Le recours à l’ethos dans l’analyse du discours littéraire
1Pris dans le discrédit de la rhétorique, l’ethos est resté longtemps à la périphérie des études textuelles. La stylistique n’en faisait pas usage, si ce n’est occasionnellement pour analyser des textes de l’âge classique : un sermon de Bossuet ou une tragédie de Corneille. Aujourd’hui la situation est bien différente : l’ethos est très présent dans les sciences du langage et bien au-delà, dans l’ensemble des sciences humaines et sociales et des humanités. Ces actes de colloque consacrés à la littérature en témoignent.
2J’ai élaboré ma propre conception de l’ethos dans les années 19801. À cette époque le paysage était bien dégagé, puisque cette notion n’était jamais utilisée en analyse du discours. De nos jours, en revanche, l’ethos fait l’objet d’élaborations divergentes et dans le seul domaine des études littéraires, il interfère de manière difficilement contrôlable avec des notions telles que « posture »2, « image d’auteur »3, « scénographie auctoriale »4, voire « style »5.
3Le renouveau des problématiques de l’ethos en analyse du discours s’est fait autour de l’ethos proprement discursif, celui qui ressort de l’énonciation. C’est d’ailleurs cet ethos discursif qui intéresse Aristote quand il présente sa typologie des « preuves » dans la Rhétorique (1378a). Mais le même Aristote recourt également à un ethos non discursif dans d’autres disciplines (sciences naturelles, musique, morale, politique, etc.), voire dans d’autres passages de la Rhétorique elle-même6. C’est dire si la restriction sur le seul ethos discursif est ascétique ; spontanément, on a tendance à brouiller la frontière entre le linguistique et le sociologique. On sait que Max Weber utilise cette notion d’ethos dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905), où il essaie de comprendre quel est le type d’individu requis par un nouveau type d’économie capitaliste :
Nous avons placé au début deux études assez anciennes. On y tente d’aborder le problème par un aspect important qui est en général l’un des plus difficiles à saisir : de quelle façon certaines croyances religieuses déterminent-elles l’apparition d’une « mentalité économique », autrement dit l’« ethos » d’une forme d’économie ?7
4Repris par Norbert Elias (cf. La Société de la Cour), l’ethos désigne les comportements attachés à un groupe social. Chez Bourdieu il désigne « un ensemble objectivement systématique de dispositions à dimension éthique, de principes pratiques (l’éthique étant un système intentionnellement cohérent de principes explicites) »8. Dans ces emplois sociologiques, l’ethos n’est pas véritablement opposé à l’ethos discursif : ce dernier est en quelque sorte absorbé dans la globalité d’une mentalité ou d’un style de vie. L’ethos discursif n’est mis en évidence que s’il s’agit d’étudier des mouvements comme la galanterie du XVIIe siècle, où un certain comportement social est indissociable d’une production littéraire9.
Deux distinctions de base
5Pour bien saisir la notion d’ethos discursif, il faut prendre en compte deux distinctions : celle entre ethos discursif et ethos pré-discursif, d’une part, celle entre ethos dit et ethos montré, d’autre part.
6Il existe bien souvent chez les destinataires une représentation « pré-discursive » du locuteur, c’est-à-dire antérieure à l’énonciation ; c’est particulièrement évident pour les personnalités qui occupent la scène médiatique ou pour les écrivains, par exemple, pour lesquels on dispose souvent, avant la lecture de tel ou tel de leurs textes, d’une image d’auteur. Comme cet ethos « pré-discursif » est en général élaboré à partir de discours, il vaut sans doute mieux parler d’ethos préalable que d’ethos pré-discursif.
