La notion de mouvement chez Gaston Bachelard
1Par-delà la dualité entre les travaux « diurnes », consacrés à la science, et les travaux « nocturnes », traitant de l’imagination et de la poésie, l’unité des recherches bachelardiennes tient, selon Dominique Lecourt, à leur conception dynamique de l’esprit : « il semble qu’une thèse unique sur le ‘dynamisme’ de la pensée soit le trait d’union qui les relie : dynamisme du mouvement des concepts scientifiques et dynamisme de l’imagination productrice des images poétiques1 ». L’importance de la notion de mouvement n’a pas échappé non plus aux autres commentateurs, y compris à ceux qui tancent Gaston Bachelard pour son « mobilisme2 ». L’esprit est donc en mouvement, comme un mobile soumis à un champ de forces. Pour autant, malgré la prégnance dans ses écrits des références aux mouvements de l’esprit, Bachelard ne fait pas du mouvement une notion fondamentale, ni surtout fondatrice. Il n’y a pas trace, dans son œuvre, d’un méta-concept du mouvement qui serait antérieur au partage du jour et de la nuit et qui en dominerait la dualité. L’articulation conceptuelle est autrement plus complexe.
2Bachelard identifie ainsi deux dynamiques de l’esprit. L’activité de la raison produit les progrès de la connaissance par une série de rectifications de l’intuition, ce qui entraîne une désubstantialisation des notions issues du sens commun. L’activité de l’imagination est l’autre dynamique, celle qui entraîne l’esprit à la divagation, par laquelle nos rêves acquièrent une substantialité imaginaire. Le mouvement de l’esprit se déploie selon cette polarité. Si bien que raisonner et imaginer se présentent, en première approximation, comme deux dynamiques contraires : « Les axes de la poésie et de la science sont d’abord inverses. Tout ce que peut espérer la philosophie, c’est de rendre la poésie et la science complémentaires, de les unir comme deux contraires bien faits3. » Le savant se doit de résister à la pente imaginative du langage pour élaborer rigoureusement ses concepts ; le poète se doit d’échapper à la structure simplement logique du langage pour produire des métaphores inouïes.
3Toutefois, la raison scientifique et l’imagination poétique ont ceci en commun qu’elles mettent l’esprit en branle, c’est-à-dire qu’elles ne se satisfont point des évidences premières, ni des découpages de la réalité par le sens commun. Ainsi, les concepts développés au sein de la physique contemporaine éloignent irréversiblement l’esprit de ses intuitions initiales, qui se rattachent à un réalisme naïf, pour les remplacer par d’autres, rectifiées, qui sont fondées sur la structure mathématique des équations et sa correspondance avec les expérimentations qui actualisent « phénoméno-techniquement » les potentialités de la Nature. Les lois d’évolution des systèmes physiques induisent de nouvelles intuitions dynamiques : « Le monde réel et le déterminisme dynamique qu’il implique demandent d’autres intuitions, des intuitions dynamiques pour lesquelles il faudrait un nouveau vocabulaire philosophique. Si le mot induction n’avait déjà tant de sens, nous proposerions de l’appliquer à ces intuitions dynamiques4 ». La physique apprend, en particulier, à l’esprit à se défaire de la certitude que le réel est constitué de « choses » et peut être décrit à l’aide de substantifs, pour n’inférer la réalité des phénomènes qu’à partir de certaines relations mathématiques. Bachelard met ainsi en évidence le processus de désubstantialisation de l’ontologie associée à la physique. Ce processus ne laisse pas indemne l’idée intuitive de mouvement. En un sens, les « intuitions dynamiques » que réclame Bachelard sont gagnées contre la notion ordinaire du mouvement.
4La profondeur et la justesse des images poétiques rompent aussi avec les évidences du langage ordinaire et les descriptions superficielles par des clichés statiques et convenus. La poésie est vraie et émouvante lorsqu’elle épouse le rythme intime et les forces élémentaires de l’inconscient. Mais, cette fois-ci, Bachelard explore les méandres de l’imagination dynamique en recourant à une autre notion de « mouvement » qui se refuse à toute désubstantialisation. Ce qu’il nomme « élément », c’est justement la substance des rêves. Plus étrange encore, de la part d’un critique acerbe d’Henri Bergson, lorsque Bachelard analyse la substantialité que le mouvement acquiert dans les rêveries et dans la poésie, il observe que ce mouvement onirique se confond avec des concepts d’origine bergsonienne. Le mouvement de l’imagination, celui dans lequel est pris le rêveur, ne se laisse fidèlement appréhendé que si l’on fait droit, comme le veut Bergson, à l’intuition du « mouvant5 ». Alors, pensera-t-on, une structure de chiasme suffit probablement à penser l’articulation entre le mouvement physique et le mouvement onirique, puisque leurs dynamiques divergent dès l’origine et aboutissent à des conclusions radicalement opposées.
