Le discours indirect libre dans la didascalie scénaristique. Le cas d’une adaptation du Rouge et le Noir
1Le scénario présente en principe un statut communicationnel double dont les finalités sont, d’une part, la préparation d’un film et, d’autre part, une expérience esthétique analogue à la lecture de fictions littéraires1. Golopentia explique l’hybridité de ce régime en fonction de lectures « opératoires » et « littéraires » plus ou moins activées, qui concernent aussi bien l’écrit théâtral que filmique (1994, 18‑23). À une autre échelle, les didascalies semblent elles‑mêmes rejouer cette polarisation, entre visée prescriptive de la notation et « coloration narrative » du monde fictionnel (Schaeffer 1989, 94)2.
2Quand elles apparaissent dans les didascalies du scénario de film, les traces du discours indirect libre (désormais dil) ressaisissent à leur manière l’hybridité propre au genre. Elles brouillent les frontières énonciatives entre paroles (voire pensées) des personnages – appelant une profération dans le film – et discours narrativo‑descriptif – « matériau linguistique qui, à la représentation, n’apparaît jamais sous forme d’un dit » (Vodoz 1986, 104). En ce sens, le dil exalte un procédé stylistique relativement étranger au mode dramatique, habituellement enclin à la partition claire des discours en représentation. Il produit une expérience de lecture singulière qui rend compte des tensions pragmatiques propres au scénario.
3En partant du principe que l’identification d’un dil repose sur une signalisation hétérogène et variable (Vuillaume 2000, 128) et d’une interprétation en contexte (Authier‑Revuz 1992, 42), nous porterons notre attention sur les effets de lecture qu’un dil produit, de façon locale, après avoir établi les éléments contextuels qui le contraignent. Dans un premier temps, nous rappellerons la doxa dominante du scénario, obnubilée par une textualité fonctionnelle visant à modéliser la mise en scène et la réalisation filmiques, afin de mieux entrevoir la dimension paradoxale que peut alors comporter la présence du dil dans la didascalie. Nous interrogerons ensuite le dil en tant que procédé littéraire de romanisation. Il sera enfin abordé à travers deux opérations : la transmodalisation3 du roman‑source et la littérarisation d’un écrit de préparation. Cette contribution sera principalement consacrée au genre scénaristique de la tradition dite de la « qualité française », qui a cours dans le second après‑guerre. Dans cette perspective, nous analyserons des extraits d’un projet d’adaptation filmique du Rouge et le Noir, écrit par Jean Aurenche en 1945 et destiné à la société de production Regina4.
La doxa opératoire du scénario de film
4Est « opératoire » l’appréhension du scénario qui le réduit génériquement au support de données diégétiques, scéniques et techniques en vue de réaliser un film. Le scénario suppose une lecture subordonnée à une finalité pratique, qui se définit par sa capacité et son efficacité à produire du filmique (Golopentia 1994, 20 ; Boillat 2011, 13-15). Dans l’imaginaire collectif, cette doxa l’emporte sur les approches du scénario dites « littéraires ». La critique scénaristique, très représentée par les manuels de praticiens, a tendance à mettre en avant l’idée de modèles de scénarios et à valoriser, au nom de l’efficience d’une « écriture cinématographique », le rejet des « fioritures » littéraires (Viswanathan 1993, 10 ; Boillat 2011, 31-37).
5En ce sens, certains théoriciens ont radicalisé l’exception du scénario au point de négliger sa matérialité verbale. Le scénario devient un objet aliéné à son devenir cinématographique. Pour Jean‑Claude Carrière, par exemple, il doit éviter l’autotélisme :
[…] écriture de passage, de transition et du fait même de son effacement, de son humilité […] [Son écriture] doit sans cesse se méfier d’elle‑même, de ses excès, du mirage‑littérature, échapper au charme des phrases, à la séduction des mots. (Carrière 1990, 14)
6En inhibant ses ressources expressives, l’écrit scénaristique parviendrait, soit à un idéal d’« isomorphisme » par rapport au film – il lui ressemble structurellement (Maillot1989) –, soit à un pur antécédent – il est le film en puissance. Dans cet ordre d’idées, la critique anglo‑saxonne a souvent comparé le script au dessin architectural (blueprint ; voir Maras 2009, 117‑120). Cette image ne compromet pas seulement une approche esthétique et thématique du texte, comme le note Price (2010, 46), mais semble également soustraire celui‑ci à la sémiologie de l’écrit.
