantique, l’énorme cas Michelet, qui fait désespérer Nora et Le Goff en 1974.

20Si la science a voulu être le « contraire » de la « connaissance lettrée », celle-ci n’en restait pas moins son « passé ». Mais quand coexistent chez le savant le refus et la nostalgie de la « littérature », comment s’y prendre, quand on vient de celle-ci, pour s’entretenir et s’entendre avec lui ? Peut-on dialoguer avec un souvenir ému, un regret, ou pire : un inconscient ?

Transferts d’ « expériences »

21Aujourd’hui les gros appétits de l’historien vont dans deux directions à la fois : d’un côté l’exploration des « savoirs de la littérature » ou sa pratique expérimentale via l’essai, le récit familial ou l’enquête érudite ; de l’autre l’histoire mondiale, globale, connectée ou « World History22 ». Certains se trouvent au croisement des deux, tels Patrick Boucheron, essayiste dans L’Entretemps. Conversations sur l’histoire, coauteur de science historique-fiction dans L’Histoire au conditionnel, par ailleurs directeur d’une Histoire du monde au XVe siècle et coauteur de Pour une histoire-monde23. Il faudrait du reste sonder cette conjoncture, a priori surprenante si la littérature est l’empire du détail et la protestation du particulier ; mais cohérente dès lors que la vieille postulation goethéenne d’une « littérature mondiale », ou la « philologie mondiale » invoquée par Eric Auerbach après la Seconde Guerre reprend forcément du service critique avec la « mondialisation24 ». L’inquiétude d’être dans l’histoire propre au philologue croise l’inquiétude d’être au monde qui atteint l’historien.

22Ce n’est pas d’hier que l’histoire du monde fait trembler les disciplines sur leur base. Mais tout se passe comme si l’historien avait décidé d’assumer sa nostalgie de littérature, soit en prêtant à celle-ci un savoir profitable, soit en se chargeant d’écrire son histoire, soit en assumant d’en écrire lui-même sans cesser pour autant, si possible, de « faire de l’histoire ». De plus en plus il parle en son nom propre, disant « je » à proportion même que l’histoire dont il rend compte a écrasé les sujets et individus. Historien de la Grande Guerre et anthropologue des « guerres modernes », Stéphane Audoin-Rouzeau vient de le faire pour narrer son histoire familiale sur un siècle dans Quelle histoire. Un récit de filiation 1914-201425, réfléchissant son déplacement : il dit avoir voulu « rester sur les terres de l’Histoire » mais se déplacer sur ses « frontières » sans perdre son « point d’ancrage », la trace écrite qu’a laissée l’événement derrière lui. Conscient d’avoir pu « franchir les bornes » de sa discipline, il assume et se réclame des « risques de l’expérience » : celle de l’historien cette fois. Mais n’est-ce pas déjà de littérature qu’il s’agit dans cette « expérience » ?

23Ce livre vient ainsi grossir le nombre des livres d’historiens entrés en littérature par le témoignage et le récit de filiation, genre où venaient de s’essayer Ivan Jablonka et Philippe Artières, l’un, en historien de la Shoah, cherchant les traces de ses grands-parents disparus dans les camps, l’autre, spécialiste d’histoire et d’anthropologie criminelle, en reconstituant l’assassinat de son grand-oncle jésuite dans l’Italie mussolinienne26. La « reconstitution » est déceptive et mélancolique dans un cas, ludique et troublante dans l’autre, mais toujours il s’agit de tâtonner pour saisir une vérité en défaut, d’écrire une autre histoire en enquêtant sur un vécu oublié, passé par le prisme subjectif de l’auteur, assumé à présent comme l’expérience de l’historien. Qu’il hérite plutôt de Saul Friedländer ou de Michel Foucault, l’historien semble s’approcher de l’idée émise en 1980 par Carlo Ginzburg, qui appelait de ses vœux, de manière mi-sérieuse, mi-ludique, une « psychanalyse de la recherche historique »27.

24Mais l’expérience élargie de l’historien va au-delà du récit généalogique et de l’ego-histoire :  il concerne le savoir de l’imagination, qui fait mettre au point des récits contre-factuels ou écrire l’histoire au conditionnel, comme l’ont fait par jeu Patrick Boucheron et Sylvain Venayre en faisant signe à Alain Corbin, leur prédécesseur en histoire-fiction28. Car une fois entrés en littérature les historiens s’entre-lisent comme jamais, si bien que la communauté littéraire de « l’ami lecteur » comprend aujourd’hui une famille d’historiens.

25L’expérience historienne est depuis longtemps celle du lecteur de littérature, mais de celle-ci l’historien a fait aussi son objet, et même son intrigue, comme l’a fait récemment Roger Chartier dans Cardenio entre Cervantès et Shakespeare. Histoire d’une pièce perdue29. L’historien du livre et de la culture écrite, auteur de Inscrire et effacer. Culture écrite et littérature (2005) consacré dans sa discipline par une chaire au Collège de France, met cette fois en scène une énigme, puis une enquête : une œuvre a existé et a disparu, pièce de Shakespeare qui portait le nom d’un héros de Don Quichotte, et a réapparu de loin en loin dans ses traductions et ses commentaires. Avec elle un mystère est à élucider, à quoi s’attèle un travail d’érudition qui se révèle, finalement, destiné à dater l’apparition de la notion d’auteur (au XVIIIe siècle seulement, avec le droit de propriété littéraire et la fétichisation du manuscrit autographe). Dans cet « essai à bien des égards expérimental », a écrit aussi une « histoire du sentiment de la perte », selon les termes de P. Boucheron qui s’est retrouvé là en terrain familier, sinon familial30. Trois ans plus tôt, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, Chartier avait annoncé une enquête à « l’accent quelque peu borgésien » et,  évoquant la lecture comme puissance de résurrection et de transmission, il avait cité les vers de Quevedo : « Escuchar a los muertos con los ojos », « écouter les morts avec les yeux »31.

26De ces transferts ou emprunts d’expériences, les réciproques existent à foison. La fouille d’archive, l’érudition et l’enquête historique jouent dans les littératures contemporaines un rôle plus visible et répandu que celui de la fiction et de l’intertextualité dans les actuels « jeux d’histoire » (Ph. Artières). Dominique Viart, étudiant le seul corpus français, a parlé d’une « éthique de la restitution » et d’une « poétique du scrupule » à propos des « récits de filiation » et « romans archéologiques » qui se sont multipliés ces quinze dernières années32, ou encore, à propos de Pierre Michon (Les Onze, 2009), de « tableau d’historiographie littéraire » destiné à comprendre la « présence réelle de l’Histoire »33. Huit ans après les analyses de Littérature au présent, sept ans après La Transcription de l’histoire d’Emmanuel Bouju, qui analysait les donnes d’une nouvelle « responsabilité » littéraire dans le roman européen de la fin du XXe siècle34, ces tendances ne font que s’accentuer à l’échelle mondiale, le régime de « l’après »35 produisant un corpus exponentiel d’enquêtes littéraires, récits généalogiques, fictions documentées, témoignages fictionnalisés, ou encore de « factographies », genre émergent qu’analyse ici Marie-Jeanne Zenetti. Le jeu de la fiction testimoniale s’est institué à la faveur du relais des témoins aux « héritiers »36. Tandis qu’aux Etats-Unis on étudie les constructions esthétiques et éthiques de la « postmemory » (Marianne Hirsch) ou de l’« after testimony » (J. Phelan, S. Suleiman, J. Lothe)37, on parle en Europe de « génération Littel », de « troisième génération » ou de « génération hantée »38. Notant l’importance que prend la fiction du témoin oculaire, qui tend selon lui à supplanter le « roman de l’historien » construit sur l’enquête indiciaire, Emmanuel Bouju a récemment proposé de parler de « roman istorique contemporain » et d’« istoricisation de la fiction »39 - jouant sur la distinction de Benvéniste entre l’istor archaïque d’Homère (l’homme qui a vu et qui prend les dieux à témoin), et l’histor attique d’Hérodote (qui mène une enquête  en vue de l’historia). Tous ces genres en réalité s’enchevêtrent, au gré à la fois de modes mimétiques et de nécessités profondes. L’exemple polonais, qui fait parler ici à Jean-Yves Potel d’un « lyrisme de la perte », montre que loin de concerner la seule conscience historique française et la seule période nazie, cette lame de fond mémorielle concerne l’histoire européenne et les deux totalitarismes. Ce phénomène se fait sentir également, sur des modes différents et à propos d’autres processus historiques, dans de larges secteurs des littératures africaines et extrême-orientales, comme le montrent ici Claude Mouchard à propos de la poésie coréenne, Xavier Garnier à propos des littératures d’Afrique noire, et Eve de Dampierre qui évoque la littérature égyptienne40.

27Au-delà d’une signature d’époque, ces croisements font imaginer une anthropologie et une épistémologie de l’histoire et de la littérature, où l’on observerait de plus près ce qui se joue autour des notions de « témoignage » et de « vérité » en revenant à la notion d’expérience, en s’arrêtant sur un contretemps frappant : les notions d’ « expérimentation », « expérience », « incarnation » ou « geste » sont mobilisées aujourd’hui par des historiens, informés du fait qu’elles avaient traversé (et mythifié) la littérature des années 1960-1970 en France : celles où Michel Foucault, en lecteur de Bataille et Blanchot, investissait non seulement l’histoire mais la « grande étrangère », la littérature, parlant d’ « expérience-limite » ou d’« expérience moderne », et avec elle de refus et de « suspension des codes »41. Presque un demi-siècle plus tard, les historiens les plus foucaldiens s’autorisent d’un « courage de la vérité » qui leur fait se réclamer du « corps » de l’historien et de son « expérience sensible » pour simuler l’action passée et parler aux morts, non plus seulement pour comprendre une vérité passée au nom de la fiction heuristique, mais pour mener, comme le dit Philippe Artières, une « réflexion sur l’erreur »42, de même que Patrick Boucheron était passé par une « conversation » avec les philosophes et les poètes pour méditer sur « l’énigme » dans L’Entretemps. Dans une conférence récente, intitulée « A quoi pensent les historiens ? », Roger Chartier dit qu’il ne s’agit plus aujourd’hui pour les historiens de « saisir la dimension rhétorique ou narrative de l’écriture de l’histoire, ni de repérer la fiction dans les archives », mais de « s’emparer de procédés d’écriture traditionnellement interdits à leur discipline »43.

28Il faudrait soumettre à l’enquête cette façon d’enquêter au nom d’un désir ou d’une mémoire et pas seulement d’un savoir : cette manière-là de faire de l’histoire est une manière aussi de croire en la littérature. Mais une littérature entendue comme « grande étrangère » encore, comme si l’historiographie littéraire donnait un second souffle à cette modernité d’un autre temps, celui où Foucault enseignait au Collège de France, âge où pourtant la logique du « document » voulait violemment rompre avec celle du « monument ». Au-delà de cette étonnante actualité foucaldienne, une telle enquête, menée au-delà du cas français, ferait renouer avec la « réflexion anthropologique » qu’invoquait Reinhardt Koselleck dans les années 1980 pour comprendre le rapport entre « la mutation de l’expérience » historique et les « changements de méthodes » de l’historien44.