5Mais il resterait à expliquer pourquoi Bachelard formule justement cette divergence en termes de « dynamiques ». Or la dynamique est très précisément la science du mouvement. Si l’inversion du mouvement entre le jour et la nuit est si fondamentale, comment et pourquoi Bachelard pourrait-il appliquer les mêmes concepts à deux dynamiques opposées ? Car c’est bien le même concept qui désigne l’opération qui met l’esprit en mouvement s’adonnant à la science et celle qui s’accomplit à la lecture d’un poème. Il la nomme « induction ». L’effet que produit la lecture d’un vers ou la contemplation d’une toile sur notre imagination est décrit de la même façon que celui de l’apprentissage des théories physiques :
« Seule une sympathie pour une matière peut déterminer une participation réellement active qu’on appellerait volontiers une induction si le mot n’était déjà pris dans la psychologie du raisonnement. Ce serait pourtant dans la vie des images que l’on pourrait éprouver la volonté de conduire. Seule cette induction matérielle et dynamique, cette ‘duction’ par l’intimité du réel, peut soulever notre être intime6. »
6La poésie induit elle aussi un autre regard sur le monde.
7On obtient donc un système d’oppositions dont la symétrie est brisée par l’intervention du même « opérateur dynamique » (l’induction) sur les deux « versants » de la pensée :
JOUR |
NUIT |
Raison |
Imagination |
Science |
Poésie |
désubstantialisation |
« mouvant » bergsonien |
induction |
induction |
? sens de la notion de « mouvement » ? |
8Si toutes les intuitions dynamiques de l’esprit, rationnelles ou poétiques, naissent par induction, il faut préciser que cette « induction » n’a rien à voir avec le raisonnement inductif des empiristes. Il ne s’agit point de généraliser des observations de cas particuliers en une loi générale, mais de mesurer les effets induits dans notre esprit par le mouvement d’un concept ou d’une image ainsi que la manière dont ils conduisent à rectifier nos intuitions. Comme l’a souligné Charles Alunni7, l’induction bachelardienne est pensée par analogie avec l’induction électromagnétique : le déplacement d’un aimant à travers une bobine y induit un courant électrique ; le courant circulant dans une bobine induit autour d’elle un champ magnétique. Les « opérateurs dynamiques » sont ces concepts qui, tels l’induction, permettent par analogie avec des concepts des sciences de la nature de penser les dynamiques de l’esprit.
9Comment concilier le caractère dynamique de l’esprit, l’irréductible polarité de ses tendances rationnelle et imaginaire et la possibilité de les penser avec les mêmes opérateurs ? C’est à cette question que nous entendons répondre en rappelant, d’abord, en quoi consiste la désubstantialisation épistémologique de la notion de mouvement, puis comment Bachelard fait droit, au nom de la métaphore, à la valeur substantielle du mouvement dans la poésie et la rêverie, pour enfin conjuguer analogiquement ce qui avait d’abord été opposé. Car si l’esprit scientifique trouve dans certaines abstractions l’occasion d’imaginer autrement la réalité physique, en suivant les métaphores d’un poète, l’esprit imaginatif découvre une solidarité cristalline, intelligible et insoupçonnée entre les images. Pour Bachelard, la connaissance scientifique ne s’oppose pas à la culture littéraire ; il les combine sans les confondre. Il nous apprend à conjuguer les dynamiques de l’esprit.
La désubstantialisation du mouvement physique
10Au risque de rappeler des évidences épistémologiques, il faut commencer par revenir sur la nature du mouvement tel qu’il est conçu dans la physique mathématique apparue avec Galileo Galilée, et montrer comment cette conception s’est prolongée jusqu’à la théorie de la relativité générale d’Albert Einstein. Elle est paradoxale puisque le « mouvement local » (le changement de lieu), qui semble, à première vue, l’objet principal de la physique galiléenne, tend à s’y dissoudre : Galilée affirme l’inexistence du mouvement ou, plus exactement, sa non-substantialité. L’intuition centrale du Dialogue sur les deux grands systèmes du monde est, en effet, que « le mouvement est comme s’il n’était pas » ou qu’il « est comme rien ». Cela signifie qu’il n’y a mouvement d’un objet que par rapport à un référentiel donné, et qu’il n’y a donc pas d’opposition absolue entre l’état de mouvement et le repos. Il n’existe pas de mouvement absolu dont on pourrait affirmer l’existence en soi : une chose peut être en mouvement et être en repos en même temps, selon le référentiel considéré. Si je laisse choir deux objets en même temps, ils sont tous les deux en mouvement par rapport à moi, mais ils ne le sont pas, durant le temps de leur chute libre, l’un par rapport à l’autre. Cette vacuité de l’idée de mouvement est le sens profond du principe de relativité8, qui affirme l’identité des lois de la nature quel que soit le référentiel adopté.
