1« La mystique est un mode de connaissance expérimentale et concrète d’un absolu »… L’expérience mystique s’effectue par « l’anéantissement de ce moi dans un absolu qui l’absorbe »… « pas de vraie mystique sans véritable ascèse »… « L’expérience mystique résulte d’abord d’une discipline où la volonté veille à ce que la pensée et l’affectivité soient dirigées, épurées par un renoncement qui permet la conquête de soi1. »
2Ces quelques formules prises à une encyclopédie des religions résument ce qu’est la mystique. En d’autres termes nous dirons que la mystique est une quête personnelle et directe de l’âme qui veut s’unir à Dieu. Les étapes de cette quête, les termes et les méthodes employés varient beaucoup. D’ailleurs il faut savoir que dans la plupart des religions la voie mystique existe. Bien souvent ces mystiques ont subi des persécutions car ils sortaient de la voie ordinaire et donc se retrouvaient suspects d’illuminisme ou d’hérésie. Pour rester sans le domaine chrétien, les mystiques sont nombreux et certains sont reconnus par l’Église après avoir été condamnés. Thérèse d’Avila et Jean de la Croix, au siècle d’or espagnol, sont considérés comme des maîtres dans cette voie spirituelle. Quelques notions parcourent leurs écrits. Tout commence par la prière. Le mystique prie souvent, en une prière d’adoration assez libre : l’oraison. L’âme est soumise à une série d’épreuves qui sont comme des degrés de son parcours. Il s’agit d’abord d’un détachement des sensations, des sentiments et même des idées. On parle d’une purification des sens et de l’esprit. Le moi s’anéantit, perdant les repères qui lui faisaient croire à son identité de sujet et à sa connaissance de Dieu. L’âme connaît même une période d’aridité spirituelle très douloureuse où toutes les consolations de la foi ont disparu. C’est « la nuit obscure ». Ni la ferveur, ni les sentiments, ni les réflexions, ni les souvenirs ne viennent la dissiper. Si l’âme persévère, si elle renonce à de trop faciles consolations sensibles, si elle s’abandonne, renonçant à échapper à cette déréliction, Dieu viendra la combler. L’étape ultime est bien cette union à Dieu. L’âme anéantie se trouve soudain envahie par la grâce. Dieu se révèle à elle en une union extatique. L’âme est alors embrasée tout entière par l’amour de Dieu. Elle est illuminée, transformée en Dieu. Voici ce qu’en dit saint Jean de la Croix, en commentant son poème dit de « la vive flamme d’amour » :
Ô lampes de feu. Tout ce que l’on peut dire ici est au-dessous de la réalité car la transformation de l’âme en Dieu est quelque chose de vraiment ineffable. Tout se résume en un mot. L’âme devient Dieu par une participation à sa nature et à ses attributs que nous désignons ici sous le nom de lampes de feu2.
3Beaucoup de mystiques se voient contraints de se faire poètes pour essayer de dire ou de décrire ce bonheur indicible de l’âme submergée, embrasée, envahie par l’amour de Dieu. Jean de la Croix fait de son œuvre un commentaire littéraire de ses poèmes. La montée du Carmel, La vive flamme d’amour, le Cantique spirituel, sont d’abord de mystérieux poèmes dont la beauté littéraire est reconnue par tous (notamment par Paul Valéry). Ce sont des textes qui essaient de rendre compte de l’ineffable. Le commentaire théologique qui les suit est une exégèse difficile qui en dégage approximativement le sens. Jean de la Croix fera de même avec un texte biblique qui est l’archétype de toute la poésie amoureuse Le Cantique des cantiques. Il l’interprète, avec toute la tradition patristique chrétienne, comme le récit de l’union de l’âme (la Bienaimée) et du Christ (le Bienaimé). Cette tradition mystique prend ses exemples ultimes pour dire le bonheur de l’union de l’âme en Dieu, dans l’union amoureuse de l’homme et de la femme.
4Nous ne sommes pas les premiers à parler de la mystique d’Éluard. Le premier à le faire a été Roland de Renéville (L’Univers de la Parole, Gallimard, 1944). Jean Perrot dans « Rhétorique mystique et rhétorique révolutionnaire, saint Jean de la Croix et Paul Éluard », Littérature, n°25, 1977, établit un parallèle audacieux entre ces deux écrivains. Nicole Boulestreau apporte une contribution décisive d’abord dans un article : « Comme une langue commune… Éluard à l’école de Paulhan », Littérature 1977, puis, dans son ouvrage majeur : La poésie de Paul Éluard, la rupture et le partage, Paris, Klincksiek 1985. Jean-Charles Gateau aborde plusieurs fois la question dans sa biographie : Paul Éluard ou le frère voyant, Robert Laffont, ainsi que dans son étude Capitale de la douleur Gallimard, Folio 1994, p. 132-133. Nous avons nous même creusé un peu le sillon dans notre article : « La sacralisation de la femme dans l’œuvre de Paul Éluard », RHLF, 2012/10.