7La distinction entre ethos dit et ethos montré passe à l’intérieur de l’ethos discursif. Elle est exprimée chez Oswald Ducrot10 à travers le couple conceptuel locuteur-L vs locuteur-λ. Le locuteur-L (= le locuteur en tant qu’il est en train d’énoncer) est censé promouvoir les qualités du locuteur-λ (= le locuteur en tant qu’être du monde, hors de l’énonciation). Cette distinction rejoint celle des pragmaticiens entre montrer et dire : l’ethos se montre dans l’acte d’énonciation, il ne se dit pas dans l’énoncé. Il y a d’une part « la communication d’un contenu », d’autre part « la communication du fait de sa communication sur un certain mode »11. Si l’ethos montré fait partie intégrante de toute énonciation, l’ethos dit, lui, n’est pas obligatoire :
Il ne s’agit pas des affirmations flatteuses que l’orateur peut faire sur sa propre personne dans le contenu de son discours, affirmations qui risquent au contraire de heurter l’auditeur, mais de l’apparence que lui confèrent le débit, l’intonation, chaleureuse ou sévère, le choix des mots, des arguments... Dans ma terminologie, je dirai que l’ethos est attaché à L, le locuteur en tant que tel : c’est en tant qu’il est source de l’énonciation qu’il se voit affublé de certains caractères qui, par contrecoup, rendent cette énonciation acceptable ou rebutante.12
8On notera que Ducrot n’évoque ici que l’ethos dit non-verbal, qui concerne la personnalité du locuteur ; mais il existe aussi un ethos dit verbal, qui porte sur les propriétés de l’énonciation elle-même (« ma parole est sévère », « je vous parle du fond du cœur »…).
9L’ethos discursif se construit à travers la mise en relation de l’ethos dit et de l’ethos montré. C’est là quelque chose qui est souvent négligé. Dans un grand nombre d’analyses littéraires, on prélève en effet indifféremment des indices à la fois dans l’ethos dit et dans l’ethos montré, ou alors dans l’un des deux seulement, sans que cette distinction soit mise en avant. La tentation est de privilégier l’un ou l’autre, dit ou montré, selon le type de texte auquel on a affaire. Quand l’ethos montré est saillant, bien identifiable, c’est lui qui s’impose ; quand il ne l’est pas, on a tendance à privilégier l’ethos dit.
Les trois dimensions de l’ethos
10Quand on considère le contenu qui est donné à l’ethos dans les travaux qui mobilisent cette notion, on constate qu’il est très variable. Il est ainsi question d’ethos « professoral », d’ethos « de politicien », « calme », « rural », d’ethos « de mère », de « communiste », etc. Pour mettre un minimum d’ordre, il me semble qu’on pourrait au minimum distinguer trois dimensions de l’ethos qui sont toujours virtuellement présentes mais qui sont plus ou moins saillantes selon les types et les genres de discours considérés : un ethos catégoriel, un ethos idéologique, un ethos expérientiel. Cette distinction est d’autant plus nécessaire que « la littérature » n’est pas un corpus homogène. Si on peut avoir cette impression pour la littérature à partir du XIXe siècle – au moment précisément où on construit la littérature comme une aire de parole spécifique – il en va différemment pour les époques antérieures. Beaucoup de textes qui sont placés dans les anthologies de la littérature ressortissent à des genres de textes qu’aujourd’hui on ne jugerait pas « littéraires ».
111) La dimension catégorielle de l’ethos recouvre des catégories de natures très variées. Il peut s’agir de rôles liés à l’exercice du discours, appréhendé sous diverses facettes : par exemple conteur, romancier, écrivain, poète, prophète... Il peut s’agir aussi de catégories sociales très diverses (courtisan, paysan, juriste, père, femme…), ethniques (Français, Anglo-saxon, Japonais, Auvergnat…), etc. Ces multiples catégories intéressent la problématique de l’ethos parce qu’elles sont associées stéréotypiquement à des manières de parler.
12Dans Télémaque le locuteur, Mentor, est précepteur du jeune prince. Un tel statut implique des rôles discursifs d’enseignant, de conseiller, etc., avec les usages linguistiques correspondants. C’est le cas dans cet extrait où Mentor parle conformément à ce qu’on attend d’un précepteur s’adressant à son élève :
Avant que de laisser fermer ses yeux au sommeil, Mentor parla ainsi à Télémaque :
– Le plaisir de raconter vos histoires vous a entraîné ; vous avez charmé la déesse en lui expliquant les dangers dont votre courage et votre industrie vous ont tiré : par là vous n’avez fait qu’enflammer davantage son cœur et que vous préparer une plus dangereuse captivité. Comment espérez-vous qu’elle vous laisse maintenant sortir de son île, vous qui l’avez enchantée par le récit de vos aventures ? L’amour d’une vaine gloire vous a fait parler sans prudence. Elle s’était engagée à vous raconter des histoires et à vous apprendre quelle a été la destinée d’Ulysse ; elle a trouvé moyen de parler longtemps sans rien dire, et elle vous a engagé à lui expliquer tout ce qu’elle désire savoir : tel est l’art des femmes flatteuses et passionnées. Quand est-ce, ô Télémaque, que vous serez assez sage pour ne parler jamais par vanité et que vous saurez taire tout ce qui vous est avantageux, quand il n’est pas utile à dire ? Les autres admirent votre sagesse dans un âge où il est pardonnable d’en manquer ; pour moi, je ne puis vous pardonner rien : je suis le seul qui vous connaît, et qui vous aime assez pour vous avertir de toutes vos fautes. Combien êtes-vous encore éloigné de la sagesse de votre père !