7La doxa opératoire du scénario a trouvé dans la critique génétique une caisse de résonance plus nuancée. Francis Vanoye fut l’un des premiers critiques à suggérer que « l’étude du scénario en tant que maillon de la chaîne de production du film relève de la critique génétique, un peu comme celle des “avant‑textes” pour la littérature » (2008, 11). Si l’intuition de Vanoye renoue avec le contexte de production propre au scénario, elle présente le désavantage de comparer d’emblée deux paradigmes génétiques différents, puisque la genèse scénaristique conjugue à la fois les problématiques de la mise en texte et celles du chantier cinématographique. De plus, la notion d’avant‑texte correspond mal aux spécificités linguistiques du scénario. D’une part, tout écrit préparatoire mérite d’être réfléchi pour sa propre textualité, au delà du seul axe considérant le degré d’élaboration vers une œuvre‑cible (Mahrer 2009) ; d’autre part, la genèse collective du scénario appelle des achèvements discursifs dans une configuration alternant des tours d’écriture et de lecture. Le tandem de scénaristes Jean Aurenche et Pierre Bost en a fourni un bel exemple (Gaillard & Meyer 2015, 94‑98). Le scénario doit donc aussi être pensé dans une logique communicationnelle, malgré sa fonction téléologique et la dimension processuelle qui en découle.
8À défaut d’être publié, le scénario constitue une forme de « discours fermé » (Maingueneau 1992, 120)5. Sa production et sa réception sont restreintes à une communauté socio‑professionnelle dont l’activité est fortement ritualisée. Le caractère fonctionnel du scénario n’est alors pas un principe ontologique. Il repose sur des « facteurs institutionnels et commerciaux, liés à la mise en place d’un système d’encadrement de la production cinématographique, de professionnalisation de l’écriture scénaristique et surtout de protection de l’accessibilité des écrits dont sont tirés les films » (Jeannelle 2015, 363). Cela étant, tout en déclassant l’explication ontologique, il nous paraît prudent de ne pas limiter la description fonctionnelle du scénario à une détermination contextuelle, en prenant en compte la dialectique entre texte et contexte. Au‑delà d’une dépendance au contexte, l’interprétation « opératoire » du scénario gagne à être éclairée par la mise au jour d’un appareil formel – à savoir la concordance de « faits langagiers co‑orientés, ponctuels mais aptes à modifier le statut de la totalité du discours où ils apparaissent » (Philippe 2008, 29). C’est à l’aune de cet appareil, dans la configuration discursive propre au scénario, que peut être interprété l’effet que produisent des fragments au dil.
Le paradoxe didascalique du discours indirect libre
9Si la « fonctionnalité » du scénario se traduit en un appareil formel, ses constituants positifs impliquent l’absence d’autres constituants (Philippe 2008, 31). Selon notre hypothèse, certains éléments formels, en suggérant par des instructions corrélées une interprétation « opératoire » du scénario, rendent peu prévisibles l’apparition du dil. Nous proposons de passer en revue trois de ces éléments, comme autant de contraintes langagières auxquelles le dil fait obstacle.