5Parler de la mystique d’Éluard demeure un paradoxe, en effet, il a grandi dans un milieu anticlérical, surtout du côté de son père, militant laïque virulent, en une période, le début du siècle, où le clivage est profond. Il faudra attendre qu’Eugène Emile Paul Grindel ait deux ans et un début de méningite, pour que sa mère, affolée, exige que l’enfant soit baptisé, le 1er janvier 1897. Il n’aura aucune instruction religieuse. Il arrête ses études à 15 ans, il se prépare à contre cœur à prendre la succession de son père dans l’entreprise d’immobilier qu’il a créée. Passons sur la suite : la maladie, le sanatorium de Clavadel en Suisse, la rencontre avec Gala, les premiers poèmes et la guerre. Il y exerce d’abord la fonction d’infirmier. Il est confronté à l’horreur de la souffrance. Il côtoie des aumôniers, des religieuses, du personnel soignant, des infirmières catholiques. Incontestablement, il lie des amitiés avec des chrétiens et il finit par partager leur foi. Il se convertit. En 1915, il écrit à son père : « Nous avons appris la patience divine, la patience devant le Mal et la Douleur. Les hommes, après cela auront plus de foi et de confiance en la Vérité et nous serons les Purs3... » Il écrit des poèmes chrétiens : « Que ce soit une fête où Dieu seul met la joie4 ». Pour nourrir sa foi, en avril 1916, il lit avec ferveur un catéchisme. Il envoie une lettre étonnante à sa mère : « Je veux faire ma première communion le plus tôt possible, sans doute pour le dimanche de Quasimodo [premier Dimanche après Pâques, qui deviendra le Dimanche de la Miséricorde]. L’abbé qui est ici s’occupera de tout. L’évêque viendra et ce sera l’occasion d’une petite fête assez édifiante pour les incroyants d’ici5 ». Son père répond par une lettre où il libère sa rage en de violents blasphèmes. En tout cas, Paul se confesse, communie et pratique régulièrement, pendant plusieurs mois. L’influence de Gala n’est pas à exclure. Celle-ci est croyante, malgré ses idées assez libres. Elle tient, bien sûr, à se marier religieusement. Elle a sa conception de la virginité : « tu dois savoir qu’il ne faut rien faire avant d’avoir été béni par l’Église, par Dieu6. » Elle se convertit au catholicisme, ils se marient religieusement le 21 février 1917. Paul perd la foi, mais ils feront baptiser leur fille Cécile. Cet épisode catholique est important, on peut parler d’une conversion d’Éluard, transitoire, mais sincère et profonde. Il a connu la foi, la ferveur religieuse et cela dans les pires moments : l’épreuve de la souffrance et du malheur des hommes. Il a fréquenté des chrétiens, il a partagé leur culture. Il a beaucoup prié et beaucoup lu. Il se situe, en ce début de siècle, qu’on le veuille ou non dans la lignée des grands écrivains convertis : Claudel, Péguy, Maritain, Max Jacob, Pierre Reverdy, Cocteau (peu de temps), André Frossard. Apollinaire, à la même époque, écrit, au début de Zone, avec une fascination mêlée de nostalgie pour sa foi passée :
Seul en Europe, tu n’es pas antique ô christianisme
L’Européen le plus moderne c’est vous, pape Pie X
Et toi que les fenêtres observent, la honte te retient
D’entrer dans une église et de t’y confesser ce matin.
6La suite contredit ces élans religieux. En mars 1925, Éluard répond à une enquête de la revue Philosophie : Pouvons nous savoir ce qui dans votre esprit correspond au mot Dieu ? Il déclare : « Dans mon esprit, Dieu n’est qu’une image obscure, parmi tant d’autres, de ma grandeur et dans mon langage, l’expression la plus commune de ma grossièreté7 ». On le voit, c’est l’homme qu’il divinise et il évoque une attitude qui sera celle de la plupart des surréalistes : la révolte contre Dieu, le blasphème. Il est vrai qu’il a rencontré Breton en 1919. Pour lui comme pour Nietzsche, Dieu est mort. L’article du Dictionnaire du surréalisme écrit en collaboration avec Breton donne de Dieu une définition sacrilège et injurieuse : « Tout ce qu’il y a de chancelant, de louche, d’infâme, de souillant et de grotesque passe dans ce mot : Dieu8. » Éluard exprime son hostilité à la religion dans Donner à voir :
Pourquoi t’agenouiller ? Ta fierté s’est composée dans la douleur, lève-toi, n’abdique pas, ne va pas t’ensevelir sous les ruines froides d’une religion que tous les hommes vont oublier frénétiquement9.