29Ce moment de croisements marque peut-être en tout cas une possibilité de dialogue qui n’existait pas jusqu’ici : d’un même besoin de littérature il est possible de faire des amitiés complices, sans doute pas une discussion critique. Mais une telle discussion suppose de se dégager d’équivoques qui ont longtemps pesé, et de certaines qui persistent encore peut-être.

Trouble dans la parité, rituels de vérité

30Dans le recueil Faire de l’histoire : nouveaux problèmes, on trouve un texte intitulé « L’opération historique » - repris et complété par son auteur en 1975 sous le titre « L’opération historiographique » dans L’Ecriture de l’histoire45; Michel de Certeau y salue la mutation du travail des historiens, sortis de leur « somnambulisme théorique », et évoque un « réveil épistémologique » à l’œuvre chez Michel Foucault, Serge Moscovici et Paul Veyne (p. 20). Quelques années plus tôt ce dernier avait fait sensation en affirmant tout de go que l’histoire était « une activité intellectuelle qui, à travers des formes littéraires consacrées, sert à des fins de simple curiosité »46. De Certeau avait alors parlé d’une « épistémologie de transition » et entamé un dialogue critique avec lui47 : si l’histoire était bien un « discours », celui-ci ne tenait pas à des « formes littéraires consacrées », mais aux « institutions techniques d’une discipline », dont les pratiques s’articulaient dans des découpages mouvants entre vérité et fausseté, et des conceptions changeantes du faire-preuve. L’écriture de l’histoire était bien le fait d’une subjectivité, mais il fallait penser celle-ci moins à travers l’idée de curiosité qu’à travers la fonction du sujet dans l’institution historique du temps.

31Dans ce texte fameux, De Certeau invoquait une sociologie de l’historiographie et une repolitisation des sciences humaines. Il dit voir dans la « discipline » historienne le produit d’un lieu social et d’un appareil, « l’institution du savoir » passant par un retrait de l’espace public : l’historien « circonscrit une doctrine » grâce à une « assise institutionnelle ». La discipline est aussi le symptôme d’un groupe, et l’ambivalence constitutive de l’histoire est d’être la loi à la fois d’un groupe et d’une recherche. De Certeau parle même de « tautologie socioculturelle »  à propos des positions de défense et d’autorité des historiens. Or cette autorité par excellence se divise : dès lors que l’histoire est promise à un enseignement public et vulgarisée, la production historique est partagée entre « l’œuvre littéraire qui fait autorité et l’ésotérisme scientifique qui fait la recherche » (p. 31). « Littérature est ici ce qui gagne une autorité auprès d’un public », tandis que l’historien devient « l’expert ».

32Une telle description de la discipline, de l’autorité historienne et de la littérature est-elle encore valide ? Un « ouvrage de valeur » en histoire, disait De Certeau en trois points, est celui qui est « reconnu par ses pairs » (1), qui peut être situé dans un ensemble opératoire (2), et qui représente un progrès au plan de la méthode ou du choix d’objet, et rend possibles de nouvelles recherches (3) (p. 30). Si les points 2 et 3 sont sans doute restés les mêmes, le point 1 a changé. Quels sont aujourd’hui les « pairs » de l’historien qui s’essaye à la littérature ? Qui reconnaît la « valeur » d’un tel ouvrage d’histoire ? L’historien qui se risque à « faire de la littérature » ne s’adresse pas seulement à un public plus large, mais à un groupe d’autres pairs possibles : les « littéraires », ou du moins les « lettrés », groupe composé de sous-groupes mus par des intérêts différents : le petit cercle des critiques littéraires et la corporation des chercheurs et des enseignants. Lesquels présentent leurs propres symptômes de « tautologie socioculturelle », tout aussi ardents dans leurs positions de défense ou de repli.

33Si l’éthologie disciplinaire n’est pas nouvelle, l’actuel brouillage des rites de reconnaissance engendre un certain trouble dans la parité. De plus en plus d’historiens, on l’a dit, pratiquent et revendiquent une écriture qui, si elle ne vise pas pleinement la « littérature », travaille ostensiblement sa forme et se montre en train d’écrire non seulement un bon livre, mais un beau texte. Cette sortie hors du groupe des « pairs » représente-t-elle un élargissement du public, la construction d’un nouveau « type d’ensemble opératoire », un progrès au plan de la méthode ? Quelles « nouvelles recherches » rend-elle possible ? Qu’en est-il du rapport au réel et à la raison qui caractérisait l’histoire selon De Certeau, avec ses mises en série et sa science du particulier? Ces historiens élaborent-ils une autre connaissance des faits ? Changent-ils d’objets ? Pratiquent-ils une critique de la raison  historique ?

34En quoi enfin ce trouble dans la parité concerne-t-il la vérité - « cette Dame inconstante » dont parle Gérard Macé à propos de Dumézil, qui, comme il l’écrit, fit à celle-ci « une cour assidue, avec un protocole, des manières, des subtilités que n’aurait pas reniés l’amour courtois » (p. 28). Est-ce que les subtilités s’affinent, ou est-ce que les protocoles se brouillent lorsque les disciplines se croisent ? La fiction en histoire, la contre-factualité sont de nouveaux protocoles historiographiques, comme en littérature l’enquête sur l’archive ou le témoignage fictionnel. En allant vers l’autre discipline, en chipant à l’autre ses protocoles, le savant et le littérateur veulent-ils multiplier leurs chances auprès de la Dame ? Et parler ensemble de tout cela augmente-t-il les chances de tous auprès d’elle ? Qu’en est-il à présent de cette vérité « inconstante », mais qui constamment se dédouble  en une « historique » et une « littéraire », qu’on distingue et sépare pour avoir la paix ?

35Et enfin pourquoi ce souci décuplé de la « vérité » ? Pourquoi ce mot nous saute-t-il à la figure après des décennies de signifiance et de déconstruction ? Et pourquoi ce gros mot est-il lesté de mots plus lourds encore : justice, mémoire, catharsis, réparation, parfois même réconciliation ? D’où nous vient cette frénésie de mémoire, ce mal de vérité48 ? Chacun connaît la réponse : de l’histoire, bien sûr. Celle qui s’est déroulée au cours du xxe siècle avec sa violence et sa destructivité, sa puissance de mensonge et d’effacement. Hideuse histoire qui transforme les vivants en survivants, les historiens et les écrivains en témoins ou témoins de témoins, et qui donne tant de poids à l’archive, de prestige à l’idée d’archive.

36Nos quêtes de vérité, qu’ont-elles en commun avec la vérité selon Hérodote et Thucydide, ou selon Homère et Hésiode ? Que s’est-il joué du rapport ancien entre mémoire, oubli et vérité ? Dans Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque49, où Marcel Détienne a tenté une « généalogie de l’idée de Vérité », il présente l’Aletheia archaïque comme une puissance mythico-religieuse, conditionnée à un système de rites. La vérité assertorique qu’elle énonce ne s’oppose pas au mensonge, mais à l’oubli et au silence : cette « Aléthéia » mythique était bordée par son ombre « Léthé », complice de l’obscurité. Cette vérité-là était indissolublement liée à la Mémoire, Mnemosyne, et la mémoire était la mère des Muses, qui faisaient voir au poète, proche en ceci du devin et du roi, à la fois « ce qui a été, ce qui est et ce qui sera ». Les Muses avaient le pouvoir de dire des vérités, mais aussi des « choses trompeuses, semblables à la réalité » (p. 9) : la vérité devait donc s’imposer parmi les ombres du réel et de la mémoire, dans le verbe poétique. Alethéia allait de pair avec Mousa, Parole Chantée, et s’associait à Lumière et Louange. Près d’elle on trouvait aussi Diké : Justice.

37Cette mémoire poétique à la fois vraie et juste était celle des exploits des vivants, tandis que la nôtre est en grande partie devenue celle des morts et de leurs assassins. De ce passé ancien, il nous reste bien quelque chose : le discours vrai réclame une foi et un rituel. Mais en l’absence de « maîtres de vérité » il reste des disputes, magistrales et rituelles à leur tour. Dans sa préface, « Retour sur la bouche de la Vérité », Détienne revient sur trente ans de travaux et de débats et bataille avec les historiens et les herméneutes ; il rappelle la réaction violente des « trois savoirs académiques » (philologie, histoire, anthropologie) aux travaux qu’il avait engagés avec Vernant sur la pensée mythique et le désir de vérité. Il se venge et ricane un peu : il décrit en naturaliste la « gent historienne » divisée en « nationaux », invoque un « regard sociologique » sur les historiens français – exceptant du lot Vidal-Naquet (qui avait écrit la préface des Maîtres de vérité en 1967) -, et se moque de « l’entreprise, mi-historique, mi-narcissique » de Pierre Nora dans Les Lieux de mémoire. Mais les « littéraires » ne sont pas mieux servis : « quant à la gent philologique, dit Détienne, elle se divise depuis toujours en deux espèces : l’une qui pense et l’autre qui s’en dispense », la dernière étant la plus prolifique « sous tous les climats et quels que soient les événements » (p. 15).

Histoires parallèles.

38Forts de ce regard sociologique, bien qu’un peu sonnés, revenons à nos deux lamentables espèces, l’historienne et la littéraire, à leur histoires respectives et à leurs amours contrariées. La nostalgie de littérature qui travailla la science historique à peine née, qu’avait-elle à voir avec la littérature réelle et ses propres mutations, historiques et épistémologiques ? Quelle conscience avait l’historien de cette histoire-là quand il rêvait littérature ? Quel savoir a-t-il aujourd’hui de l’histoire de la littérature, et de l’histoire de l’idée de littérature ?

39L’histoire du concept de « littérature » se raconte elle aussi comme celle d’une émancipation et d’une expansion, et d’une série de ruptures. Lorsqu’à la fin du xviiie siècle, la littérature fut élevée au rang d’Absolu par les philosophes de L’Aetheneaum, qui se réclamèrent d’une « poésie universelle progressive », philosophie en acte capable d’englober tous les savoirs : le « sacerdoce poétique » supplanta alors le « magistère du littérateur » (V. Debaene). Lorsqu’au milieu du xixe siècle, pour parler comme Bourdieu cette fois, se constitua un « champ littéraire » autonome, doté d’un système de valeurs anomique appelé « modernité » ; et plus tard avec l’avant-garde formaliste, qui occupa la scène en deux temps : au début du xxe siècle avec la linguistique et le formalisme russes, puis dans les années 1960-80 avec le linguistic turn né de la lecture de Saussure par Levi-Strauss. Et c’est un nouveau phénomène de dilatation que connaissent aujourd’hui les études littéraires avec la théorisation des « genres factuels » – mémoires, lettres, essais, témoignages - qui périment la poétique post-aristotélicienne et réclament une autre histoire littéraire.

