La Servitude volontaire : une défense et illustration de la langue française
1Même si l’on a pu diversement interpréter la portée exacte de sa leçon, La Servitude volontaire est généralement considérée comme un grand texte politique, au même titre que Le Prince de Machiavel, la Franco-Gallia de Hotman ou le Leviathan de Hobbes. De ce point de vue, l’œuvre de La Boétie ressortit non pas à la philosophie (ce n’est pas un texte spéculatif) mais à l’histoire des doctrines politiques. Or cette œuvre a été mise au programme d’une agrégation de lettres. Nous n’aurons pas à nous interroger sur ce choix ni à mettre en question son bien fondé, mais à en assumer le présupposé et les conséquences. Ce choix conduit en effet à étudier La Servitude volontaire dans une perspective littéraire et, partant, comme un texte littéraire en français. Certes, sa nature littéraire n’a pas été entièrement négligée par la critique1, mais dans la plupart des cas, elle n’a été prise en considération que de façon négative, pour minorer sa portée politique. Le texte a été considéré soit comme un exercice scolaire marqué par des procédés et rempli de références « livresques », soit comme l’expression véhémente et emphatique de l’indignation dans une fiction argumentative ; Paul Bonnefon considérait ainsi la Servitude volontaire comme un ouvrage de jeunesse, excessif et enthousiaste ; il concédait toutefois que sa véritable originalité était bien d’ordre stylistique et littéraire, et il soulignait la qualité de sa langue2. De façon plus neutre, selon un partage sommaire entre forme et fond, cette dimension littéraire est présentée comme un simple support à l’expression des idées, un outil au service de l’argumentation, voire comme un ornement (c’est la part accordée aux citations en vers), dont les fortes particularités, bien éloignées d’un degré zéro d’une écriture vouée à la seule information, rappellent l’inscription de l’œuvre dans une époque de transition et sa dépendance à un état de la langue (le moyen français en voie de normalisation), à une culture (savante), à des pratiques d’écriture (l’imitation des styles antiques), mais dont l’étude, pour intéressante qu’elle soit, reste subordonnée à la seule mise en lumière du sens et à l’interprétation d’une doctrine.
2 Le choix du programme devrait conduire au contraire à refuser un tel partage. On se demandera au contraire si ce texte mystérieux d’un point de vue politique ne s‘éclaire pas précisément en termes littéraires. Ce changement de perspective repose sur l’analyse des ressources lexicales et syntaxiques que le texte met en œuvre, pour en souligner la singularité : La Boétie, cela a été noté, est un inventeur de mots (ainsi « policeur », p. 98)3. Il se précise par la question de l’élaboration rhétorique, qui témoigne de la part de l’auteur d’une connaissance parfaite de l’art oratoire et d’une pratique tout autre que scolaire. Il fait apparaître enfin La Servitude volontaire comme un système complexe de références et d’effets intertextuels, qui ne se réduisent pas au cadre conceptuel d’une typologie des formes de tyrannie. Sur ces bases, largement défrichées dans le cadre de cette journée, s’ouvre une dernière perspective, plus historique, celle de la place du discours dans les débats littéraire des années 1545-1550, en relation au projet d’une défense et illustration de la langue française, que la mise en valeur d’un La Boétie « humaniste », cumulant les prestiges savants du philologue et du poète néo-latin, a peut-être conduit, par un effet inverse, à minorer.
