La fantaisie dans la poésie du Chat Noir : une fantaisie de pacotille ?
1La revue du Chat Noir1, regroupant « une Société bruyante et gaie de jeunes hommes2 », constitue, en adéquation avec l’esprit de cabaret et d’avant‑garde de la fin du xixe siècle, un cadre en marge de la société dont les valeurs dominantes, tels le bon sens, l’esprit de sérieux, le positivisme, le scientisme et le matérialisme, sont remises en cause. Les poètes du Chat Noir fondent en effet leur esthétique sur l’écart, sur l’excentricité vis‑à‑vis du discours officiel et normatif, dont ils prônent le retournement : il s’agit d’aller à rebours des conventions en en ébranlant les fondements par la parodie, le démantèlement et la profanation des formes traditionnelles et des schémas convenus, devenus, selon eux, des automatismes d’écriture. Dans ce contexte, la fantaisie, ce « domaine libre […], où tous les écarts de l’imagination sont tolérés jusqu’aux limites du goût3 », semble avoir tout particulièrement sa place.
2Pourtant, si la fantaisie « plan[ait] [...] toutes ailes déployées4 » au‑dessus des œuvres de leurs précurseurs, les Hydropathes, comme le souligne Émile Goudeau, on peut se questionner sur son statut dans la poésie de la revue du Chat Noir : le terme de fantaisie est étonnamment rarement cité, aux profits d’autres termes plus « modernes », est employé à contre‑courant, enfin ses apparitions font le plus souvent signe vers un écroulement, une disparition. Nous pouvons alors nous demander dans quelle mesure les poètes du Chat Noir, plutôt que de démanteler cette notion, dans leur quête de subversion systématique, ne chanteraient pas la fin de la Fantaisie comme symptôme d'une crise fin‑de‑siècle de l'Idéal et de la création poétique. Il s’agira ici d’explorer l’exhibition de la crise qui frappe la Fantaisie, puis d’analyser l’usage ambigu et singulier qui est fait de cette fantaisie en toc, avant de mettre en lumière la réappropriation de la fantaisie décentrée vers un espace inattendu, surtout en cette fin‑de‑siècle : le sujet lyrique.
Pour une exhibition de la crise de la fantaisie
3En cette période finiséculaire, la fantaisie est déjà en crise, les poètes du Chat Noir ne font donc que s'inclure dans un processus en marche. Mais, pour eux, il ne s’agit pas tant de faire état d’un bouleversement poïétique lié à cette crise, que d’en exhiber les rouages et de les mettre en scène.
4Dévidée de son essence esthétique, la fantaisie est une notion devenue vide de sens. Les poètes du Chat Noir lui ôtent toute dimension de Muse, toute hauteur (la majuscule chute), et lui font quitter le domaine artistique et esthétique qui lui était propre jusqu’alors − lié aux chimères individuelles, caprices et vagabondages intellectuels −, pour l’introduire dans la banalité de la vie quotidienne, par le biais d’expressions idiomatiques. La fantaisie n’est plus qu’« une fantaisie », et signifie dès alors une envie soudaine, une impulsion à laquelle nul ne peut résister5. D’où le rapprochement ironique et misogyne avec les caprices féminins : « Aussi, si tu pars sans raison, / Si ce n’est qu’une fantaisie6 ». Parce que la revue cultive le paradoxe, c’est autour de la thématique de l’argent, perçu comme moteur de la décadence de la société et des arts, que la fantaisie est le plus souvent traitée7, à tel point que le bulletin financier hebdomadaire prend le nom de « Fantaisies financières » tout au long de l’année 18948. Calquée sur l’expression « bijoux fantaisie », pour évoquer des bijoux de pacotille, la fantaisie surgit au sein de la collusion visible, grossière, à l’image de ces « gros banquiers », avec le monde superficiel de l’argent, et est elle‑même frappée de fausseté :
De gros banquiers fantaisie
Qui viendraient chaque matin
Frotter leur paralysie
À vos corsets de satin9.