40Il a existé très tôt une histoire de l’histoire et, dès Aristote, une poétique de l’histoire50. Il a  fallu plus de temps pour qu’existe une histoire du concept d’histoire, grâce aux théorisations en Allemagne de Reinhardt Koselleck (Geschichtliche Grundbegriffe, 1975), qui, en 1988, appelait de ses vœux une « histoire de l’expérience historique » et une « histoire globale des méthodes historiques51 ». En France cette histoire est devenue celle des croyances en l’histoire et des crises de l’historiographie : en 1998 Roger Chartier évoquait l’ébranlement des « certitudes » structuralistes, le « retour à l’archive » mais aussi aux « textes », le transport vers les « situations vécues » et la « subjectivité de l’historien », attentif à ses propres procédures de « mise en intrigue » (Au bord de la falaise. L’histoire entre certitudes et inquiétude, 1998). François Hartog a radiographié les mutations du concept d’histoire dans les régimes d’historicité modernes et contemporain : après le « défi narrativiste » des années 1980 et la montée du témoin et du juge dans les années 1990 (Évidence de l’histoire, 2005), c’est le culte présentiste de la mémoire et du patrimoine en lieu et place d’une histoire dirigée vers l’avenir, vision moderne périmée à l’heure pourtant où l’histoire se veut « globale » et interconnectée (Croire en l’histoire, 2013). L’histoire du concept d’histoire étant devenue le récit d’une croyance en crise, elle a rejoint assez naturellement la littérature, où un autre récit collectif s’élaborait parallèlement : c’est sur cette alternance qu’est construit le dernier livre de François Hartog, Croire en l’histoire.

41Il existe par ailleurs une histoire de la littérature comme notion et comme institution, distincte de la critique et de l’histoire littéraire. Il faudrait d’ailleurs dire plutôt des histoires de la littérature – et ce pluriel est celui des époques, des idéologies, des nations. Dans La Troisième République des lettres, Antoine Compagnon a raconté le retournement par lequel on était passé en France de l’histoire comme genre littéraire à l’histoire littéraire comme branche de l’histoire52. En France, Roland Barthes affirmait en 1960 dans les Annales (« Histoire ou Littérature? ») que « l’histoire de la littérature » ne devait être que « l’histoire tout court » : il fallait ramener la « littérature » dans ses « limites institutionnelles » et se délivrer du fumet idéologique du mot53. Mais Barthes envisageait cette « histoire tout court » en disciple de Saussure et héritier de Sartre. À sa suite s’est développée dans la revue Poétique une réflexion sur la « notion de littérature54 », prise comme ensemble des discours tenus sur elle : la distinction que fit Todorov en 1987 entre une « entité fonctionnelle » et une « entité structurale » l’obligeait à revenir un bref moment à l’histoire. Mais parallèlement à ces questionnements poéticiens sur la littérature comme « institution » ou « essence » s’ajustait une histoire du livre, de la culture écrite, de l’auteur et du texte, plus ou moins inspirée de la sociologie de Bourdieu : menée en études littéraires sous le nom de « sociopoétique » par Alain Viala55, elle fit davantage école parmi les historiens avec les travaux de Roger Chartier sur les supports et fonctions de l’écrit, qui succédaient à ceux de Henri-Jean Martin, Donald Mackenzie, Armando Petrucci56. Dans L’Historien et la littérature, récemment, Judith Lyon-Caen et Dinah Ribard disent entreprendre une histoire de la littérature comme « pratique sociale et mode de qualification des écrits57 ». La recommandation barthésienne semble donc s’être accomplie davantage parmi les historiens – mais en un sens différent, éloigné de la critique textuelle et politique qu’il appelait de ses voeux.

42Il existe également une histoire critique de l’idée de littérature, qui prospère d’ailleurs avec la crise qui atteint la valeur littéraire. En 2004 Eric Méchoulan écrivait une « histoire esthétique de la littérature », revenant à « l’institution de l’esthétique » pour saisir notre rapport à la littérature, à l’heure où l’on voit celle-ci se dissoudre « entre mémoire et culture58 ». Un an plus tard l’analyse de la crise devenait acte de décès dans le livre de William Marx, L’Adieu à la littérature : histoire d’une dévalorisation xviii- xxe siècle (Paris, Minuit, 2005). Elle est au contraire interprétée comme un moment refondateur par Frédérik Detue dans son « histoire de l’Idée de littérature aux xxe et xxie siècles59 », qui, par un abus volontaire, se réclame d’une « tradition post-exotique » : la teneur critique des fictions de Volodine est constituée en paradigme d’une nouvelle critique de la culture, qui hérite à la fois de Norton Cru et d’Adorno.

43L’histoire du concept d’histoire et celle de l’idée de littérature ne sont pas beaucoup souciées l’une de l’autre : elles restent des histoires parallèles. Ce n’est pas d’abord à l’idée de littérature que pensent les historiens de l’histoire, malgré l’usage épistémologique qu’ont fait d’elle des historiens de la trempe de Michel Foucault, Saul Friedländer et Carlo Ginzburg. Pour celui-ci la philologie constitue un moment décisif, pensé comme une forme de « tact » anti-positiviste, une manière possible de régler la « distance » du « point de vue en histoire »60. Reinhart Koselleck avait lui aussi procédé en philologue au moment d’exposer la dualité du concept d’histoire (Geschichte / Historie, histoire / historiographie), mais il prit soin de distinguer entre théorie de l’histoire et herméneutique des textes, rappelant l’extériorité du réel au langage, même si à celui-là on ne pouvait accéder que par celui-ci. Ginzburg a dit la même chose autrement de bien des manières dans chacun de ses livres.

44Ce n’est pas d’abord au concept d’histoire que pensent ceux qui ont écrit l’histoire de l’idée de littérature, mais plutôt à la philosophie, qui fut un temps sa grande concurrente. L’histoire est venue plus tard et il lui a fallu pour cela la grande Hache : moins le récit des choses advenues que leur violence effective61 . L’attention s’est alors portée sur le témoignage, qui s’est institué en genre dans le sillage de Norton Cru62, ou en modèle pratique d’une nouvelle critique de la culture63. La réflexion des littéraires sur « ce que fait » le témoignage à la littérature est en tout cas, sauf rencontres amicales, dissociée de celle des historiens sur ce que le témoignage fait à l’historiographie : les disciplines s’avoisinent mais s’étudient peu.

45En quoi consistent alors le savoir de l’historien sur la littérature, et le savoir qu’il prête à la littérature ? L’histoire s’est construite comme « science » à la fin du xixe siècle par le souci des sources, la fouille en archives et la critique du document, puis à la fin du xxe par la construction de séries, le repérage de structures, la méthode des objectivations, l’élaboration réfléchie d’un récit explicatif. L’historien moderne a toujours eu une méthode de lecture et un usage réglé des textes, comme de tout objet culturel constitué par lui en document. Depuis longtemps donc il « s’intéresse » à la littérature, il la lit. Mais lorsqu’il sonde aujourd’hui les « savoirs de la littérature » il ne le fait plus à la manière des clercs et des érudits avant la division moderne des savoirs, ni non plus à la manière de Dumézil ou Griaule lisant Homère, mais dans une visée épistémologique adéquate au temps présent et à son présentisme.

46« Savoirs de la littérature » était le titre en 2010 d’un numéro qui fit quelque bruit dans la communauté des historiens, car il affichait résolument une évolution notable de la revue sur ce point, partageant la parole entre historiens et littéraires et croisant leurs objets. Etienne Anheim et Antoine Lilti disaient vouloir effacer le « clivage » entre l’histoire sociale de la littérature et l’interprétation des textes : selon eux il revenait aux historiens aussi, de par leur compétence en matière d’historicité, de faire émerger la « valeur exemplaire » du texte littéraire : ce que Barthes avait appelé « l’institutionnalisation d’une subjectivité » devient pour eux une forme d’interprétation du monde, une proposition éthique ou philosophie de l’existence64. Un an plus tôt, Christian Jouhaud, Dinah Ribard et Nicolas Schapira, avaient édité un livre collectif intitulé Histoire littérature témoignage. Écrire les malheurs du temps : dans l’introduction ils disaient vouloir « créer des concepts » pour une « histoire du littéraire », laquelle devrait, disent-ils, être étrangère au « partage entre la littérature et les sources non littéraires », et même « entre l’approche documentaire et l’approche littéraire » ; cette histoire traiterait les écrits comme autant de « témoignages » d’une époque, sans fixation sur la valeur littéraire ajoutée, puisqu’il s’agit, disent-ils encore, de surmonter la frontière entre « extérieur » et « intérieur », « social » et « subjectif65 ». Ils disent enfin vouloir étudier l’écriture des « malheurs du temps » dans la France de l’Ancien régime en observant celle-ci « dans le confinement du lieu de son inspiration, de son élaboration, de sa production ».

47Mais quel rapport élabore l’historien, héritier de sa « science » jusque dans son désir de repousser les limites de sa compréhension, avec le texte en tant que système formel et rythmique de signes, et avec l’idée même de texte? Car avec cette idée, comme avec celle de forme, c’est un tout autre héritage qui charrie son propre rêve de science. L’historien du « littéraire » peut-il contourner l’histoire de la poétique, et, par là même, de ses conflits avec l’histoire littéraire66 ? Peut-on vouloir effacer le « clivage » entre histoire sociale et interprétation des textes, ou « subvertir » les frontières entre le « social » et le « subjectif », sans que ne disparaisse aussi le litige politique ou l’événement poétiqueque crée le texte en « institutionnalisant la subjectivité »? Un événement n’est pas un « fait » - et en ce sens dire que le « fait littéraire est un fait historique »67 fait problème. Et cet événement de nature poétique et politique ne se réduit pas plus à l’éthique qu’à l’esthétique. Henri Meschonnic l’a dit souvent à sa manière vindicative, défendant jalousement cette singularité sous le nom de « poétique du rythme » face aux abus des philosophes et des sémiologues. Choisir le poème comme angle d’attaque pour une critique des sciences de l’homme et des signes, c’était viser une dissidence radicale : son « anthropologie historique du langage », fondée sur Benveniste, contredisait « l’interprétation » herméneutique autant que la « théorie du signe68 ».