L’apologie de la langue française
3Le projet d’une « défense et illustration de la langue française » ne s’identifie pas au seul traité bien connu de Du Bellay, publié en 1549, au moment où, selon Montaigne, La Boétie aurait rédigé la première version de son discours. Du Bellay codifiait de façon systématique et polémique, marquée par un éthos aristocratique, une argumentation de nature apologétique, dans un combat en faveur de la langue française, langue royale. Les termes en avaient été formulés sur un mode épars depuis le début du siècle dans des préfaces, des poèmes liminaires, des développements métapoétiques. Cette argumentation qui trouvait en Nicole Oresme, traducteur des Politiques d’Aristote à la fin du XIVe siècle un lointain ancêtre4. Ce discours apologétique développait plusieurs arguments topiques : d’un côté, la nécessité d’honorer sa langue maternelle, la relation du français et des langues antiques, dans un processus complexe d’imitation et d’émulation ; de l’autre, la place privilégiée reconnue à la traduction dans ce processus, à la fois comme mode de transmission des savoirs, comme apprentissage des formes et des styles, comme mise à l’essai des ressources de la langue nationale ; enfin, le lien de la langue française et de l’institution monarchique, les rois de France étant appelés à exercer un véritable magistère sur la langue et à protéger, à travers divers intermédiaires, les écrivains capables de faire du français un « vulgaire illustre » à l’instar de l’italien, une belle langue destinée à célébrer leur gloire5. Dans cette perspective, ainsi que l’a noté Claude Longeon, s’imposait en France la certitude que la langue était l’instrument et la marque de la domination politique, à la fois comme « rêve d’empire6 », mais aussi comme moyen d’unification et de centralisation. Le règne de François Ier fut marqué par les premières réalisations de ce programme : l’uniformisation de la langue administrative et de la pratique juridique, la codification grammaticale et la normalisation graphique, une vaste entreprise de traduction des textes classiques et modernes, en particulier grecs et italiens, l’invention d’une grande poésie aulique. Le règne de Henri II, un roi qui passe pourtant pour avoir été peu ami des lettres, en vit le développement systématique.
4 Dans La Servitude volontaire, La Boétie fait de larges échos à cette élaboration théorique, linguistique et littéraire, tant par les auteurs qu’il cite et par ses références (Homère, Xénophon, Hippocrate, Tacite, objets au même moment de l’effort des traducteurs, les poètes français, Pétrarque), que dans le détail même de son discours, par certains traits de langue, ainsi, la comparative en « non pas » :
Qui ne penseroit que cela fut plustost feint et trouvé que non pas véritable (p. 84).
5Celle-ci correspond à la diffusion d’un hispanisme introduit dans la langue de cour par les traducteurs, Antoine Macault en particulier, qui l’utilisa dans l’épître de dédicace au dauphin de sa traduction de l’Institution du jeune prince d’Isocrate (1545)7. Par son œuvre même, La Boétie contribuait à cet effort pour illustrer le français. La Servitude volontaire, dont la matière est constituée d’exemples, d’allégations et de citations traduits ou adaptés d’auteurs grecs, latin ou italiens, participe au même dessein que ses autres œuvres en langue vernaculaire, recueillies par Montaigne en 1571 et en 1580, les traductions (la Mesnagerie de Xénophon et les Règles de mariage de Plutarque) et les poésies8, ou restées éparses.
6 Au début des années 1550 toutefois, le chantier de la langue et de la littérature française était loin d’être achevé. Peu nombreux étaient les auteurs à reconnaître que le français avait atteint sa perfection9, alors que cet argument sera systématiquement avancé une génération plus tard, lorsque l’on célébrera sa « précellence » sur les autres langues. Le travail de traduction des classiques grecs et latins se poursuivit durant toute la décennie, l’élaboration d’une grande poésie à l’antique commençait à peine, et si Rabelais avait déjà offert des œuvres géniales dans le domaine modeste de la littérature facétieuse, il manquait encore des œuvres originales en prose, capables d’illustrer aussi bien la philosophie (sous ce terme était comprise l’encyclopédie, la totalité des savoirs, de la politique aux sciences naturelles) que l’éloquence françaises. Du Bellay lui-même en était encore à définir un programme poétique à venir, dans la pleine conscience de ce manque.
La référence poétique et ses enjeux
7C’est précisément en relation à la nouvelle école poétique, celle de Du Bellay, de Ronsard et de Baïf, que La Boétie situe son discours politique, dans la perspective du renouveau de la langue française et son « avancement » :
Notre poesie françoise, maintenant non pas accoustrée, mais comme il semble faite tout à neuf par nostre Ronsard, nostre Baif, nostre du Bellay, qui en cela avancent bien tant nostre langue que j’ose esperer que bien tost les Grecs ni les Latins n’auront gueres pour ce regard devant nous, sinon possible le droit d’ainesse. (p. 115)
8Parmi les poètes, il insiste sur la personnalit de Ronsard, dont le projet d’une Franciade venait d’être présenté au roi10. Il rend un hommage particulier tant à l’homme qu’au poète, destiné à laisser supposer une certaine familiarité avec lui :
J’entens sa portée, je connois l’esprit aigu, je sçay la grace de l’homme. (p. 116)
9La Franciade, dès cette époque, était considérée comme un grand livre d’histoire à la gloire de rois de France, dont le point culminant était le catalogue des rois au livre IV11. Celui-ci, fondé sur une abondante documentation historique moderne, est inspiré du livre VI de l’Enéide, qui relate la descente d’Enée aux Enfers. À Numa Pompilius, roi fondateur, pacifique et législateur, correspond Pharamond mais aussi Clovis. La Boétie met précisément en relation le roi romain et le fondateur de la dynastie franque : au bouclier tombé au pied du premier répondent l’oriflamme et l’ampoule descendues du ciel en faveur du second12 :
Ces beaux contes du roi Clovis13 […] aussi bien que les Romains de leurs ancilles et les boucliers du ciel en bas jettés, ce dit Virgile (p. 116).
