L’image de soi saisie à travers le choix des arguments et la manifestation des émotions : interactions de l’ethos avec le logos et le pathos dans le discours théorique d’Albert Camus
Introduction
1Logos, ethos et pathos :les trois « preuves inhérentes au discours » que recense la rhétorique d’Aristote sont traditionnellement envisagées comme étant tout à la fois « concomitantes » et « disjointes »1. On part de l’idée que dans tout discours visant à persuader, ces preuves sont présentes simultanément : le locuteur construit un raisonnement favorable ou défavorable à une thèse et, dans le même temps, s’efforce de projeter une image positive de lui-même et de déclencher certaines émotions chez son auditoire. Le logos, l’ethos et le pathos apparaissent ainsi comme des techniques complémentaires dont on reconnaît qu’elles sont mobilisées en parallèle (et selon des proportions variables) dans les discours. Toutefois, on décrit assez peu leurs relations d’interdépendance : elles restent « disjointes » dans la plupart des analyses. C’est précisément cette voie qui sera explorée dans le présent article. Je souhaite contribuer à la réflexion commune sur les « figures, ethos et postures de l’auteur » du point de vue particulier qui est le mien : celui d’un linguiste intéressé à décrire le fonctionnement de l’argumentation et la représentation des émotions dans les discours (que ceux-ci soient littéraires ou non). Sur le plan méthodologique, l’enjeu est le suivant : il s’agit de faire voir que l’analyse de l’ethos d’auteur peut – tout comme celle de l’ethos en général, d’ailleurs – être enrichie si l’on tient davantage compte des interactions de l’ethos avec les deux autres preuves rhétoriques. Je serai, dans une telle optique, amené à développer une double hypothèse.
2Premièrement, la construction d’une image discursive de soi est en étroite dépendance avec les schèmes argumentatifs auxquels le locuteur a recours. Par « schèmes argumentatifs », j’entends des formes prototypiques de raisonnement, que l’on reconnaît en fonction de la nature du lien qui unit les prémisses à la conclusion : l’argument par les conséquences, l’argument d’autorité, ou encore l’argument par analogie en constituent des exemples bien connus (aussi bien des spécialistes de l’argumentation que des locuteurs ordinaires). Or le choix de tel ou tel schème argumentatif n’est pas sans incidence sur la projection d’un ethos : la manière dont le locuteur argumente autorise en effet des inférences sur son caractère et incite l’allocutaire à lui attribuer telle ou telle qualité (positive ou négative).
3Deuxièmement, la construction d’une image discursive de soi est intimement liée aux émotions que le locuteur sémiotise. Le verbe « sémiotiser » a ici le sens de « rendre quelque chose manifeste au moyen de signes ». Je reviendrai plus précisément sur ce processus de sémiotisation des émotions, et sur les différents modes qu’il peut emprunter (de l’explicite à l’implicite). Pour l’instant, je soumets, avec Ruth Amossy, l’hypothèse que « l’image projetée par l’orateur ne doit pas seulement susciter chez l’auditoire un jugement de valeur fondé en raison : elle doit aussi parler au cœur, elle doit émouvoir »2.
4On voit ainsi se dessiner le fil de mon propos : il s’agit de mettre l’accent sur ce que l’on peut appeler la double dimension argumentative et émotionnelle de l’ethos. Projeter une image de soi, c’est aussi – et peut-être crucialement – choisir certains types d’arguments plutôt que d’autres et sémiotiser certains types d’émotions plutôt que d’autres.