11Toutefois, la relativité galiléenne ne s’appliquait encore qu’aux seuls référentiels en mouvement rectiligne uniforme les uns par rapport aux autres, et Isaac Newton eut besoin, pour élaborer sa physique, de rétablir, pour un temps, l’idée d’un référentiel absolu afin de donner sens à l’accélération rotationnelle et de rendre ainsi compte de certains effets de la force centrifuge9. Mais ce résidu de substantialité fut résorbé au sein de la théorie de la relativité générale, où la géométrie de l’espace-temps n’est plus un cadre absolu et dépend des masses des corps : l’existence d’un champ gravitationnel devient équivalent à l’effet d’une accélération. Pour illustrer cette nouvelle rupture épistémologique et la récurrence qui, après coup, éclaire le stade antérieur, on peut présenter l’évolution des idées sous cette forme : face à l’évidence du sens commun, pour qui la pomme tombe à terre alors que la lune ne tombe pas, le génie de Newton fut de comprendre que la lune, comme la pomme, tombe à chaque instant vers la Terre ; simplement, poursuivant par ailleurs son chemin en ligne droite (en vertu du principe d’inertie, autre grand principe dégagé par Galilée et formalisé par René Descartes), sa trajectoire résulte de la combinaison de ces deux mouvements (mouvement inertiel et attraction), et elle décrit ainsi une orbite autour de la Terre. Le génie d’Einstein consista à reformuler de manière encore plus contrintuitive ce phénomène : en relativité générale, ni la pomme ni la lune ne tombent, car la pomme, comme la lune, est un satellite de la Terre ! En effet, si jamais toute la masse de la Terre tenait en un point, la pomme décrirait elle aussi une ellipse autour de ce point et reviendrait à sa position de départ ; si cela ne se produit pas c’est qu’il se trouve qu’elle heurte la surface et s’y arrête. La pomme et la lune suivent des géodésiques, c’est-à-dire les trajectoires qui résultent de la courbure de l’espace-temps engendrée par l’existence des masses dans l’univers, en l’occurrence par la masse de la Terre. L’espace-temps n’est plus que géométrie et tous les mouvements en découlent.
12Il y a donc une succession de ruptures épistémologiques entre les différentes théories physiques qui expliquent le mouvement : il y eut, d’abord, le système aristotélicien, avec sa spatialité qualitative qui épousait les évidences du sens commun (le mouvement est l’état d’un mobile qui rejoint son lieu naturel) ; puis, la géométrisation physique de Galilée établit que les référentiels en état de mouvement rectiligne uniforme sont équivalents ; puis, l’algébrisation newtonienne, avec laquelle réapparaît la notion de mouvement absolu par rapport à l’espace absolu immobile ; enfin, la théorie de la relativité générale abolit cette notion en montrant comment les corps déforment l’espace-temps par leur masse. De rectification en rectification, l’intuition du mouvement physique se trouve de plus en plus radicalement désubstantialisée par les progrès de la théorie physique. D’abord conçu comme un état en soi des choses (le mouvement comme contraire du repos), puis comme un état relatif dépendant du référentiel adopté, le mouvement finit par être une conséquence de la géométrie de l’univers physique. Cette désubstantialisation de la métaphysique, accompli sous l’effet du principe de relativité, est un point essentiel de l’épistémologie de Bachelard, qui en approfondit la signification dans La Valeur inductive de la relativité10 (où « inductive » renvoie à l’opérateur dynamique que nous avons défini). Les progrès de la dynamique désubstantialisent le mouvement.
13Dès lors, à la notion floue de « mouvement » se substituent d’autres concepts, comme ceux de « champ » et de « potentiel », par exemple. Bachelard invite à repenser nos intuitions des trajectoires des corps physiques ou même la dynamique des « trajectoires chimiques », qui s’écarte encore plus des intuitions du mouvement local. Le modèle de l’atome de Niels Bohr va jusqu’à rompre l’idée de la continuité de la trajectoire des électrons : ils sautent d’orbite en orbite. Peut-être que l’idée de trajectoire spatiale doit alors être abandonnée pour penser le mouvement des électrons. Le dynamisme de l’esprit induit ainsi la dissolution de la notion intuitive de mouvement spatial au profit du dégagement des structures mathématiques (ou « nouménales ») sous-jacentes à la dynamique de l’univers physique. Si bien que la notion de mouvement doit être peu à peu évacuée du langage rationalisé. Certes, Bachelard se réfère parfois à la notion de mouvement pour expliciter les implications conceptuelles de la structure mathématique des équations de la mécanique quantique (l’équation de Schrödinger), mais c’est surtout pour remettre en cause l’opposition entre la substance statique et le mouvement en soi :
« Dans le monde inconnu qu’est l’atome, y aurait-il donc une sorte de fusion entre l’acte et l’être, entre l’onde et le corpuscule ? Faut-il parler d’aspects complémentaires ou de réalités complémentaires ? Ne s’agit-il pas d’une coopération plus profonde de l’objet et du mouvement, d’une énergie complexe où convergent ce qui est et ce qui devient ?11 »
14Même quand il est conservé, le mot « mouvement » a donc changé de sens, son emploi n’est possible qu’à la condition d’une resémantisation qui suppose la critique de l’acception ordinaire. Abolir l’opposition habituelle entre le mouvement et l’inerte12 revient à abandonner toute représentation substantialiste de l’un et l’autre : « Par son développement énergétique, l’atome est devenir autant qu’être, il est mouvement autant que chose. Il est l’élément du devenir-être schématisé dans l’espace-temps13 ». L’emploi du mot « mouvement » (ou du mot « vitesse ») quand il n’est pas précisé par rapport à quel référentiel ou dans quel cadre géométrico-dynamique il prend sens, ne saurait être qu’un abus, une facilité de langage ou bien une métaphore.