48L’utopie formaliste a déserté les études littéraires, mais pas le désir de scientificité, ni le besoin de théorie. Celle-ci est visible en France dans l’inspiration du site Fabula, qui assume l’héritage des revues Poétique et Littérature mais en replaçant au premier plan la question de l’histoire, comme le montre la revue LHT (Littérature-Histoire-Théorie) créée par Jean-Louis Jeannelle, dont le numéro fondateur en 2005 affrontait la question des rapports difficiles entre théorie et histoire littéraire69, ou encore le dossier paru récemment dans Acta sous le titre « L’aire du témoin »70, qui déforme le titre souvent cité du livre d’Annette Wieviorka, L’Ere du témoin. Le rapport de la littérature à l’histoire est interrogé à travers l’émergence des « genres factuels » : c’est ce que fait J.L. Jeannelle en tentant d’historiciser le « genre testimonial »71, ou, comme ici, en questionnant les usages historiens des Mémoires. Par ailleurs, le désir de scientificité – distinct de la théorie - s’est réinvesti dans une pratique philologique nouvelle, à distante à la fois de l’ancienne philologie positiviste, de l’herméneutique et de l’histoire littéraire historiciste : chez Jean Bollack, la nécessité d’une philologie critique s’affirme au nom du texte comme idiome unique et daté, événement : comme chez Meschonnic - qui fut d’ailleurs un allié occasionnel dans la bataille anti-heideggerienne, anti-structuraliste et anti-déconstructionniste -, l’historicité est le fondement et l’horizon d’une pensée de l’art, du poème et de la critique.

49Que pense, que fait ou que sait l’historien contemporain de ces savoirs là, eux aussi inscrits dans l’histoire, qui ont entrepris, face au monde des textes, des formes et des livres, non seulement de les étudier, mais de construire à leur sujet une science, parfois même une philosophie ? D’où vient que leur historicité même présente pour lui si peu d’intérêt ? Poétique, exégèse, philologie, esthétique, herméneutique, sémiologie, théorie critique, théorie littéraire, critique des textes… La critique en tant que genre autonome, inscrit dans une histoire complexe, qui pense l’historicité des œuvres sans s’identifier à l’histoire littéraire, existe-t-il pour les historiens?Nul ne s’étonne qu’aucune de ces disciplines ne fût citée par Nora et Le Goff, en 1974 parmi les « sciences sœurs » à côté de l’ethnologie, l’économie et la sociologie. Mais peuvent-elles être lettre morte pour l’historien qui aujourd’hui entreprend d’investir les « savoirs de la littérature » ou d’écrire « l’histoire du littéraire », dès lors qu’il traite de la valeur et de la signification des écrits, et pas seulement de leur fonction sociale ?

50Mais que faut-il entendre ici par « valeur »? Dans sa conférence inaugurale de 200872, Roger Chartier affirmait que « chacun peut et doit prendre sa part dans l’examen de ces faits qui donnent à certains textes, et pas à tous, la force perpétuée de l’enchantement ». Mais il disait aussi que l’historien fait autre chose : il parle également des textes privés de cette force, il réintègre les livres enchanteurs dans l’institution « littérature », qui comprend beaucoup d’autres livres. En écrivant cette histoire-là de la littérature, l’historien écrit-il l’histoire de l’enchantement, ou désenchante-t-il l’univers du livre ? Peut-on historiciser la puissance d’enchantement littéraire ? N’est-ce pas ce que fait la critique, ou ce qu’elle devrait faire ?

Science et poésie, histoire et mémoire

51Derrière la question du sens donné au mot « valeur » il y a une autre question, plus simple encore : quels sens l’historien de métier donne-t-il aux mots « littérature », « art », « poésie » ? Quels usages en fait-il ? De cela aussi peut-on écrire l’histoire ?

52Plaidant pour le « métier d’historien », M. Blochavait écrit en 1942 : « Gardons-nous de retirer à notre science sa part de poésie ». En 1993, Le Goff  prit soin de préciser : attention, Bloch ne disait pas que l’histoire est littérature, il disait que « l’histoire est une science, mais une science dont une des caractéristiques, qui peut faire sa faiblesse mais aussi sa vertu, est d’être poétique, parce qu’elle ne peut être réduite à des abstractions, à des lois, à des structures » (p. 12). Pour l’historien français ici la « poésie » n’équivaut pas à la « littérature », elle s’en distingue – mais comment ? De la « part de poésie » on ne dit rien, sinon qu’elle « ne se réduit pas à l’abstraction, la loi, la structure ». Elle aurait donc à voir avec le concret, le hasard, le détail.

53On pressent donc qu’avec cette « part de poésie » il en va du plaisir, mais aussi du fameux appétit lié à cet immense « résidu », que Bloch reprochait à la sociologie de Durkheim de laisser derrière elle : l’événement et l’individu. C’est-à-dire l’homme dans le temps, matière même de l’historien : l’histoire, disait Bloch, est l’étude « des hommes dans le temps ». Mais il précisait que sa scientificité tenait à sa « méthode rationnelle » qui s’était élaborée en deux grands moments : un moment fondateur à la fin du xviie siècle, quand naquit la critique du document d’archive (le De re diplomatica de Dom Mabillon en 1681) ; puis un moment de crise ou d’hésitation, quand, au xixe siècle, l’histoire devint une matière enseignée ou susceptible d’intéresser le grand nombre : les historiens hésitèrent alors « entre l’art littéraire et le savoir scientifique ». L’historien « de métier » choisit alors la science, mais son hésitation montrait les limites de l’émancipation, qui ne cesseraient plus de se faire sentir.

54Évoquant le médiéviste qu’était Bloch, Le Goff parle d’une « quête utopique » sensible dans son travail sur Saint-Louis, dont il voyait la figure reculer dans le mythe à mesure qu’il s’en approchait. « Les historiens croient-ils aux mythes ? », se demandait l’an dernier en Sorbonne un groupe d’historiens en souvenir complice de Paul Veyne73. Derrière la question de la science et de la poésie (ou de l’art) il y a aussi celle du mythe, de ses origines et de ses usages, et de la fonction de la poésie (ou de l’art) après la mort des dieux.

55Sortons un peu de la Sorbonne et du Collège de France, et de France. Cette question a été évoquée dans un tout autre contexte par l’historien israélien Yosef Hayim Yerushalmi dans son livre Zakhor. Histoire juive et mémoire juive (1982) : il balayait alors le « vieux débat » de l’histoire comme art ou comme science à propos d’un autre couple fameux, plus familier pour nous (trop même sans doute), celui de l’histoire et de la mémoire :

Autre problème : la manière dont les historiens écrivent. Il n’est pas nécessaire que nous prenions part au débat aujourd’hui fastidieux sur l’histoire comme ‘art’ ou comme ‘science’. Vieux débat qui ne fait que perpétuer une illusion : que le contenu d’une recherche historique puisse être séparé de sa forme d’exposition. Le divorce entre l’histoire et la littérature a eu des effets désastreux sur l’écriture tant de l’histoire juive que de l’histoire générale. La faille entre l’historien et le profane s’est élargie et l’image qui est donnée du passé en est affectée. Ceux qui sont devenus étrangers à leur propre passé ne peuvent le recouvrer par la simple explication ; ils exigent qu’il leur soit également évoqué. (p. 117)

56En invoquant la « forme d’exposition » de la recherche historique, Yerushalmi parlait bien ici d’« art », au sens de techné plutôt que de poésie. Mais cette nécessaire mise en forme du savoir historien n’empêche pas qu’il soit séparé des forces vives de la mémoire : celles par quoi le passé est rendu présent. Or cette séparation, dit Yerushalmi, pose d’insurmontables problèmes à « l’écriture de l’histoire » – juive et non juive : car la mémoire individuelle et collective continue d’exiger son dû, et demande que le passé soit non seulement « expliqué » mais aussi « évoqué ».

57Ce cercle vicieux de l’histoire et de la mémoire, on le voit, rejoue celui du profane et du sacré. Leur divorce est un effet du processus de sécularisation, comme la séparation de la science et de l’art. L’historiographie moderne, en se dégageant du récit mythique en vue de l’explication, laisse derrière elle un besoin de récit et de rite en souffrance. L’évocation (symbolique et rythmique) est reprise en charge par la littérature et l’art, qui renouent des liens affectifs entre passé et présent. Face à un passé national, dit Yerushalmi, ils s’expriment forcément sur un mode politique.

58L’art n’est donc pas seulement l’expression du processus de sécularisation, mais une espèce de compensation : un substitut mémoriel. L’écriture de l’histoire n’en reste pas moins un problème, qui semble bien insoluble : Yerushalmi n’indique pas de remède aux « effets désastreux » du divorce entre littérature et histoire. Il voit un « désastre » dans le fait que le savoir moderne produise des êtres « étrangers à leur propre passé »; l’historien fait partie de ces êtres, car son savoir ne lui rend ce passé familier qu’à condition qu’il soit mort. Disant cela Yerushalmi pense aux historiens israéliens, mais, comme il le dit tout au long de son livre, ce problème vaut pour toute nation moderne et pour l’historiographie en général.

59Le problème n’est pas que l’historien se soit séparé du sacré, mais bien du « profane », au sens de ce que Yerushalmi appelle le « peuple ». « Il incombe à l’historien, dit-il, la lourde tâche de construire un pont qui conduise à son peuple » ; et il ajoute : « Je ne suis pas sûr que cette construction soit possible. Ma seule conviction est que l’historien doit d’abord réellement la souhaiter, puis essayer d’agir en conséquence74 ».

60Comme les grands affamés de l’histoire française ont mal au cœur et à la peau, les grands « explicateurs » de l’histoire juive sont de nouveaux « égarés » : séparés de la « tradition » ils sont coupés non seulement d’une foi religieuse, mais du langage du mythe qui réactualise le rituel, du poème et de ses techniques d’évocation, c’est-à-dire de cet « écheveau commun de foi et de pratique » grâce auquel « le passé était rendu autrefois présent ». Cet écheveau commun est aujourd’hui « démêlé » : « c’est là l’origine du mal », écrit Yerushalmi (p. 110). L’origine du mal, donc, ce serait la naissance de la science, ou de l’histoire comme « science du passé ». En 1982, Yerushalmi dit avec d’autres mots ce que disait Marc Bloch en 1942.

Détail et structure, dominante et littérarité.

61Dans sa préface au texte de Marc Bloch, Jacques Le Goff parlait d’une science non réductible à des « abstractions, des lois, des structures ». Dans le volume de Legoff et Nora, Michel de Certeau évoqué plus haut75, Michel de Certeau avait parlé d’« opération historique » - puis plus tard « d’opération historiographique » - et non de science. Cette opération, qui consistait selon lui à essayer des modèles, mettait en jeu un rapport à la fois à la raison et au réel : celui du « fait historique » entendu comme « différence » et « rapport », et celui de l’événement, césure à saisir comme « combinatoire de séries rationnellement isolées » (p. 53).

62De Certeau citait alors Paul Veyne, « champion des faits » et du détail, « merveilleux coupeur de têtes abstraites », celui qui en histoire « lève le drapeau d’un mouvement qui l’a précédé » : le structuralisme. « Les formalismes, écrit De Certeau, donnent aujourd’hui une nouvelle pertinence au détail qui fait exception » (p. 52), et sous ce mot il fallait entendre sémiologie et structuralisme : Levi-Strauss, Foucault et Barthes étaient passés par là. Paul Veyne, le plus « positiviste » des disciples de Foucault, mais aussi le plus joueur, est ici l’historien qui réussit à intégrer le détail dans l’analyse structurale. Le champion des faits est aussi le moderne serviteur des structures ; en ceci il incarne l’éternel historien, car, dit De Certeau, « chaque historien reste un poète du détail, et joue sans cesse, comme l’esthéticien, sur les mille harmoniques qu’une pièce rare éveille dans un réseau de connaissances » (p. 53).