5Plus que par des jeux d’opposition attendus, c’est par le renversement que la fantaisie émerge et retrouve sa qualité de genre. Dans « Une histoire des temps futurs10 », Mélandri présente son texte comme une « fantaisie11 », proche de l’utopie, autour d’un monde aux valeurs inversées : l’art est célébré par la société tandis que l’argent est dénigré. Cela n’empêche pas le héros, que sa belle trouve à la fois trop peu cultivé − il ne connaît pas par cœur les Amours jaunes de Corbière – et pas assez endetté, de se tirer une balle dans la tête. Jaillit alors de sa « voûte crânienne » « quelque chose qui ressembl[e] à une mayonnaise ratée », à l’instar de la fantaisie‑utopie qui chute dans le déni. En effet, en guise de mot de fin, le narrateur vient tranquilliser l’esprit du lecteur : « Rassurez‑vous, âmes sensibles. Non seulement cette histoire n’est pas arrivée, mais encore des gens pétris d’expérience m’affirment qu’elle n’arrivera jamais. »
6La déchéance de la fantaisie est présentée à ce point incurable que ce paradigme sert surtout à parer le langage ordinaire pour le rendre moins ennuyeux. De la fantaisie n’est conservé que le mot, l’enveloppe, qui ne renferme rien. Et le nom et l’adjectif de désigner tout et n’importe quoi, à la fois mots fourre‑tout et coquilles vides :
Ah ! qui nous débarrassera des fantaisistes !
Quand ils ont dit fantaisie, ces gaillards‑là, ils ont tout dit.
C’est peut‑être bien drôle, la fantaisie, mais je vous avoue franchement que je ne comprends pas.
Savez‑vous comment j’appelle ça, moi, leur fantaisie ? Eh bien ! j’appelle ça – voulez‑vous me permettre d’employer un néologisme contemporain, quoique je ne les aime guère – eh bien ! j’appelle ça de la loufoquerie12 !
7Les poètes du Chat Noir usent donc simultanément de l’excès et du défaut, dans le but de démanteler cette notion. Certes, traditionnellement, le terme de « fantaisie » fait référence à la bigarrure, aux mélanges de textes, à l’absence de composition, comme la section « Fantaisies en prose » du Coffret de Santal de Charles Cros qui regroupe plusieurs poèmes, mais il en va différemment dans la revue. Utilisé comme titre ou sous‑titre de certains textes13, il semble pourtant ne renvoyer à rien de précis, ni génériquement14, ni esthétiquement. Au sein des poèmes, il constitue un nom‑coquille utilisé seulement pour ses qualités sonores et prosodiques, une cheville permettant la rime avec « poésie »15, « ambroisie »16, « bourgeoisie », « s’extasie », « choisie », etc. La fantaisie sert à recouvrir le vide, à cacher les fissures, comme le souligne Paul Lheureux dans une de ses maximes : « Assez souvent le vernis de la fantaisie cache des fissures morales17. » Il s’agit surtout de « cache[r] des fissures » du langage, c’est‑à‑dire ses difficultés de définition. Faute de mieux, semble‑t‑il, les poètes du Chat Noir usent copieusement de l’adjectif « fantaisiste » pour qualifier soit leurs œuvres soit leurs confrères. Vox Populi chante ainsi Georges Lorin :
Ave’ Lorin, long, lent, las – Fantaisiste
Couvant Paris de ses grands yeux ouverts18.
8Est repris le topos de l’artiste « curieux, singulier19 », qui se distingue des autres, et appliqué à eux‑mêmes et par eux‑mêmes, dans la surenchère : la revue abonde en chroniques autour des personnalités du cabaret, écrites par leurs pairs. Elles suivent le déroulement suivant : après une courte biographie et un rappel de ses différentes œuvres, le chroniqueur insiste sur le physique, le comportement et les habitudes de l’artiste. Prenons pour exemple la chronique d’Achille Mélandri à propos de Henry Somm :
Nous tenons d’une source généralement bien informée que Somm, dans un accès de japonisme aigu, se serait fait tatouer une pendule sur le ventre. Dès qu’il rentre chez lui, son premier soin est de s’asseoir sur sa cheminée, les jambes croisées.