La métaphorisation du mouvement onirique
15Ainsi, dans La Formation de l’esprit scientifique14, la persistance de métaphores dans un discours à prétention scientifique constitue un « obstacle épistémologique ». Il semble alors qu’il faille condamner la métaphore, c’est-à-dire la transposition même dans le langage de la notion de mouvement, la « métaphore » étant la métaphore du mouvement15. Bachelard paraît envisager une purification du langage analogue au programme initial du positivisme logique. Toutefois, il n’a cessé de corriger, par la suite, cette caractérisation strictement négative de la métaphore et l’impression que donnait à ce sujet La Psychanalyse du feu. En effet, il s’est avisé que ce traitement initial de la métaphore et des images poétiques, en tant qu’obstacles épistémologiques, était injuste et inadéquat : « Jadis, j’ai beaucoup lu, mais j’ai fort mal lu. J’ai lu pour m’instruire, j’ai lu pour connaître, j’ai lu pour accumuler des idées et des faits, et puis un jour, j’ai reconnu que les images littéraires avaient leur vie propre, que les images littéraires s’assemblaient dans une vie autonome16. » Son repentir va jusqu’à remettre en cause sa méthode d’objectivation, calquée sur celle appliquée aux concepts scientifiques : « Je pensais que je devais étudier les images comme j’avais l’habitude d’étudier les idées scientifiques, aussi objectivement que possible17 ». Cela ne signifie pas qu’il revienne sur les acquis de son épistémologie, mais il entend rendre justice à la positivité des images dans le domaine littéraire et onirique et forger pour cela des outils conceptuels appropriés.
16Nous n’avons pas ici à revenir sur chacune des étapes qui marquent la progression de sa réflexion du point de vue méthodologique18, depuis le recours à la psychanalyse sous une forme singulière jusqu’à la revendication d’une phénoménologie évanescente en passant par le refoulement de la notion de métaphore au profit de celle d’image, mais nous éclaircirons ce qui rend possible le recours à la notion de mouvement, sous une forme métaphorique, dans ses explorations de l’inconscient littéraire, où il célèbre la valeur substantielle du mouvement onirique sans renoncer à ses analyses sur la désubstantialisation du mouvement physique.
17Cet exemple est le déplacement subversif que Bachelard fait subir à certains concepts bergsoniens. Tout le monde sait que Bachelard oppose sa conception d’un temps discontinu à la « durée » de Bergson et que l’analyse de la vacuité du mouvement, sa désubstantialisation, est en radicale opposition avec les analyses de ce dernier sur le « mouvant ». Pourtant, ce sont ces concepts qui sont mobilisés à plusieurs reprises dans L’Air et les Songes, pour penser l’intuition du mouvement, par exemple, au sujet de l’image poétique du passage de la nuit : « C’est le temps de la nuit. Le rêve et le mouvant nous livrent, dans cette image, la preuve de leur accord temporel.19 » Bachelard considère donc que les concepts bergsoniens de « durée » et de « mouvant » sont adéquats pour penser la texture nocturne du rêve. Il précise même que c’est contre les modèles physiques et avec Bergson qu’il faut penser le mouvement onirique :
« Les images que nous proposerons conduiraient à soutenir l’intuition bergsonienne – qui ne s’offre souvent que comme un mode de connaissance élargie – par les expériences positives de la volonté et de l’imagination (…) Alors tout est immédiatement clair : c’est la poussée du psychisme qui a la continuité de la durée (…) Pour expliquer la valeur dynamique de la durée qui doit solidariser le passé et l’avenir, il n’est pas, dans le bergsonisme, d’images dynamiques plus fréquentes que la poussée et l’aspiration (…) Ainsi, le problème essentiel qui se pose à une méditation qui doit nous donner les images de la durée vivante, c’est, d’après nous, de constituer l’être à la fois comme mu et mouvant, comme mobile et moteur, comme poussée et aspiration20. »
18En fait, cet emprunt à Bergson est particulièrement retors, car il signifie que le concept de « mouvant » est juste dans le domaine onirique précisément parce qu’il est faux pour ce qui est du mouvement physique. Bergson rêve quand il croit penser. On ne peut même pas dire qu’il pense correctement le rêve, puisque L’Eau et les Rêves signale sa méconnaissance de la puissance des songes : « La théorie de l’homo faber bergsonien n’envisage que la projection des pensées claires. Cette théorie a négligé la projection des rêves21. » Le bergsonisme n’est juste qu’à son insu, par accident, par déplacement ; il n’est valable que si on le transpose en-dehors du domaine où il pensait devoir s’appliquer.