63L’historiographie semble donc avoir déjà trouvé son Saussure… ou son Jakobson. Mais de quelle « forme » parlent les « formalismes » en question, qui font de l’historien un poète du détail ? De Certeau semble dire que la poésie et l’esthétique permettent à l’historien d’éveiller, à partir d’un détail, des « harmoniques » dans un « réseau de connaissances ». A propos de celles-ci, il parle de « production d’écarts » ou de « différences pertinentes » par rapport aux « modèles », et de « régularités » à mettre en rapport avec des « particularités » : et c’est là, dans ces particularités qui sont la limite du pensable, le lieu où doit s’installer l’historien. Ainsi posté, il crée son présent à lui, capable d’une « figuration ambivalente du passé et du futur » (p. 56). On reconnaît là un langage d’époque : celui du « système » où le détail dynamise la structure, où l’exception reconduit la loi à sa limite, où la pensée échappe à « l’explication » restrictive sans recourir pour autant à la suspecte « évocation ». « Le détail biographique, une toponymie aberrante, une chute locale de salaires, etc. : toutes ces formes de l’exception, symbolisées par l’importance du nom propre en histoire, renouvelle la tension entre les systèmes explicatifs et le ‘ça’ encore inexpliqué » (p. 57).

64Un tel langage ne supposait pas d’être structuraliste : il y avait bien d’autres  manières de prendre acte de « l’importance du nom propre » et de se poster à la limite du pensable. Quelques années plus tard, on retrouve l’articulation inquiète du détail et de la structure chez Raul Hilberg : historien du système dans La Destruction des Juifs d’Europe, historien des « gens » dans Exécuteurs, victimes, témoins – et poète du détail en effet : le livre est unesérie de portraits où la « pièce rare » réveille les harmoniques sans rien sacrifier des « séries » rationnelles ni du « réseau de connaissances ». À sa suite, et en partie contre lui, Saul Friedländer a voulu dépasser cette binarité du système et des gens dans une écriture de l’histoire inclusive et polyphonique, intégrant à la fois les documents nazis et les témoignages des victimes dans un récit alterné et discontinu, à la fois explicatif et évocateur, rationnel et sidérant76. En dépassant ainsi Hilberg par l’intégration des voix subjectives dans le récit de l’extermination, l’auteur de L’Allemagne et les Juifs répondait aussi à Yerushalmi.

65En 1972, Roman Jakobson racontait à Tzvetan Todorov l’histoire du formalisme russe. Dans cet entretien fameux, paru en 1984 dans Poétique et repris en volume en 198677, le linguiste évoquait sa jeunesse dans la Russie des avant-gardes, ses frasques futuristes, son amitié avec Maïakovski, la création du Cercle linguistique de Moscou et celle de l’Opoïaz de Chklovski à Saint-Petersbourg, puis la fin tragique de ces mouvements dans l’URSS de Staline, et son propre départ en France, après qu’il avait appelé de ses vœux le passage du formalisme au structuralisme - dès 1929, rappelle-t-il. 1929, l’année de création des Annales.

66 « Si les études littéraires veulent devenir science, elles doivent reconnaître le procédé comme leur personnage unique ». Interrogé sur cette phrase de lui (écrite à propos de Khlebnikov), Jakobson répond d’abord que « procédé » n’est pas le bon mot, que « device » en anglais ou « priem » en russe serait mieux ; puis il dit que le beau enfait partie car l’étude littéraire n’est pas un catalogue de procédés, mais l’étude d’une « dominante ». Si je vous donne une phrase de Lautréamont et une autre d’Einstein, explique-t-il, vous saurez que l’une est tirée d’une œuvre d’art et pas l’autre : leur différence ne tient pas dans l’idéologie ni le sentiment qu’elle exprime, même si une phrase littéraire peut contenir tout cela, et même si on peut étudier la littérature de ces points de vue-là. Mais rien de tout cela même ne sera compris si on oublie que « la dominante, l’élément qui forme l’œuvre littéraire comme telle, c’est la littérarité ». De cette « littérarité », Jakobson donne alors la définition que voici :  

Qu’est-ce que c’est ? C’est une orientation tout à fait nécessaire vers le signe poétique lui-même, vers le système des signes. Autrement, tout se perd. Autrement, c’est la contrebande. On sait qu’il s’agit d’une œuvre poétique parce qu’on voit que ce sont des hexamètres, ou que c’est une fiction, etc. […] Mais ce n’est pas un hasard si le De natura rerum de Lucrèce est écrit en vers, ce fait change la structure même des idées bien que ces idées soient, en elles-mêmes des idées philosophiques. Ce que nous cherchions, c’était de comprendre la dominante. […]

On ne peut juger l’œuvre littéraire sans avoir tout le temps en tête l’idée que c’est la littérarité qui organise l’œuvre et qui nécessairement influence tous ses autres aspects. […]  Il faut en fait montrer en quoi consiste le rôle de ces vers, de ces rimes, de ces agencements syntaxiques, de ces systèmes de figures et de strophes 78 .

67Interrogé sur ce « beau » qu’il faut étudier, Jakobson répond par son historicité, appelant aux études de contexte79. Car « les mêmes faits prennent des valeurs différentes » – et il donne en exemple cette fois la « transformation » de Shakespeare à travers les siècles. Il n’y a pas, affirme Jakobson, d’antinomie entre histoire et structure, il faut au contraire les penser ensemble. Comprendre la « dominante », c’est viser « la compréhension la plus profonde du rapport entre invariance et changement », ce qui suppose de « voir les changements comme une structure ». Mais pour cela il faut débuter par des « analyses partielles d’unités » : tel sonnet de Shakespeare, ou le sonnet anglais, non le sonnet en général. Car l’étude d’une langue passe par celle de ses dialectes. Sans ce « petit travail de détail » sur unités isolées, aucune réponse ne pourra être donnée aux questions d’histoire littéraire. Tels étaient, en 1972 encore, les conclusions à tirer de la « dominante » ou « littérarité ». A la même époque, Gérard Genette affirmait que la littérarité « constituait elle-même une histoire80 ».

68En ces années 60-70, historiens et formalistes étaient donc bien d’accord : pas d’antinomie entre histoire et structure, détail et système. Mais le « détail », la « structure », et même « l’histoire » et la « littérature » avaient-ils le même sens ici et là ? On sait le peu de cas – y compris dans cet entretien sur ce point elliptique – que Jakobson fait de l’histoire politique dans son récit du passé russe. Et jamais chez lui on ne voit se réduire le hiatus entre la visée abstraite (« voir les changements comme une structure »), et le « petit travail du détail », lui, parfaitement tangible. L’histoire dont se souciaient les formalistes russes était une « évolution des formes ». Et pour Genette, l’appel à l’histoire structurale fut un moyen de refonder la poétique en tant que théorie, et de réaffirmer la préséance de celle-ci : « la théorie doit précéder l’histoire, puisque c’est elle qui dégage ses objets », écrivait-il en 1970 dans « Poétique et histoire81 ».

69Quelle que soit l’intégration de la littérature à l’histoire sociale, effective très tôt dans les Annales82, quel rapport y a-t-il entre la « poésie » selon Le Goff, Veyne ou De Certeau, et la « littérarité » selon Jakobson, ou la théorie selon Genette ? N’avait-elle pas pour ces historiens, cette « part de poésie » issue d’une part de rêve, le statut justement de non-dominante ? Et la « forme d’exposition » dont parlait Yerushalmi, qu’a-t-elle à voir elle-même avec la « dominante » selon Jakobson, système formel dont tout le système sémantique dépend, et dont le « beau » lui-même fait partie ?

« History Unlimited » : le retour éternel du récit.

70J’ai évoqué plus haut le linguistic turn comme un des moments d’expansion dans l’histoire de l’idée de littérature. Mais avec la sémiologie structuraliste, ce qui se joua fut moins une dilatation des études littéraires qu’un effacement de frontières, car le linguistic turn fut vite transposé en nouveau paradigme historiographique, reformulé en France comme « tournant critique » dans les Annales.Le mouvement fit comme on sait de nombreux émules au sein de l’histoire sociale en Grande Bretagne et dans l’intellectualité américaine imprégnée de French Theory, provoquant une crise. Celle-ci se cristallisa lors du colloque de Cornell sur l’histoire intellectuelle européenne, en 198083 - où D. LaCapra et S. Kaplan tentèrent de tirer à eux Roger Chartier, lequel, héritier de Foucault, affirmait une position médiane. Comme l’a expliqué Gérard Noiriel, qui a analysé ce moment avec précision84,  les « super-paradigmes » du linguistic turn et du tournant critique étaient aussi des « labels » nationaux en concurrence. Ils eurent pour effet d’effacer la frontière entre connaissance historique et configuration narrative.

71Dix ans plus tard la réaction à ce « tout narratif » vint avec le colloque Probing the limits of representation organisé à UCLA en 1990 par Saül Friedländer, où Arnaldo Momogliano et Carlo Ginzburg affirmèrent violemment leur rejet du relativisme rhétorique de Hayden White, accusé de faire le jeu du négationnisme : les deux historiens italiens forçaient le ton comme ils l’avaient fait lors de leur dénonciation du « fascisme » de Dumézil. Mais le « réel » devait faire barrage : le débat sur la fonction référentielle de l’histoire se polarisa autour de la Shoah, suscitant aux États-Unis les mises au point d’une « New Theory of Objectivity », et en France celle de l’herméneutique : Paul Ricoeur prôna un « réalisme critique de la connaissance historique », qu’il retravailla en intégrant sa réflexion sur le récit, jusqu’à sa grande synthèse sur l’écriture de l’histoire, orientée par son éthique du pardon (Mémoire, histoire, oubli, 2000). Mais un tel débat n’est pas susceptible de se clore ainsi. En 2014 doit se tenir aux Etats-Unis un autre grand colloque international, qui se présente comme la « seconde édition » de celui de 1990 : il est intitulé History Unlimited.

72Rétrospectivement, cette crise en deux temps apparaît comme un moment d’extrême confusion, où l’argument du réel du génocide a joué le rôle de symptôme : il fallait barrer la route au tout-puissant Récit ramené à la fiction, que chacun semblait confondre avec la littérature. Sous couvert d’une unification, le linguistic turn aura été un malentendu profond pour les rapports futurs entre littérature et histoire. La focalisation sur le « signe » s’y est faite au profit de la « textualité », de la signifiance et de la rhétorique, et au détriment d’une philologie critique visant le sens du texte et non l’identification du document, au détriment aussi d’une poétique de l’énonciation héritière d’Émile Benveniste, dont la linguistique portait une poétique du sujet. A cela s’est ajoutée la cacophonie autour de la « disparition de l’auteur », qui, clamée et réclamée par Blanchot et Foucault dans des textes célèbres des années 60-70, n’a pas empêché que tous veuillent rester auteurs ou le (re)devenir, produisant de nouvelles théories du sujet et pratiques d’écriture.