10Ce développement vient après une longue citation, la traduction des vers 585-595 du chant VI de l’Enéide, destinée à illustrer l’usurpation des symboles religieux par les tyrans. Cette traduction est rédigée en seize alexandrins, un mètre qui ne s’impose qu’à partir des années 1553-155414. Le développement se poursuit par un autre vers, un décasyllabe, traduit du chant VIII (vers 664) et par la comparaison entre les Français et les Anciens.
11 La Boétie présente le passage évoquant les poètes comme une digression dans son argumentation : « pour retourner d’où je ne sçay comment j’avois destourné le fil de mon propos » (p. 116). Même si ce développement a été ajouté dans une seconde rédaction (et l’opposition entre les alexandrins et le décasyllabique pourrait suggérer que le passage a été rédigé en deux temps, même si le témoignage tardif du manuscrit de Bordeaux ne confirme pas ce point), il s’intègre parfaitement à l’argumentation et constitue en fait une digression feinte. Il contribue à faire de l’éloge des regalia des rois de France un éloge ironique, renforcé par une double dénégation. La Boétie souligne l’imposture de l’utilisation des formes symboliques en termes politiques, pour attribuer l’usage légitime de celles-ci aux seuls poètes, et définir un bon ou un bel usage poétique dans un champ spécifique; les regalia, comme les « ancilles » des Romains ou le « panier d’Erichtone » des Grecs ne servent qu’à faire de beaux vers. À défaut d’avoir une honnêteté politique, les « histoires » de la monarchie constituent une matière poétique, un objet pour la nouvelle poésie française, que La Boétie, poète lui-même, peut à la fois célébrer dans ses réussites et illustrer.
12 Dans ce passage, l’illustration de la poésie française se fait par la traduction en français des vers de Virgile, en une double rivalité : explicite avec le modèle antique, implicite et programmatique avec les poètes modernes, ainsi que le confirme le manuscrit De Mesmes, copié au début des années 1560. Ce manuscrit permet en effet une confrontation des traductions : à la version de La Boétie répond en marge la traduction des mêmes vers par Du Bellay, qui venait d’être publiée15. La célébration repose sur deux points. D’un côté, La Boétie évoque la poésie en tant que telle, sous le terme de « rime», un terme dont il donnel’explication sous la forme d’une incise :
(car j’use volontiers de ce mot, et il ne me desplait point, pour ce qu’ancore que plusieurs l’eussent rendu mechanique, toutesfois je voy assés de gens qui sont a mesmes pour la ranoblir et lui rendre son premier honneur. (p. 116-117)
13En valorisant ce terme, La Boétie, répond précisément à Thomas Sébillet, qui, dans son Art poétique françois, publié en 1548, récusait son emploi pour nommer « tout le vers et l’œuvre », en soulignant l’équivoque qu’il introduisait avec la seule « nue escorce » de la consonance finale des vers16. De l’autre, La Boétie dresse un premier canon des poètes qui illustrent la poésie française, Ronsard, Du Bellay, Baïf, auxquels, par la citation de ses propres vers, il se joint lui-même. En revanche, il ne nomme pas les poètes de la génération précédente. Cette célébration de la poésie française prend la forme d’une apologie : l’épanorthose (« non pas accoustrée, mais […] »), qui sert en effet à réfuter, à travers une métaphore vestimentaire, ceux qui critiquent son évolution, en lui reprochant son vêtement emprunté, c'est-à-dire son inspiration à l’antique. La Boétie témoigne ici de la connaissance des débats, en une allusion probable au Quintil horatien (1550), qu’il pouvait lire à la suite de la réimpression du traité de Sébillet. Son apologie de la langue repose ainsi en premier lieu sur une célébration de la poésie française dont il reprend les « lieux » et les expressions, et dont il comprend la valeur exemplaire.