5Ce questionnement général sera ici abordé à partir de l’étude d’un exemple concret : il s’agit d’un texte d’Albert Camus, intitulé « L’Artiste et son temps ». Après avoir présenté brièvement ce texte, j’indiquerai aussi bien les objectifs que les limites de l’analyse qui en sera proposée. « L’Artiste et son temps » a été publié en 1953 dans le recueil Actuelles II qui rassemble divers textes écrits entre 1948 et 1953 (des lettres rendues publiques, des préfaces, des allocutions et des entretiens). Le texte occupe une position particulière dans l’économie du recueil, puisqu’il le clôt, et son importance est explicitement soulignée par l’auteur lui-même (Camus précise dans l’avant-propos qu’il est animé, de façon générale, par une « volonté de définir [les valeurs créatrices] » et qu’il a souhaité « au terme du livre […] rappeler la place de l’art, au niveau de la réalité la plus humble »3). Le texte prend la forme d’un entretien (alternance question/réponse) et aborde le thème du rôle de l’artiste dans le monde contemporain, tout particulièrement en référence aux conceptions marxistes. On a ainsi un texte qui se rapproche du genre de l’« entretien d’auteur » et qui permet, selon l’expression d’Amossy, d’étudier « l’image de soi que l’auteur construit dans ses métadiscours »4. C’est là, selon Amossy, l’une des trois entrées possibles pour l’étude de l’ethos auctorial : on peut également s’intéresser à l’image construite dans les œuvres elles-mêmes, fictionnelles ou non (il faudrait alors aller voir du côté de La Peste ou de L’Homme révolté), et aux « images de l’auteur produites par une tierce personne » (par exemple dans les discours que tiennent les critiques ou les autres écrivains). Le corpus retenu ici est, on le voit, de taille modeste : il est constitué d’un seul texte, non d’un regroupement de textes véhiculant les trois « types d’images discursives »5 qui viennent d’être évoquées. Un tel choix tient à la nature des objectifs poursuivis dans cet article. L’enjeu est de décrire avec précision, dans la matérialité même d’un texte, les relations d’interdépendance qui se nouent entre l’ethos, d’une part, et le logos et le pathos, d’autre part. J’espère montrer que la prise en compte minutieuse des formes de raisonnement et des émotions sémiotisées dans un texte enrichit l’analyse de l’ethos auctorial. L’apport potentiel se situe ainsi sur le plan méthodologique des outils d’analyse – linguistiques, rhétorico-argumentatifs – que l’on peut mobiliser lorsqu’on travaille sur l’ethos : c’est sur ce point précis que mon propos peut intéresser les chercheurs s’inscrivant dans les études littéraires. Par contre, je n’interviens ni en spécialiste de l’œuvre de Camus, ni – plus largement – en spécialiste de la question des « figures, ethos et postures de l’auteur au fil des siècles ». Je ne m’attacherai donc pas à inscrire en détail le texte étudié (et l’ethos qui s’y fait jour) dans la spécificité du champ littéraire français de l’après-guerre : il y aurait ici beaucoup à dire sur le rapport complexe qu’entretiennent les écrivains de l’époque avec l’idéologie marxiste et avec le Parti communiste français, ainsi que sur les polémiques nées de la publication de L’Homme révolté en 1951. Je ne tenterai pas non plus de replacer la vision de l’artiste que promeut Camus dans le cadre plus large d’un imaginaire des diverses représentations stéréotypées de l’écrivain qui se succèdent à travers l’histoire de la littérature. Ce sont là deux problématiques passionnantes (celle du positionnement dans le champ littéraire, celle de l’imaginaire entourant la « fonction-auteur »), mais qui excèdent très largement mon domaine d’expertise. On pourrait dire que ma réflexion se restreint volontairement aux modalités de construction d’un ethos discursif (en l’occurrence celui d’un écrivain), mais ne prétend absolument pas pouvoir décrire une posture auctoriale, au sens plein du terme (selon Meizoz, étudier la posture revient à étudier « la manière dont un auteur se positionne singulièrement, vis-à-vis du champ littéraire, dans l’élaboration de son œuvre […]. Une telle présentation de soi s’opère dans la durée »6).
Image discursive de soi, argumentation et émotions : un exemple camusien
La construction de l’ethos à travers l’usage de schèmes argumentatifs
6En quoi l’usage d’une forme prototypique de raisonnement (ce que j’appelle un « schème argumentatif ») permet-il au locuteur de se « conférer implicitement [des propriétés] »7 et de se construire ainsi un ethos ? C’est là une question à ma connaissance peu travaillée dans les études sur la rhétorique et l’argumentation. On peut ici mentionner une remarque programmatique de Christian Plantin :
Les pratiques argumentatives permettent [des] inférences sur le caractère : celui qui fait des concessions est un modéré / un faible, celui qui n’en fait pas est droit / sectaire, celui qui fait appel aux autorités est prudent / dogmatique, celui qui utilise les arguments par la conséquence est un pragmatique efficace / borné, […], etc.8
7Dans un tel esprit, on étudiera trois exemples de schèmes argumentatifs utilisés par Camus et l’on tâchera d’en dégager les implications « éthotiques ».