73Nous traînons ces malentendus aujourd’hui encore à travers l’idée d’une « poétique de l’histoire » ou d’une « poétique du savoir » appliquée à l’histoire, sans que le contenu des mots « poétique » ou « littérature » soit clairement identifié, comme si l’on pouvait se fier à un usage commun. Dans Les Mots de l’histoire, Jacques Rancière définit cette « poétique du savoir » comme « ensemble des procédures littéraires par lesquelles un discours se soustrait à la littérature, se donne un statut de science et le signifie85 ». Plaisant paradoxe, mais qui présente un triple inconvénient : celui de confondre la poétique et la rhétorique, de réduire la littérature à des « procédures » discursives pour toujours assignables, auxquelles on déciderait de se soustraire indépendamment des protocoles spécifiques qu’on engage avec le réel. Mais ces protocoles ne peuvent être actés : une fois que la littérature est confondue avec la rhétorique ou avec la narration, son rapport singulier au réel ne peut être lui-même entériné, pas plus que celui de l’histoire. La confusion se poursuit lorsque, parlant des « hommes comme animaux littéraires », Rancière invite l’historiographie à s’interroger sur les « origines littéraires » de ses modes d’interprétation pour comprendre ce qu’elle fait86. On entend bien par là que le philosophe encourage les historiens à plus de réflexivité. Mais de telles « origines littéraires » de l’histoire reconduisent un mythe : celui de la narration comme origine de la création littéraire, mythe que les analyses pourtant précieuses de Ricoeur sur la « mise en intrigue » du savoir historiographique ont contribué à installer.

74On retrouve la narration, avec la rhétorique et l’image, dans la notion de « représentation historique », par quoi Ricoeur, dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli (2000), a désigné le troisième niveau de l’écriture historiographique (après le niveau « documentaire », qui inclut le témoignage, et celui de « l’explication/compréhension »), et cette distinction ne permet de penser ni la différence entre témoignage et document, ni ce que serait une poétique historiographique. Qu’il s’agisse de rhétorique, de narration ou d’image, la littérature est ignorée pour tout ce qu’elle est ou tout ce qu’elle peut être : pour son indétermination générique, justement, qu’elle doit non à l’histoire des genres mais à celle des confrontations du langage et du réel, qui varient sans fin avec l’histoire. C’est dans leur rapport respectif à la référence, fait d’une exceptionnelle liberté d’un côté, et d’une exceptionnelle contrainte de l’autre, que diffèrent l’opération historiographique et l’opération littéraire. Mais le réel n’est absent ni de l’une ni de l’autre. C’est pourquoi ce réel est une pomme de discorde : les malentendus les plus nets se traduisent dans un dialogue de sourds incessamment reconduit sur la mise en fiction de la Shoah.

75La confusion atteint son comble quand Pierre Nora, dans Le Débat, rappelle l’absolu « principe de réalité » de l’histoire après avoir fait un éloge dithyrambique de Jonathan Littell, tout en disant que son roman Les Bienveillantes, en transgressant les frontières de l’histoire et de la littérature, a ressourcé celle-ci après les dévergondages du formalismes87. Dans ce texte Nora retrace en trois points les frontières entre le roman et l’histoire, mais il n’entend pas qu’au moment précis où il trace ces frontières, tout ce qu’il dit de l’histoire pourrait aussi bien s’appliquer à la littérature : 1) l’histoire est un lieu social, un produit social, qui présuppose le domaine public (« l’histoire à la différence du roman que l’on peut n’écrire que pour se distraire, certifie l’existence d’un monde commun ») ;  2) L’histoire est un métier, qui s’appuie sur une tradition et des techniques. 3) l’histoire a un référent extérieur qui ne relève pas du langage. A en croire Nora, donc, la littérature ne serait ni un lieu ni un produit social supposant un domaine public et certifiant un monde commun ; elle ne s’appuierait sur aucun métier ni aucune tradition, et elle n’aurait aucun référent extérieur au langage. La littérature est juste ici le continent noir de l’historien. Et sans vouloir offenser le romancier ici, une telle exaltation ressemble bien à un retour du refoulé. Ultime contradiction : si la transgression des frontières dans Les Bienveillantes « ressource » la littérature après les dévergondages du formalisme, c’est que le roman parle aussi du réel ? Mais sans prétendre à la science, il est vrai ; et là-dessus Littell ne l’a pas démenti : la vérité littéraire n’est pas la vérité historique, a-t-il dit et répété à chaque intervention publique - citant Bataille et Blanchot.

Témoignage, archive : l’heure d’exactitude ?

76Beaucoup de temps a passé dans les études littéraires comme dans l’histoire, depuis l’époque où De Certeau et Todorov parlaient, chacun de leur côté, de détail et de système. On est revenu du rêve de scientificité théorique, et la structure est au mieux un émouvant souvenir. La « littérarité » se survit à travers entre autres le Fiction et diction de Genette (1990) qui, désireux d’ouvrir la poétique aux domaines non fictionnels de la « diction », a fait de la littérarité la modalité « conditionnelle » de la littérature – laquelle, transportée dans l’inconditionnel, reste une institution et une entité, sinon une essence. Et il est logique de voir cette littérarité-là se recycler au sujet des « genres factuels » et de la « littérature de témoignage ». Si une rencontre des savoirs semble s’effectuer autour de celle-ci, si l’on étudie à présent les récits testimoniaux aussi comme des textes littéraires, est-ce parce que le socle aristotélicien s’est effondré et que les études littéraires en ont enfin pris acte, ou parce que la « poétique » a disparu avec la « dominante », et que personne n’y voit bien clair sur rien ?

77Ou bien encore, est-ce une manière nouvelle de s’aveugler sur la relation contradictoire, sinon haineuse, que le survivant d’un « crime sans vérité » a avec le fait de devoir en « témoigner », d’apporter non seulement une preuve de sa destruction, mais aussi son récit : en relisant ici La Folie du jour de Blanchot, Marc Nichanian oppose ainsi le témoin historique au survivant déserté par le « sens de l’histoire »88? Si la faible conscience de son statut de « texte » lui venait de son statut de « document », le témoignage est bien aujourd’hui dissocié de la preuve documentaire, à laquelle l’assignait encore Ricoeur ; mais sa consécration comme récit littéraire et expérience morale est un malentendu de plus. Le témoignage n’est pas seulement devenu un « genre », modélisé à partir de formes européennes canonisées, au mépris de corpus entiers refoulés aux marges ou exhumés tardivement – telle la littérature de la catastrophe arménienne, ou la littérature de témoignage soviétique, dont Annie Epelboin et Assia Kovrigina montrent ici qu’elle réclame un décryptage sui generis, du fait des effets de la censure et de l’autocensure. Au-delà de ces canonisations, c’est l’acte testimonial qu’on idéalise : ce qu’on appelle emphatiquement « témoignage » - en se réclamant volontiers de Derrida ou d’Agamben - devient une essence, parfois une philosophie, une esthétique ou une éthique. Souvent aussi une mallette pédagogique, un kit éthique étranger à toute interrogation sur le « crime sans vérité », et sur son fameux « récit ». La rencontre entre historiens et littéraires autour du témoignage est-elle une vraie rencontre, ou est-elle un mirage, un mariage arrangé aux bons soins d’une conscience éthique écrasée par le poids de l’histoire, en mal de récits cathartiques ? N’offre-t-elle pas plutôt la chance du contraire : celle d’opposer une exigence critique au durcissement polémique des débats sur la fictionnalisation de l’histoire, et à l’hypermoralisation des discours sur l’inhumain. Car la réflexion résiste mal au poids écrasant de la conscience historique, comme le montre le poncif aujourd’hui nauséeux du « passage de témoin » ou du « témoin de témoin », qui explique la vogue littéraire du personnage de Jan Karski89 et l’impensé des disputes autour du livre de Yannick Haenel, ici évoqués par Frédérique Lechter-Flack.

78La question du mirage se pose peut-être aussi à propos de « l’archive », mot-sésame et haut lieu d’œcuménisme culturel, si l’on en juge aux innombrables fictions qui jouent sur ce thème, aux écrivains devenus réellement fouilleurs d’archives, aux fouilleurs d’archives qui se font écrivains. Retrouvailles intimes ou confusion extrême ? Suffit-il qu’il y ait « goût de l’archive » (Arlette Farge) et représentation de la quête archivistique ou de l’enquête sur les traces de (W.G. Sebald, P. Modiano, A. Tuszinska, P. Esterhazy, etc…), pour que ce mot soit autre chose qu’une signature d’époque ? Affublée de son solennel singulier, qui vaut presque comme majuscule, l’archive n’est-elle pas un des grands mythes ultra-contemporains ?

79Faut-il parler alors d’un « romantisme de l’archive », comme l’a fait Ivan Jablonka à propos des Disparus de Daniel Mendelsohn, lors d’un colloque sur la micro-histoire de la Shoah90 ? Mais l’historien ne parle-t-il pas ici de son propre romantisme, sinon de sa « part de rêve » ? Car si l’enquête familiale est devenue un genre littéraire, l’historien qui s’engage sur cette voie ne cède-t-il pas encore à sa vieille nostalgie? Lors de ce colloque sur la micro-histoire de la Shoah, du reste, bien des interventions s’achevaient sur une référence littéraire, disant le relais nécessaire de la connaissance historique91, limitée mais interdite de fiction.

80Le débat entre littérature et histoire semble aujourd’hui à la fois appelé et empêché par ces deux grands mythes constitutifs de notre culture de la mémoire : l’archive, continent littéraire et rivage amer ; le témoignage, trace des malheurs d’un temps et utopie d’époque. A « l’ère du témoin » il faudrait une « heure d’exactitude92 ». Cette formule est le titre d’un livre d’entretiens où Annette Wieviorka reprend le trio histoire-mémoire-témoignage en évoquant son propre itinéraire d’historienne ; cette formule, elle l’emprunte à Marc Bloch, qui dans Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, invoquait « un langage capable de dessiner avec précision les contours des faits », « sans flottements ni équivoques » : cette heure d’exactitude, « est-il impossible qu’elle sonne un jour ? », demandait Bloch en 1942. À la fin de ce livre d’entretiens, semblant sortir de son statut d’historienne, Annette Wieviorka évoque ce qui dans son œuvre joue le rôle, dirait Macé, de la « part du rêve » ou « part de l’ange » :

J’ai un faible, comme vous l’avez perçu, pour ceux que j’appellerais d’un terme yiddish les shlemazel, ceux qui, contrairement à moi, n’ont pas eu de chance ou qui ont subi d’irrémédiables injustices. En faisant de l’histoire, nous avons le pouvoir de leur faire recouvrer la lumière93.