13 (Les Aventures de Télémaque, livre IV)
142) La second dimension de l’ethos, la dimension idéologique, est liée aux positionnements des locuteurs dans un champ conflictuel de valeurs (politique, esthétique, religieux, philosophique…). Considérons ce fragment de Voltaire, l’incipit de L’Ingénu (1767) :
Un jour saint Dunstan, Irlandais de nation et saint de profession, partit d’Irlande sur une petite montagne qui vogua vers les côtes de France, et arriva par cette voiture à la baie de Saint-Malo. Quand il fut à bord, il donna la bénédiction à sa montagne, qui lui fit de profondes révérences, et s’en retourna en Irlande par le même chemin qu’elle était venue.
Dunstan fonda un petit prieuré dans ces quartiers-là, et lui donna le nom de prieuré de la Montagne, qu’il porte encore, comme un chacun sait.
En l’année 1689, le 15 juillet au soir, l’abbé de Kerkabon, prieur de Notre-Dame de la Montagne, se promenait sur le bord de la mer avec mademoiselle de Kerkabon, sa sœur, pour prendre le frais. Le prieur, déjà un peu sur l’âge, était un très bon ecclésiastique, aimé de ses voisins, après l’avoir été autrefois de ses voisines. Ce qui lui avait donné surtout une grande considération, c’est qu’il était le seul bénéficier du pays qu’on ne fût pas obligé de porter dans son lit quand il avait soupé avec ses confrères. Il savait assez honnêtement de théologie; et quand il était las de lire saint Augustin, il s’amusait avec Rabelais : aussi tout le monde disait du bien de lui.
15En s’appuyant sur des indices répartis sur divers plans du texte, on peut attribuer à l’énonciateur un ethos idéologique « anticlérical » qui serait typique des « Lumières ». Ici c’est le contenu du texte, l’ethos dit par conséquent, qui, pour l’essentiel, permet de spécifier cet ethos idéologique. Dans d’autres cas, l’ethos montré peut également jouer un rôle important. Un philosophe par exemple montre son positionnement doctrinal à travers son énonciation : pour être un philosophe analytique, il faut montrer qu’on écrit clairement, exclure par là des manières d’écrire comme celles de Derrida ou de Nietzsche, rejetées comme des parangons de la philosophie « continentale ».
163) La troisième dimension de l’ethos qu’il me semble nécessaire de distinguer, la dimension expérientielle, est celle que j’ai particulièrement développée dans mes travaux antérieurs13. Cette problématique n’a pas été conçue pour les textes littéraires, mais il s’est trouvé qu’elle se prête bien à leur étude, comme d’ailleurs à celle de corpus publicitaires, politiques ou religieux : autant de discours qui par nature doivent faire adhérer des destinataires à certaines valeurs.
17Dans cette conception de l’ethos, les textes, même écrits, possèdent un tonspécifique qui permet de les rapporter à une caractérisation psycho-sociale de l’énonciateur (et non, bien entendu, du locuteur extradiscursif) construite par le destinataire, à un garant qui à travers sa manière de parler authentifie ce qu’il dit ; le terme de « ton » présente l’avantage de valoir aussi bien pour l’écrit que pour l’oral. Le destinataire construit la figure de ce « garant » en s’appuyant sur un ensemble diffus de représentations sociales évaluées positivement ou négativement, de stéréotypes que l’énonciation contribue à conforter ou à transformer. Le pouvoir de persuasion d’un discours tient pour une bonne part au fait qu’il amène le destinataire, à travers l’énonciation, à s’identifier au mouvement d’un corps, fût-il très schématique, investi de valeurs historiquement spécifiées. Cette conception incarnée de l’ethos est mise en évidence à travers le concept d’« incorporation » qui associe intimement une « corporalité », une spécification du corps social appréhendé de manière dynamique, et un « caractère », un certain nombre de prédicats psychologiques. L’incorporation joue sur trois registres :
18- L’énonciation de l’œuvre confère une « corporalité » au garant, elle lui donne corps ;
19- Le destinataire incorpore, assimile ainsi un ensemble de schèmes qui correspondent à une manière spécifique de se rapporter au monde en habitant son propre corps ;
20- Ces deux premières incorporations permettent la constitution d’un corps, de la communauté imaginaire de ceux qui adhèrent au même discours.
