L’ethos du mémorialiste de Commynes à Monluc et l’évolution du genre avant le XVIIe siècle
L’ethos du mémorialiste et la définition du genre
1L’apparition et le développement du genre mémorialiste en France sont contemporains d’un renouveau des études historiques calquées sur le modèle antique et sur les nouveaux acquis des études de droit à la Renaissance1.
2La figure de l’auteur joue un rôle de premier plan dans la poétique des Mémoires par rapport aux autres formes historiographiques humanistes. Bien que vite assimilés aux commentaires antiques, les Mémoires de la Renaissance créent une nouvelle figure de l’auteur où une classe sociale – la noblesse d’épée en première instance, puis l’aristocratie robine – prend la parole réservée jusqu’alors aux historiographes professionnels2. C’est du moins le récit que les mémorialistes eux-mêmes aiment à répéter en exergue de leur entreprise.
3La mise en scène d’une image de soi aristocratique, sans qu’elle soit exclusive3, domine la figure auctoriale des Mémoires à partir de la fin du XVe au moins jusqu’à la première moitié du XVIIe siècle, période où le genre prend son essor, bien qu’il ne fasse l’objet d’aucun art poétique. L’auteur – protagoniste et témoin d’une partie importante des événements narrés – se construit un ethos nobiliaire qui se traduit par son service fidèle aux princes dans des charges militaires, politiques et juridiques de la plus haute importance pour la conservation du royaume. Le mémorialiste se distingue ainsi des autres auteurs de récits historiques et autobiographiques, d’où l’affirmation paradoxale et fière du manque de culture et de style, apanage des clercs, répétée inlassablement dans les prologues médiévaux.
4Une comparaison entre l’image de soi mise en avant par les Mémoires de Commynes, père et parrain du genre selon l’expression de Denis Sauvage4, et les Commentaires de Monluc, probablement le mémorialiste le plus connu du XVIe siècle, nous permettra de juger de l’évolution du genre avant l’âge classique5. Cela nous donnera l’occasion, ensuite, d’envisager les points de continuité et de rupture dans l’autoreprésentation de la noblesse française entre les guerres du Bien Public et les guerres de religion. En guise de conclusion, nous nous proposons de déceler le processus d’anoblissement de l’écriture et de rendre compte ainsi de la naissance des Mémoires robins.
5On emploiera indistinctement les termes image de soi, caractère, ethos, figure de l’auteur en référence à l’une des trois preuves techniques (entechnoi), à côté de la disposition de l’auditeur et du discours lui-même, qu’Aristote définit dans son Art rhétorique :
On persuade par le caractère, quand le discours est de nature à rendre l’orateur digne de foi, car les honnêtes gens nous inspirent confiance plus grande et plus prompte sur toutes les questions en général, et confiance entière sur celle qui ne comportent point de certitude, et laissent une place au doute.6
6Suivant Aristote, la confiance est un effet discursif et non une donnée préalable. La construction exclusivement discursive du caractère suffit longtemps à la réception du corpus mémorialiste : jusqu’à l’émergence de la méthode historique positiviste, qui met systématiquement en doute l’autoreprésentation mémorialiste d’un auteur digne de foi par la confrontation de son témoignage aux archives, on juge de la vérité des Mémoires surtout par la confiance que l’image auctoriale inspire aux lecteurs. Seul un lecteur scrupuleux, Jean Bodin, dans sa Methodus ad facilem historiarum cognitionem, confronte le témoignage de Commynes à la version opposée des faits que livre Meyer, le seul historien renaissant à accuser Commynes de trahison et de mensonge. Ayant bien appris la leçon de Tacite, Bodin leur préfère l’historien Paul-Émile qu’il juge plus objectif en raison de son style dépourvu d’éloge et de blâme, de son origine véronaise et du fait qu’il écrit bien après la mort du duc de Bourgogne et du roi Louis XI7.
Du mémoire aux Mémoires. De la mémoire individuelle à la mémoire collective
7Quoiqu’il n’y ait pas d’influence directe de Commynes à Monluc8, celui-ci compose son chef-d’œuvre dans une tradition inaugurée par le premier ; en outre, le titre des Commentaires,que Monluc a trouvé chez son modèle antique, avait déjà été choisi par l’humaniste Sleidan9 pour sa traduction latine des Mémoires de Commynes. Cette réception indirecte reflète la conscience livresque d’un genre distinct d’autres formes historiographiques et donc d’un véritable « horizon d’attente »10. Qui plus est, les deux œuvres présentent les pôles de la figure d’auteur entre lesquels oscillera tout le genre mémorialiste au moins jusqu’à sa forme canonique classique : le conseiller sage qui laisse l’avant-scène aux princes et le héros guerrier qui est au centre de la geste.
