Les affects entre parenthèses : W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec
1On a déjà souvent souligné l’absence remarquable de pathos qui caractérise W ou le souvenir d’enfance, le récit autobiographique de Georges Perec1. La biographie de l’écrivain est pourtant de celles qui auraient particulièrement donné prise au pathétique : l’enfance qu’il raconte dans le livre est celle d’un enfant juif pendant la guerre, qui devient très tôt orphelin – Perec a quatre ans quand son père, engagé volontaire, meurt sur le champ de bataille ; il en a six quand sa mère est déportée à Auschwitz, d’où elle ne reviendra pas. Le livre frappe plus généralement par la discrétion dont fait preuve le narrateur, concernant l’expression des affects. Un retrait qu’il souligne lui-même, déclarant, dans la partie autobiographique : « je sais que ce que je dis est blanc, est neutre2 » ; de cette blancheur, de cette neutralité de style qui caractérise le livre aurait pu résulter une forme de sécheresse ou de platitude3. Or W ou le souvenir d’enfance est un livre particulièrement émouvant, qui impressionne souvent très fortement son lecteur. Paradoxe apparent qui invite à revenir sur les liens complexes, voire ambivalents que l’écriture perecquienne peut entretenir avec l’expression de l’émotion.
2Il s’agirait, tout d’abord, de décrire un peu précisément les formes de ce retrait singulier des affects dans le texte. On pourrait commencer en citant l’incipit, désormais célèbre, de la partie autobiographique :
Je n’ai pas de souvenirs d’enfance. Jusqu’à ma douzième année à peu près, mon histoire tient en quelques lignes ; j’ai perdu mon père à quatre ans, ma mère à six ; j’ai passé la guerre dans diverses pensions de Villard-de-Lans. […]
Cette absence d’histoire m’a longtemps rassuré : sa sécheresse objective, son évidence apparente, son innocence, me protégeaient, mais de quoi me protégeaient-elles, sinon précisément de mon histoire, de mon histoire vécue, de mon histoire réelle, de mon histoire à moi qui, on peut le supposer, n’était ni sèche, ni objective, ni apparemment évidente, ni évidemment innocente4 ?
3La sécheresse évoquée est notamment celle des affects ; tout se passe comme si, avec son histoire, avec ses souvenirs, avaient été oubliées les émotions de l’enfant. La discrétion des sentiments liés aux parents et à leur disparition est particulièrement frappante. En témoigne le récit pour le moins laconique que Perec fait de leur mort. Il raconte ainsi comment son père mourut le jour de l’armistice, « une mort idiote et lente », commente-t-il :
Mon père fut fait prisonnier alors qu’il avait été blessé au ventre par un tir de mitrailleuses ou par un éclat d’obus. Un officier allemand accrocha sur son uniforme une étiquette portant la mention « À opérer d’urgence » et il fut transporté dans l’église de Nogent-sur-Seine, dans l’Aube, à une centaine de kilomètres de Paris ; l’église avait été transformée en hôpital pour les prisonniers de guerre ; mais elle était bondée et il n’y avait sur place qu’un seul infirmier. Mon père perdit tout son sang et mourut pour la France avant d’avoir été opéré. Messieurs Julien Baude, contrôleur principal des Contributions indirectes, âgé de trente-neuf ans, domicilié à Nogent-sur-Seine, avenue Jean-Casimir-Perier, no 13, et René Edmond Charles Gallée, maire de ladite ville, dressèrent l’acte de décès le même jour à neuf heures. Mon père aurait eu trente et un ans trois jours plus tard5.
4Il évoque quelques pages plus loin la mort probable de sa mère à Auschwitz :
Nous n’avons jamais pu retrouver de trace de ma mère ni de sa sœur. Il est possible que, déportées en direction d’Auschwitz, elles aient été dirigées sur un autre camp ; il est possible aussi que tout leur convoi ait été gazé en arrivant. […]
Ma mère n’a pas de tombe. C’est seulement le 13 octobre 1958 qu’un décret la déclara officiellement décédée, le 11 février 1943, à Drancy (France). Un décret ultérieur, du 17 novembre 1959, précisa que, « si elle avait été de nationalité française », elle aurait eu droit à la mention « Mort pour la France6 ».