L’argumentation par la définition : autour des termes « romantisme », « réalisme » et « idéalisme »
8Le premier extrait9 permet d’examiner l’argument dit « par définition » et ses enjeux pour la construction d’un ethos auctorial :
II. N’est-ce pas une définition idéaliste et romantique du rôle de l’artiste, le don quichottisme qu’on a pu reprocher à vos œuvres récentes ?
On a beau pervertir les mots, ils gardent provisoirement leur sens. Et il est clair pour moi que le romantique est celui qui choisit le mouvement perpétuel de l’histoire, la grandiose épopée, et l’annonce d’un événement miraculeux, à la fin des temps. Si j’ai essayé de définir quelque chose, ce n’est rien d’autre, au contraire, que l’existence commune de l’histoire et de l’homme, la vie de tous les jours à édifier dans le plus de lumière possible, la lutte obstinée contre sa propre dégradation et celle des autres.
C’est aussi de l’idéalisme, et du pire, que de finir par suspendre toute action et toute vérité à un sens de l’histoire qui n’est pas inscrit dans les événements et qui, de toutes manières, suppose une fin mythique. Serait-ce donc du réalisme que de prendre pour loi de l’histoire l’avenir, c’est-à-dire justement ce qui n’est pas encore l’histoire, et dont nous ne savons rien de ce qu’il sera ?
Il me semble au contraire que je plaide pour un vrai réalisme contre une mythologie à la fois illogique et meurtrière, et contre le nihilisme romantique, qu’il soit bourgeois ou prétendument révolutionnaire. Pour tout dire, loin d’être romantique, je crois à la nécessité d’une règle et d’un ordre. Je dis simplement qu’il ne peut s’agir de n’importe quelle règle. Et qu’il serait surprenant que la règle dont nous avons besoin nous fût donnée par cette société déréglée, ou, au contraire, par ces doctrinaires qui se déclarent affranchis de toute règle et de tout scrupule.
9L’enjeu est ici, pour Camus, de contester une qualification, à savoir la qualification de sa « définition du rôle de l’artiste » au moyen des adjectifs « romantique » et « idéaliste ». On va voir, cependant, que la réponse de Camus va plus loin. Il y va également d’une inversion de la qualification. Non content de montrer que les adjectifs en question ne s’appliquent pas dans son propre cas, l’écrivain – par une sorte de « retour à l’expéditeur » – s’attache à montrer qu’ils s’appliquent en réalité à ses adversaires. Or pour contester une qualification, qui plus est pour l’inverser, il faut s’arrêter sur les mots mêmes qui sont utilisés et expliciter le sens qui leur est octroyé. En termes argumentatifs, on reconnaît dans ce passage ce que l’on appelle une « argumentation par la définition »10. Dans ce type d’argumentation, on considère un ou plusieurs référent(s) (quelque chose dont on parle) : la « définition du rôle de l’artiste » par Camus et, par extension, Camus lui-même en tant qu’artiste, d’une part, et, d’autre part, ses adversaires. La question est de savoir si ces référents peuvent être qualifiés de manière adéquate par certains mots du lexique. Trois étapes se laissent alors reconstruire. (1) Première étape, spécification du sens des mots : le locuteur produit un énoncé définitoire qui assigne un sens aux mots litigieux. Camus le fait très explicitement pour « romantique » (« le romantique est celui qui choisit le mouvement perpétuel de l’histoire, la grandiose épopée, et l’annonce d’un événement miraculeux, à la fin des temps ») ; les définitions octroyées à « idéalisme » et à « réalisme » restent quant à elles implicites. (2) Deuxième étape, comparaison entre le sens des mots et les référents qu’il s’agit de qualifier : il s’agit ici de confronter les caractéristiques jugées centrales dans la définition aux caractéristiques les plus saillantes des choses dont on parle. C’est l’étape cruciale : l’intérêt professé par Camus pour « la vie de tous les jours » s’oppose directement à l’obsession pour la « fin des temps », centrale dans la définition du « romantique ». Plus fondamentalement encore, Camus exploite ce qu’il considère être la caractéristique la plus saillante de ses adversaires, à savoir le fait de fonder leur doctrine tout entière sur un état de choses non avéré (« suspendre toute action et toute vérité à un sens de l’histoire qui n’est pas inscrit dans les événements » ; « prendre pour loi de l’histoire l’avenir, c’est-à-dire justement ce qui n’est pas encore de l’histoire, et dont nous ne savons rien de ce qu’il sera »). Or cette caractéristique apparaît, d’une part, comme centrale dans toute définition de l’« idéalisme » et, d’autre part, comme totalement incompatible avec toute définition du « réalisme ». (3) Ce qui conduit à la troisième étape : verdict quant à l’applicabilité ou non des mots aux référents en question. Le degré de congruence entre le sens spécifié (ou postulé) et les caractéristiques les plus saillantes de ces référents détermine la possibilité ou l’impossibilité de les qualifier par les mots considérés. Et l’on voit, au terme de la réponse, que la qualification de départ est complètement reconfigurée : les termes à valeur dépréciative (« romantisme » et « idéalisme ») sont niés pour le locuteur (« je suis loin d’être romantique »), et affirmés à propos de ses adversaires, tandis que le terme « réalisme » – antonyme d’« idéalisme », et investi ici d’une valeur clairement laudative – se voit retiré aux adversaires et réapproprié par le locuteur (« je plaide pour un vrai réalisme »).