7Le pire cri de haine contre l’Église, les chrétiens et le christianisme consistera en 1931 en un tract surréaliste signé par Éluard, Breton, René Char, Tanguy, Georges Sadoul et dix écrivains étrangers. Il est intitulé « Au feu » :
8Détruire par tous les moyens la religion, effacer jusqu’aux vestiges de ces mouvements de ténèbres où se sont prosternés les hommes, anéantir les symboles qu’un prétexte artistique chercherait vainement à sauvegarder de la grande fureur populaire, disperser la prêtraille et la persécuter dans ses refuges derniers, voilà ce que, dans leur compréhension dernière des tâches révolutionnaires, ont entrepris elles-mêmes les foules de Madrid, Séville, Alicante, etc. Tout ce qui n’est pas la violence quand il s’agit de la religion, de l’épouvantail Dieu, des parasites de la prière, des professeurs de la résignation est assimilable à la pactisation avec cette innombrable vermine du christianisme qui doit être exterminée10.
9La question est dès lors assez simple. Peut-on parler de mystique chez un poète athée ? Si oui en quel sens ? Avec quelles conséquences ? Que vaut ce détournement du religieux ? Une première réponse nous est donnée par le titre même du recueil Mourir de ne pas mourir. Chacun peut y reconnaître la formule de Thérèse d’Avila. Elle exprime ainsi la douleur de l’âme empêchée de s’unir à l’amour divin dans une fusion extatique, bienheureuse et éternelle. Jean-Charles Gateau note fort justement l’essentiel :
Athée, Éluard ne se convertit évidemment pas à l’ascèse mystique, ni à la poursuite d’une fusion unitive de l’âme avec l’Être, de type oriental, ni à la quête de la communion extatique, nuptiale de l’âme avec son Seigneur11…
10Il ajoute :
11Eluard a pris le parti d’accepter son épouse Gala telle qu’elle est, d’adhérer sans contestation au mystère de ses comportements excessifs : sa pureté et sa perfection ne se discutent plus, mais s’affirment comme des articles de foi. En cela Gala connaît une apothéose, devient la divinité salvatrice dont le poète est le dévot, au sens latin et sacré le plus fort du terme : celui qui a, une fois pour toutes, dans un geste sacrificiel, fait le don total de sa personne à une instance suprême. On peut dès lors parler d’une mystique érotique d’Éluard et en parallèle, d’une idéalisation de Gala12.
12Nous reviendrons sur la difficulté à admettre certains comportements de Gala. Il n’en reste pas moins que l’être aimé est présenté comme doté d’une pureté absolue, véritable obsession chez Éluard. L’archétype de la Vierge Marie et de l’Immaculée Conception hante les surréalistes qui affichent pour la figure mariale une attitude ambivalente faite d’admiration et de dégoût sacrilège. La femme à laquelle s’adresse le poète incarne cette pureté qu’elle fait rejaillir sur l’amant : « Tu es pure, tu es encore plus pure que moi-même ». Elle est quasiment une déesse à laquelle on voue un culte :
Pourtant j’ai vu les plus beaux yeux du monde
Dieux d’argent qui tenaient des saphirs dans leurs mains
De véritables dieux, des oiseaux dans la terre
Et dans l’eau je les ai vus
(Leurs yeux toujours purs, p. 11513)
Le monde, la nature, le poète, n’existent que par elle dans une genèse perpétuelle :
Le monde entier dépend de tes yeux purs
Et tout mon sang coule dans leurs regards (p. 139)
13Le sang vital du cosmos est celui de l’aimée :
La mer te dit : sur moi, le ciel te dit : sur moi
Les astres te devinent, les nuages t’imaginent
Et le sang répandu aux meilleurs moments
Le sang de la générosité te porte avec délices (p. 140)
14Inutile de multiplier les références qui attestent de cette sacralisation de la femme, dans Capitale de la douleur. L’union amoureuse qui est visée est célébrée comme une extase spirituelle. Éluard est le poète de l’amour, c’est une évidence. On peut dire aussi qu’il est le poète du bonheur amoureux. Cette quête mystique commence par un renoncement à soi-même, la conscience de son néant de son inconsistance.