21L’incorporation du lecteur, au-delà d’un garant, implique un monde éthique dont ce garant participe et auquel il donne accès. Ce « monde éthique » activé par l’interprétation subsume un certain nombre de situations stéréotypiques associées à des comportements verbaux et non-verbaux. La publicité contemporaine s’appuie massivement sur de tels stéréotypes (le monde éthique du cadre dynamique, des snobs, des stars de cinéma, etc.) dans la mesure où le discours publicitaire contemporain entretient par nature un lien privilégié avec l’ethos. Il cherche en effet à persuader en associant les produits qu’il promeut à un corps en mouvement, à une manière d’habiter le monde ; en s’appuyant sur des stéréotypes évalués, il doit incarner ce qu’il prescrit. Les « idées » suscitent l’adhésion du lecteur à travers une manière de dire qui est aussi une manière d’être.
22La dimension expérientielle de l’ethos est étroitement liée au « caractère » et à la « corporalité », rattachés à un monde éthique déterminé. Dans le texte de Voltaire cité plus haut le lecteur instruit aura tendance à construire un garant vif, ironique, spirituel, associé stéréotypiquement à l’univers mondain du XVIIIe siècle. En revanche, l’ethos est bien différent dans ce début d’un roman de Giono :
C’était une nuit extraordinaire. Il y avait eu du vent, il avait cessé, et les étoiles avaient éclaté comme de l’herbe. Elles étaient en touffes avec des racines d’or, épanouies, enfoncées dans les ténèbres et qui soulevaient des mottes luisantes de nuit.
Jourdan ne pouvait pas dormir. Il se tournait, il se retournait.
« Il fait un clair de toute beauté », se disait-il.
Il n’avait jamais vu ça. Le ciel tremblait comme un ciel de métal. On ne savait pas de quoi puisque tout était immobile, même le plus petit pompon d’osier. Ça n’était pas le vent. C’était tout simplement le ciel qui descendait jusqu’à toucher la terre, racler les plaines, frapper les montagnes et faire sonner les corridors des forêts. Après, il remontait au fond des hauteurs.
23(Que ma joie demeure, 1936)
24Il y a ici un ethos rural de lenteur et de simplicité, attribué à un narrateur garant qui a incorporé les valeurs associées à une campagne certes imaginaire mais qui s’appuie sur des valeurs attachées à la ruralité.
25Les valeurs qui relèvent de l’ethos expérientiel sont extrêmement diverses et leur activation dépend largement du genre de discours considéré. C’est ainsi que pour les genres de discours politique le destinataire met spontanément au premier plan les valeurs attachées au politique : honnêteté, courage, clairvoyance, fermeté… En revanche, la publicité ou la littérature investissent massivement ce qui a trait à la corporalité.
26Ces trois dimensions (catégorielle, idéologique, expérientielle) ne sont pas saillantes au même degré selon les textes, les types ou les genres de discours. Dans le cas d’un texte comme L’Ingénu, on peut dire que la dimension idéologique est au premier plan. Dans le roman de Giono, en revanche, la dimension expérientielle joue un rôle primordial. Mais les trois dimensions sont toujours présentes et interagissent. Par exemple, le statut de conteur correspond à des manières de parler très différentes selon que le locuteur est un mondain qui fait son récit dans un salon ou un paysan du XIXe siècle qui parle à la veillée.
Ethos social vs intertextuel
27Une autre difficulté liée à la notion d’ethos est qu’on l’emploie aussi bien pour des caractérisations d’ordre intertextuel que pour des caractérisations d’ordre social. Considérons cette réplique de notaire dans une comédie de Molière :
LE NOTAIRE : La Coutume y résiste. Si vous étiez en pays de droit écrit, cela se pourrait faire ; mais, à Paris, et dans les pays coutumiers, au moins dans la plupart, c’est ce qui ne se peut, et la disposition serait nulle. Tout l’avantage qu’homme et femme conjoints par mariage se peuvent faire l’un à l’autre, c’est un don mutuel entre-vifs ; encore faut-il qu’il n’y ait enfants, soit des deux conjoints, ou de l’un d’eux, lors du décès du premier mourant.