5Dans les deux cas, Perec reprend à son compte le vocabulaire des documents administratifs, documents qui sont tout ce qui lui reste de ces êtres dont la disparition s’est faite hors de sa vue : une disparition sans trace autre que celle de ces papiers officiels, sans restes, notamment dans le cas de sa mère, qui n’a pas eu de sépulture – contrairement au père, dont la mort est matérialisée par la petite tombe d’un cimetière militaire. La voix du narrateur tend à s’effacer derrière le jargon administratif ; perce surtout une certaine ironie, une forme d’amertume, dans l’évocation de ce père qui « perdit tout son sang et mourut pour la France avant d’avoir été opéré » — mention « Mort pour la France » à laquelle la mère, elle, n’aura pas droit. La voix neutre du vocabulaire administratif n’est pas sans faire écho à celle, froide et totalement dépourvue d’affects, de la seconde partie de la fiction, où le narrateur détaille avec un flegme absolu les tortures les plus atroces infligées aux athlètes W ; ses précisions vétilleuses, tatillonnes, offrant une évidente parodie de la prose des dignitaires nazis.
6La tristesse de Perec, quant à elle, ne se fait guère entendre. Celle de l’enfant qu’il fut ne s’exprime dans le livre que de manière « oblique » — pour reprendre le terme utilisé par Philippe Lejeune pour qualifier les stratégies autobiographiques de Perec7 —, au détour par exemple d’un commentaire que lui inspirent ses livres de classe :
Moi, j’aurais aimé aider ma mère à débarrasser la table de la cuisine après le dîner. Sur la table, il y aurait eu une toile cirée à petits carreaux bleus ; au-dessus de la table, il y aurait eu une suspension avec un abat-jour presque en forme d’assiette, en porcelaine blanche ou en tôle émaillée, et un système de poulies avec un contrepoids en forme de poire. Puis je serais allé chercher mon cartable, j’aurais sorti mon livre, mes cahiers et mon plumier de bois, je les aurais posés sur la table et j’aurais fait mes devoirs. C’est comme ça que ça se passait dans mes livres de classe8.
7Le chagrin, le manque éprouvé par l’enfant se dessinent seulement en creux, dans les revers de l’évocation de cette image d’Épinal un peu conventionnelle, forgée sur le modèle des livres d’école.
8Les descriptions que Perec fait des photographies de son enfance frappent de même par leur caractère objectif, neutre, par la rigueur quasi scientifique avec laquelle l’écrivain les mène. Il détaille en effet très scrupuleusement les quelques photographies qui lui restent de son enfance, images qui font partie, comme les documents officiels, des rares vestiges à demeurer de son passé. Il évoque ainsi une image qui le représente en compagnie de sa mère, décrivant méthodiquement le visage de cette dernière puis le sien, avec un remarquable souci d’exhaustivité.
Ma mère a des cheveux sombres gonflés par-devant et retombant en boucles sur sa nuque. Elle porte un corsage imprimé à motifs floraux, peut-être fermé par un clip. Ses yeux sont plus sombres que les miens et d’une forme légèrement plus allongée. Ses sourcils sont très fins et bien dessinés. Le visage est ovale, les joues bien marquées. Ma mère sourit en découvrant ses dents, sourire un peu niais qui ne lui est pas habituel, mais qui répond sans doute à la demande du photographe.
9J’ai des cheveux blonds avec un très joli cran sur le front (de tous les souvenirs qui me manquent, celui-là est peut-être celui que j’aimerais le plus fortement avoir : ma mère me coiffant, me faisant cette ondulation savante)9.
10Le manque « le plus fort », celui de sa mère, coiffeuse, mettant en forme ses cheveux, ne s’autorise ainsi à s’exprimer qu’entre parenthèses.