Il lève alors les deux index à la hauteur de ses oreilles, et se met gravement à loucher en contemplant son nombril. C’est ainsi qu’il emploie les rares loisirs que lui laisse la traduction du Bottin en chinois, ouvrage entrepris depuis longtemps…20
9Si les faits sont sans doute imaginés par le chroniqueur, il est frappant d’observer que c’est précisément sur l’excentricité de l’artiste qu’il s’attarde, comme si elle lui donnait une légitimité en tant que membre du Chat Noir. Les critiques littéraires ou artistiques de la revue reposent sur l’accumulation de termes visant à faire ressortir la singularité, mais n’aboutissent pas à l’expression d’une spécificité tangible. Henri Rivière décrit ainsi les dessins d’Henri Pille, sans donner davantage de précisions :
Tous ses dessins ont un caractère bien à eux, un style particulier, calme, franc, placide. Avec cela une fantaisie étonnante, une habileté inouïe et partant une facture extraordinaire21.
10Si la fantaisie singulière d’Henri Pille est clairement affichée, elle ne colle pas précisément à ses œuvres. La même chronique aurait pu aborder le style d’un autre22. Ainsi, la crise de la fantaisie est exhibée par un recours systématique : elle sert d’avantage à la cristallisation d’idéaux avant‑gardistes communs et d’une cohésion de groupe qu’à souligner une esthétique véritable.
11De toute façon, dire « fantaisie », c’est passé de mode. Cela ne fait que rappeler aux poètes du Chat Noir une poésie mièvre et surannée, dont ils ne veulent surtout plus :
Ce miracle d’orfèvrerie
[…] Où la galante mièvrerie
De ce siècle du potelé
Mit une ronde fantaisiste
D’anges aux derrières joufflus23.
12« Fantaisie24 » de G. Lefevre rend compte d’un lyrisme amoureux jugé servile25 :
Je veux lui donner pour palais
Mon cœur entier : ma fantaisie
Sera sa servante choisie,
Et mes sens seront ses valets.
13Ce changement de mode se retrouve dans le renversement des poncifs de la littérature fantaisiste, telles que les figures du plongeur et du voltigeur26. Au Chat Noir, pas de plongée : la fantaisie tombe à plat. Ainsi, malgré le titre d’un poème d’Amédée Rouquès, « Le Plongeur », la figure éponyme est prise à contre‑pied, subvertie en celle de l’amoureux qui ferait n’importe quoi pour plaire à sa belle, notamment récupérer la bague dédaigneusement jetée par elle pour se rire de lui ; mais il sait que l’eau renferme un « gouffre vert et noir », « mortel ». En effet, plonger revient à prendre le risque de ne pas remonter à la surface :
Et je ne plonge pas − en songeant soudain quel
Sourire précieux nuancerait ton rêve
Quand tu verrais sur l’eau calme du golfe plat
Monter mon dernier souffle en trois bulles qui crèvent,
− Et que je ne pourrais voir ce sourire‑là27.
14Remplacé par une blague de surface, le dire poétique est sapé, et, par la même occasion, sa profondeur. Au plongeur et au voltigeur, se substitue en tant que figure de la fantaisie le nénuphar28, image récurrente au Chat Noir pour représenter la pensée du sujet lyrique‑poète. Ainsi, dans « École buissonnière » de Charles Cros :
Ma pensée est une insensée
Qui s'égare dans les roseaux
Aux chants des eaux et des oiseaux,
Ma pensée est une insensée.