8La situation de départ, par laquelle l’auteur légitime sa décision de prendre la plume, si elle n’est pas universelle pour l’ensemble des Mémoires, n’en est pas moins typique : la défaveur et la disgrâce. Le mémorialiste veut convaincre son lecteur de la fausseté du bruit public qui porte atteinte à son image et au nom de sa famille. L’ethos du mémorialiste est ici la construction discursive de l’image de soi pour suppléer à une image publique que le mémorialiste ne contrôle pas.
9Deux voies opposées d’écrire la défaveur se présentent : l’allusion et l’apologie. Si Commynes ne dit mot sur les raisons de sa défection, dans la nuit du 7 au 8 août 1472, de son suzerain, Charles le Téméraire, c’est sans doute parce qu’il n’y voit pas de transgression qui porte atteinte à son ethos11. En revanche, il éparpille des allusions à l’ingratitude de ses nouveaux maîtres dans son récit. Ses Mémoires évoquent la faute de Louis XI qui, sur son lit de mort, ôte sans doute12 la riche principauté de Talmont à son sujet, son emprisonnement et la mémoire courte de Louis XII que Commynes avait pourtant soutenu dans sa rébellion. Au contraire, Monluc choisit de défendre son nom, provoquer ses détracteurs et rappeler à ses maîtres ce qu’ils lui doivent. Pourtant, au fur et à mesure qu’il écrit ses Commentaires,l’apologie de soi, sans disparaître complètement, n’occupe plus l’avant-scène et laisse place à l’exemplarité et aux « moralités », à ces commentaires supposés enrichir la narration pour orienter ses lecteurs gentilshommes. Il rejoint ainsi Commynes dans la conception d’une œuvre utile à ceux qui ont de hautes charges dans le royaume.
10Les Mémoires de Philippe de Commynes paraissent sous ce titre pour la première fois dans l’édition de 1552 aux soins de Denis Sauvage13.Commynes place d’emblée son entreprise sous le signe de la mémoire :
Monsr l’arcevesque de Vienne14, pour satisfaire a la requeste qu’il vous a pleu me faire de vous escripre et mectre par memoire ce que j’ay sceu et congneu des faictz du roy Loys unziesme, a qui Dieu face pardon, nostre maistre et bienfacteur, et prince digne de tres excellante memoyre, je l’ay faict le plus pres de la verité que j’ay peu ne sceu avoir souvenance.15
11Seul ce dernier mot (souvenance) renvoie à la faculté mentale tandis que le couple mettre par mémoire/ digne de mémoire se rattache à l’espace de l’écriture : Commynes s’engage à résumer dans un récit factuel sommaire (le mémoire) la geste du roi Louis XI, en l’offrant à Angelo Cato, médecin humaniste du roi, en vue d’une réélaboration historiographique en latin sans doute afin d’échapper aux vicissitudes des langues vernaculaires.
12Avant d’être auteur d’un livre à part, Commynes se présente donc en témoin digne de foi du fait de sa position privilégiée d’ancien chambellan du roi Louis XI16. Si la mémoire individuelle et sa transcription immédiate – le mémoire – peuvent faillir, l’objectivité du récit est reconstructible inter-subjectivement à l’aide des témoignages d’autres gentilshommes de l’entourage du roi : « Et la ou je fauldroye, trouverés monsr du Boschage17 et aultres, qui myeulx vous en sçauroient parler et le coucher en meilleur langaige que moy. »18
13Dans son étude sur les témoignages des récits de voyage au Moyen Âge et à la Renaissance, The Invention of the Eyewitness, Andrea Frisch fait une distinction entre le « témoignage épistémique » (considéré comme « moderne »), fruit de l’expérience personnelle, et le « témoignage éthique » dont l’objectivité est fonction du statut social et politique du témoin19. Davantage que les récits de voyage de la Renaissance, les Mémoires, de par leur contexte-type de création, s’efforcent de mettre en scène un témoignage éthique où l’expérience personnelle et la mémoire individuelle ne trouvent leur valeur de vérité qu’en solidarité avec la mémoire d’un groupe élevé dans la hiérarchie sociale. D’autres gentilshommes peuvent toujours confirmer le récit dont ils sont aussi les lecteurs idéaux. Si Commynes se défend souvent de ne rien écrire qu’il n’a « veu ne sceu », il ne reste pas moins vrai qu’il s’agit souvent d’un savoir de seconde main issu du commerce avec des gentilshommes crédibles en raison de la dignité de leur position :
Les chroniqueurs n’escripvent que les chouses a louenges de ceulx de qui ilz parlent, et taisent plusieurs chouses, ou ne sçavent par aulcunes foiz a la verité ; et je me delibere de ne parler de chose qui ne soit vraie et que je n’ay veue ou sceue de si grans personnaiges qu’i soient dignes de croire, sans avoir regard aux louenges.20
14L’insistance sur l’appartenance à et la fréquentation de l’élite du royaume vérifie l’expérience personnelle, définit l’ethos du mémorialiste et circonscrit la réception de l’œuvre : « Et aussi faiz mon compte que bestes ne simples gens s’amuseroient point a lire ces Mémoires, mais princes ou gens de court y trouveront de bons advertissement a mon advis »21.