19Ce détournement conceptuel est un geste typique de Bachelard, qui opère de tels emprunts subversifs aux dépens de bien d’autres auteurs. Il consiste, en l’occurrence, à effectuer la métaphorisation du concept ou, mieux encore, à révéler la nature métaphorique du concept quand il est appliqué au réel et à lui restituer du même coup une valeur conceptuelle quand il est appliqué à l’irréel, au rêve et à la poésie. Du même coup, cette inversion rend cohérente la symétrie des concepts et des images ; elle fixe les rapports entre des fonctions complémentaires de l’esprit : les fonctions de réalité mises en œuvre dans le raisonnement scientifique et les fonctions d’irréalité de l’imagination que vivifie la création poétique22. Voilà pourquoi l’on peut légitimement utiliser la notion de « mouvant » comme substance du mouvement onirique sans entrer en contradiction avec la désubstantialisation du mouvement physique : parce que le but d’une métaphore n’est justement pas de décrire adéquatement la réalité physique mais de restituer les émotions de la vie intérieure.
JOUR |
NUIT |
Raison |
Imagination |
Science |
Poésie |
désubstantialisation |
métaphorisation |
concepts |
images |
? statut des opérateurs dynamiques ? |
20Cependant, si le mouvement désubstantialisé de la science physique et la métaphore substantialisante de la poésie obéissent à des dynamiques si opposées qu’elles inversent le sens et la validité de certains concepts, comment se fait-il que Bachelard puisse formuler cette opposition en termes de « dynamique » et lui appliquer les mêmes opérateurs ?
21Un premier élément d’explication tient à la différence de niveau entre, d’une part, le mouvement métaphorique en général, et d’autre part, ce mouvement appliqué à l’image même de mouvement, qui engendre l’intuition du « mouvant ». Mais, à vrai dire, Bachelard glisse lui-même d’un niveau à l’autre : il étudie la dynamique de l’esprit au travers de la dynamique des images, si bien qu’il ne faut pas trop accentuer cette distinction méthodologique. Une seconde piste serait que Bachelard distingue « l’imagination matérielle » et « l’imagination dynamique » comme deux espèces différentes d’imagination qui pourraient réclamer deux types différents d’analyse selon qu’elles substantialisent ou dynamisent les images. L’Eau et les Rêves annonce ainsi que son étude de l’imagination hydrique matérielle doit être complétée par « une étude de l’imagination dynamique23 ». On pourrait penser alors que le terme « dynamique » est aussi métaphorisé et inversé par rapport à son acception rationnelle quand Bachelard l’emploie à propos de l’imagination. Mais, L’Air et les Songes, qui remplace justement ce livre annoncé et jamais écrit au sujet de l’imagination hydrique dynamique, se présente comme « une physique détaillée de l’imagination dynamique24 » et introduit d’autres termes issus de la physique encore plus précis, dont Bachelard revendique la scientificité : « Finalement la vie de l’âme, toutes les craintes, toutes les forces morales qui engagent un avenir ont une différentielle verticale dans toute l’acception mathématique du terme25 ». Il faut donc trouver une autre explication.
22La seule manière de comprendre cela est qu’il n’y a pas qu’un seul rapport, celui de la métaphorisation, entre les concepts et les images. Une autre articulation est possible, celle de la correspondance analogique, et c’est elle qui rend possible les opérateurs dynamiques.
La transposition analogique des opérateurs dynamiques
23Une analogie n’est pas une métaphore : tandis que la métaphore indique le transfert d’un mot d’un domaine vers un autre, l’analogie signale la possibilité de transposer le rapport qui existe entre deux objets (ou tout autre système de relations) à un autre domaine. Dire que « a est à b ce que c est à d »ne revient pas à affirmer la ressemblance entre aucun de ces termes, ni à suggérer le remplacement de a par c (ce qui serait une métaphore).
24Ce qui est perturbant avec le concept d’analogie, c’est qu’il est lui-même le résultat d’une analogie : « analogia » signifiait « identité de rapports », ce que les Latins ont désigné ensuite par « proportio ». L’analogie est donc, à l’origine, elle-même conçue par analogie avec la proportion mathématique : a/b = c/d. Le point essentiel de la théorie des proportions élaborée par les Anciens était justement qu’il leur permettait de transposer des relations entre des domaines dont les objets étaient fort dissemblables, voire incommensurables. Le problème pour nous est que, dans le langage courant, ce concept d’analogie, qui désigne donc une équivalence entre deux relations, régresse souvent vers un sens plus vague et fruste de « ressemblance imparfaite entre deux objets », ce qui explique d’ailleurs que Bachelard lui-même critique maintes fois le recours aux analogies comme mode de raisonnement aberrant. Toutefois, quand l’analogie est bien comprise comme une relation d’isomorphie, elle permet de formuler des « analogies formelles » dont l’usage fécond et opératoire en science est bien connu26. Le raisonnement analogique consiste alors à transférer une équation mathématique d’un domaine vers un autre pour établir l’existence de certaines « analogies profondes27 » entre deux « régions » de l’être, ce que Bachelard appelle le « transrationalisme28 ». Or Bachelard élabore et transpose les opérateurs dynamiques par une méthode analogue. Sans être à proprement parler le résultat d’une analogie formelle (qui ne peut exister qu’entre deux disciplines scientifiques mathématisées), les opérateurs bachelardiens sont aussi produits par analogie – l’induction électromagnétique permet ainsi de penser la dynamique de l’esprit scientifique –, puis ils sont appliqués, par une autre analogie, à la poésie afin de maîtriser la variation systématiquement libre de l’imagination rêveuse ou poétique.