1. Une « incarnation » des affects
11Que les sentiments éprouvés envers les figures parentales soient difficilement exprimables s’explique sans doute aussi par le silence qui entoura les conditions de leur disparition. La mort de ses parents ne fut en effet jamais clairement annoncée à Perec enfant. Elle resta, de la part des adultes qui l’entouraient, objet de censure. Il évoque ainsi, dans W, à propos de son père, « cette mort que je n’avais jamais apprise, jamais éprouvée, jamais connue ni reconnue, mais qu’il m’avait fallu, pendant des années et des années, déduire hypocritement des chuchotis apitoyés et des baisers soupirants des dames10 ». On trouve un écho de ce passage plus loin dans le livre, lorsque le narrateur raconte son souvenir erroné d’une fracture de l’omoplate. Une série de faux souvenirs émaillent en effet le texte de W, témoignant de l’incertitude de la mémoire chez Perec. Il affirme ainsi avoir longtemps eu le souvenir d’une fracture de l’omoplate qu’il se serait fait, enfant, en tombant en arrière sur une patinoire ; il se rendit compte des années plus tard, en retrouvant un ancien camarade de classe, qu’il lui avait littéralement « volé » l’accident dont il avait été victime :
L’événement eut lieu, un peu plus tard ou un peu plus tôt, et je n’en fus pas la victime héroïque mais un simple témoin. Comme pour le bras en écharpe de la gare de Lyon, je vois bien ce que pouvaient remplacer ces fractures éminemment réparables qu’une immobilisation temporaire suffisait à réduire, même si la métaphore, aujourd’hui, me semble inopérante pour décrire ce qui précisément avait été cassé et qu’il était sans doute vain d’espérer enfermer dans le simulacre d’un membre fantôme. Plus simplement, ces thérapeutiques imaginaires, moins contraignantes que tutoriales, ces points de suspension, désignaient des douleurs nommables et venaient à point justifier des cajoleries dont les raisons réelles n’étaient données qu’à voix basse11.
12À voix basse, ou plus vraisemblablement pas du tout… Le « bras en écharpe de la gare de Lyon » évoqué ici renvoie à un autre souvenir « écran » de Perec, datant de la séparation de l’enfant avec sa mère, gare de Lyon : celle-ci l’avait fait envoyer dans les Alpes par un convoi de la Croix-Rouge, pour le protéger des rafles ; restée seule à Paris, elle sera arrêtée, puis déportée. Perec fut longtemps persuadé, à tort, d’avoir eu alors un bras en écharpe, conséquence d’une autre fracture imaginaire. On voit bien, en effet, ce que ces « douleurs nommables » pouvaient représenter, la fracture du bras venant comme métaphoriser une autre déchirure, bien plus difficilement dicible. Tout se passe comme si les douleurs du corps, plus matérielles, tangibles, avaient été un moyen d’offrir une incarnation à une souffrance morale autrement indicible (« ce qui précisément avait été cassé »).
13Le récit de fiction pourrait corroborer une telle interprétation, dont le héros, Gaspard Winckler, se donne comme une sorte de double du narrateur du récit autobiographique (tous deux étant des narrateurs « autodiégétiques », faisant le récit de leur propre histoire). Or ce personnage a lui‑même un avatar, le petit Gaspard Winckler, enfant dont il a, apprendrons-nous au cours du récit, hérité du nom. Un système d’échos se tisse ainsi entre les héros de la fiction et le narrateur du récit autobiographique. Gaspard Winckler est lui aussi sujet à d’importantes souffrances physiques :
Gaspard était un garçon malingre et rachitique, que son infirmité condamnait à un isolement presque total. Il passait la plupart de ses journées accroupi dans un coin de sa chambre, négligeant les fastueux jouets que sa mère ou ses proches lui offraient quotidiennement, refusant presque toujours de se nourrir12.