15Le mémoire initial s’est constitué en œuvre autonome : tout au long de son récit, l’auteur va multiplier les références à ses Mémoires et la promesse qu’il fit à Angelo Cato devient prétexte d’une œuvre à part, dont la figure d’auteur se définit par sa noblesse et s’oppose à l’écrivain professionnel, plus savant certes, mais indigne puisque rémunéré et exclu de la société des grands. Avec l’excuse pour la rudesse du style, ce sera un lieu commun du genre dont les Commentaires de Blaise de Monluc restent l’autre représentant célèbre presque un siècle plus tard.
16Au départ, Monluc rédige un mémoire sous forme de lettre justificative qu’il envoie au roi Charles IX le 10 novembre 1570, alors que des commissaires royaux enquêtent sur les abus de son gouvernement de Guyenne, fonction dont il venait d’être destitué. Le passage de cette lettre-mémoire justificative aux Mémoires se fait par sa publication22 (à son insu selon ses dires), par un appel donc à la noblesse et à sa mémoire collective : les gentilshommes pourront porter témoignage en faveur de son récit ou le contredire. Ils deviennent jurés devant le tribunal du roi. Dans un deuxième mouvement, Monluc élargit son horizon de réception pour englober tout gentilhomme des générations futures : de l’utilité particulière de l’autojustification, le mémorialiste, tout comme son modèle indirect, conçoit une utilité générale pour tout gentilhomme portant les armes au service de son maître.
17Monluc développe ainsi l’idée d’un « discours de [s]a vie ». On a gardé quelques traces des remaniements qu’il fit jusqu’à sa mort dans les variantes entre les deux copies manuscrites du fonds français 5011 et l’édition de 1592 mise au net par Florimond de Raemond. Les différences de style analysées jadis par Paul Courteault vont de la multiplication des harangues – procédé emprunté à Tite-Live – aux moralités tirées des événements narrés. Le public n’est plus seulement le roi et sa justice, mais aussi la noblesse guerrière, les gouverneurs et les princes en quête d’un modèle incarné par l’auteur lui-même avec ses cinquante-deux ans d’expérience militaire sans défaite. Son utilité réside dans l’acquisition de l’honneur et de la réputation, mots-clés de l’ethos nobiliaire que le mémorialiste se propose de reconstruire en première instance, et puis avec le succès de ses Commentaires,de rendre exemplaire par des procédés rhétoriques.