10Il est intéressant de réfléchir un instant aux incidences qu’a cette « argumentation par la définition » en termes d’ethos. Il faut ici aller au-delà de ce que Camus dit explicitement de lui-même, et dépasser les qualités qu’il s’auto-attribue dans le contenu de son discours (le « réalisme », en l’occurrence). Essayons de dépasser le registre de l’ethos « dit » (ou « déclaratif », selon l’expression de Plantin). On sait en effet que la plupart des théoriciens soutiennent que l’ethos appartient moins au registre du « dire » (les propriétés que le locuteur s’auto-attribue explicitement dans le contenu du discours) qu’à celui du « montrer » (les propriétés que le locuteur se « confèr[e] implicitement à travers [sa] manière de dire », ici d’argumenter, selon l’expression de Maingueneau11). Quels sont les gains potentiels de la stratégie argumentative décrite pour l’image de soi du locuteur ? En prenant la peine de s’arrêter sur les mots, de les définir ou, à tout le moins, de réfléchir aux conditions de leur emploi, Camus apparaît ici sous une double figure, celle du dénonciateur et celle du restaurateur (au sens de « celui qui rétablit une chose (en l’occurrence un mot) dans sa forme première »). Dénonciateur, car Camus vise un discours autre, présenté comme un faux-semblant : les mots y sont, selon l’expression d’Angenot,« vidé[s] de [leur] sens par l’effet d’une imposture »12. Le locuteur se pare ici d’une clairvoyance qui lui permet d’aller au-delà des apparences et de « traverser » un discours autre qui, dans la mesure où les mots y sont « pervertis » (c’est l’expression même de Camus), « fait écran » à une juste compréhension des choses. Restaurateur, carface à cette imposture langagière, le locuteur se propose de rétablir le « vrai » sens des mots, et de rendre ceux-ci à leur « véracité originelle »13. Il faut bien noter que cette opération de rétablissement du sens des mots ne se présente pas comme une démarche autoritaire, lors de laquelle le locuteur prétendrait disposer des mots comme bon lui semble, et les redéfinirait à discrétion, à la manière d’un Démiurge : Camus montre ici plutôt une forme de respect pour le langage en tant que code commun, en tant que condition de l’intercompréhension, et pour des significations largement acceptées – une forme de respect pour un certain « bon sens » que ses adversaires piétinent allégrement en opérant une véritable torsion du langage.
L’argumentation par analogie : marxisme, religion et colonialisme
11Le deuxième extrait14 fait usage d’un schème argumentatif que l’on trouve en bonne place dans toutes les typologies – l’argumentation par analogie :
III. Les marxistes et ceux qui les suivent pensent aussi être des humanistes. Mais pour eux la nature humaine sera constituée dans la société sans classes de l’avenir.
Cela prouve d’abord qu’ils refusent dès aujourd’hui ce que nous sommes tous : ces humanistes sont des accusateurs de l’homme. Qui s’étonnerait qu’une pareille prétention ait pu dévier dans l’univers des procès ? Ils refusent l’homme qui est au nom de celui qui sera. Cette prétention est de nature religieuse. Pourquoi serait-elle plus justifiée que celle qui annonce le royaume des cieux à venir ? En réalité, la fin de l’histoire ne peut avoir, dans les limites de notre condition, aucun sens définissable. Elle ne peut être que l’objet d’une foi et d’une nouvelle mystification. Mystification qui aujourd’hui n’est pas moindre que celle qui, jadis, fondait l’oppression colonialiste sur la nécessité de sauver les âmes des infidèles.