81Est-ce là concession d’un instant à l’inexactitude. Ou faut-il plutôt entendre que cette heure d’exactitude se mesure à nos capacités de connaître et comprendre les « malheurs du temps » sans renoncer à la « lumière » ? Faire de l’histoire, c’est aussi faire la lumière sur l’injustice lorsque l’injustice est irrémédiable : l’exactitude alors s’impose. Son exigence vient ici d’un nom propre, yiddish, qui est ici le nom donné au « faible » de l’historien. La « faible espérance messianique » dont parlait Walter Benjamin dans son texte sur Le Concept d’histoire, en 1940, n’est-elle pas l’endroit où se nouent la littérature et l’histoire ?

Le mythe et la délivrance

82« Je suis loin d’être immunisé contre le mythe et ses séductions », écrivait Yerushalmi en évoquant le hassidisme dans son livre Zakhor, en 1988, ajoutant ces lignes :

L’Holocauste a suscité plus de recherches historiques que tout autre événement de l’histoire juive, mais je ne doute pas que l’image qui s’en dégage, loin d’être forgée sur l’enclume de l’historien, soit fondue dans le creuset du romancier. Bien des choses ont changé depuis le xvie siècle, mais une seule, curieusement, est demeurée : aujourd’hui comme hier, il apparaît que si les Juifs ne rejettent pas l’histoire, ils ne sont pas pour autant préparés à lui faire face ; ils semblent, au contraire, attendre un mythe nouveau, métahistorique. Au moins les romans leur apportent-ils temporairement un substitut pour notre époque.94

83En 2012, l’historien Otto Dov Kulka publiait un livre étrange, et à bien des égards fascinant, intitulé Paysages de la Métropole de la Mort (2012). Sous ce titre volontairement lourd et presque solennel, en fait déjà rituel, l’historien a écrit sur un mode entièrement mythique – et ironique – l’expérience intime qu’il fit, enfant, à Auschwitz, et qu’il avait tue jusque là : celle du Kinderblock dans le « camp des familles tchèques » de Birkenau, où il fit son apprentissage de la vie – et de l’histoire. Tout au long d’un texte hypnotique, ponctué de récits de rêves et troué de visions lumineuses, une voix sourde parle en continu de la « Loi de la Grande Mort », du « fleuve du temps » et des portes de l’Hadès où le survivant revient toujours. Otto dov Kulka était connu jusqu’ici comme un historien du nazisme, et il n’avait utilisé jusque là, pour évoquer le « centre culturel unique » que fut le Block des enfants de Birkenau, que le langage de l’histoire sociale95 : comme il l’écrit dans ce livre, par ses efforts d’objectivation il avait durant tout sa vie tourné « comme une phalène » autour de cette expérience de cauchemar, où tant de ses proches avaient disparu.

84L’historien semble ici se soigner du « mal » dont parlait Yerushalmi. Et il ne se contente pas pour cela d’écrire un roman – qui ne serait qu’un « substitut ». Tout en se disant allergique à la littérature de l’Holocauste, où il ne voit qu’« aliénation », Kulka écrit un texte nourri de citations bibliques et de poésie allemande (Kafka, Kleist, Sebald, Leikhovitz/Ben David), auxquelles il renvoie par signes. On hésite à parler de littérature à propos de Paysages de la Métropole de la Mort, bien que ce livre ne relève clairement plus de l’histoire et malgré sa grande puissance poétique. Son écriture fait entendre une voix sourde, rythmée par le ressassement des récits de rêve et la parole orale (enregistrée sur bande magnétique), et son écriture se ressaisit par fragments du langage de la tradition mystique. Car le texte tente de se frayer un chemin entre le temps mortel du mythe et le temps messianique.

85Tout au long de Zakhor, Yerushalmi avait filé l’analogie entre l’histoire juive et l’histoire tout court – démentant ainsi le Franz Rosenzweig d’Étoile de la Rédemption, pour qui, alors que les chrétiens étaient « en marche sur une voie éternelle », seul le peuple juif vivait hors de l’emprise de l’histoire (p. 109). La dissociation entre histoire et mémoire est à la fois un drame juif et une expérience commune : « C’est une expérience bien connue, écrit Yerushalmi, que ce dont on se souvient n’a pas toujours été recueilli et – hélas pour l’historien – que l’on ne se souvient pas nécessairement de ce qui a été recueilli » (p. 22). Au seuil de son livre, après une double épigraphe empruntée au Livre de Job et aux Mythistorema de George Séféris, l’historien dit ne pas parler au nom de sa « corporation », mais livrer « une confession » et un essai de « distanciation historique » : « le fruit d’une interrogation toujours reprise, dit-il, sur la nature de mon art » (p. 13, 22).

86Dans L’Entretemps, Patrick Boucheron cherchait récemment à élucider l’énigme du tableau Les Trois philosophes, peint par Giorgione au seuil du xvie siècle, et voyait s’y exprimer pour finir la force de l’énigme, citant alors Yves Bonnefoy. En un moment de son essai, l’historien évoque le messianisme juif en vigueur dans les milieux du commanditaire du peintre. Il cite alors une « confidence oblique » faite un jour par Carlo Ginzburg dans un entretien96 : celui-ci disait avoir glissé dans un article une idée qui était peut-être sa « seule idée », mais qu’il estimait « importante97 ». L’idée est celle-ci : la conscience historique n’est autre qu’une « projection sécularisée de l’ambivalence chrétienne envers les juifs ». Comme Saint Augustin voulait préserver le passé juif pour mieux le dépasser, l’historien moderne veut « conserver la vérité des pères pour affirmer la vérité des fils » : il respecte l’ancien régime de véridicité mais porte une vérité d’aujourd’hui. « Quelle conception nous faisons-nous de l’histoire ?, demande Ginzburg. « Une succession de vérités, qui ne s’annulent pas mais se surmontent ».

87De là, P. Boucheron passe au messianisme judéo-allemand moderne, il raconte le renoncement de Franz Rosenzweig à la conversion chrétienne en 1913, puis sa rupture avec le savoir universitaire, parce qu’il se sentait « questionné par des hommes, pas par des savants, pas par la Science » (p. 59). Il voulait ainsi rompre avec « ce fantôme à la curiosité insatiable et à l’inapaisable voracité qui dévore celui qu’il possède jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de son humanité » (Id.). Comme Pétrarque l’avait fait en Italie bien des siècles avant lui, donnant sans grand risque sa défection en spectacle. Mais Pétrarque, précise Boucheron, croyait encore à l’histoire universelle. Et c’est alors en revenant à Foucault – « le savoir n’est pas fait pour comprendre, il est fait pour trancher98 » – que l’historien livre sa propre conception de l’histoire : « rien d’autre que la chronique toujours incomplète d’un point de vue singulier » :

Creuser, s’acharner, disait Foucault – trancher. Ne pas se laisser emporter par l’ordre du temps en ses saccades successives, le flux d’une vérité qui se dit toute – mais ralentir la cadence, laisser bâiller l’entretemps. (p. 62).

Expérience de l’histoire et philologie critique.

88Je souhaite pour finir revenir aux liens qui se sont noués entre la philologie et l’épistémologie de l’histoire en évoquant un absent, dont je n’ai fait jusqu’ici que mentionner le nom. Jean Bollack a disparu en décembre 2012, quelques semaines avant ce colloque où il avait été invité. Il m’avait envoyé un mot disant qu’il hésitait : cette question était au cœur de son travail, mais il avait besoin de temps pour achever d’écrire ce qu’il voulait écrire. J’avais l’espoir néanmoins de le voir arriver pour intervenir d’un coin de salle, avec son désir d’échanger impérieux, son mélange de puissance intellectuelle, d’intransigeance politique, d’ellipse obscure et de précision. Exégète d’Empédocle, Héraclite, Sophocle et Paul Celan, formé à la philologie à l’allemande et à la tradition critique juive, familier de la controverse interprétative, Bollack aurait eu des choses précises à dire des débats contemporains entre histoire et littérature, et il l’aurait fait à partir de la philologie telle qu’il l’entendait.

89La philologie, cette discipline au statut étrange, aujourd’hui à la fois présente et absente, semble parfois s’être dissoute à la fin du xxe siècle dans l’idée d’interprétation, puis dans l’explosion des études culturelles et des études postcoloniales. Et les ferveurs philologiques d’Edward Saïd, rappelées dans la dernière préface de L’Orientalisme (2003), n’ont pas empêché cette éclipse. En réalité cette vieille discipline s’est divisée, rompant avec son passé positiviste pour devenir un nouveau chantier critique, à forte teneur politique. Comme Heinz Wismann l’a rappelé récemment99, Jean Bollack a fait de la philologie une protestation contre les insuffisances de l’histoire littéraire et les abus de la philosophie. Il a dit avoir passé son existence à « donner son statut au texte, étude que, dans une structure de division du travail, les philosophes ne font pas100 ».

90Chez Bollack, cette étude vise explicitement le statut de « science », et cette science des textes, qui est la compréhension du code sémantique de l’œuvre en son caractère d’invention singulière, passe par son « historisation » radicale»101. Car la construction d’un sens n’existe que dans la contingence historique d’une œuvre. L’exigence scientifique d’historicité s’élève ici contre le « mythe de la subjectivité » et de la « fécondité des textes », qui a nourri celui du « sens indécidable » ou de la « lecture infinie ». Le philologue fournit bien un travail interprétatif, mais il vise l’arrêt sur un sens précis, et ce moment est exigé par ce qui dans le texte a un jour inventé quelque chose : c’est sa part novatrice qui exige cette reconstitution du sens. Et si cette philologie est « critique » c’est aussi qu’il faut pour cela dégager le texte des interpolations interprétatives et des discours qui se sont projetés sur lui, recouvrant sa force de surgissement : « s’il s’agit de comprendre […] une œuvre d’avant-garde, le point de vue scientifique est d’en saisir la portée à sa naissance, avant les utilisations peut-être abusives » (p. 131) La scientificité du travail philologique se situe donc à différents niveaux. Saisir le sens du texte suppose d’abord de connaître et de reconstituer les « possibilités de sens » pour l’auteur, c’est-à-dire le contexte historique mais aussi l’environnement de l’auteur : « il faut savoir ce qu’on pouvait dire et voulait dire » quand le texte a été écrit, et ce préalable « implique une familiarité avec d’autres textes connus de l’auteur ». Vient ensuite la compréhension du texte par l’analyse de sa syntaxe, la reconstitution de son idiome propre, ce qui implique une discussion à plusieurs exégètes, et des choix102. Cette discussion s’est révélée difficile pour l’œuvre de Paul Celan (sinon à l’intérieur du Centre d’études philologiques qu’il a fondé à Lille), du fait d’une exigence et d’une personnalité qui tranchaient dans le milieu celanien ; il l’a eue pour la Grèce antique en revanche, avec Jean-Pierre Vernant et Marcel Détienne – pour qui Bollack faisait partie des philologues « qui pensent », malgré des désaccords précis, et passionnants, sur le statut du texte littéraire et l’usage explicatif du mythe.