18Monluc prétend vérifier son témoignage par trois types de mémoire : la mémoire personnelle qui ne fait pas défaut ; la mémoire de son corps dont les cicatrices, notamment la grande arquebusade qu’il a reçue au visage, racontent les batailles auxquelles il a pris part ; et la mémoire collective des autres gentilshommes, même ennemis, qui sont encore en vie alors qu’il rédige ses Commentaires et qu’il apostrophe souvent dans son récit. Monluc hérite d’une tradition médiévale où la mémoire est la reine des facultés tout comme l’imagination l’est pour les romantiques23. Le capitaine gascon peint donc de soi un portrait très flatteur qui s’oppose justement à l’autoportrait de son ami, Montaigne, qui, lui, ne cesse de déplorer sa mémoire défaillante. C’est peut-être aussi un des points de divergences entre le genre des Mémoires et l’esthétique des Essais. Monluc développe, dans l’image d’une mémoire écrite sur son corps, un procédé que l’on retrouve isolé aussi dans la protohistoire du genre comme l’Histoire des choses mémorables advenues du regne de Louis XII et François Ier du sieur de Fleuranges24, où le chevalier énumère ses plaies pour montrer le caractère exceptionnel et miraculeux de sa survie et suggère, sans doute, l’intervention de la Providence dans son action. En revanche, la mémoire des blessures chez Monluc sert avant tout de rappel des dettes que la Monarchie a contractées envers lui25. À la limite, ses Commentaires ne sont que la mise à l’écrit de la mémoire du corps avant sa disparition. Au contraire, s’il y a une mémoire du corps chez Commynes, elle porte sur les autres, comme quand il décrit son désenchantement envers l’idéal chevaleresque que, jeune et naïf, Commynes voyait incarné dans la personne de Charles le Témeraire. Irit Kleiman a mis en évidence le contraste qui se creuse entre l’image du comte de Charolais invincible à la bataille de Montlhéry et la dégradation progressive de son corps par le décompte des blessures qu’il reçoit jusqu’à sa mort brutale26. Mais, pourrait-on ajouter, que la diminution physique et mentale de Louis XI n’échappe pas non plus à la plume de Commynes.
19La conscience et l’affirmation d’une œuvre à part, les Mémoires ou les Commentaires27, surgissent surtout dans les appels à une réception noble où se lit le désir du mémorialiste de marquer sa place dans la mémoire collective. Monluc, rentré dans les bonnes grâces de Charles IX, conçoit son livre comme la promotion de son nom dans la liste des « vaillants capitaines » de la France, tels Lautrec, Bayard, Foix, Brissac, Strossi, Guise etc.28
Les marques de noblesse : du conseiller sage au capitaine
20Un même ethos aristocratique caractérise donc les deux mémorialistes, mais la mise-en-scène de l’auteur change : à la différence de Commynes qui est rarement protagoniste de son récit, préférant se référer à lui-même dans ses rôles de confident et de compagnon d’armes de ses maîtres, l’innovation de Monluc, du point de vue de la focalisation narrative, consiste à chanter sa propre geste, refusant explicitement la célébration des princes qu’il réserve aux historiens. Ce n’est pas un choix arbitraire, la mise en avant des vertus guerrières va de pair avec le dédain affiché envers les gens de justice qui commencent à accroître leur prestige et leur nombre justement à l’époque où l’on publie les Mémoires de Commynes.
21Si l’excuse pour la rudesse du style et pour le manque de lettres reste toujours en réalité un titre de gloire dans cette première tradition mémorialiste, le rapport à l’écriture en général peut varier considérablement : « Retournant a la bataille, le Roy fust bien tost adverti de ce qui estoit advenu, car il avoit maintes espies et maint messages par pays, la pluspart despechee par ma main. »29 Commynes aime renforcer son image de secrétaire du roi, dans le sens premier du mot, ayant pouvoir de diriger les hommes « par pays » en usant de sa plume seulement. Monluc, en revanche, même s’il a des informateurs en Guyenne et y joue aussi le rôle de chef de l’espionnage royal, tient à exprimer son dégoût pour tout acte d’écrire :
J’ay toute ma vie hay ces escritures, aymant mieux passer toute une nuict la cuirasse sur le dos que non pas à faire escrire, car j’ay esté mal propre à ce mestier. Il y peut avoir du deffaut de mon costé, comme j’ay remarqué aux autres qui s’en soucient trop, aymans mieux estre dans leurs cabinets, qu’aux tranchées.30
22Le duc de Guise en est un : il aime écrire les ordres de sa main au lieu de les expédier par un secrétaire. Ironique, son subordonné gascon le juge par conséquent digne de remplacer le clerc Jean du Tillet au Parlement de Paris31. Cette volonté, presque caricaturale et intenable finalement, d’écarter de l’autoreprésentation toute confusion avec le clerc, seulement topique et plutôt neutre chez Commynes, devient envahissante avec Monluc, et montre un changement de l’ethos plus enclin à marquer sa fonction guerrière, concurrencée et menacée par ce nouvel état de judicature qui commence à faire ses preuves de noblesse. Dans les faits, la distinction devient de plus en plus difficile à faire, mais elle hante l’imaginaire mémorialiste de l’automne de la Renaissance.