Les roseaux font de verts réseaux,
Lotus sans tige sur les eaux
Ma pensée est une insensée
Qui s'égare dans les roseaux29.
15Cette pensée, « insensée », fait écho à l’insenséïsme, terme très prisé à l’époque pour désigner le renversement de la logique.
16La fantaisie est dépassée, c’est la raison pour laquelle si d'aventure elle prend les traits d'une muse, Fantaisie, c'est pour signifier une fin. Ainsi, dans « Le Palais » d’Edouard Dubus, elle personnifie la volonté soudaine de quitter l’être aimé si jalousement gardé : « La Fantaisie, un soir, dit : "Belle, voici l’heure / Du départ."30 »L’apparition de la Fantaisie inattendue signifie la fin de l’amour, de l’asservissement du cœur de l’homme « choisi par son désir capricieux31 » qui elle‑même a pour conséquence de ce départ précipité, un écroulement, une sorte de « Vase brisé32 » à la sauce chatnoiresque :
− Le Palais croule depuis ce temps,
Ruine abandonnée où la tourmente pleure.
17La fantaisie apparaît enfin en pleine agonie : elle est présentée tour à tour comme paralytique33, squelettique34, violentée physiquement. Ainsi, le poème « Le Cœur au Ventre » de Camille de Sainte‑Croix fait état des fantasmes meurtriers de la persona envers la cette Muse :
Bois‑la, Moi je la mange ! Elle est sang ; − Elle est chair !
[…] Ce Murger35
La reniflait ainsi qu’un parfum pas trop cher,
Fille de l’air, nuage… une svelte hirondelle,
Sa rime si naïve, en un preste coup d’aile
La rejoignait, portant un baiser dans l’éther.
[…]Moi, c'est blanche de peau, musclée et sentant fort,
Avec de tendres os craquant sous la mâchoire ;
Après manger, bois‑la !... Je la mange, après boire36 !
18Le « je » se marque plusieurs fois, comme pour figurer les coups de dents, les bouchées arrachées au cadavre de la Muse. Il prend ainsi ses distances tant vis‑à‑vis des fantaisistes que de la muse Fantaisie. Il s’agit de faire craquer les strates du dire, du texte, de « tuer les morts37 ». On peut aussi citer « Fantaisie triste » de Bruant qui narre l’enterrement d’un ami du sujet lyrique : la fantaisie se confond dès lors avec la mort. Elle advient dans un jeu d’apparition/disparition simultanées, ce qui la rend indécidable. Pourtant, l’exhibition de son affaiblissement n’empêche pas les poètes du Chat Noir de « soutenir d’ardents combats / Pour l’éternelle Fantaisie38 », mais une fantaisie falsifiée, une fantaisie de pacotille.
Une fantaisie de pacotille ?
19Nous entendons par pacotille, non pas le clinquant et le brillant, mais ce qui attire malgré tout l’œil, par des artifices et des faux‑semblants : la bigarrure, les couleurs, les effets de travestissements39 et de grossissements. Si cela semble reprendre certains traits définitoires de la fantaisie, en tant que « délire de couleurs […], arlequinade bigarrée40 » par exemple, au Chat Noir, ceux‑là basculent de l’énoncé vers l’énonciation. Cette bigarrure apparaît ainsi par le biais de calembours dans « Conte polychrome – Pour rendre fous les petits enfants de Somm » de Djinn :
Mais le sauvage absolument gris alla provoquer le négro qui se fâcha tout rouge.
Armé d’un fusil gras, ils se rendirent à la forêt prochaine. Là chacun d’eux s’épia.
Quelques heures après, Mélanie était violée, passage du Ponceau…41
20Par la superposition des couleurs à des verbes aux sonorités approchantes42, ce conte prend de faux‑airs de costume d’Arlequin. Les effets de polychromie augmentent l’écart entre l’énoncé digne d’un drame et l’énonciation joyeuse, dévoient le sens du conte et font éclater un rire indécidable.