25Le texte de Bachelard le plus explicite au sujet de l’origine scientifique des concepts appliqués à la poésie est le Lautréamont, où s’élabore une étude objective de la poésie dont la méthode repose entièrement sur des analogies avec les mathématiques. Il y met en évidence une organisation sous-jacente entre certaines des métaphores utilisées par Isidore Ducasse, en la comparant à une structure de groupe. En mathématiques, un groupe est composé d’objets qui s’engendrent les uns des autres par la même transformation29 :
« La déformation des images doit alors désigner, d’une manière strictement mathématique, le groupe des métaphores. Dès qu’on pourrait préciser les divers groupes de métaphores d’une poésie particulière, on s’apercevrait que parfois certaines métaphores sont manquées parce qu’elles ont été adjointes en dépit de la cohésion du groupe. Naturellement, des âmes poétiques sensibles réagissent d’elles-mêmes à ces adjonctions erronées sans avoir besoin de l’appareil pédant auquel nous faisons allusion. Mais il n’en reste pas moins qu’une métapoétique devra entreprendre une classification des métaphores et qu’il lui faudra, tôt ou tard, adopter le seul procédé essentiel de classification, la détermination des groupes30. »
26Au moyen de cette analogie, Bachelard nous fait comprendre que les métaphores de la serre, de la griffe, de la pince et de la ventouse, par-delà leur diversité zoologique, font en fait partie, dans les Chants de Maldoror, du même groupe, celui de l’agressivité préhensive : « en saisissant le vouloir-attaquer dans sa physiologie élémentaire, on arrive à cette conclusion que la volonté de lacérer, de griffer, de pincer, de serrer dans des doigts nerveux est fondamentale31 ». Autrement dit, pour comprendre le sens du mouvement dans les rêves, il faut saisir qu’il est une métaphore, mais pour étudier l’organisation des métaphores, il faut recourir à des analogies et réintroduire des opérateurs dynamiques.
27Le Lautréamont se contente d’analogies avec la géométrie projective ; il ne thématise et n’introduit pas encore d’opérateurs dynamiques à proprement parler. Il s’agit d’un premier stade d’élaboration de la poétique bachelardienne et, pour ainsi dire, d’une « géométrisation », certes raffinée, de la poésie mais qui n’a pas encore atteint le stade proprement dynamique. Bachelard en est encore à un stade galiléen de sa réflexion sur l’imagination ; il n’en a pas dégagé les lois d’attraction universelle… Il le fera dans ses œuvres nocturnes ultérieures, en mesurant la force d’attraction des éléments et de leurs déclinaisons. Alors, il prend conscience que le concept de « groupe de métaphores » est insuffisant pour saisir toutes les subtilités et la richesse des transformations des images poétiques32, car l’image n’est pas seulement soumise à des transformations formelles, ces transformations qui définissent un groupe de métaphores. L’image est aussi soumise à des variations de valeur : son sens et son intensité varient au cours de ses métamorphoses. Or, cette variation axiologique entraîne Bachelard à postuler que l’imaginaire est toujours doté d’une structure de « champ » : par exemple, dans l’imagination aérienne, le « haut » et le « bas » sont deux pôles d’un champ axiologique : monter signifie se libérer, descendre sombrer dans la culpabilité. C’est la dimension axiologique des images qui détermine le recours à des opérateurs dynamiques.
28De tous les éléments étudiés par Bachelard, l’air est alors celui qui révèle le mieux, en raison de sa nature essentiellement dynamique, la variation axiologique de l’imagination. L’étude de l’imagination aérienne impose de prendre en compte le dynamisme ambivalent de ses opérateurs poétiques. Ainsi, l’imagination aérienne « est essentiellement vectorielle (…) toute image aérienne a un avenir, elle a un vecteur d’envol33 ». En l’air, toute variation s’opère selon l’axe vertical, selon une analogie avec « une différentielle verticale34». Cette analogie quasi-formelle avec la dérivation (le rapport dx/dt quand dx et dt sont des variations infinitésimales de x et de t) n’est pas gratuite ; elle précise que seule la variation d’altitude a une signification dans un rêve et non l’altitude elle-même : « ce sera toujours sous l’aspect différentiel, jamais sous l’aspect intégral, que nous présenterons nos essais de détermination de la verticalité. Autrement dit, nous bornerons nos examens à de très courts fragments de verticalité35 ». Les images du mouvement aérien (l’envol et la chute) n’expriment pas de simples « états d’âme », elles expriment les variations de notre moral et nous ne pouvons les décrire qu’à l’aide d’analogies avec les concepts de la dynamique. Or de tels opérateurs dynamiques portent le même nom qu’en épistémologie : ils tirent eux aussi leur nom de la physique mathématique, par une analogie redoublée ; mais, appliqués à la poésie et au rêve, ils ne fonctionnent plus comme les opérateurs dynamiques appliqués à la science. Leur formulation par analogie avec les concepts scientifiques est explicite, mais elle reste allusive, distanciée, respectant l’écart qui les sépare de l’image pour ne pas la dénaturer. Alors qu’en épistémologie, l’analogie sert à exercer une contrainte sur l’esprit rationnel en insistant sur l’équivalence des opérations à effectuer, en philosophie et en science, l’analogie qui transpose les opérateurs dynamiques à l’étude de l’imagination pointe plutôt le contraste qui demeure entre une image et le concept par lequel on entend l’éclairer. En même temps qu’on étudie ses variations, on doit respecter la fluence insaisissable d’une image poétique.