23C’est en termes d’origine et d’histoire familiale, d’état et de fonction sociale que le mémorialiste représente sa vie. L’auteur commence son récit « au saillir de [s]on enfance, et en l’eage de pouvoir monter a cheval »32, « mis hors de page »33, ayant fini donc son apprentissage militaire et entrant au service d’un grand seigneur. La scène d’ouverture reste la scène de la bataille : Montlhéry pour Commynes et la campagne italienne pour Monluc. Sans dire mot sur les années de formation, sur ce qui y fut singulier et déterminant pour la genèse de la personnalité, la mémoire de la vie commence dès que le mémorialiste est prêt à exercer la fonction guerrière associée à sa position sociale, à ce qu’il y a de plus typique du point de vue de son image sociale.
24Si Commynes est vite désenchanté de la guerre, le résultat en étant incertain et dépendant plutôt de la volonté divine que de la planification rationnelle, Monluc revalorise la guerre tant sous son aspect esthétique que technique. Le combat est avant tout un spectacle : « Et bien tost après, il me print envie d’aller en Italie, sur le bruit qui couroit des beaux faicts d’armes qu’on y faisoit ordinairement »34. C’est sur cette scène que l’on reconnaît le vrai gentilhomme et que l’écho de ses faits parviendra au roi. En même temps, Monluc croit fermement à une science de la guerre : il connaît les causes d’une défaite et sait comment gagner une bataille. La guerre devient de plus en plus un problème technique et les Commentaires proposent un art pratique de la guerre qui reste marginal dans les Mémoires de Commynes, bien qu’ils soient aussi riches en descriptions et réflexions sur la technologie et la stratégie militaires.
25Monluc s’érige en figure exemplaire de la prudence militaire n’ayant jamais perdu de bataille où il s’est trouvé commandant, quoiqu’il ait dû parfois faire une « belle retraite »35, honorable tant qu’on évite le désastre. C’est justement ce que ne veut jamais accepter Charles de Bourgogne, qui fait de l’inutile siège de Neuss une « question d’honneur »36. Il perd tout honneur, et avec lui toute sa Maison tombe en désolation après la défaite de Grandson, autre action militaire inutile aux yeux de Commynes qui interprète la guerre en lecteur vétérotestamentaire : c’est Dieu qui ôte le sens au duc de Bourgogne pour punir son oubli et sa présomption.
26L’honneur se mesure à l’aune du « profit » mutuel du gentilhomme et de son prince : les moins grands se recommandent par leur service profitable aux princes, qui à leur tour maintiennent ce lien par des preuves de largesse. Commynes met en relief ses qualités de prudence en soulignant avec fierté la haute confiance dont l’estiment digne tantôt son premier maître, Charles le Téméraire, tantôt son souverain, Louis XI. Quoiqu’il ait servi sous plusieurs commandants, pour Monluc, seul le service rendu au roi peut traduire l’honneur et la réputation en honneurs et en récompenses. C’est ainsi qu’Henri II, contrairement à l’oubli, voire à l’opposition malveillante des grands de son Conseil, se souvient lui-même de Monluc quand il est question d’envoyer un gouverneur à Sienne37.
27Si la faveur des grands reste donc un passage obligé de la construction identitaire du mémorialiste, la défaveur et la rupture peuvent n’exister, comme l’on a vu, que par des allusions et par des ironies amères (« les pertes et douleurs » dont parle Commynes dans son Prologue38 par exemple) ou, au contraire, être décriées comme injustes surtout en exergue et en épilogue des Commentaires. Traité objectivement, sans référence à la situation personnelle, la séparation du serviteur et de son maître devient avec Monluc une question technique déliée de tout fondement légal, éthique ou théologique :
(…) si quelque prince ou lieutenant de Roy passe les yeux sur mon livre (…), qu’il notte par cest exemple et autres, que j’ay veu et que peut estre je pouray cotter cy-après, qu’il est très dangereux de s’aider de celuy qui quitte son prince et seigneur naturel : non pas qu’on le doive refuser, quand il se vient jetter entre ses bras, mais qu’on ne luy doit donner une place avec laquelle il puisse faire sa paix et rentrer en grace avec son prince ; ou pour le moins, si on le faict, que le temps ait apporté une telle asseurance qu’il n’y ait nul doubte : car cependant il se sera comme accoustumé au pays, où il vient exilé et fugitif, aura acquis et reçeu des bienfaicts.39
28Monluc se réfère à Pedro de Peralta qui, exilé du royaume d’Espagne en Fontarabie et ensuite « pratiqué », pour reprendre un terme-clé de Commynes, par son oncle, le connétable de Navarre, livre cette place-forte aux Espagnols. La naturalisation d’un transfuge, dans l’optique de Monluc, est un processus de longue durée qui requiert beaucoup de prudence. Il faut surtout éviter de lui octroyer des charges de commandement dans des places frontalières où la tentation de l’intelligence avec les anciens maîtres reste grande. Monluc traite cette question du transfuge dans le cadre plus général de la stabilité de l’État. C’est avant tout une question politique : comment naturaliser un sujet sans mettre en danger les frontières de l’État ? On comprend que la part que Monluc joue dans les opérations militaires aux frontières du royaume l’expose aux doutes de la monarchie et qu’il a intérêt à rassurer le roi de sa fidélité.