21Ce rire tient de jeux de grossissements/dégonflements simultanés des éléments qui sont à la fois mis en désordre et rendus dissonants. Les poètes du Chat Noir procèdent en effet d’une « schématisation puérile et grossière43 », c’est‑à‑dire qu’ils font dévier le motif de la fantaisie vers le grotesque, par le biais d’un traitement hyperbolique. Ainsi, la fantaisie quitte le domaine de l’esprit pour s’ancrer dans le corps, en particulier les parties basses. Elle affiche une anatomie carnavalesque : pieds44, nez, derrière45. Le nez, qualifié de « fantaisiste46 », est métamorphosé en espace de l’imagination créatrice parfaite. Dans « Nerehitchahihohihoum zi ! zi ! » de Jean Rameau, l’inspiration vient au poète Phidias Dupont par ses éternuements qui forment un vers de onze syllabes :
Nerehitchahihohihoum zi ! zi ! […]
La révélation nouvelle était faite.
Ce divin siège était le nez.
Après deux ans de ce qu’il appelait « naséiculture », il arriva à posséder des narines miraculeuses qui lui procurèrent des jouissances effrénées47.
22Son rabaissement topographique s’exacerbe par un retournement du désir soudain définissant la fantaisie dans le langage courant en un désir érotique. C’est ainsi le « Vaisseau Fantaisie » qui emmène les couples au pays de Cythère48, et de ce fait réintègre son rôle de Muse :
Fantaisie est la marraine
Qui guide notre carène :
Je ne sais où nous entraîne
Devant…49
23Le goût fantaisiste pour la ligne tortueuse est aussi subverti en dire érotique, suivant l’ordre de Goudeau à faire de la fantaisie « la plus haute inconvenance50 » :
Je n’aime pas les lits chastes et virginaux,
Leurs draps, raides et durs, ont des plis de suaire.
[…] Je préfère les lits des hôtels, inégaux,
Ravinés, montueux, piétinés comme une aire,
Où l’Amour, les bras nus ainsi qu’un belluaire,
A fouaillé nos chairs et disloqué nos os51.
24Est ainsi mise en place une fantaisie redoublée, démesurée, une fantaisie de fantaisie. À la copia de sons cacophoniques52 qui l’accompagnent, se superpose un paradigme de fantaisie devenu lacunaire. Si bien que les artistes du Chat Noir doivent combler ce défaut par des qualificatifs hyperboliques, voire pléonastiques : « fantaisie abracadabrante53 », « ahurissante fantaisie54 », ou encore par l’ajout d’une forme de fantaisie contemporaine, le maboulisme : Mesplès fait ainsi paraître une « Fantaisie maboul55 ». La fantaisie se définit par les procédés de l’amplification, mais aussi de la négation, du dégonflement. Elle est à la fois tout et rien, trop‑plein et vide, ce qui rejoint une de ses acceptions : la notion de mélange, ou plutôt ici de superposition qui laissent visibles chacune des parties, aboutissant à un foisonnement dépareillé, dont le « Hareng‑saur » de Charles Cros donne un bon aperçu :
Il était un grand mur blanc − nu, nu, nu
Contre le mur, une échelle − haute, haute, haute,
Et par terre un hareng‑saur − sec, sec, sec56.
25Ainsi que la vignette finale du dessin de Willette, « L’Éléphant à trompe57 », qui reprend ce poème de Cros et en accentue les effets par le biais de la collusion inattendue de l’éléphant58 et de l’araignée. Cela vient par ailleurs contrecarrer le rapport entre voltige et fantaisie, et l’araignée, représentante de l’insenséïsme59, fait le lien avec une création poétique libérée, « remuant[e]60 » et folle. On passe ainsi du poète qui a une araignée au plafond (« Une fantastique Araignée, / O Poète, dans ton plafond / Me tisse des robes de soie61 ») au poète lui‑même araignée, tissant sa toile, ou sous la variante d’un ver à soie à la toile précieuse :
Moi aussi, je fais de la soie pour de jolies personnes que j’habille avec fantaisie. Ces personnes, ce sont des pensées, des pensées ailées et remuantes62.