14 Sur ce point, on pourra rapprocher le discours de La Boétie d’un texte contemporain, produit dans un même milieu juridique et parlementaire, une Oraison académique prononcée en 1555 par François de Nesmond, un juriste, alors professeur à l’université de Poitiers. Celui-ci justifiait un projet novateur d’enseigner le droit en français dans le cadre du développement plus général de la langue nationale, en faisant l’éloge de la nouvelle poésie17. Selon Nesmond, Ronsard avait été le premier à oser l’enrichir « d’un nouveau lustre » ; sa Franciade « ostera la gloire à l’Iliade et à l’Eneide », son exemple devait
tous éguilloner à travailler pareillement selon que sa nature le conduit et espérer que, comme il triomphe maintenant de ses ennemis, autant en est-il promis à un chacun qui fera son devoir.
15Dans un sonnet complétant son oraison, Nesmond file la même métaphore vestimentaire que La Boétie, servant à qualifier le renouveau poétique dont Ronsard avait été le promoteur :
Ronsard l’éprouva bien, quand pour avoir orné
D’un plus séant habit la sainte Poésie
Que France mesprisoit […]
16Extrapolant des réussites poétiques à l’ensemble des discours, le juriste poitevin entendait établir que toutes les sciences, et en particulier le droit, pouvaient être formulées en français et connaître dans leur domaine d’expression une réussite égale à celle de la poésie de Ronsard. À cette fin, il en revenait à l’étape provisoire de la traduction, analysée en détail par les apologistes du français. Il présentait ainsi la version commentée des Institutes de Justinien qu’il était en train de préparer et qui devait à la fois servir à un enseignement renouvelé, libérer les étudiants de l’hypothèque que constituait l’apprentissage des langues anciennes, et illustrer la prose française d’une nouvelle matière, le droit. Comme La Servitude volontaire, son oraison s‘achève sur une invocation à Dieu : « Tu nous as déjà donné la perfection de la Poésie : fais-en autant de l’Éloquence ».
17 L’oraison de Nesmond, une simple prolusion académique, s’effaçait modestement derrière le projet savant qu’elle annonçait : dire le droit en français. Elle n’en était pas moins un des nombreux essais d’une éloquence en français qui s’amplifièrent dans les années 1550. Sans doute le propos et la manière de La Servitude volontaire en sont-ils tout différents. Le discours de La Boétie ne sert pas à l’annonce d’une grande œuvre à venir, il est sa propre fin : le développement oratoire d’un argument politique, sur un mode délibératif. Mais son ambition est analogue : sur une même base savante et discursive, la célébration du français par un essai d’éloquence. Sa nouveauté dans le contexte de l’époque est, outre son ampleur, le fait qu’il ne s’agit pas d’une traduction ni même d’une libre imitation d’une oraison antique particulière. Tout en faisant ponctuellement usage des ressources de la traduction pour la constitution d’un corpus d’exemples, La Servitude volontaire combine en français, en un dessein original et sous une forme complexe, un ensemble très diversifié de références antiques et modernes.
L’ambition d’une grande éloquence civile
18Discours jugé « digne de Brutus » par ses premiers lecteurs18, faisant référence à la fois à un idéal de vertu républicaine et de sublime oratoire incarné par le sénateur romain assassin de César, La Servitude volontaire prend sens dans un contexte politique et institutionnel, marqué par la prétention du parlement à ne pas être simplement une cour de justice, un forum, mais à jouer le rôle d’un Sénat, chargé de vérifier les actes de la Royauté et de « régler » le pouvoir de celle-ci. Nous avons proposé ailleurs de considérer le discours de La Boétie comme le grand texte porteur de l’idéologie sénatoriale avant les guerres civiles à prétexte religieux et le changement qu’elles introduisent dans le rapport entre le pouvoir royal et l’institution parlementaire19. Cette idéologie est une construction intellectuelle offrant à un groupe social une représentation emphatique destinée à conforter son identité, alors mise en question. Elle s’enrichit d’un enjeu oratoire, qui lui donnait toute sa portée, en tant qu’œuvre littéraire. Guy Demerson a rappelé que « défendre le parlementarisme [sic], c’est aussi lutter pour la langue française »20. Cette défense de la langue vulgaire au sein de la haute magistrature, s’est développée en France, sans contradiction, dans le milieu dont l’habitus culturel valorisait le plus la pratique littéraire en latin, et en particulier à travers la poésie, qui jouait alors le rôle d’un véritable critère de sélection et de reconnaissance. De ce point de vue, le cas de La Boétie, à la fois poète néo-latin estimé et auteur français, est exemplaire.