29Commynes s’attarde aussi sur le sort des transfuges et des agents doubles, car les deux questions s’entrecroisent. S’il ne commente guère sa défection du camp bourguignon, c’est sans doute, comme l’a souligné Joël Blanchard, parce qu’il ne fait que quitter un prince rebelle pour son souverain, mais aussi parce que sa fuite ne mettait pas en danger le duché de Bourgogne. Au contraire, le connétable de Saint-Pol, qui menace et le roi et le duc de Bourgogne de passer dans le camp adverse, un transfuge potentiel donc, représente un réel péril pour la stabilité du royaume et du duché. La question politique se double donc, chez Commynes, d’une réflexion morale, voire théologique. Sans qu’il soit question ici de reprendre les portraits de transfuges, de ceux qui rompent leurs liens de vassalité dans les Mémoires, il est évident que Commynes condamne non pas la fuite en tant que telle, mais la perfidie, s’il y en a, qui met en danger la vie et les biens d’un autre : c’est justement ce que fait Saint-Pol qui a eu cette « grande follie » de vouloir tenir en peur les grands de son temps. On comprend pourquoi ne pas quitter ouvertement son maître, comme le fit Commynes lui-même, peut être un acte blâmable au plus haut degré : Charles le Téméraire connaît sa fin principalement en raison de la trahison d’un de ses serviteurs, Cola di Monforte, comte de Campobasso, agent de René d’Anjou, qui travailla longtemps à la perte du duc. Commynes estime que Dieu se sert de Campobasso pour punir la perfidie de Charles le Téméraire lui-même, car le duc a faussé sa promesse quand il a livré Saint-Pol à Louis XI. Si la question des transfuges demeure plutôt politique chez Monluc, Commynes les jugent à partir des conséquences de leur geste et en rapport avec une catégorie morale plus large : la perfidie malveillante. À nouveau, on remarque dans les Mémoires de Commynes la conscience d’un ordre supérieur qui corrige les désordres moraux-politiques, et cette sagesse biblique, de la sincérité de laquelle on ne doute pas, le distingue nettement de Monluc.
30Un des rares endroits où Monluc semble hanté par un imaginaire religieux est la représentation des liens mystiques qui se tissent entre lui et les rois de France par des rêves prophétiques où Monluc prévoit la mort de son « bon maistre »40 Henri II. C’est un lien mystérieux voulu par la Providence et la grâce du roi a quelque chose de la grâce divine. C’est la religion, par ailleurs, qui dicte l’obéissance aux rois : s’ils sont tyrans, c’est Dieu qui châtie ainsi les fautes du peuple. Sans ce sentiment religieux minimal, tout l’édifice social, fondé sur la domination et la servitude volontaire, s’effondrerait :
O qu’il y a de peine à servir les grands et de danger quant et quant ! Mais il faut passer par là : Dieu les a faict naistre pour commander, et nous pour obéir. D’autres nous obéissent à nous et toutefois nous sommes tous d’un père et une mère ; mais il y a trop long temps pour alleguer noz tiltres.41
31Les mémorialistes s’accordent là-dessus reproduisant une topique ancienne. Mais les jugements moraux tendent à se séparer de plus en plus de la pensée de l’État durant les guerres de religion. La conservation de « l’estat de France »42 est cruciale pour Monluc, alors que Commynes ne dispose même pas de ce concept. Ce dernier regrette naïvement que Charles VIII ne se soit pas engagé dans la croisade qu’on avait envisagée avec la campagne d’Italie, tandis que Monluc rejette tout court ces rêves de croisades43, jugeant profitable la guerre faite aux voisins chrétiens, et estimant, à propos du stationnement de la flotte ottomane à Nice, qu’il est bon de s’allier aux païens pour gagner contre son ennemi direct chrétien : il dit, non sans humour, être prêt à appeler « tous les esprits de l’enfer pour rompre la teste à [s]on ennemy »44. Ces considérations plaisantes sont des ajouts postérieurs à la première rédaction et la pensée de Monluc devient sans doute plus flexible et ouverte aux suggestions politiques de son frère ; elle se plie à une nouvelle conception de l’État et de ses raisons issue, en France, des guerres de religion.