26Au terme de « fantaisie », lacunaire et qui manque cruellement de contemporanéité63, les poètes de la revue substituent une multitude d’autres dénominations potaches et tenant du néologisme, identifiées comme des sous‑genres de la fantaisie, comme autant de facettes : « louphoquerie64 », « chatnoiseries », scie65, fumisme, incohérence, « coquecigrue » entre autres, et la font dévier et se diffracter. Par exemple, le changement du titre de la rubrique « Fantaisies chatnoiresques66 » en « Coquecigrues chatnoiresques – Pour rendre fou le lecteur67 », insiste sur le rabaissement de la dimension imaginaire au rang de bêtise. Pourtant, qu’il s’agisse de « fantaisies » ou de « coquecigrues », le contenu reste sensiblement le même : elles rassemblent de petites blagues et saynètes humoristiques et imbéciles68. En somme, le fumisme69, qui fonde l’esthétique chatnoiresque, et constitue la dernière des nouveautés en la matière, réside dans ce sabordage mystifié de la fantaisie. Il s’agit de « rendre fou70 » le lecteur en malmenant son discernement et en défaisant les catégories et distinctions. De nouvelles sont en effet échafaudées de façon fumeuse. Ces distinctions de pacotille n’apportent pas de clarté définitionnelle et entraînent plutôt la fantaisie dans deux directions opposées, menant à l’« indistinction généralisée71 ». L’écart que figure déjà en soi la Fantaisie – vis‑à‑vis du sérieux, du bon goût, enfin de l’imagination72 – est étiré en tous sens, jusqu’aux limites de l’incohérence qui dilate et agite la surface du dire lyrique, tel l’usage de vers holorimes :
Alphonse Allais de l’âme erre et se f[out] à l’eau.
Ah ! l’fond salé de la mer ! Hé ! ce fou ! Hallo73 !
27Le mouvement emprunté est de ce fait disharmonieux : celui de la « bifur74 », abréviation de bifurcation inscrite sur les panneaux de chemins de fer.Celle‑ci consiste à faire dévier le dire : périphrases, hiatus, déviations lexicales, tels que les jeux de mots75, « raisonnements décousus76 », pirouettes, fins brutales et déconcertantes, hasards et accidents.
28Car c’est bien cela la fantaisie : un point d’intersection entre le rire et l’imagination créatrice ; sauf qu’au Chat Noir, au lieu de faire se rejoindre les deux, advient une disjonction, un ratage de la rencontre. La « bifur » se double par ailleurs de son homophone : la biffure, c'est‑à‑dire la rature. Exhibée dans « Pantoum négligé77 » de Verlaine – les « trois petits pâtés » qui le scandent symbolisent des « pâtés » d’encre – , elle mime une écriture en train de se faire, de se défaire, de se refaire à la manière d’improvisations, au gré d’une fantaisie qui n’a plus rien de figuré mais se retrouve dans l’écriture au sens propre, dans l’encrage de la page. Cela n’est pas sans rappeler ce que Charles Cros nomme la fantaisie, dans le tercet final de « Scène d’atelier », du « noir » disposé par touches franches mais sans unité et qui peuvent sonner faux :
Et de sa brosse au noir, qui court d’un léger vol,
Sème parmi le poil rayé la Fantaisie,
Double‑croche, et soupir, et dièse et bémol78.
29La fantaisie se trouve moins épuisée qu’elle n’est excentrée. Elle nous entraîne vers un « je ne sais où79 », plutôt qu’elle ne met en place un « je ne sais quoi80 », terme par lequel la définissait Alcide Dusolier. Tout en se dérobant, elle est déplacée et réinvestie dans une forme inattendue : le sujet lyrique.