14Il est également « sourd-muet ». Or, poursuit le narrateur, « tous les médecins consultés étaient formels sur ce point, aucune lésion interne, aucun dérèglement génétique, aucune malformation anatomique ou physiologique n’étaient responsables de sa surdimutité, qui ne pouvait être imputée qu’à un traumatisme enfantin dont, malheureusement, les tenants et les aboutissants étaient encore inconnus, bien que l’enfant eût été montré à de nombreux psychiatres13 ». Le récit de fiction figure ainsi de façon plus explicite que l’autobiographie un enfant qu’un « traumatisme enfantin » a rendu mutique ; et dont la souffrance, aussi indicible que celle de l’enfant du récit autobiographique, trouve une forme d’inscription dans son corps.
15Cette idée d’une souffrance impossible à dire ou à éprouver constitue d’ailleurs une thématique récurrente dans l’œuvre de Perec. On la retrouve dans Un homme qui dort, lorsque le protagoniste est aux prises avec un « malaise insidieux, engourdissant, à peine douloureux et pourtant insupportable14 ». Dans La Disparition également, où elle est au cœur de l’intrigue, les membres du clan maudit souffrant et mourant, même, de ne pouvoir nommer l’objet de leur tourment : ce E, lettre qui est dans le livre invisible et imprononçable — mais qui s’incarne sur leur peau sous la forme d’une cicatrice, « fin sillon blafard » qui signe leur condamnation à mort —, donnant une autre forme de réalisation à cette incarnation dans le corps des signes d’une souffrance autrement impossible à nommer.
16Dans W, la difficulté de faire l’épreuve des affects se trouve liée à la disparition des figures parentales — et peut‑être, plus encore, à la perte du souvenir de cette disparition. Une telle hypothèse situerait le retrait des affects du côté d’un refoulement, d’une forme de censure — ce que les propos de J.‑B. Pontalis, l’ancien analysant de Perec, semblent eux aussi suggérer. Le psychanalyste a en effet évoqué son ancien patient dans une série de récit de « cas », sous des noms d’emprunt, derrière lesquels l’identité de l’écrivain est néanmoins aisément décelable. Or l’idée d’une censure des affects revient dans plusieurs de ces textes. Pontalis évoque notamment à différentes reprises une forme de retrait du corps et des affects chez Perec, au profit d’une tendance marquée à ce qu’il nomme la « mentalisation15 ». Ainsi, à propos du cas « Simon » : « D’emblée, je fus sensible à la dissociation qui opérait en lui et qui avait dû s’y installer assez tôt pour déterminer tout son fonctionnement mental : prévalence du processus de pensée, expression nulle ou a minima des affects16. »
17Le psychanalyste évoque aussi un « refus » de l’émotion, de la douleur en particulier. Encore à propos de « Simon », il parle d’un « refus » d’« aller à la rencontre » de sa douleur : « Paradoxalement, c’est parce que la douleur psychique était chez Simon singulièrement manquante — et même les formes les plus habituelles de l’angoisse — qu’il m’a fait découvrir ce que pouvait signifier l’expérience de la douleur et le refus organisé d’aller à sa rencontre17. »
18L’expression de « refus organisé » laisse entendre comment il aurait pu y avoir, dans le discours de l’analysant Perec, mise en place de barrières, de moyens de défense contre l’émotion. Dans son écriture, c’est à la pratique des contraintes notamment que l’on pourrait penser, comme le suggère Pontalis lui‑même, dans un entretien plus récent :
Quand Perec est venu me voir, il m’a dit n’avoir aucun souvenir d’enfance. Je n’en ai pas de preuve mais je pense qu’il n’aurait pas pu écrire ce livre [W] sans l’analyse. Il s’est passé entre nous quelque chose de très curieux : depuis plusieurs séances, rien ne surgissait de l’interprétation de ses rêves, puis un jour, j’ai trouvé les mots et cette carapace joueuse — il était très oulipiste — mais très défensive s’est effritée et les sanglots ont éclaté. Je ne me souviens pas de ce que j’avais pu dire mais j’avais trouvé le point sensible, la faille, trouvé l’accès au lieu de la détresse18.