Ô toi qui supprimes l’oubli, l’espoir et l’ignorance
Qui supprimes l’absence et qui me mets au monde (p. 141)
La brume de fond où je me meus (p. 140)
15Seule l’union amoureuse peut établir cette circulation vitale si bien décrite par Jean-Pierre Richard. Le ton du poème, son rituel lyrique sont ceux de la célébration, de la prière d’adoration et de louange. Cette prière reprend des formes liturgiques, ici ou là, notamment celles de la litanie, la répétition anaphorique d’une formule syntaxique qui varie dans son contenu, par exemple dans L’Amoureuse :
Elle a la forme de mes mains
Elle a la couleur de mes yeux
Elle s’engloutit dans mon ombre… (p. 56)
16 Dans La courbe de tes yeux, l’accumulation des images célèbre les yeux de la femme source de vie pour le monde et le poète. C’est toujours le procédé stylistique majeur des litanies de la Vierge. On le trouve pour la première fois dans l’hymne acathiste de Romanos le Mélode et dans la liturgie : « Rose mystique, Porte du ciel, Etoile du matin, Tour de David, miroir de la sainteté divine, siège de la Sagesse, etc. Priez pour nous. »
17 Le poète se veut le disciple, le serviteur, le prêtre de cette divinité à qui il doit la vie et le bonheur suprême d’exister auprès d’elle.
18 Éluard, dans une de ses premières lettres à Gala, au moment de la rencontre de Clavadel, lui avoue : « Je suis votre disciple. » D’autres textes ultérieurs préciseront ce rôle attribué à la femme aimée, mais dès Capitale de la douleur, il parle du « mystère où l’amour me crée et me délivre ». Ce terme mystère est à prendre au sens religieux. La femme aimée prend une dimension universelle et éternelle. Elle englobe le monde dans un présent renouvelé. Le titre du dernier poème du recueil est éloquent : Celle de toujours toute. Quelques vers disent l’anéantissement du sujet face à la femme qui dépasse son identité particulière :
J’ai tout abandonné…
Et l’air a un visage, un visage aimé,
Un visage aimant
Ton visage à toi qui n’as pas de nom et que les autres ignorent (p. 197)
J’ai refermé les yeux sur moi, je suis à toi (p. 136)
19La prière fervente est une prière de louange où le poète célèbre son pouvoir, sa beauté, sa grandeur, mais aussi une prière de demande, car il a besoin de ce regard aimant, de cet amour et une prière d’action de grâce quand il la remercie de lui donner la vie.
20L’amour permet aussi une mystique de la parole poétique. Seule la poésie peut rendre compte de cette communion bienheureuse, miraculeuse, entre le poète, la femme aimée et le monde. Seul l’amour peut permettre de donner naissance au sujet lyrique. Les critiques ont noté cette identification de l’amour et de la poésie. Jean Pierre Richard écrit : « Saluons donc en Éluard un grand poète de l’amour, mais ajoutons tout aussitôt que l’amour précède pour lui, qu’il conditionne même formellement la poésie14. » Jean- Michel Maulpoix parle à son propos d’une « identification de la poésie à l’amour15 ». Le dernier poème de Capitale de la douleur redit en formules limpides cette équivalence de l’amour et de la parole poétique :
Je chante la grande joie de te chanter,
La grande joie de t’avoir ou de ne pas t’avoir,
La candeur de t’attendre, l’innocence de ne pas te connaître,
Ô toi qui supprimes l’oubli, l’espoir et l’ignorance,
Qui supprimes l’absence et qui me mets au monde
Je chante pour chanter
Le mystère où l’amour me crée et se délivre (p. 141)
21On ne saurait dire plus clairement, ni plus solennellement, avec quelques alexandrins, l’imbrication de l’amour et de la poésie. Et c’est ce chant qui procure la joie d’être créé, protégé et sauvé. Sa forme privilégiée est celle de l’énonciation lyrique par excellence. Un je s’adresse à un tu qui désigne la femme aimée. À la limite, le je peut s’effacer, il ne reste plus que cette allocutaire dont le nom n’est jamais prononcé, mais qui condense en elle l’amour, l’admiration, l’émerveillement, les questions du poète quasiment absent au plan énonciatif. Le meilleur exemple dans Capitale de la douleur est le poème Première du monde. Le titre est explicite et fait de la femme la première femme, la nouvelle Ève : « Ô douce, quand tu dors, la nuit se mêle au jour ». (Première du monde, p. 97) Le poète est un peu le prophète de cette nouvelle divinité, le reflet de ses yeux, l’écho de ses paroles :
L’éventail de sa bouche, le reflet de ses yeux
Je suis le seul à en parler. (p. 140)
Ta bouche aux lèvres d’or n’est pas en moi pour rire (p. 136)