19 Le combat linguistique et littéraire que menèrent les magistrats se jouait sur trois plans. D’une part, celui de la définition pour leur propre compte du meilleur usage et des formes les plus éloquentes par la pratique de la langue et des styles, au sein d’une institution judiciaire considérée également comme une institution langagière. Toutefois, si les exemples d’éloquence parlementaire et les débats autour de celle-ci, jamais dissociée de ses enjeux éthiques et religieux, sont nombreux et bien connus dans les années 1590-1610, ceux du milieu du siècle, de même que le détail des pratiques oratoires ajouter une virgule ? le sont moins21. Un des traits de l’éloquence juridique et parlementaire souvent mis en exergue est celui de la « rhétorique des citations ». Celle-ci était caractérisée par l’emploi ornemental dans un discours juridique en français de citations non juridiques mais poétiques ou historiques, en latin ou en grec. Elle constituait une des expressions caractéristiques de la culture humaniste du milieu des magistrats et de avocats, en même temps qu’une forme habituelle de l’invention et de la copia oratoire au Palais. Les Essais de Montaigne, ancien magistrat, reposent sur ses ressources et ses prestiges en même temps que sur son détournement à des fins critiques et ludiques. De fait, cette pratique demande à être périodisée. Etienne Pasquier rattache en effet son origine stricto sensu aux développements du seul genre de la remontrance, réservé aux avocats du roi, dans les années 1570. Elle doit aussi être distinguée d’autres pratiques savantes, allégation et ou commentaire, comme de celle plus triviale du bilinguisme juridique22. De fait, tout magistrat érudit qu’il était en 1554, ou qu’il se préparait à être en 1548, La Boétie assume un choix entièrement différent dans La Servitude volontaire. Son discours, qui ressortit à une mercuriale plus qu’à une remontrance, met bien en évidence un ensemble de références antiques, vaste et diversifié ; il est entièrement composé d’un étroit réseau de sentences, d’allégations, d’apophtegmes et d’exemples renvoyant à l’histoire antique ; il s’ouvre sur une citation d’Homère, il est scandé d’autres citations en vers (p. 92 ; Térence, p. 108 ; Virgile, p. 114, 116). Mais tous ces éléments sont en langue vulgaire, traduits, adaptés et harmonisés dans leur contexte. Si les traductions poétiques ne rendent pas la grâce de l’original et le génie de l’auteur antique, elles n’apportent pas moins un agrément particulier, en français. En privilégiant ainsi la langue vernaculaire, en étant capable d’intégrer une érudition soigneusement filtrée dans un texte continu en prose, en élargissant le cadre de son discours à une véritable entreprise de vulgarisation, La Boétie se montrait aussi radical et novateur dans ses choix littéraires qu’il l’était dans son argumentation politique.
20 D’autre part, l’illustration de la langue française passe par l’émulation avec les Anciens, d’abord imités puis destinés à être surpassés. Par cet argument, La Boétie inscrit lui aussi son discours dans ce projet et dans une même émulation que celle qui liait les poètes de son temps à leurs modèles, en proposant un grand discours, en langue française, à comparer implcitement aux grands modèles de l’éloquence antique. Selon Guy Demerson, La Servitude volontaire constitue l’exemple le plus remarquable du « discours parlementaire » tel qu’il se serait constitué dans les années 155023. On aura beaucoup de peine à trouver d’autres discours contemporains d’une portée et d’une qualité comparables, capables de rivaliser en français avec les grands modèles de l’éloquence antique et principalement avec Cicéron, dans les trois genres de l’éloquence : le judiciaire (dans le cadre du procès de la tyrannie et des complices du tyran), le délibératif (l’exhortation à la résistance), le démonstratif (la célébration des valeurs sénatoriales : les mieux nés, la liberté, Brutus). La Servitude volontaire est à sa manière un essai pour illustrer la langue nationale, une contribution majeure à la constitution de cet « orateur français » que Dolet et Du Bellay appelaient de leurs vœux ; elle s’impose à ses premiers lecteurs par l’exhibition de ressources oratoires parfaitement maîtrisées, mises en œuvre dans le cadre d’une grande éloquence civile.