28 (Le Malade imaginaire, acte I, scène VII)
29Pour rédiger une telle réplique, le dramaturge a dû s’appuyer sur la compétence communicationnelle de ses contemporains, qui, en fonction de leur expérience, sont censés reconnaître certains traits du sociolecte des hommes de loi : des caractéristiques lexicales et syntaxiques mais aussi un certain ethos montré, que le metteur en scène doit s’efforcer de rendre vraisemblable. Mais cet ethos peut également être contaminé par l’existence, dans la tradition théâtrale française, de personnages d’hommes de loi, dont l’ethos caricatural préexiste à la pièce.
30Considérons à présent ce poème de la fin du XIXe siècle, qui se présente comme un monologue du satyre et flûtiste Hyagnis, le père mythique du non moins mythique satyre Marsyas :
La plainte d’Hyagnis
Substance de Cybèle, ô branches, ô feuillages,
Aériens berceaux des rossignols sauvages,
L’ombre est déjà menue à vos faîtes rompus,
Languissants vous pendez et votre vert n’est plus.
Et moi je te ressemble, automnale nature,
Mélancolique bois où viendra la froidure.
Je me souviens des jours que mon jeune printemps
Ses brillantes couleurs remirait aux étangs,
Que par le doux métier que je faisais paraître
Dessus les chalumeaux,
Je contentais le cœur du laboureur champêtre
Courbé sur ses travaux.Mais la Naïade amie, à ses bords que j’évite,
Hélas ! ne trouve plus l’empreinte de mes pieds,
Car c’est le pâle buis que mon visage imite,
Et cette triste fleur des jaunes violiers.
Chère flûte, roseaux où je gonflais ma joue,
Délices de mes doigts, ma force et ma gaîté,
Maintenant tu te plains : au vent qui le secoue
Inutile rameau que la sève a quitté.
31(Jean Moréas, Eriphyle, poème suivi de quatre sylves, 1894, p. 21)
32Comment parle un satyre ? Quel est son ethos discursif ? Pour répondre à une telle question, on ne peut pas se référer aux pratiques verbales d’une catégorie sociale, comme c’est le cas avec la réplique du notaire de Molière, qui s’inscrit dans un monde éthique socialement identifié. En fin de compte, ce qui donne consistance à un tel ethos est d’ordre intertextuel : l’ethos d’un satyre mythologique ne peut pas s’appuyer sur une autre réalité qu’une longue série de textes, une tradition qui remonte à l’Antiquité et qui inclut en particulier la poésie de Théocrite et de Virgile. Le monde éthique dans lequel se meut ce satyre n’existe que dans le vaste intertexte des idylles et des églogues, avec ses scènes et ses manières de parler prototypiques. Ce monde n’a de vie que parce qu’il mobilise et cimente une vaste communauté qui partage une certaine culture, les humanités classiques, qui constituaient à cette époque la base de l’enseignement des élites dans les collèges et les lycées.
33En fait, on ne peut pas se contenter de prendre en compte l’ethos du satyre. Il y a en effet ici deux scènes d’énonciation : celle du poème, qui met en relation le poète et le lecteur, et, à un niveau inférieur, celle du satyre. Quand le satyre parle, c’est aussi le poète qui s’exprime à travers lui (le contenu des propos du satyre ne laisse d’ailleurs aucun doute à ce sujet), et ce poète doit lui aussi se conformer à un certain ethos, qui résulte de son propre positionnement dans le champ littéraire : ce poème doit se montrer comme relevant de « l’école romane » que Moréas a fondée deux ans auparavant, après avoir été symboliste. Le poète se présente comme un lettré qui connaît ses humanités : la plainte d’Hyagnis s’inscrit dans un recueil intitulé Eriphyle et le poème « la plainte d’Hyagnis » est catégorisé par son auteur comme « sylve », avec un renvoi intertextuel appuyé aux sylves, recueil du poète latin Stace. L’aptitude à manier ces références érudites vient attester la familiarité de l’auteur avec ce monde lointain, une familiarité mise en évidence par le signifiant du pseudonyme que s’est donné l’auteur : « Jean Moréas » montre un mélange de francité et d’héllénicité (rappelons que Moréas est Grec de naissance).