22Elle est bien davantage en ce sens que l’image traditionnelle de la muse inspiratrice du poète. Cette mystique du désir amoureux vécu comme une fusion unitive et extatique avec la femme s’accompagne chez Éluard, nous l’avons dit, d’une mystique de la parole. Il faut souligner en ce sens l’importance de Jean Paulhan dans l’œuvre d’Éluard16. C’est lui qui le fera connaître et éditer, comme beaucoup d’autres jeunes écrivains surréalistes. Il sera aussi son maître à penser pendant la plus grande partie de sa vie, de 1919 à 1947. Jean Paulhan s’est beaucoup intéressé aux proverbes, notamment aux proverbes malgaches. Le proverbe a l’évidence d’une vérité populaire, unanime, anonyme, inscrite dans la langue, fondée sur la rhétorique. Éluard publie en 1920 une revue intitulée Proverbe. Il se préoccupera constamment de l’écriture des proverbes. Il s’inspire des théories linguistiques de Paulhan et en retient quelques principes. Le langage n’est pas un instrument qui exprimerait une pensée préexistante. Il veut prouver que : « Seule l’initiative laissée aux mots et à leur combinaison inouïe engendre des pensée neuves et le plaisir esthétique17 ». Nicole Boulestreau reprend ce parallèle entre l’œuvre de Paulhan et celle d’Éluard18. Elle retient quelques principes qu’Éluard a hérités de son maître dans sa pratique littéraire : « La langue est porteuse de salut19 ». Éluard rêvera toujours d’une langue originelle, naturelle qui permet de réunir l’humanité dans une espèce de communion. Il écrit en 1946 : « Le temps viendra où l’intelligence humaine entière s’éveillera, disposant de sa langue naturelle, qu’un petit nombre d’hommes auront au cours des siècles, nourris dans leurs espoirs et conservée dans sa fleur20 ». Cette langue nouvelle, simple, compréhensible par tous, sera créée par le poète. Il a toujours rêvé de cette poésie impersonnelle, faite et lisible par tous. Le proverbe en est un peu le modèle, car il est le porteur d’une vérité créée par des figures. La langue semble elle seule produire du sens. Éluard ne cesse de dire la vérité, de rechercher cette évidence dans son langage poétique. Vérité personnelle et universelle, intime et politique :
« Je dis ce que je vois/ce que je sais/ ce qui est vrai » (les armes de la douleur, OC 1, p. 1229).
23En cela, il est surréaliste dans ce principe de transparence et d’authenticité mais il ne peut que s’écarter de la doctrine littéraire qui fait de l’écriture poétique une façon de faire éclater le sens par l’irrationnel, voire l’absurde. Éluard a réfléchi de manière approfondie sur l’image poétique. Ses conclusions sont étranges. Elles semblent justifier la théorie surréaliste de l’image, mais en réalité, la contestent. On trouve ces réflexions dans deux textes : Première vue ancienne21 et L’Évidence poétique (1937), d’après le manuscrit Tzara22. Il prend l’exemple de la métaphore d’Apollinaire : « Ta langue, le poisson rouge dans le bocal de ta voix ». Il en affirme la beauté, la justesse : « Impression du déjà vu, justesse apparente de cette image d’Apollinaire23 ». Il explique cette justesse par l’établissement de rapports simples entre les termes poisson rouge et langue et par les rapports nouveaux créés par l’image : « pourtant ce qui nous ravis c’est le bocal de ta voix […] l’inexplicable, le vrai24. » Nicole Boulestreau note les ambigüités des conclusions d’Éluard à propos de ces rapports nouveaux, complexes, insolites, suscités par l’image : « Pourquoi éblouissent-ils ? Parce qu’ils ne sont, en fait, que l’extrapolation de rapports simples, la belle image est un jamais vu qui se justifie par un déjà vu, une évidence qui l’habite25. » Éluard a beau ensuite célébrer la beauté des images surréalistes et leur conception de la beauté : « beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » (Lautréamont), il reste attaché à une théorie de l’image juste où le rapprochement respecte une vérité, le dévoilement (aletheia) d’une relation lointaine, mais exacte, ancrée dans l’imaginaire. Il n’est pas loin de penser comme Novalis, qu’il cite d’ailleurs, dans Donner à voir, « la poésie est le réel absolu ». En 1937, dans L’Évidence poétique, il cherche à définir le rôle de la poésie dans la rédemption de l’humanité à laquelle est imposé « un monde banal, vulgaire, insupportable, impossible ». Sa réponse est esthétique et politique à la fois. Il y répète sa conception d’une poésie qui purifie le langage, en le sacralisant. Notons l’emploi de ce terme de sacré qui lui donne une fonction religieuse :
« Poésie pure ? La force absolue de la poésie purifiera les hommes, tous les hommes. Ecoutons Lautréamont : « La poésie doit être faite par tous. Non par un. » Toutes les tours d’ivoire seront démolies, toutes les paroles seront sacrées et l’homme s’étant enfin accordé à la réalité qui est la sienne n’aura plus à fermer les yeux pour que s’ouvrent les portes du merveilleux26. »