12La question est de savoir si les marxistes sont « humanistes » et donc – vu que l’« humanisme » est un concept dont la valeur axiologique est ici positive – s’ils doivent être suivis. À cela, Camus répond sans surprise par la négative : les marxistes sont des « accusateurs de l’homme ». Voyons comment l’écrivain tente d’étayer cette thèse. Il utilise une argumentation par analogie. Rappelons que celle-ci consiste fondamentalement à justifier une conclusion portant sur un premier cas, que les spécialistes de l’argumentation appellent en général le « thème » (ici : les marxistes), au moyen d’une comparaison de ce cas avec un autre cas (on parle alors du « phore », ou de l’« analogue »). Le rapprochement entre les différents cas repose sur la perception de ce que Perelman et Olbrechts-Tyteca appellent une « similitude de structures ». L’analogie, selon ces auteurs, se donne souvent à lire comme une « ressemblance de rapports » (plus que comme un simple « rapport de ressemblance »), dont la formule générale implique quatre termes : A est à B ce que C est à D :
Il nous semble que [l]a valeur argumentative [de l’analogie] sera le plus clairement mise en évidence si on envisage l’analogie comme une similitude de structures, dont la formule générale serait : A est à B ce que C est à D. […] Nous proposons d’appeler thème l’ensemble des termes A et B, sur lesquels porte la conclusion […] et d’appeler phore l’ensemble des termes C et D, qui servent à étayer le raisonnement […]. Normalement, le phore est mieux connu que le thème dont il doit éclairer la structure, ou établir la valeur […].15
13Dans l’extrait, Camus utilise deux analogues. Il s’attache à faire ressortir que la « société sans classes de l’avenir » et la « fin de l’histoire » (A) sont au marxisme (B), d’une part, ce que le « royaume des cieux à venir » (C) est à la religion chrétienne (D) et, d’autre part, ce que la « nécessité de sauver les âmes des infidèles » (C’) est à l’« oppression colonialiste » (D’) : une « prétention », l’« objet d’une foi et d’une mystification ». Ce qui rapproche le marxisme du christianisme et du colonialisme, c’est donc, selon Camus, le fait de vouloir fonder une doctrine tout entière sur la croyance en un état de choses futur que l’on présente comme nécessaire, alors qu’il reste fondamentalement inconnaissable. Ce « refus de l’homme qui est au nom de celui qui sera » est la pierre de touche de l’analogie, le tertium comparationis : il permet de conclure au caractère non humaniste du marxiste par le biais d’un rapprochement avec le caractère non humaniste de la religion chrétienne et du colonialisme, supposé faire l’objet d’un consensus.
14Réfléchissons un instant sur les incidences du raisonnement par analogie en termes d’ethos. Quelles qualités peuvent potentiellement être inférées de cette manière d’argumenter ? Sur le plan de la construction de l’image discursive de soi, il y a incontestablement un risque lié à l’usage de l’analogie : celle-ci peut être perçue comme un amalgame, comme un rapprochement indu entre deux cas que le locuteur opère à la seule fin de discréditer le premier cas (ce que nous avons appelé le « thème »). Il est possible que le locuteur apparaisse alors comme un manipulateur. Mais si elle est reçue positivement, l’argumentation par analogie peut conférer au locuteur une qualité de type « clairvoyance » (au sens de « vue exacte, claire et lucide des choses »). Pratiquant l’analogie, le locuteur se présente comme étant capable de percevoir des rapports privilégiés entre des domaines du réel a priori fort hétérogènes et qui, de ce fait, passent inaperçus pour la majorité des observateurs.