32L’image du gentilhomme compétent, uni à son seigneur par un contrat tacite et des liens affectifs personnels, qui se dégage des Mémoires de Commynes, tend à être remplacée par celle d’un gentilhomme qui se sacrifie pour conserver et accroître l’État : le roi étant enfant et donc incapable de gouverner son royaume, Monluc prend la « charge pesante » de lieutenant du roi en Guyenne « pour le bien de la patrie », tout en sachant qu’il ne s’attirera ainsi que la haine et l’envie45. Les rapports du gentilhomme à la guerre, à la politique et à la religion connaissent un processus de rationalisation et de fonctionnalisation, pour ainsi dire : il s’agit de plus en plus de mettre en relief le rôle militaire du vrai gentilhomme, qui n’était que sous-entendu et sans grande importance chez Commynes, de concevoir la guerre en art soumis aux règles plutôt qu’en jouet de la Providence, de penser l’État au-delà des liens personnels du maître à son serviteur.
33On a souvent remarqué la « modernité » de Commynes dont les Mémoires pensent « le politique », pour reprendre la catégorie au cœur de l’analyse de Joël Blanchard, en dehors du cadre traditionnel des miroirs des princes. Il nous semble que le genre évolue avec Monluc, malgré l’orientation martiale de ses Mémoires, vers une cristallisation encore plus poussée de cette catégorie pragmatique du politique. Par ailleurs, tous les mémorialistes des guerres de religion ne voient, dans l’origine de ces conflits, que des mobiles politiques sous habit de religion.
Le devoir de l’écriture mémorialiste
34Le refus du style oratoire et la distinction de l’auteur par rapport aux professionnels de l’écriture ne sauraient cacher un processus d’affirmation auctoriale à l’œuvre déjà dans ces premiers essais mémorialistes. Commynes et Monluc conçoivent ainsi leur tâche littéraire en devoir public :
Je vous represente toutes ces particularitez sans me contenter de dire que Siene fut assiegé, où je soutins le siège neuf ou dix moys, et puis je capitulé forcé de famine ; car de là le capitaine, le lieutenant de roy, le soldat n’en peut pas faire profit : c’est l’historien. De ces gens il n’en y a que trop. Je m’escris à moy mesmes et veux instruire ceux qui viendront après moy ; car n’estre né que pour soy, c’est-à-dire en bon françois estre né une beste.46
35Tout comme il avait accepté la charge de gouverneur de Guyenne pour le bien de la patrie, conscient que cela ne lui apportera que de l’envie et des ennuis, Monluc se soumet à l’intérêt public et anoblit l’écriture mémorialiste, rappelant ainsi les termes dont Commynes use pour justifier son mémoire à Angelo Cato, où beste se trouve en synonymie avec le roturier47.
36Il y a là une certaine contradiction structurelle : le mépris pour les historiens et leur art rhétorique s’accorde mal avec l’admiration pour les histoires tant romaines que contemporaines achevées stylistiquement comme celle de Tite-Live qui, par le goût des harangues si abondantes dans ses Commentaires, en devient tout autant un modèle que César. Commynes cite aussi l’historien des Décades romaines, toujours dans la dernière phase de la rédaction de ses Mémoires, épris sans doute du plaisir de l’écriture. Certes, ils préfèrent alléguer l’utilité des histoires en des termes généraux et disent citer de mémoire, oubliant parfois le nom de tel historien et les détails du récit. Ne voulant pas sans doute trop faire sentir l’École, ces oublis contredisent le soin historique réel de Commynes et de Monluc qui composent leur Mémoires souvent à l’appui des lettres et des documents authentiques.