24La poésie d’Éluard est donc gnomique : « Les mots disent le monde et les mots disent l’homme […]. Ils participent tous à l’élaboration de la Vérité27 ». La poésie dit la vérité à la manière d’un proverbe, mais d’un proverbe porteur d’une vérité nouvelle. Elle est ouverte à tous. Le poète la veut lisible, il fonde une nouvelle pensée, car il offre un nouveau langage. Ses audaces surréalistes s’en trouvent limitées. Il conteste l’écriture automatique, le récit de rêve, le refus absolu du vers régulier, l’irrationalité complète de l’image. La poéticité de ses textes relève d’une esthétique qui est loin d’être révolutionnaire. Prenons l’exemple fameux de « La courbe de tes yeux ». Rien de plus éluardien que cet enchaînement de métaphores lisibles, chargées de connotations familières et positives, formant un réseau de sens autour de l’isotopie du regard. Ce poème très simple aurait pu être écrit par un poète médiéval ou du XVIe siècle. C’est le topos du cœur prisonnier du regard, la « douce prison d’amour » (cf. Thibaut de Champagne). Il s’inscrit dans une tradition de la poésie amoureuse (le blason), porté par une cohérence sonore et métrique28. Jean Charles Gateau a montré que la simplicité toute classique de sa poésie reposait sur un vocabulaire limité à l’essentiel, plus exactement, à « l’élémentaire » (végétal, cosmologique, climatique, anatomique, etc.) Autant de moyens mis au service de cette langue initiale, pure, sacrée, qui unit tous les hommes dans un bonheur partagé. Comme l’écrit justement Jean-Marie Gleize, la poésie d’Éluard crée le monde à travers un merveilleux amoureux et recrée le langage : « De la poésie comme Genèse. »
25L’amour et la parole poétique sont donc censés sauver le poète et le monde. Cependant, cette mystique sans Dieu a des limites que nous allons préciser dans cette dernière partie. La femme muse et amante est donc divinisée. Cette tendance ne cessera de s’affirmer dans l’œuvre d’Éluard. L’amour devient une véritable religion. Disons d’abord que cette conception de l’amour a son histoire. Denis de Rougemont a écrit dans L’Amour et l’Occident que l’amour est une invention française du XIIe siècle. Il fait référence à l’idéologie courtoise de la fin’amor où l’amour devient un absolu, où la femme aimée fait l’objet d’un culte, où le poète amant (poète et amour vont de pair) est au service de la dame avec dévotion : « Je suis à toi / Toute ma vie t’écoute » (p.136). Jean Dufournet a bien défini cette nature religieuse de la fin’amor : « Cette sacralisation de la dame devient une véritable religion, un culte d’adoration fondé sur un rituel qui s’accompagne de méditation et de contemplation, de doutes et de ferveur, de moments d’extase et de déréliction. La dame (ou Amour), prend la place de Dieu29 ». La poésie courtoise devient une hyperbole laudative de la femme. La femme éluardienne est mythifiée, sacralisée, divinisée. Par là même, elle perd sa réalité humaine, son identité. Il écrira dans Facile :
Je m’émerveille de l’inconnue que tu deviens
Une inconnue semblable à toi, semblable à tout ce que j’aime
26Elle est la figure abstraite de la femme. Jean-Pierre Richard le vérifie au niveau thématique et il observe que cet amour d’adoration risque de perdre son ancrage sur une femme réelle. La solution est alors simple : « On transfèrera sur une nouvelle femme, un nouveau toi, le foyer d’être que l’ancien toi ne parvenait plus à faire rayonner. » Ainsi, le culte déplacera son objet de femme en femme : Gala, Nusch, Dominique et beaucoup d’autres. Le problème de Capitale de la douleur est particulier. Que faire de la douleur dans cette poésie de l’amour incarné, du bonheur, de l’union mystique ? Cela pourrait être l’épreuve d’un renoncement, d’une quête, une nuit obscure des sens, de la raison et de la foi, à condition qu’elle soit suivie par l’exaltation d’un bonheur enfin découvert. Le poète cherche à s’en persuader et quelques poèmes célèbrent la femme « médieuse ». Pensons encore à la courbe de tes yeux où il semble croire à son amour. Jean-Charles Gateau considère le parcours poétique et amoureux comme « une démarche d’élévation, de purification, de catharsis et de renaissance indispensable au peintre comme au poète » (p. 48). Cependant Capitale de la douleur, comme son titre l’indique, rassemble des poèmes consacrés pour l’essentiel à évoquer une crise non résolue entre Éluard et Gala. On est loin alors des effusions de ce lyrisme sacré, de cet « enthousiasme » au sens étymologique, qui est la marque habituelle de la poésie d’Éluard. En effet en 1921, Gala et Éluard rencontrent Max Ernst. Ce sera « un coup de foudre à trois » qui dure pendant plusieurs années. En d’autres termes moins poétiques un sinistre ménage à trois que ne suffisent pas à éclairer l’engagement surréaliste, politique, l’alcool, le libertinage, les voyages autour du monde. Éluard continue d’aimer Gala, il ne désespère pas de la retrouver. Il la partage tristement avec son amant. La déesse n’est plus qu’une statue qui s’effondre. Ses yeux sont devenus des dieux égyptiens :
Dieux d’argent qui tenaient des saphirs dans leurs mains
De véritables dieux des oiseaux dans la terre
Et dans l’eau je les ai vus.