34Les deux ethè qui se mêlent ici, celui qui s’enracine dans une tradition pastorale antique et celui qui marque un positionnement littéraire, sont tous deux d’ordre intertextuel, même si c’est selon des modalités différentes.
La hiérarchisation des instances énonciatives
35Le poème de Moréas a mis en évidence un phénomène que l’on rencontre constamment en littérature dans les études menées en termes d’ethos : l’enchâssement d’une scène d’énonciation dans une autre.
36C’est évidemment au théâtre que le phénomène est le plus évident, puisque les personnages sont de véritables locuteurs, doués d’un ethos, qu’il y a deux plans d’énonciation en interaction : celui des personnages et celui de l’archiénonciateur, c’est-à-dire du dramaturge. Mais ces deux niveaux sont hétéronomes. L’ethos des personnages est appréhendé directement par le spectateur, puisqu’ils parlent, tandis que l’ethos de l’archiénonciateur est construit indirectement, à partir d’un ensemble diversifié de signes : des paroles des personnages au découpage des scènes en passant par le registre de langue choisi ou les décors.
37Comme le souligne son sous-titre, « l’atrabilaire amoureux », dans une pièce comme Le Misanthrope de Molière, l’ethos des personnages est placé au premier plan : l’un des ressorts essentiels de la pièce est la confrontation entre des ethè expérientiels divergents. À cet égard, la relation entre Oronte, Philinte et Alceste est exemplaire. On peut en juger par ce fragment :
ORONTE
Vous eûtes de la complaisance ;
Mais vous en deviez moins avoir,
Et ne vous pas mettre en dépense
Pour ne me donner que l’espoir.
PHILINTE
Ah ! Qu’en termes galants ces choses-là sont mises !
ALCESTE, bas.
Morbleu ! vil complaisant, vous louez des sottises ?
ORONTE
S’il faut qu’une attente éternelle
Pousse à bout l’ardeur de mon zèle,
Le trépas sera mon recours.
Vos soins ne m’en peuvent distraire :
Belle Philis, on désespère,
Alors qu’on espère toujours.
PHILINTE
La chute en est jolie, amoureuse, admirable.
ALCESTE bas.
La peste de ta chute ! Empoisonneur au diable,
En eusses-tu fait une à te casser le nez !
38(Le Misanthrope, acte I, scène II)
39Dans cette scène, trois niveaux d’ethos interagissent : celui de l’archiénonciateur, celui des personnages et celui qui est attaché à l’énonciateur du poème. Ce n’est pas parce qu’Oronte est l’auteur du sonnet que son ethos est identique dans la conversation et dans la lecture de ces vers. On peut même aller plus loin : l’ethos d’Oronte récitant ne constitue lui-même qu’une interprétation de l’ethos du poème, qui d’ailleurs varie d’un metteur en scène à un autre.
40Chacun des trois personnages est associé à un ethos spécifique et évalue celui des deux autres : ainsi Alceste trouve-t-il Philinte « vil complaisant ». Le conflit entre ethè atteint son paroxysme quand Alceste cite des fragments du sonnet d’Oronte pour les critiquer. Son ethos de récitant est ainsi destiné à disqualifier l’ethos galant associé au sonnet.
ALCESTE
Franchement, il est bon à mettre au cabinet.
Vous vous êtes réglé sur de méchants modèles,
Et vos expressions ne sont point naturelles.
Qu’est-ce que Nous berce un temps notre ennui ?
Et que Rien ne marche après lui ?
Que Ne vous pas mettre en dépense,
Pour ne me donner que l’espoir ?
Et que Philis, on désespère,
Alors qu’on espère toujours ?
Ce style figuré, dont on fait vanité,
Sort du bon caractère et de la vérité.