29La transposition analogique de la masse, des vecteurs et des équations différentielles dans le domaine onirique correspond indéniablement à un second stade de l’étude des images, c’est-à-dire à une algébrisation de l’imagination, qui établit les « lois » de la dynamique des images. La plus générale de ces lois est la « loi de l’isomorphie des images » : « les grandes images du refuge : la maison, le ventre, la grotte. Nous avons trouvé une occasion pour présenter sous une forme simple, la loi de l’isomorphie des images de la profondeur36 ». Cette loi coordonne la transformation formelle de l’image aux nuances de sa variation axiologique, sans réduire les diverses images à une stricte équivalence. Voici, par exemple, deux séries d’images isomorphes, une série vectorielle ascendante et une autre descendante :
30« ↑5. Les images mystiques célestes.
31↑4. Les images mythologiques supérieures.
32↑3. Les images de l’inconscient personnel.
33↑2. Les images mythologiques inférieures.
34↑1. Les images mystiques infernales37. »
35« ↓ventre,
36↓sein,
37↓utérus,
38↓eau,
39↓mercure,
40↓principe d’assimilation – principe de l’humidité radicale38 »
41Ces deux spectres conjuguent à la série des transformations formelles de l’image des variations de sa valeur, ce qui signifie que la transformation des images affecte tout autant l’objet que le sujet de la rêverie : « l’être qui rêve à des plans de profondeur dans les choses finit par déterminer en soi-même des plans de profondeur différents39 ». L’isomorphie ne signifie donc pas l’équivalence des images mais leur relativité à un axe de valeur ainsi que la covariance qui s’instaure entre le rêveur et sa rêverie : « une loi que nous appellerons l’isomorphie des images de la profondeur. En rêvant la profondeur, nous rêvons notre profondeur40 ». Le propre des opérateurs dynamiques, quand ils sont appliqués à la poésie ou au rêve, est ainsi de coordonner le mouvement externe à une variation interne. Dans l’élément aérien, je ne m’envole que parce que je m’allège : « Les images poétiques sont donc toutes, pour Shelley, des opérateurs d’élévation. Autrement dit, les images poétiques sont des opérations de l’esprit humain dans la mesure où elles nous allègent, où elles nous soulèvent, où elles nous élèvent. Elles n’ont qu’un axe de référence : l’axe vertical41 ». L’image aérienne est à la fois l’élément où j’évolue et l’expression de ma dynamique interne.
42L’espace onirique se déforme donc en fonction de la pesanteur du rêveur et oriente son trajet. C’est pourquoi Bachelard pense la poésie du mouvement aérien par analogie avec la théorie de la relativité générale (où les corps massifs déforment l’espace-temps) :
« Puissance imaginaire et plasma d’images viennent, dans une telle contemplation, échanger leurs valeurs. Nous retrouvons ici une nouvelle application de ce que nous appelions, dans un chapitre précédent, l’imagination généralisée pour caractériser des images où l’imaginé et l’imaginant sont aussi indissolublement reliés que la réalité géométrique et la pensée géométrique dans la relativité généralisée42. »
43À ce troisième stade d’élaboration des opérateurs dynamiques, Bachelard suggère une cohérence théorique intégrale, sous une forme analogue à la géométrisation dynamique des théories relativistes. Ainsi se trouve finalement conjugué ce qui semblait ne pas pouvoir l’être : la désubstantialisation du mouvement et l’accord intime avec la substance du rêve. C’est donc aux extrêmes des dynamiques divergentes, entre l’esthétique la plus libre de toute contrainte réaliste ou stylistique (le surréalisme) et la théorie la plus libre des évidences du sens commun (la relativité générale), après maintes ruptures épistémologiques et artistiques, que s’instaure une tension féconde et que se formule l’analogie la plus juste entre la poésie et la science.