Le sujet lyrique chatnoiresque comme forme privilégiée de la fantaisie
30En ces années 1880‑1890, l'autorité du sujet lyrique s'étiole peu à peu vers sa « disparition élocutoire81». Bien que « principe structurel82 » du lyrisme, dire « je », plus précisément utiliser ce pronom personnel de façon sérieuse, impeccable et conforme aux canons poétiques, n’est plus possible. Il s’agit de repenser l’inscription du sujet au cœur de l’énonciation lyrique. Si « [l]a modernité fait subir au lyrisme l’épreuve de l’impersonnalité83 », il est plus juste de dire que les poètes de la revue du Chat Noir lui font subir l’épreuve d’un décentrement. Le sujet se situe de ce fait entre la mise à distance fumiste et un réarrangement en demi‑teinte, subversif.Paradoxalement, c’est cette notion, jugée elle aussi dépassée, qui semble le mieux entretenir la présence de la fantaisie.
31En effet, le sujet lyrique a un véritable goût pour les masques, travestissements et avatars insolites ; pour n’en citer que quelques‑uns : bitume84, billard85, fœtus, ver de terre86, ou encore clysoir à pompe :
J’ai rêvé… que j’étais clysopompe à mon tour,
De vos soins assidus entouré nuit et jour.
[…] Et moi je savourais l’horizon grandiose
Que je devais, madame, à ma métamorphose.
Si bien qu’en m’éveillant je m’étais convaincu
D’avoir toute la nuit contemplé votre…87
32Dans ce poème, la fantaisie envahit l’espace d’un lyrisme amoureux subverti par des effets d’optique, qui tiennent de l’hallucination obscène. Les attributs de la fantaisie ne sont pas en reste. Dans « Carême‑Prenant » d’Ogier d’Ivry, le « je », poète ici, se dit, comme l’indique le titre, déguisé, masqué, en vue du Carnaval, mais simultanément, il fait un carême forcé – la gloire ne nourrit pas – , et est de ce fait aussi « sec, sec, sec » que le hareng‑saur de Charles Cros, symbole de l’art loufoque, qu’il incarne plus qu’il ne s’en vêt tel un déguisement :
J’en jeûne encore. − Je suis maigri – mieux – sardiné ;
Je bois de l’eau, − ça me complète un air lacustre88.
33Le sujet assume des masques aux charges multiples, polymorphiques, tel un « Factotum89 » :
J’suis chargé d’certain’s séparations d’corps ;
Sans êtr’ chirurgien, j’trachétomi‑ce,
[…]
J’fais tous les métiers en exerçant l’mien :
Sans êtr’ charbonnier, je m’sers d’un’ bascule,
J’essay’ des lunett’s sans être opticien !
[…]
J’taill’ des cols de ch’mis’ sans être lingère.
34Par des jeux de mots teintés d’humour noir, il présente son métier de bourreau comme recouvrant tous les autres. Son identité n’est pas déclinée, mais diffractée : il occupe tous les masques et pourtant n’en occupe aucun si bien que sa dimension de sujet est sapée. Le « je » ne repose sur rien, ne renvoie à rien, si ce n’est à la fantaisie des jeux de mots et le rire fumiste qui en jaillit.
35Il se pare d’un masque rhétorique fantaisiste, à plusieurs facettes. Ainsi, dans « Chanson bancale90 » d’Henri Galoy, il se fait « rhomboèdre91 », figure géométrique dont les faces en losange font d’ailleurs écho au graphisme du costume d’Arlequin. Si, tel un prisme, le sujet lyrique est une surface miroitante aux reflets multicolores, on ne peut parler d’« un verre de couleurs à travers lequel nous regardons la réalité92 », mais plutôt d’une construction géométrique et opaque d’où émerge une réflexion « bancale » : il dissimule plus qu’il ne (se) dit et laisse penser qu'il n'y a rien sous la blague. En plus d’être fumiste, il a des capacités fumigènes.