19C’est surtout l’impossibilité des affects négatifs, de la souffrance, de la tristesse, que Pontalis souligne chez son patient.
20Le retrait des affects dans l’écriture perecquienne tient sans doute à une impossibilité ou à une défense, peut-être inconsciente, contre les émotions et ce qu’elles pourraient laisser affleurer. Il semble cependant aussi être en partie volontaire et participer, dans l’écriture autobiographique notamment, d’une intention bien consciente de ne pas exhiber l’intime.
2. D’une voix blanche
21C’est à la pudeur de Perec que l’on touche là, pudeur quasi légendaire, maintes fois soulignée par la critique19. Le mot de « pudeur » est ainsi le premier du portrait en neuf points que Philippe Lejeune fait de Perec autobiographe dans La Mémoire et l’oblique.
Perec est si pudique que le mot « pudeur » semble lui-même un peu grossier pour parler de ce retrait, de cette discrétion. Ce n’est pas seulement le refus de « la rengaine usée du papa-maman, zizi-panpan » (comme il dit dans « Les lieux d’une ruse ») qui le fait rester à l’écart de l’étalage de la sexualité ou de fantasmes érotiques auquel s’abandonnent d’autres autobiographes contemporains. […]. Mais la vraie pudeur est ailleurs : c’est celle des sentiments20.
22« Cette discrétion est si profonde qu’elle s’exerce aussi de soi à soi, dans l’écriture la plus solitaire, la moins publique, celle des agendas, des carnets, où les confidences passionnelles sont rares », note aussi Lejeune21. Les parenthèses de W pourraient en être l’une des traces. C’est une semblable pudeur qui explique peut-être le curieux terme d’« enrobage » que le narrateur du récit autobiographique utilise pour évoquer précisément les émotions et leur expression dans son texte. Il affirme ainsi, à propos de deux textes écrits sur ses parents, bien avant la rédaction de W ou le souvenir d’enfance, mais qu’il choisit d’inclure dans le livre :
Quinze ans après la rédaction de ces deux textes, il me semble toujours que je ne pourrais que les répéter : quelle que soit la précision des détails vrais ou faux que je pourrais y ajouter, l’ironie, l’émotion, la sécheresse ou la passion dont je pourrais les enrober, les fantasmes auxquels je pourrais donner libre cours, les fabulations que je pourrais développer, quels que soient, aussi, les progrès que j’ai pu faire depuis quinze ans dans l’exercice de l’écriture, il me semble que je ne parviendrai qu’à un ressassement sans issue22.
23On pourrait voir, dans la connotation relativement péjorative du terme « enrober », l’expression de la pudeur un peu puritaine de Perec. Le mot fait de l’émotion quelque chose de surajouté, de faux, qui ne saurait être consubstantiel au discours ; l’idée que celle-ci serait forcément de l’ordre d’un inauthentique pourrait renvoyer aussi à l’oubli de l’enfance et à la difficulté de l’adulte à établir des relations justes avec sa mémoire, face à laquelle les affects seraient comme nécessairement réduits à une fonction d’enrobage. Perec, en tout cas, ne semble guère se faire d’illusions concernant la teneur de ce qu’il pourrait encore écrire sur ses parents, propos qui ne sauraient être que « fantasmes » ou « fabulations ». La « précision des détails vrais ou faux » : la formule suggère bien la relation tortueuse que le narrateur peut entretenir avec ce passé, qui place comme des équivalents le vrai et le faux — on a du mal à concevoir quelle forme de précision des détails faux pourraient donner à son texte…
24Ce constat d’un « ressassement sans issue » amène Perec, dans la suite du passage, à décrire son écriture comme « blanche », « neutre » :
Je ne sais pas si je n’ai rien à dire, je sais que je ne dis rien ; je ne sais pas si ce que j’aurais à dire n’est pas dit parce qu’il est l’indicible (l’indicible n’est pas tapi dans l’écriture, il est ce qui l’a bien avant déclenchée) ; je sais que ce que je dis est blanc, est neutre, est signe une fois pour toutes d’un anéantissement une fois pour toutes23.