10Premièrement, il est d’usage, à partir de modèles dramatiques traditionnels courants depuis le xviie siècle (Rollinat‑Levasseur 2007, 85‑87), de distinguer les dialogues et les didascalies dans la typographie du texte – pour le film, cela concerne aussi bien les continuités dialoguées que les découpages techniques. Ce principe nécessite une parfaite étanchéité des discours en représentation et l’indication nominative des personnages qui parlent. La segmentation typographique travaille alors à une vi‑lisibilité de l’hétérogénéité discursive du scénario. À la manière des genres procéduraux, elle est exploitée en vue d’une articulation ergonomique « du dire au faire pratique » (Adam 2011, 247) : elle facilitera le repérage des répliques à prononcer, ou encore le suivi pour les scriptes de la continuité audiovisuelle qui a été planifiée (Rot 2014, 22-28). Dans le même temps, cette segmentation requiert une lecture non seulement linéaire mais structurante : il incombe au lecteur de mettre en correspondance les pans dialogaux et didascaliques, qui fonctionnent ensemble sur le mode « stéréoscopique » (Rollinat‑Levasseur 2007, 92). Une telle typographie est motivée par un imaginaire de la synchronisation audiovisuelle, qu’elle tend à suggérer formellement : en retrait à droite, un canal auditif où sont alignés les sons et les répliques à prononcer – discours direct (désormais dd) des personnages et des voix‑over –, et à gauche, des indications – bien souvent visuelles – qui ne formulent pas de contenu langagier à vocaliser6.
11Quand ils apparaissent dans le champ didascalique, le dil et le discours rapporté en général (désormais dr) interfèrent avec cet imaginaire sémiotique et avec la mimesis formelle qu’il sous‑tend. Selon Jacqueline Viswanathan, ils constituent même des infractions au modèle dramatique traditionnel, en contaminant le champ de la « directive scénique » (2000, 159). Nous nous contenterons de relever qu’avec ses formes, la solidarité cotextuelle des divers discours se joue dans la syntaxe et l’alternance linéaire des plans d’énonciation, et non plus dans l’organisation iconique et pluri‑séquentielle du texte7. En voici un exemple :
Le Marquis dit à Julien la confiance et l’estime qu’il a pour lui. Il partira en mission d’un instant à l’autre. (R&N, 428)
12L’interprétation discursive fonctionne ici en cotexte. Le futur injonctif « Il partira » et l’expression « d’un instant à l’autre » tendent à impliquer l’énonciation du Marquis construite référentiellement dans la proposition précédente. En l’absence de marqueurs typographiques, seuls les subordonnants syntaxiques et l’énonciation, sujette aux aléas de l’interprétation, permettent de discriminer une représentation du discours d’autrui. Notons qu’il existe dans le scénario des solutions intermédiaires qui recourent partiellement au marquage de la ponctuation [:] :
Sa mère lui propose la créole, mais Mathilde la refuse : la créole est trop jeune, elle a sûrement le sommeil trop lourd. qu’on [sic] lui donne la vieille lectrice. (R&N, 44)
13Deuxièmement, l’interprétation opératoire confère aux énoncés scénaristiques une valeur illocutoire injonctive appelant, de façon plus ou moins explicite, la transposition d’une sémiologie de l’écrit vers le chantier pluri‑sémiotique du film. Cette visée pragmatique implique que les représentations écrites de la parole sont candidates à la vocalisation et doivent être attribuables à un locuteur spécifique. La représentation du discours ne suppose plus la fiction d’un discours antérieur et originaire, comme dans un roman, pseudo‑rapporté ou pseudo-traduit – fiction qui rend, dans ce cas, obsolète la notion de fidélité du dr (Rosier 2008, 26) –, mais elle doit modéliser sans ambiguïté un discours postérieur (désormais dp), puisque le dr devra nécessairement être restitué à l’oral ou, à plus grands frais, reconstitué par un locuteur.
14C’est justement le coût interprétatif d’une telle reconstitution qui incite à éviter les formes discursives trop « obliques » au profit du dd : le discours indirect (désormais di) peut être équivoque par rapport à l’énoncé à vocaliser dans le film [1], et le dil équivoque, non seulement par rapport à l’énoncé, mais également par rapport à la prise en charge énonciative [2] :
[1] di (scénario) : Julien dit à Paul qu’il ne va pas se rendre.
dp 1 (film) : Je ne me rendrai pas !
dp 2 (film) : Je ne vais pas me rendre.