27Plusieurs poèmes évoquent la dureté d’une statue :
Elle est plus dure
Elle est en bas avec les pierres et les ombres. (p. 176)
Elle est belle statue vivante de l’amour. (p. 183)
Ô ma statue…/ ô statue abattue…/ mon désir immobile est ton dernier soutien (p. 51)
28Même le rire est destructeur :
À faire rire la certaine
Etait-elle en pierre ?
Elle s’effondra.
29Un poème comme l’Amoureuse n’est pas aussi heureux qu’on pourrait le croire à première lecture. Il est chargé de connotations douloureuses. La femme aimée est une obsession douloureuse. Elle empêche de dormir. C’est un topos de la littérature amoureuse :
Elle est debout sur mes paupières…
Elle a toujours les yeux ouverts
Et ne me laisse pas dormir.
30Plus grave, ses rêves, au lieu d’être inspirateurs et bénéfiques, provoquent des émotions absurdes et produisent une parole vaine et vide :
Ses rêves en pleine lumière
Font s’évaporer les soleils
Me font rire, pleurer et rire
Parler sans avoir rien à dire. (p. 140)
31Paul Éluard affirme, après Goethe, « tout poème et poème de circonstance30 ». Il ajoute cette citation de Goethe : « Je n’ai que faire des poèmes qui ne reposent sur rien31 ». Refuser de mettre en relation Capitale de la douleur avec les données biographiques du poète, en particulier la crise de son couple mythique, c’est prendre le risque de désincarner sa poésie, voire de l’édulcorer, de la formaliser en faisant d’elle un pur objet poétique sans enjeu personnel, sans lien avec son contexte, l’histoire personnelle du poète, sa vie, ses expériences et ses souffrances. Certes il semble parfois lui-même marquer l’opacité que constitue l’écran du poème (cf. L’Évidence poétique, OC 1, p. 515). Cette mise à distance est elle-même à interroger. Le poète n’échappe pas à un engagement personnel, fût-ce par la médiation de l’écriture, jouant tantôt de son opacité, tantôt de sa transparence. Dans Capitale de la douleur, la question est de savoir comment dire la douleur, sans la dire. De nombreux poèmes du recueil évoquent cette situation intolérable de désamour. Intolérable mais, surtout, indicible. D’où un langage crypté, des énigmes, des secrets avoués de manière brouillée et, compris, peut-être, seulement de Gala, des devinettes même. Nous renvoyons à l’excellent décryptage que fait Jean-Charles Gateau (p. 63-93) de tous ces textes qui essaient de dire, de manière voilée, la destruction de l’amour rêvé. Le poème « Marx Ernst » est évidemment un exemple de ces allusions désespérées aux infidélités de Gala :
Dans un coin l’inceste agile
Tourne autour de la virginité d’une petite robe
(Répétition, p. 104)
Et je la vois et je la perds et je subis
Ma douleur, comme un peu de soleil dans l’eau froide (p. 87)
32Ces allusions sont multiples et quelquefois déchiffrables dans « Répétition ». Le poète suggère le drame de cette liaison à laquelle il assiste, impuissant et complice. Il évoque même ses conduites de fuite qui ne le satisfont pas. Il dort : « Il dort, il dort, il dort. » (p. 139, Mourir de ne pas mourir).
33Il boit : « La bouteille que nous entourons des linges de nos blessures ne résiste à aucune envie…Dormons mes frères » (Silence d’évangile, p. 147.)