91La critique qu’a faite Bollack des recouvrements interprétatifs de l’œuvre rappelle celle que Walter Benjamin avait faite de l’historicisme au début des années 30, dans un texte intitulé « Histoire littéraire et science de la littérature103 » . Constatant un effondrement du niveau de l’enseignement des lettres à l’université, Benjamin énumérait les « hydres » idéologiques de l’histoire littéraire en vigueur, et voyait dans son mélange de positivisme et d’empathie, comme dans le « faux universalisme de la méthode de l’histoire culturelle », s’exprimer un « esprit anti-philologique », désastreux pour l’intelligence des œuvres et la compréhension de ce que pouvait être la « littérature ». Il invitait la critique à « se battre avec des œuvres plutôt qu’avec des figures ou des mouvements ». Pas plus que pour Bollack en 2012, il ne s’agissait pour Benjamin en 1931 de réveiller les mânes de la vieille philologie positiviste : s’il rappelait l’exigence philologique des frères Grimm, Benjamin appelait aussi à faire de la littérature un « organon de l’histoire ».

92Un organon n’est ni un document, ni un témoignage. La littérature, à travers son étude, devait agir sur l’histoire, et cela supposait une nouvelle science. L’histoire littéraire n’avait ni à singer les sciences exactes, ni à devenir une « branche de l’histoire » – ce qu’elle n’avait jamais été : Benjamin rappelle sa naissance au xviiie siècle « entre le manuel d’esthétique et le catalogue de librairie ». Devenue en Allemagne un « cortège triomphal » de figures littéraires idéales, l’histoire littéraire devait renoncer à son « caractère muséal » pour viser le statut de « science ». Mais produire un savoir impliquait de cesser de gommer « la tension entre le présent et le passé, entre la critique et l’histoire de la littérature » (p. 277). Pour comprendre une œuvre, écrivait Benjamin, il ne suffit pas d’évoquer son « contexte » historique : la tâche critique est de « montrer, dans le temps qui a vu naître l’œuvre, le temps qui le connaît, c’est-à-dire le nôtre ».

93On le voit, la philologie critique de Benjamin n’était autre que sa philosophie de l’histoire, indissociable de son messianisme : lire, pour lui, c’était dissoudre le mythe dans l’histoire mais aussi déceler dans l’œuvre « l’indice secret » renvoyant son passé à la « délivrance ». Si la littérature pouvait devenir l’organon de l’histoire, c’est parce qu’un texte pouvait créer entre le passé et le présent une relation tournée vers l’avenir à la manière d’une attente. Le propos de Benjamin peut être dissociée de sa théologie, car il mettait ainsi le doigt sur une expérience commune. Le lien le plus profond entre littérature et histoire, tel qu’il s’affirme dans nos pratiques d’auteurs ou de lecteurs, se situe sans doute dans ce qu’Annette Wieviorka appelle « lumière » en évoquant celle qui manqua aux schelmazel : une promesse de bonheur inextricablement liée à un espoir de justice. Mais il ne s’agit pas seulement là de l’expérience commune. Aucune grande réflexion sur l’histoire n’a pu se passer d’une idée de la justice. Et il est rare qu’une réflexion sur la littérature ne passe pas par la promesse de bonheur.

94C’est dans ces contrées que l’épistémologie de l’histoire conduisit aussi Reinhardt Kosellek, qui avait saisi à quel niveau de profondeur se jouaient les tensions constitutives du concept moderne d’histoire. Cette idée d’attente, il avait tenté de la théoriser à travers une pratique philologique articulée à son anthropologie. Son texte fameux sur « Le concept d’histoire » en 1975, je l’ai dit plus haut, commençait par des considérations philologiques. Distinguant entre Geschichte et Historie, il constatait leur croissante « contamination mutuelle » : le concept moderne d’histoire s’applique à la fois aux « res gestae », aux événements, et aux « historie », au récit historique. Cette confusion, Koselleck ne se contentait pas de la constater : il s’en inquiétait104, mais il en espérait aussi quelque chose. Comme Jakob Grimm en son temps s’était inquiété de voir s’appauvrir le contenu sémantique du mot « Erfahrung », « expérience », qui désignait de moins en moins l’exploration active du réel, et de plus en plus sa perception passive. Grimm déplorait cette évolution et voulait préserver la dualité sémantique du mot. Et dans son « esquisse historico-anthropologique » de 1988, Koselleck lui donnait raison105. S’il revenait ainsi à la double « expérience » selon Grimm pour parler de la double « histoire » moderne, ce n’était pas pour faire œuvre d’érudition, ni seulement parce qu’il était séduit par ce texte, « l’un des plus beaux articles de Jakob Grimm ». C’est que de l’analogie entre ces deux concepts il tirait une intuition anthropologique majeure : « Le concept moderne d’histoire a assimilé cette ancienne unité de l’expérience comme information sensorielle de la réalité, et exploration scientifique de cette même réalité ». L’histoire est ainsi devenue une « science de l’expérience ». Il fallait revenir à l’histoire comme expérience et ressaisir quelque chose de cette ancienne unité. Koselleck note que Grimm, voulant préserver l’unité du concept d’expérience, s’appuyait pour cela sur des textes littéraires et théologiques.

95La référence de Koselleck à Grimm est une protestation contre le positivisme inhérent à l’histoire des vainqueurs. Or sa référence à Thucydide joue le même rôle. Dans un autre texte, intitulé « Théorie de l’histoire et herméneutique », Koselleck écrit pourtant que l’historien n’est pas un exégète, que l’Histoire est plus qu’une science philologique parce qu’elle préexiste à toute compréhension : aucun texte ne renferme l’histoire telle que l’historien la reconstitue après coup106. Koselleck fait alors l’éloge de Thucydide, qui avait vu, contrairement à Hérodote, que la différence entre l’histoire réelle et son interprétation était constitutive de l’expérience de l’histoire, et que le hiatus entre le langage et la factualité était  productif : il permettait de comprendre les événements à travers le discours des acteurs : les témoins. En renonçant à comprendre ainsi l’histoire, en délaissant le témoignage pour le seul document d’archive, dit Koselleck, on a gagné en connaissance, mais on a perdu quelque chose. Et le développement d’une histoire des mentalités est une manière de vouloir rattraper ce que Thucydide avait déjà opéré méthodologiquement.

96C’est dans l’idée de justice que se noue le lien, qu’on voit ici se tramer, entre l’irréductibilité de l’histoire au texte et le bien-fondé d’une écriture de l’histoire passant par le témoignage des acteurs – et des vaincus. L’Expérience de l’histoire de Koselleck s’achève par une réflexion sur l’histoire des vainqueurs (Geschichte) et une historiographie des vaincus (Historie) : au court terme de la Geschichte il oppose le long terme de l’Historie, la puissance de la projection d’espérance. Des gains singuliers d’expérience, explique-t-il, ont été imposés aux vaincus : ne pouvant trouver les preuves, ils recherchent les causes et doivent écrire l’histoire autrement. L’expérience d’une défaite renferme un potentiel de connaissance. A l’appui de sa démonstration, l’historien cite cette fois Faulkner, Christa Wolf, Alexander Kluge.

Quelle image, quelle histoire? Le « reste du monde ».

97Cherchant une illustration pour annoncer et afficher ce colloque, nous avons pensé un moment reprendre la figure antiquisante de John Flaxman placée en couverture du livre de Marc Bloch réédité en 1993, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien : un homme en toge, assis, tourne la tête en arrière pour regarder dans la même direction que celui qui, debout à côté de lui, joue de la lyre. Le joueur de lyre semble non seulement marcher en avant, mais gravir une marche pour monter plus haut, et les deux hommes regardent au loin et en hauteur. Mais nous avons choisi une photographie d’Andrew Goodall, réalisée en 2009107, qui renvoie à l’écrivain allemand W.G. Sebald, et à son roman Austerlitz. Cette grisaille brumeuse où se dessine un chemin ascendant entre deux allées d’arbres se situe dans la colline de Petrin au centre de Prague : lieu réel et fictionnel à la fois, lieu de vie et de mémoire, lieu d’enfance et d’errance, revisité par le héros Austerlitz longtemps après la perte de ses parents à Auschwitz.

98Plutôt que l’image néoclassique de l’aède chantant les hauts faits du passé, donc, une photo liminaire ici fait signe aux lecteurs de Sebald, auteur penseur obsédé par l’histoire, et devenu la signature d’un temps. L’image ne ferait pas sens sans l’extraordinaire fortune de cette œuvre littéraire, qui semble aussi séduire plus d’un historien : pourquoi, au fait ? Pourquoi ce regard appuyé sur un présent spectral, cette méthode d’hallucination du réel fascine-t-elle aussi les historiens contemporains ? Car si Sebald fait grand cas de la vérité et cite plus d’un historien, sans cesse il brouille les frontières du réel et du fictif et transforme l’histoire européenne en hantise et hallucination. De quoi s’agit-il dans cette fascination d’époque ? On l’a dit : la mémoire est aujourd’hui davantage à ressusciter les morts, à comprendre et contrer leur disparition, qu’à louer les exploits des vivants, ou même à comprendre leurs « mentalités » dans le temps long de la civilisation.

99À moins que des civilisations, justement, on ne décide de réécrire complètement l’histoire, en partant d’ailleurs : de l’Asie, par exemple, comme l’a fait Jack Goody dans Le Vol de l’histoire. Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde (2006).Le titre d’une des séances du colloque, « En poésie dans le  ‘vol de l’histoire’ : de l’intime à la mondialité », s’inspirait explicitement de ce livre controversé. Il y a été question de l’histoire coloniale et postcoloniale avec Zahia Rahmani (« Écrire la guerre sans l’histoire ») et Jean-Luc Raharimanana (« Les ruines et la voix »), à travers le prisme d’archives falsifiées ou détruites, et d’écritures ou de voix occupées à reconstituer un lien. Avec eux dialoguait Claude Mouchard, qui évoque ici un autre rapport à l’histoire en lisant des poètes coréens.

100L’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, et avec ce récit elle a imposé aussi ses « débats » sur la « littérature » et « l’histoire ». Ce « reste du monde » doit à présent écrire le récit d’un autre passé, sans quoi l’histoire du monde sera une grande illusion de plus. En chaque lieu du monde le débat sur les relations entre « littérature et histoire » doit sans doute être abordé autrement. Il est question ici de ce qui s’est joué ou se joue en Pologne, en Russie, en Égypte, en Corée, en Chine, en Afrique noire... Ce signe d’ouverture se sait pourtant dérisoire : tout est à refaire, à écrire autrement. Mais la littérature et l’histoire auront-elles leur mot à dire dans la nouvelle « fabrique du monde » ?

101(Université Paris 7 – Denis Diderot)