41En matière de relation entre ethè des personnages et ethos de l’archiénonciateur, on ne peut cependant pas appliquer au théâtre en général, appréhendé dans toute la diversité de ses genres et de ses positionnements, les caractéristiques qui ressortent d’un exemple comme cette scène de Molière, qui relève d’un théâtre où chaque locuteur s’exprime en fonction de sa condition sociale et de l’emploi qu’il a dans la pièce. Il suffit de changer d’univers esthétique pour voir que le problème de l’ethos discursif peut se poser très différemment. On peut en prendre la mesure à travers cet extrait de Pelléas et Mélisande de Maeterlinck, prototype de la pièce symboliste :
GENEVIÈVE : Je crois qu’il nous a vues, mais il ne sait ce qu’il doit faire... Pelléas, Pelléas, est-ce toi ?
PELLÉAS : Oui !... Je venais du côté de la mer...
GENEVIÈVE : Nous aussi ; nous cherchions la clarté. Ici, il fait un peu plus clair qu’ailleurs ; et cependant la mer est sombre.
PELLÉAS : Nous aurons une tempête cette nuit. Nous en avons souvent... et cependant la mer est si calme ce soir... On s’embarquerait sans le savoir et l’on ne reviendrait plus.
MÉLISANDE : Quelque chose sort du port...
PELLÉAS : Il faut que ce soit un grand navire... Les lumières sont très hautes, nous le verrons tout à l’heure quand il entrera dans la bande de clarté...
GENEVIÈVE : Je ne sais pas si nous pourrons le voir... Il y a une brume sur la mer...
PELLÉAS : On dirait que la brume s’élève lentement...
MÉLISANDE : Oui ; j’aperçois, là-bas, une petite lumière que je n’avais pas vue...
PELLÉAS : C’est un phare ; il y en a d’autres que nous ne voyons pas encore.
MÉLISANDE : Le navire est dans la lumière... Il est déjà bien loin.
42(Pelléas et Mélisande, 1892, acte I, scène IV)
43Ici, à l’évidence les trois personnages partagent le même ethos discursif, et ce dernier, à un niveau supérieur, est lui-même partagé par l’archiénonciateur symboliste. Bien entendu, le personnage de Golo est censé avoir un ethos plus brutal, qui contraste avec ceux des autres personnages, en particulier Pelléas et Mélisande, mais ce sont des nuances à l’intérieur d’un ethos d’archiénonciateur omniprésent et enveloppant. On pourrait faire des remarques comparables à propos du théâtre de Giraudoux ou celui de Claudel.
44Mais quel que soit l’univers esthétique dont participe une pièce, dès que celle-ci est représentée il faut prendre en compte un plan d’ethos supplémentaire, celui du metteur en scène, qui aujourd’hui en vient parfois à devenir une sorte de co-auteur. Le spectateur n’a accès aux ethè de l’archiénonciateur et des personnages qu’à travers celui du metteur en scène. Or, ce dernier a le choix entre s’efforcer de restituer des ethè contemporains de l’écriture de la pièce et imposer son propre ethos, avec entre ces deux extrêmes des dosages variables.
Conclusion
45J’ai cité ailleurs14 l’affirmation d’Antoine Auchlin selon laquelle « la notion d’ethos est une notion dont l’intérêt est essentiellement pratique, et non un concept théorique clair »15. De fait, l’ethos s’appuie sur une réalité triviale, qui est coextensive à tout emploi de la langue : le destinataire se construit une représentation du locuteur à travers ce qu’il dit et sa manière de dire. Cela ne signifie pas que l’ethos est voué à rester une notion séduisante mais insaisissable, mais il peut d’autant mieux jouer son rôle d’articulateur entre le discours et la culture dont participe un texte quand son contenu et ses limites sont rigoureusement définis dans une problématique déterminée.
46À mon sens, en analyse du discours, il n’existe cependant pas encore de modélisation satisfaisante de l’ethos. Même si l’on s’en tient au domaine restreint de la littérature (à supposer que cela ne soit pas une catégorie anachronique pour la grande majorité des œuvres antérieures au XIXe siècle), l’ethos reste une catégorie qui ne permet pas de saisir les divers types et genres de textes dans leur spécificité. Cet outil d’analyse a été considérablement diffusé depuis les années 1990, mais il n’a pas été suffisamment retravaillé. Pour rendre les analyses plus opératoires, il faudrait pouvoir s’appuyer sur une connaissance préalable de la manière dont tel ou tel type ou genre de texte peut être appréhendé en termes d’ethos, au lieu de partir à chaque fois de zéro. Autant dire qu’on se trouve en ce moment dans une phase de transition.
47(Université Paris-Sorbonne)