[2] dil (scénario) : Julien s’adresse à Paul. Il ne va peut-être pas se rendre, après
tout !
dp 3 (film) : Je ne vais peut‑être pas me rendre, après tout !
dp 4 (film) : [‑]
15En admettant que [2] prenne place dans une didascalie, on ne saurait attribuer de façon tout à fait décisive la prise en charge de l’énoncé à cause de la bivocalité du dil. L’interprétation en fera soit un dil « locutoire », dont la verbalisation possible indiquerait une prise en charge plus importante du personnage de Julien (dp 3), soit un dil « pragmatique », dont la prise en charge correspondrait surtout à l’investissement d’un narrateur/didascale (dp 4), ce qui n’appellerait pas la profération en se rapprochant du régime de lecture du roman9. En contexte didascalique, la bivocalité débouche donc sur des ambiguïtés interprétatives. Elle confond la sémantique du proférable (dp), dominée par des inférences engageant le projet de la réalisation filmique, et la sémantique de la représentation verbale (dr), privilégiée par des inférences propres à l’immersion fictionnelle.
16En troisième et dernier lieu, une interprétation « opératoire » du scénario suscite l’attente d’une certaine concision langagière. De façon trop restrictive, Vanoye a pointé l’austérité du style scénaristique et son corollaire, une ergonomie informative ; le style didascalique ne semble même pas mériter que l’on s’y attarde : « [Dans le scénario] les descriptions et portraits n’existent que pour l’information indispensable, les considérations réflexives sont à éliminer, le style de narration est à son degré zéro. Restent les dialogues, qui feront l’objet d’un chapitre » (2008, 11). L’interprétation « opératoire » fait primer les données perceptuelles et spectaculaires (réputées externes), en évitant la complexité linguistique construite dans la fiction par les jeux modaux et les voix. En résultent l’élimination des « signes qui renvoient à l’instance narrative » et « un style traditionnellement cumulatif et haché, une écriture impersonnelle, dépouillée des marques de l’expressivité » (Viswanathan 2000, 159). La fonction informative tend à limiter les didascalies à la description « extérieure » des personnages (Van Nypelseer 1991, 61) et à absenter l’énonciateur, comme dans les genres procéduraux (Adam 2011, 245). Les phrases en on, très fréquentes dans les didascalies scénaristiques, dénotent des procès avant tout perceptifs et techniques :
À travers le générique du film, on découvre les flèches et la tour d’une Cathédrale […]
On enchaîne sur une porte […]
On entend les vociférations du jardinier […]
On ouvre sur le visage en très gros plan d’un homme à l’air martial […]
On ouvre dans le silence. (R&N, 1, 9, 42, 69, 72)
17Un tel régime affaiblit la fonction expressive tout en ménageant une place de choix au destinataire, calqué en filigrane sur la figure du spectateur (Raynauld 1991, 39)10. Ainsi, comme l’a observé Rose‑Marie Gerbe pour l’appareil formel didascalique, s’il subsiste des traces de subjectivité et des modalisateurs, le lecteur les interprétera « comme des “effets” à atteindre sur scène [ou dans le film] et non comme des évaluations subjectives » (2007, 470)11. Le dil contrarie cette routine « opératoire », puisqu’il comporte d’abord le risque de réintroduire une instance narrative par démarcation, puis d’amalgamer les voix du narrateur/didascale et des personnages. Cet amalgame peut sans doute trouver des débouchés scéniques ou filmiques, mais ceux‑ci n’auront pas d’équivalence linguistique avec la matière verbale du scénario ; fossé sémiotique oblige. Pasolini le constate, alors qu’il s’interroge sur la possibilité de trouver au cinéma un procédé analogue à la technique « littéraire » du dil :
[…] la différence qu’un metteur en scène peut trouver entre un personnage et lui‑même est d’ordre psychologique et social mais non linguistique. Et ceci lui rend toute mimésis naturaliste d’un langage, d’un hypothétique « regard » porté par autrui sur la réalité, impossible.