25La blancheur évoquée pourrait être celle que laisse l’effacement des affects et des voix. Gaspard Winckler, le narrateur de la fiction, affirmait ainsi au début de son récit vouloir précisément, pour relater les événements dont il a été le témoin, « adopter le ton froid et serein de l’ethnologue. Ce n’est pas la fureur bouillante d’Achab qui m’habite, mais la blanche rêverie d’Ishmaël, la patience de Bartleby. C’est à eux, encore une fois, après tant d’autres, que je demande d’être mes ombres tutélaires24 ». Cette revendication d’un discours dénué d’affects, d’un « ton froid » contre la « fureur bouillante » d’un Achab, résonne comme en écho au constat d’une parole neutre que fait le narrateur du récit autobiographique.
26Perec écrit, dans la suite du passage du récit autobiographique :
Je ne retrouverai jamais, dans mon ressassement même, que l’ultime reflet d’une parole absente à l’écriture, le scandale de leur silence et de mon silence : je n’écris pas pour dire que je ne dirai rien, je n’écris pas pour dire que je n’ai rien à dire25.
27La précision finale est pour lui un moyen de se démarquer des voies qu’il refuse d’emprunter : le « ressassement » de l’écriture, l’« anéantissement » dont elle se fait le signe ne permettent pas de l’assimiler aux « écritures blanches » contemporaines, fondées sur une conscience désenchantée et ressassante. Perec ici ne se situe pas du côté d’un Blanchot. Il n’écrit pas « pour dire qu’[il] n’a rien à dire26 » : s’exprime son refus de faire du rien, du silence un but de la littérature. L’« indicible » serait pour l’écriture point de départ et non visée, « ce qui l’a bien avant déclenchée ».
28Tout le paradoxe de ce passage réside dans le fait que Perec y définit son écriture comme blanche ; il y affirme l’hétérogénéité de la parole et de l’écriture, qui ne peut porter qu’un « silence ». Or cette page est indéniablement l’une de celles où se fait le plus distinctement entendre sa voix, l’une des plus émouvantes aussi. Comme si c’était dans l’aveu même de l’impossibilité de l’écriture à porter autre chose qu’un silence, qu’une absence, que sa parole pouvait affleurer au plus près du texte, et l’émotion sourdre le plus fortement.
29On pourrait lire ce paradoxe comme celui de la « voix blanche », cette voix que neutralise précisément un trop-plein d’émotions. La blancheur du texte de Perec pourrait de même apparaître comme la manifestation a contrario de l’excès de l’émotion, de son débordement, dès lors que l’écriture s’engage sur ces terrains particulièrement sensibles que sont ceux de la perte des parents. De l’émotion, elle offrirait ainsi une représentation en creux.
30Le rapport de cette « parole blanche » aux affects paraît dès lors pour le moins ambivalent : cette voix comme « neutralisée » peut être une manière pour le narrateur de se tenir au plus près de l’éprouvé en suggérant l’informulable de sa douleur ; cette voix qui « ne dit rien » pourrait cependant aussi se faire moyen de tenir en respect les affects, voire de les mettre à distance — d’opérer sur les émotions ce contrôle qu’évoquait Pontalis. L’écriture « blanche » pourrait être une autre forme de barrage contre l’irruption de l’affect que celui que les contraintes oulipiennes peuvent échafauder ; elle se ferait tentative d’écrire l’émotion, mais aussi d’écrire contre elle, possédant un pouvoir de coercition comparable à celui des contraintes. Manière de donner voix aux affects mais tout à la fois de les faire taire — et il ne faudrait pas sous‑estimer la violence que peut renfermer cette affirmation de neutralité. Le texte de W laisse ainsi percevoir l’intensité que peut porter cette blancheur, dans la mesure où elle n’y serait pas tant synonyme de platitude qu’indice de la puissance de l’affect, de la densité émotionnelle que la voix du narrateur peut laisser irradier, fût‑ce en sourdine ou en creux.