L’argumentation par refus d’une alternative
15Voyons maintenant un troisième schème argumentatif qui revient à deux reprises, et qui est particulièrement intéressant au regard de la construction de l’ethos de l’écrivain : on parlera, à son sujet, de l’« argument par refus d’une alternative ». Considérons l’extrait suivant16 :
V. Que peut faire l’artiste dans le monde d’aujourd’hui ?
On ne lui demande ni d’écrire sur les coopératives ni, inversement, d’endormir en lui-même les souffrances souffertes par les autres dans l’histoire. […] Ce n’est pas à l’heure où nous commençons à sortir du nihilisme que je nierai stupidement les valeurs de création au profit des valeurs d’humanité, ou inversement. Pour moi, les unes ne sont jamais séparées des autres et je mesure la grandeur d’un artiste (Molière, Tolstoï, Melville) à l’équilibre qu’il a su maintenir entre les deux. Aujourd’hui, sous la pression des événements, nous sommes contraints de transporter cette tension dans notre vie aussi. C’est pourquoi tant d’artistes, pliant sous le faix, se réfugient dans la tour d’ivoire ou au contraire dans l’église sociale. Mais j’y vois, pour ma part, une égale démission. Nous devons servir en même temps la douleur et la beauté.
16Cet argument implique de contester l’idée même qu’il ne puisse exister que deux solutions possibles à un problème donné. Ici, le problème – on l’a compris – est de définir le rôle de l’« artiste dans le monde d’aujourd’hui ». Les deux branches de l’alternative dégagent en fait ce que Meizoz appellerait des « postures » idéaltypiques que l’artiste peut endosser dans le champ artistique : d’une part, l’artiste subordonne entièrement la pratique de son art à une cause – sociale, politique… – qu’il s’agit de faire avancer (il « écrit sur des coopératives », il « privilégie […] les valeurs d’humanité », il se « réfugie […] dans l’église sociale ») ; d’autre part, l’artiste refuse de subordonner la pratique de son art à une cause quelconque (il va alors fatalement devoir « endormir en lui-même les souffrances souffertes par les autres dans l’histoire », privilégier les « valeurs de création » et, finalement, se réfugier « dans la tour d’ivoire »). En général, le locuteur qui fait usage d’un tel argument ne se contente pas de refuser l’alternative (le fait qu’il n’existe que deux solutions), ni de critiquer chacune des deux solutions envisagées. Il finit par proposer une troisième solution, qu’il présente comme étant méconnue (en tout cas au moment où il s’exprime), et dont il fait ressortir les mérites : pour Camus, il s’agit de chercher l’« équilibre » entre « valeurs de création » et « valeurs d’humanité », et de « servir en même temps la douleur et la beauté ». Il faut noter que cet argument du « refus d’alternative » ne doit pas être confondu avec celui du dilemme, plus souvent cité dans la littérature sur l’argumentation : ce dernier consiste en effet à envisager « deux solutions, toutes deux désagréables, mais entre lesquelles le choix paraît inévitable ; le reste de l’argumentation consistera dans la preuve que la solution proposée constitue le moindre mal »17.
17Ce passage est particulièrement riche et complexe du point de vue de la construction de l’ethos et de l’adoption d’une « posture ». Camus y développe un discours réflexif sur la condition de l’artiste (ce qu’Amossy appellerait un « métadiscours d’écrivain ») et il y thématise, de manière parfaitement explicite, une « posture » médiane, quelque part entre la « tour d’ivoire » et l’« église sociale » : on est ici dans le registre de l’ethos « dit ». Or quelles seraient les propriétés que Camus se confère plus implicitement par sa manière même d’argumenter ? S’il est jugé convaincant, le schème argumentatif du « refus d’alternative » et de la « troisième voie » fait à nouveau signe vers la clairvoyance, à savoir la capacité du locuteur à dépasser la schématisation réductrice, binaire, que ses adversaires tentent d’imposer à la complexité du réel (« ou bien… ou bien »). Il fait également signe vers la mesure. Les deux branches de l’alternative sont surtout critiquées pour leur caractère extrême, clivant : elles séparent indûment des « valeurs » entre lesquelles il faut plutôt ménager un « équilibre ». On relèvera toutefois, pour conclure ce point, que cet argument du middle ground n’est pas sans risque dans l’optique de la construction d’un ethos et peut donner lieu à des inférences négatives pour l’image du locuteur : mollesse, incapacité à prendre réellement parti, voire même lâcheté (voir les expressions idiomatiques telles que « ménager la chèvre et le chou »).