21 Enfin, dans la France des Valois, les milieux parlementaires cultivaient à leur profit l’idéal romain, cicéronien, d’une grande éloquence civique et d’une magistrature oratoire. L’éloquence civique avait disparu à Rome dès Auguste ; elle n’avait jamais trouvé à s’exercer sous les monarchies qui s’étaient succédé en Europe, mais elle ne cessa de nourrir un grand rêve, une « utopie » oratoire, à laquelle contribua l’humanisme civil et républicain des lettrés italiens du Quattrocento. La Servitude volontaire a été un des relais les plus connus de cette utopie, et peut-être un essai pour la réaliser24. Son écho semble être resté encore audible à la fin du XVIe siècle et au début du siècle suivant et s’être poursuivi jusqu’à Guillaume du Vair, alors président au parlement de Provence, qui tenta à son tour l’essai d’une telle éloquence civile, mais sur un mode public et officiel et non pas subversif25. Sous cet éclairage littéraire, La Servitude Volontaire n’apparaît pas moins comme un texte politique. Son enjeu était la maîtrise du magistère lettré par la Robe, à un moment de tension avec le pouvoir royal qui affirmait son hégémonie despotique. Dans son discours, La Boétie propose une forme d’éloquence propre, hors du cadre encomiastique de la célébration monarchique, qui impose une forme de tyrannie oratoire. Il illustre l’ambition d’une éloquence sénatoriale, qui ne se réduit pas aux formes utilitaires, les « styles du Palais », alors seulement en voie de codification. D’une certaine manière, il cherchait à prouver, contre Tacite, que la grande éloquence civique avait non seulement encore une place à son époque et en France, mais qu’elle avait même un rôle à jouer, surtout sous un monarque et peut-être contre lui26.
22 Le projet d’illustration de la langue française en effet, tel qu’il avait été défini durant la première moitié du siècle, était placé sous un patronage royal. Sous Henri II, le mythe impérial des rois de France fit l’objet d’une brillante mise en forme littéraire et artistique, utilisant tous les genres et toutes les formes de la célébration. L’éloquence, confondue avec le seul genre épidictique et la rhétorique de l’éloge, et la poésie, en d’infinies variations sur ce genre, illustrées des ressources de la mythologie antique, étaient mises au service exclusif de la Couronne. Une rivalité insidieuse opposa ainsi deux formes d’éloquence et deux instances oratoires, la cour et le Palais. À travers La Servitude volontaire, à une littérature célébrant la Monarchie s’opposait une éloquence du Parlement, à une poésie qui flattait le roi, un discours qui célébrait la liberté.
23 La citation homérique qui ouvre La Servitude volontaire peut apparaître comme l’allégorie de ce conflit et, de façon plus générale, de ses enjeux littéraires. Tout en étant inscrite depuis Aristote dans le débat sur la tyrannie, elle prend un sens précis en relation à ce qu’on a appelé l’« homérisation » de la cour et à l’imaginaire monarchique français, auquel le poète Hugues Salel avait apporté une contribution décisive en offrant à François Ier sa traduction des dix premiers chants de l’Iliade27. La Boétie traduit à son tour les deux vers de l’Iliade (II, 204-205), de façon très libre pour leur donner une portée gnomique :
D’avoir plusieurs seigneurs aucun bien je n’y voy,
Qu’un sans plus, soit le maistre, et qu’un seul soit le roy. (p. 78)
24Il rivalise ainsi en alexandrins avec le décasyllabe archaïque de Salel :
Pas n’est raison que tous ayons honneurs,
Tous soyons Roys, tous soyons Gouverneurs.
Toute Police est plus recommandée,
Quand elle n’est que par ung seul guydée
Donc soit ung Roy (lequel Juppiter donne)
Trèsobey, en tout ce qu’il ordonne28.