37L’histoire faite selon toutes les règles oratoires ne serait donc pas mensongère et méprisable par essence. Au contraire, les gens de lettres bien-nés ont aussi le devoir de s’y essayer. C’est ainsi que Blaise de Monluc insère dans ses Mémoires une traduction de la harangue italienne que son frère Jean, ambassadeur de François Ier, livre à Venise, pour justifier l’alliance militaire de son souverain avec la Sublime Porte :
[…] attendant qu’il [Jean de Monluc] nous face veoir son histoire, car je ne crois pas qu’un homme si sçavant, comme on dit qu’il est, veuille mourir sans escrire quelque chose, puisque moy, qui ne sçay rien, m’en suis voulu mesler.48
38Bien qu’issu de la noble et ancienne famille des Monluc, l’évêque de Valence n’a connu que des missions diplomatiques dont plusieurs harangues et mémoires sommaires nous sont parvenus. La « traduction » de Blaise de Monluc est sans doute l’œuvre de Jean lui-même et il nous est impossible de dire quelle fut sa part dans l’élaboration des Commentaires, d’autant plus que Jean lui survécut et que les manuscrits des Commentaires qu’on possède proviennent de ses héritiers. Ainsi le volume 5011 du fonds français de la BnF appartint à Jean-Jacques de Mesmes qui épousa la petite-fille de l’évêque de Valence. Le fait est intéressant en soi parce que ce bibliophile est le petit-fils d’Henri de Mesmes, seigneur de Roissy et de Malassise, qui représente aux yeux de Blaise de Monluc tout ce qu’il y a de pire dans l’état des gens de justice : la parole double, l’intrigue courtisane et la promotion de l’intérêt privé et sectaire au-dessus du service du roi et de l’État. Henri de Mesmes aurait essayé de convaincre le duc de Guise d’ôter sa charge à Monluc pour y mettre Monsieur de La Molle « car il avoit opinion qu’eux deux ensemble manieroient mieux les affaires que [Monluc] et à leur profit »49. Monluc refuse de donner les raisons du seigneur de Roissy et fait appel comme d’habitude à la mémoire des gentilshommes qui sont encore en vie et savent la vérité, mais il lui reproche sans doute l’opportunisme et le légalisme contreproductif pour l’unité du royaume, car Henri de Mesmes, seigneur de Malassise et de Roissy, est l’un des artisans de la paix « mal-assise » de Saint-Germain qui firent tomber Monluc en défaveur à la Cour.
39Henri de Mesmes écrit également ses propres Mémoires qui ne seront publiés qu’au XIXe siècle. Par leur insistance sur la matière plutôt politique que militaire et par la mise-en-scène de l’auteur en conseiller et serviteur fidèle des grands princes, Henri de Mesmes se rapproche plutôt des Mémoires de Commynes que de Monluc. La nouveauté de ce sous-genre de Mémoires consiste en la part accordée à la discussion des lois et des édits. Bien des mutations se produiront à l’intérieur du genre des Mémoires pour ce qui est de la figure d’auteur : à titre d’exemple, Henri de Mesmes s’étend sur son éducation de collège et sur sa formation intellectuelle plutôt que sur sa formation guerrière. S’il reconnaît d’emblée son manque d’expérience militaire, refusant donc de « chroniquer [s]es gestes »50, Henri de Mesmes commence pourtant ses Mémoires avec la généalogie partiellement fictive de sa famille et de son nom et ne manque pas de mentionner un épisode où, Monluc étant occupé ailleurs, il prit une part active dans une opération militaire couronnée de succès.
40L’imaginaire héroïque des Mémoires d’épée ne disparaît pas complétement dans les Mémoires robins et donc l’évolution n’est pas linéaire, mais plutôt faite d’additions et de focalisations variables. On peut déceler au moins trois types de figures d’auteur qui s’y déploient : le conseiller sage (figure dominante chez Commynes), le guerrier (Monluc) et le jurisconsulte technocrate (de Mesmes). Ces figures influent sur le genre et, peut-être plus tard vers la fin du XVIe siècle, intègrent la conception des bons historiens et de l’histoire parfaite de François Baudouin51 et de Jean Bodin à La Popelinière. À côté de l’influence, à l’âge classique, de l’écriture romanesque sur la poétique des Mémoires et implicitement sur le portrait de l’auteur, le rapprochement de ce genre historiographique d’avec les genres littéraires suit sans doute aussi l’épuisement du paradigme de l’histoire parfaite52, au cœur des études historiques de la Renaissance, où les Mémoires de Commynes et de Monluc jouaient le rôle de sources et modèles historiographiques.
41(Columbia University)