La construction de l’ethos à travers la sémiotisation des émotions
18Qu’en est-il des rapports qui peuvent se nouer entre la construction de l’ethos et le processus de sémiotisation des émotions ? Par commodité, je définis ici sommairement ce processus comme celui par lequel un locuteur « rend manifeste une émotion au moyen de signes ». Ces signes peuvent relever du matériau verbal, mais aussi du matériauque l’on appelle co-verbal (signes liés à la voix et au corps du locuteur, non pertinents ici). Par ailleurs, ce processus de sémiotisation peut emprunter différents modes : l’émotion qui est rendue manifeste au moyen de signes peut être dite (le locuteur la désigne alors tout à fait explicitement par un mot du lexique), mais on doit le plus souvent l’inférer, soità partir de certaines caractéristiques de l’énonciation (« comment » le locuteur parle), soit à partir du contenu de l’énoncé (« ce dont » le locuteur parle)18.
19Je tenterai d’approcher cette question du rapport entre l’ethos et les émotions en me penchant sur un dernier extrait19 :
Et puisque vous m’avez demandé de parler personnellement, je vais le faire aussi simplement que je le puis. En tant qu’artistes nous n’avons peut-être pas besoin d’intervenir dans les affaires du siècle. Mais en tant qu’hommes, oui. Le mineur qu’on exploite ou qu’on fusille, les esclaves des camps, ceux des colonies, les légions de persécutés qui couvrent le monde ont besoin, eux, que tous ceux qui peuvent parler relaient leur silence et ne se séparent pas d’eux. Je n’ai pas écrit, jour après jour, des articles et des textes de combat, je n’ai pas participé aux luttes communes parce que j’ai envie que le monde se couvre de statues grecques et de chefs-d’œuvre. L’homme qui, en moi, a cette envie existe. Simplement, il a mieux à faire à essayer de faire vivre les créatures de son imagination. Mais de mes premiers articles jusqu’à mon dernier livre, je n’ai tant, et peut-être trop, écrit que parce que je ne peux m’empêcher d’être tiré du côté de tous les jours, du côté de ceux, quels qu’ils soient, qu’on humilie et qu’on abaisse. Ceux-là ont besoin d’espérer, et si tout se tait, ou si on leur donne à choisir entre deux sortes d’humiliation, les voilà pour toujours désespérés et nous avec eux. Il me semble qu’on ne peut supporter cette idée, et celui qui ne peut la supporter ne peut non plus s’endormir dans sa tour. Non par vertu, on le voit, mais par une sorte d’intolérance quasi organique, qu’on éprouve ou qu’on n'éprouve pas. J’en vois pour ma part beaucoup qui ne l’éprouvent pas, mais je ne peux envier leur sommeil.
20La question ici en jeu est celle des motivations qui président à l’engagement de l’artiste dans le monde contemporain et, pour ce qui concerne plus spécifiquement Camus, celle des motivations de l’activité d’écriture. Examinons en détail le propos de Camus. On observe que la saisie des motivations est doublement ciblée. D’une part, Camus localise la motivation première de l’engagement non chez l’artiste « en tant qu’artiste », mais bien, d’abord, chez l’artiste « en tant qu’homme ». On voit donc que l’engagement de l’homme est une condition sine qua non pour qu’il y ait, chez l’artiste, une quelconque possibilité d’engagement subséquente. D’autre part – et c’est l’essentiel –, Camus présente la motivation première de l’engagement (celui de l’homme, d’abord, celui de l’artiste et de l’écrivain, ensuite) comme nécessairement ancrée dans le registre de l’« éprouvé », du « ressenti » – bref, dans le registre « affectif ». Or quel type de disposition affective est ici thématisée ? Je parlerai de « compassion active », d’un sentiment qui incline à partager les souffrances d’autrui et à tenter de les soulager. Camus énumère ce que l’on peut appeler, de manière un peu abstraite, des objets de compassion : « Le mineur qu’on exploite ou qu’on fusille, les esclaves des camps, ceux des colonies, les légions de persécutés qui couvrent le monde […] ceux, quels qu’ils soient, qu’on humilie et qu’on abaisse ». Il y a une cohérence dans cette énumération : il s’agit d’individus dont on dit non seulement qu’ils souffrent, mais aussi – et crucialement – que leur souffrance n’est pas due à une quelconque fatalité, mais bien à une action qui est exercée sur eux par un agent (« exploiter », « fusiller », « humilier », « abaisser »). Cette description de la souffrance en tant qu’elle est intentionnellement causée permet au sentiment de