« Le jour et la nuit » : métaphore et analogie
44Dans une séance mémorable de la Société française de philosophie (25 mars 1950), Bachelard distingua la part diurne de son œuvre, consacré à la conscience éveillée, et la part nocturne,consacrée à l’imagination poétique. Cette partition visait à limiter l’enquête du jour tout en relevant son incomplétude au regard d’une anthropologie philosophique totale à placer sous le signe du rythme circadien :
« s’il fallait être complet, il me semble que j’aimerais à discuter d’un thème qui n’est pas celui d’aujourd’hui, thème que j’appellerai ‘l’homme des vingt-quatre heures’. […] Qu’est-ce que nous aurions à discuter alors, devant cette totalité humaine ? Nous aurions d’abord à discuter l’homme de la nuit. (…) Car la nuit, on n’est pas rationaliste, on ne dort pas avec des équations dans la tête43. »
45Au cours de la discussion qui suivit, tant avec d’éminents philosophes qu’avec de grands mathématiciens, ses interlocuteurs furent prompts à rompre cette digue et Bachelard eut peine à ne pas se laisser entraîner sur le terrain de la complémentarité entre ses travaux sur la science et sur l’imagination. La question fit par la suite couler beaucoup d’encre.
46Jean Hyppolite formula « cette question ultime, celle de la relation des deux thèmes de la philosophie de G. Bachelard, celui de l’épistémologie de la théorie physique contemporaine et celui de l’imagination des éléments44 ». Il émit l’hypothèse d’une inspiration romantique commune : « Nous sentons bien que ces deux thèmes sont développés à partir d’une même pensée, d’un même projet imaginatif qui est un projet d’ouverture intégral45 ». François Dagognet pointa le « véritable parallélisme catégoriel et systématique entre les textes épistémologiques et les œuvres de la Poétique46 » alors que Jean Libis n’y voit qu’une opposition radicale47. Dominique Lecourt voulut, un temps seulement, détecter la trace d’une contradiction dialectique48 entre l’épistémologie historique et une conception anhistorique de l’imaginaire. Jean-Claude Margolin conjectura la prédominance secrète de l’imagination créatrice sur la poésie et sur la science49, ce qui fut vite contesté50 par Jean Starobinski, qui pense que « Bachelard plaide pour la légitimité d’un bilinguisme radical, pour le recours à deux langues d’autant plus exclusives l’une de l’autre qu’elles sont constituées non seulement, chacune, par un système de signifiants spécifique, mais qu’elles visent un autre ordre de signifiés, selon un autre mode de signification51 ». Charles Alunni52 prolonge cette analyse en soulignant la « dualité » (par analogie avec les mathématiques) du concept et de la métaphore.
47Si le jour et la nuit ne peuvent ni se confondre ni s’opposer, ni même être simplement mis en parallèle, il paraît peut-être raisonnable de se ranger à l’avis de Jean-Claude Pariente, pour qui « le jour et la nuit » constitue un faux problème :
« Il a parfois usé de formules, comme celle du jour et de la nuit, qui relèvent plus à mes yeux du haussement d’épaules et de la malice que de la réponse proprement philosophique ; j’y vois au mieux une confidence, mais pas un argument, car la rotation de la Terre sur elle-même n’a rien à faire en ces matières53. »
48Mais Bachelard se réfère trop souvent à cette distinction pour qu’on l’écarte ainsi. Qui plus est, il nous semble que Pariente effleure ici la solution du problème : « le jour et la nuit » est, à la fois, une expression qui s’entend métaphoriquement comme l’opposition radicale d’une chose et de son contraire, mais elle désigne, en toute rigueur, l’alternance de phases complémentaires issues de la rotation terrestre et donc, analogiquement, l’alternance des travaux épistémologiques et poétiques auxquels Bachelard s’adonnait :
« Je suis resté avide de connaître, toujours plus nombreuses, les constructions conceptuelles et, comme j’aimais également les beautés de l’imagination poétique, je n’ai connu le travail tranquille qu’après avoir nettement coupé ma vie de travail en deux parties quasi indépendantes, l’une mise sous le signe du concept, l’autre sous le signe de l’image54. »
49Autrement dit, la distinction entre deux modes d’articulation, métaphore et analogie, permet de comprendre comment se conjuguent l’interprétation poétique et la signification objective, par cette « double lecture » que réclame Bachelard :
« J’ai compris que les grands livres méritaient une double lecture, qu’il fallait les lire tour à tour avec un esprit clair et une imagination sensible. Seule une double lecture nous donne la complétude des valeurs esthétiques, seule une double lecture peut relier les valeurs esthétiques vivant au foyer de notre inconscient et les valeurs de l’expression exubérante du riche langage poétique55. »
50Si l’on oppose radicalement le jour à la nuit, on fait de ces heures obscures qui échappent à la conscience rationnelle « le temps de la nuit56» : on substantialise la durée nocturne. Mais, si l’on rapporte le jour et la nuit à la rotation de la planète, on en fait le rythme universel de l’humaine conscience, où dominent alternativement l’esprit scientifique, fortement socialisé, et la rêverie solitaire. Et en conjuguant ces deux approches, l’on mesure le contraste du jour et de la nuit pour dégager de nouvelles variables du dynamisme de l’esprit.
51Vincent Bontems
52(Laboratoire de Recherches sur les Sciences de la Matière LARSIM-CEA)