25Une manchette en marge de la traduction de Salel, précise la portée de la sentence homérique : « La Monarchie recommandée en toute République ». La Boétie, dans le commentaire qui suit la citation, réfute cette leçon pour développer son propos antimonarchique. Ce faisant, il désigne en termes négatifs la figure du héros le plus prestigieux de la nouvelle mythologie royale que François Ier, assisté des lettrés courtisans, avait fait représenter à Fontainebleau dans la galerie d’Ulysse peinte à sa gloire. En évoquant une figure non représentée en ce lieu, celle d’Ulysse polytropos, celui qui adapte son discours, sans considération de la vérité, il lui ajoutait un avatar moins digne, révélant la face sombre du personnage, Ulysse fallax, mendax, trompeur, menteur, pour l’offrir ainsi dévoilée à quelques parlementaires insoumis, en même temps qu’il affirmait par contraste la véracité de son propre discours29.
26 On pourra ainsi se demander quelle est la portée réelle de l’éloge par La Boétie des poètes français et de Ronsard en particulier. Rien dans le contexte immédiat n’indique que cet éloge fût ironique ; La Boétie les désigne et les célèbre comme tels, des poètes, capables de donner à la langue française son lustre, et de lui permettre de surpasser les Anciens. Toutefois, suivant le mouvement même du texte, feinte digression insérée dans l’argumentation consacrée aux « outils de la tyrannie », comment ne pas conclure au moins implicitement que les poètes les plus excellents contribuent eux aussi à l’imposture tyrannique ? Ronsard le premier avait célébré la sanglante répression des émeutes en Guyenne30. Non seulement les poètes mettent leurs œuvres, l’Enéide oula Franciade, au service du prince, mais, par leur louanges hyperboliques adressées aux rois qu’ils célèbrent « jusqu’à l’extrémité », selon l’expression bien connue de Ronsard, ils ont pour fonction d’
accoustumer le peuple envers eus, non seulement à obeissance et servitude, mais encore à devotion. (p. 116)31
27 La Servitude volontaire peut être ainsi considérée comme une œuvre doublement novatrice, offrant ce que la culture française vers 1550, avait alors de plus neuf et de plus singulier : une qualité littéraire, une éloquence d’un raffinement et d’une subtilité inégalés, mettant en œuvre en français, selon un naturel qui n’avait plus rien d’appris, les effets permis par la culture rhétorique la plus savante héritée des Anciens. Capable de tirer les auditeurs par l’oreille comme avec une chaîne, selon l’image d’Hercule Gallique qui parcourt le discours apologétique de la langue française et qui clôt la Deffense de Du Bellay, elle rendait à l’orateur ce que Du Bellay, paraphrasant Cicéron, avait détourné au profit du seul poète,
Qui me fera indigner, apaiser, ejouyr, douloir, aymer, hayr, admirer, étonner, bref qui tiendra la bride à mes affections, me tournant çà et là à son plaisir.32
28La Servitude volontaire n’offrait pas moins des conceptions vigoureuses, également héritées des Anciens, mais capables de donner à comprendre, en français, selon de nouveaux paradigmes, ce qu’était réellement le despotisme de la monarchie des Valois, au moment où celle-ci ordonnait la grande mise en forme symbolique de sa célébration à Fontainebleau et dans les vers des poètes flatteurs. Emouvoir pour faire comprendre : c’est cette force de La Servitude volontaire, que nous devons pouvoir estimer, en historiens de la littérature, non pas par rapport à nous, à nos goûts ou à nos convictions, mais part rapport à son temps, la force novatrice de sa voix, celle d’une Philippique française, dont les références qu’elle invoquait, Plutarque, Tacite ou Pétrarque, n’avaient rien d’habituel, de pédant, ni de routinier, proférées en une langue d’un éclat particulier. De ce point de vue, le discours de La Boétie n’est pas le produit tardif d’un humanisme européen indifférencié ; il porte toute la vigueur de la Renaissance française, non pas celle que l’on identifie à la seule cour des rois, mais une renaissance en français des anciens héros et des anciens orateurs, dans le but de permettre la renaissance d’une « franchise » et d’un ancien esprit français de liberté, dont les parlements voulaient être le théâtre à la manière du Sénat romain.