compassion d’être en prise sur le régime de l’action : la souffrance n’est alors pas uniquement quelque chose que l’on partage, mais aussi quelque chose à propos de quoi on agit (en l’occurrence : en « rela[yant] le silence » des souffrances par l’action de « parler » et d’« écrire »). Il faut, à ce stade, insister sur la manière même dont Camus fait apparaître ce sentiment de « compassion active ». On observe que l’écrivain souligne à plusieurs reprises l’une des dimensions essentielles de l’expérience affective, à savoir sa passivité : les émotions, les sentiments, les affects, quand bien même on peut les cultiver, les réprimer, voire les rationaliser, sont d’abord des phénomènes que l’on subit, qui s’abattent sur nous sans qu’on les choisisse : « je ne peux m’empêcher d’être tiré […] du côté de ceux, quels qu’ils soient, qu’on humilie et qu’on abaisse », dit Camus, avant de préciser qu’il s’agit, face à la souffrance d’autrui et à l’inaction, d’« une sorte d’intolérance quasi organique, qu’on éprouve ou qu’on n’éprouve pas ». On voit ici que Camus s’auto-attribue une disposition à ressentir certaines émotions et à accomplir certaines actions en conséquence de ces émotions. Cette auto-attribution n’est bien sûr pas purement individuelle, réduite au moi du locuteur : elle définit un groupe (un « on »), duquel certains sont toutefois exclus (« j’en vois pour ma part beaucoup qui ne l’éprouvent pas »).
21Les rapports entre la construction de l’ethos et la sémiotisation des émotions semblent, dans ce passage, se jouer à deux niveaux. Comme on vient de le voir, Camus thématise, de façon parfaitement explicite, une disposition à éprouver et à agir (ce que j’ai appelé la « compassion active ») : la sémiotisation affective emprunte ici le mode du « dire », et rejoint l’ethos « dit », « explicité ». Mais il y a plus. En se présentant explicitement comme un être doué de compassion à l’égard de ceux qui souffrent injustement, Camus en appelle, plus implicitement, à un autre sentiment dirigé cette fois vers sa propre personne : la sympathie20. Lisons ce qu’en dit Ruth Amossy, qui y voit l’un des liens les plus forts entre l’ethos et le pathos :
Au-delà des passions étudiées par la rhétorique, l’image de soi projetée par l’orateur doit être capable de susciter la sympathie dans le sens fort de sentir avec. Elle est d’autant plus efficace qu’elle éveille chez l’allocutaire l’impression que celui qui prend la parole est l’un des siens et qu’il peut se sentir avec lui, ne fût-ce que partiellement, à l’unisson […]. On voit donc que l’ethos en appelle à l’être ensemble et au sentir avec de l’auditoire en s’adressant à un groupe qu’il délimite, et parfois définit, à cet effet.21
22On a donc chez Camus, d’une part, une thématisation explicite de la compassion pour autrui et, d’autre part, un appel implicite à la sympathie pour sa propre personne (« je ressens les choses comme vous, vous ressentez les choses comme moi, nous partageons des façons de sentir ») : c’est la double dimension affective de l’ethos de l’écrivain.
Conclusion
23Mon objectif était de contribuer ici à la réflexion sur les paramètres d’analyse de l’ethos discursif. Il me semble qu’un gros travail théorique reste à faire sur la question de l’observabilité de l’ethos : à travers quels types de faits langagiers l’image discursive de soi peut-elle être observée dans un texte ? On sait que c’est là une question potentiellement infinie : les spécialistes du discours rappellent volontiers que l’analyse de l’ethos est « une reconstruction d’un implicite sur la base d’indices de tous niveaux »22. C’est entendu : les faits langagiers potentiellement pertinents pour l’étude de l’ethos sont nombreux, variés et hétérogènes (en termes de matériau sémiotique – verbal et co-verbal –, et en termes de niveaux et d’unités). Cela ne devrait toutefois pas dispenser les chercheurs de poursuivre un travail de typologie de ces observables : il est utile de mieux cartographier les entrées d’analyse de l’ethos, entrées qu’ensuite – face à un corpus donné – on exploitera ou l’on n’exploitera pas. Dans une telle optique, les schèmes argumentatifs et les processus de sémiotisation des émotions constituent – c’était du moins l’hypothèse du présent article – deux entrées d’analyse potentiellement riches et encore assez peu exploitées, malgré la triade rhétorique si souvent rappelée unissant l’ethos, le logos et le pathos.
24(Université de Neuchâtel)