36Il apparaît ainsi comme un dispositif trompeur au service de la fantaisie. En effet, il est à rapprocher d’un trompe‑l’œil sur lequel vient se diffracter le sens, en tant que la déviation, la « bifur » intervient à son échelle.
37Dans « Zut ! 93» d’E. Moreau‑Verneuil, les zigzags de la Fantaisie sont détournés en Z, et même en « Zut ! » qui les grossit et les prolonge. Cette injure scande le poème et décentre le sujet lyrique : « Zut ! » occupe la place centrale tant du vers, dans lequel il apparaît seul et centré, que du poème entier :
Oui, zut !… Arrière, hypocrisie !
Je prends le chemin qui me plaît…
− Blonde fée, ô toi, Fantaisie,
J’ai, tout enfant, bu de ton lait,
Et je veux, ma fière nourrice,
− Par les cornes de Belzébuth ! −
N’obéir qu’à ton seul caprice…
− Zut !
38« Zut ! » devient la réponse à tout du sujet, qui n’en finit pas de le faire se refléter ; ce phénomène est poussé à son comble puisque cette interjection, par définition un espace vide jeté entre deux éléments du discours, devient le but de l’énonciation94. Le « je » cède la place à ce centre différé, sans valeur, à cette béance du langage, et ouvre sur un vide aux allures de « bifur ». « OUF !95 » de Victor Meusy reprend ce procédé de façon plus appuyée, par l’usage de mots longs qui contrastent avec la légèreté des rimes en « –ique » ainsi que le refrain dont l’entrée est savamment orchestrée, « alambiqu[é]e », avant d’éclater comme une bulle d’air :
Paris, en ton nom j’alambique
Sur un mode dithyrambique
Ce refrain monosyllabique
Qu’on pousse en tombant sur un pouf !
Ouf !
39L’envolée est brisée, le souffle lyrique retourné, en même temps que le sujet lyrique disparaît du poème. Signifiant devenu insignifiant, signe qui ne renvoie à rien, sur rien, plein de vent, le sujet s’efface (tout en s’affaissant) dans un soupir. « Ouf ! », « pouf », puff, autant de termes qui rappellent que la fantaisie se situe dans les airs, malgré le défaut de légèreté que lui confèrent les poètes du Chat Noir : faisant miroiter le plein pour dire le vide, la fantaisie chatnoiresque se gonfle et se dégonfle comme la pompe du sujet « clysopompe », à l’aune des multiples bifurcations qu’elle emprunte.
***
40La caducité de la fantaisie, exhibée par le biais de mises en scène schématiques du fait de leur dimension systématique et féroce, si elle est revendiquée, n’en demeure pas moins fantasmatique : la fantaisie reste un principe obsédant, plus intéressant pour les poètes du Chat Noir à désarticuler qu’à évacuer totalement, malgré les nombreuses tentatives de substitutions et de (dé)mystifications. Ils semblent ainsi tirer la fantaisie vers la pacotille, vers le toc, comme si la fraîche fantaisie, viciée et usée, ne pouvait plus advenir que par le biais d’artifices à la valeur douteuse. Pour autant, en lui opposant de nouvelles dénominations aux variations plus que subtiles, mais tellement spécifiques au Chat Noir, nos poètes recherchent surtout la mise à mal d’une pensée unique. À la question de départ consistant à se demander si la fantaisie dans la revue du Chat Noir est une fantaisie de pacotille, nous pouvons répondre, après l’étude d’une de ses formes privilégiées dans la revue, le sujet lyrique, qu’il pourrait s’agir davantage de facettes, elles‑mêmes démultipliées par le grand nombre de poètes. Elle ouvre les béances du texte poétique, en crée de nouvelles. Elle se donne simultanément comme un espace qui ne cesse de se dérober et comme un lieu d’inscription, quitte à ce qu’elle soit bancale ou raturée.