34Il fréquente d’autres femmes :
Il y a des femmes grasses avec des ombres légères
(Dans la danse p. 142)
35Parfois, il laisse échapper des paroles trop claires :
Je ne bouge pas
Je ne les regarde pas
Je ne leur parle pas
Mais je suis bien aussi vivant que mon amour et que mon désespoir
(Nudité de la vérité, p. 14932)
36Il lui reste la satisfaction perverse d’être observateur à demi consentant, quasiment voyeur de cette liaison :
Bien sûr, bonjour à vos harpons,
À vos cris, à vos bonds, à votre ventre qui se cache33 (À la flamme des fouets, p. 103)
37Toutes les ressources de l’écriture surréaliste, le mystère des images illisibles, l’incohérence des récits de rêves, la liberté formelle, les jeux de mots, les énigmes, sont mis au service du brouillage d’une information inavouable et, malgré tout, transmise par bribes. C’est le désamour, le malheur d’une trahison, la perversité d’un ménage à trois, la déchéance d’une femme faussement idéalisée, mais toujours aimée, la douleur extrême d’un poète privé de sa seule source d’inspiration. Cette stratégie de l’hermétisme ôte beaucoup de crédibilité au choix esthétique et stylistique, encore surréaliste par instants. Ainsi, le culte poétique, adressé à la femme adorée est privé de son support, lorsque l’amour se brise et que l’idole s’effondre. Une femme réelle a d’ailleurs beaucoup de mal à jouer le rôle de Dieu. La ferveur poétique ne saurait se nourrir de la douleur. Si, pour Aragon « Il n’y a pas d’amour heureux », pour Éluard, il n’y a pas d’amour malheureux. Éluard est le poète du bonheur, mais il n’en reste que quelques traces illusoires dans Capitale de la douleur. « Je chante la grande joie de te chanter. » Il parviendra, cependant, à dire le malheur, lorsque ce sera celui de l’humanité et de la France, pendant la deuxième guerre mondiale. Il parviendra même à dire la douleur d’un amour brisé par la mort de Nusch. Mais cet amour était resté vivant, dans le cœur et l’imaginaire du poète. Le temps déborde est un recueil bouleversant (1947). Ici, la nuit obscure ne débouche pas sur un matin de l’amour et de la poésie : « il fait une nuit noire à ne pas mettre un aveugle dehors » (sans rancune, p. 70). Outre ces risques de divinisation de la femme, le détournement du religieux sans transcendance peut se faire dans le domaine politique. Ce n’est pas encore le cas dans Capitale de la douleur. Les surréalistes commencent à s’engager massivement au parti communiste. La mystique amoureuse et la mystique révolutionnaire vont bientôt se mêler dans une poésie engagée. D’où le risque d’une soumission à une idéologie totalitaire et du culte de la personnalité. Éluard écrira un hymne à Staline qui reprend la rhétorique encomiastique de sa poésie amoureuse34. La formule de Breton dans Nadja est bien celle du surréalisme et de la poésie d’Éluard : « L’au-delà, tout l’au-delà est-il dans cette vie ? » Le poète exprime souvent l’idée que la divinité est en l’homme et qu’il doit la réaliser par la libération de ses désirs35. Il s’inspire du philosophe inconnu Claude-Louis de Saint-Martin cet illuministe qui l’a beaucoup marqué : « Il n’est en effet de bonheur que pour les âmes libres et le poète estime qu’il s’agit d’apprendre aux hommes à vivre comme des dieux ». Pour cela il faut libérer « L’homme de désir tel que le concevait Claude de Saint-Martin, le Philosophe inconnu dont il retenu la prose mystique36 ». L’homme, dans cette pensée héritée de la Gnose, est appelé à se diviniser, à retrouver la lumière qu’il a perdue. L’amour, la poésie, l’art (c’est du moins la lecture que font les surréalistes de cette tradition ésotérique), seront ces instruments d’émancipation de l’humanité. La mystique politique du marxisme prendra le relais.
38Cependant dans Capitale de la douleur, la quête est inachevée. L’objet aimé se dérobe, se détruit. Le lyrisme perd son sens (l’union d’un je et d’un tu qui se répondent). Il ne reste plus qu’une illusion rhétorique, un reniement de cette exigence de vérité et de transparence, une parole ambiguë, ésotérique : « je dis la vérité sans la dire ». Cette douleur capitale, c’est l’impossibilité, l’empêchement, plutôt, de l’écriture. La parole devient une demi-vérité en contradiction avec l’idéal poétique et politique d’une « unité du vivre et du dire », pour reprendre l’heureuse expression d’Henri Meschonnic. Dès lors la parole poétique est inutile et vide :
« Je n’ai pas toujours su ce que je voulais dire, mais le plus souvent c’est que je n’avais rien à dire. La nécessité de parler et le désir de ne pas être entendu. » (Les dessous d’une vie, 1926, OC 1, p. 207).
39Dans Capitale de la douleur, l’aveu qui conclut l’Amoureuse est celui d’un poète abandonné et désespéré, condamné à :
« Parler sans avoir rien à dire »
40Jean-Louis Benoit HCTI EA 4249, Université de Bretagne-Sud, Lorient