Si le metteur en scène s’identifie donc à son personnage, et raconte une histoire ou représente le monde à travers lui, il ne peut se prévaloir de ce formidable instrument de différenciation ontique qu’est la langue. Son opération ne peut être linguistique, mais stylistique. (Pasolini 1976, 147)
18Pasolini entend par opération stylistique les moyens cinématographiques qui créent des effets de subjectivité et fondent un langage « poétique » du cinéma, autonome et original dans ses procédés. Il n’envisage cependant pas le dil au niveau du scénario, caractérisé par « sa volonté d’être une forme qui se meut vers une autre forme » (1976, 165)12. Le dil, par sa valeur expressive et sa nature langagière spécifique, semble demeurer irréductible aux données perceptuelles qui modélisent la représentation cinématographique.
19À travers ces éléments formels concourant à une doxa opératoire du scénario (certes caricaturale), nous avons envisagé la valeur paradoxale du dil dans la didascalie. Mais le scénario ne constitue pas seulement « le passage du stade littéraire au stade cinématographique » (Pasolini 1976, 166). Il se caractérise par un mouvement double : d’un côté transitionnel, il tend vers l’objet cinématographique ; d’un autre côté autotélique et épidiscursif, il tend vers l’objet écrit et ses imaginaires. Qu’en est-il du dil, si l’on l’aborde non plus comme une infraction au modèle opératoire pour réaliser le film, mais comme un procédé prenant part à la fiction et à l’esthétique du texte ? Une telle approche embrasse un horizon stylistique et pose la question de la littérarité du scénario, prégnante dans le cas des adaptations d’œuvres littéraires, mais qui ne peut se concevoir que dans l’hybridation des genres, de façon dynamique et graduelle (Jaubert 2007, 49).
L’indirect libre interprété en procédé littéraire
20Les études théâtrales ont montré que la didascalie s’est peu à peu affranchie de sa fonction utilitaire, dès le milieu du xixe siècle et jusqu’aux productions contemporaines, avec des auteurs emblématiques comme Jarry, Claudel, Duras, Koltès, etc. La didascalie tend alors à l’autonomie (Issacharoff 1985, 31‑33 ; Calas 2007, 9 ; Fix 2007) et connaît une « stylisation » (« poétisation » ou « romanisation ») qui privilégie l’adresse au lecteur et revêt une intention esthétique (Petitjean 2012, 70). Ces exemples ont conduit la critique à une certaine réserve vis‑à‑vis du principe d’étanchéité entre didascalie et dialogues (Ryngaert 2007), envers la réputation exclusivement injonctive de la didascalie, ou envers d’autres critères comme celui de non‑vocalisation du texte didascalique (Gallèpe [2007, 28] s’oppose sur ce point à Vodoz [voir supra]). Les pratiques d’écriture didascalique se détournent des modèles dramatiques, puis les réinventent, donnant à réfléchir à des activités épidiscursives complexes13.
21D’un point de vue stylistique, le cas de la didascalie « autonome » – c’est‑à‑dire libérée de sa subordination au dialogue et de l’exigence scénique – témoigne d’une littérarité émergente, dont peut participer le dil. De fait, ce dernier est traditionnellement affilié au « procédé littéraire », symptôme d’une « émancipation toujours plus grande du style littéraire », « pour se différencier de la langue parlée » (Bally 1912, 604‑605). La linguistique a pourtant montré que le dil concerne aussi l’oral (voir Authier‑Revuz 1978) et n’est pas l’exclusivité de la littérature moderne (Cerquiglini 1984, Mellet 2000). Il n’en demeure pas moins que le roman du xixe siècle a constitué son terreau privilégié (Reggiani 2009, 122‑135). Bakhtine pensait en outre que le roman avait alors exercé une influence libératrice (« romanisation ») sur les autres genres, et notamment sur le genre dramatique (1978, 444). Sans le nommer directement, il décrivait le dil comme une superposition de la syntaxe de l’auteur et de l’expressivité du personnage (1978, 139), procédé qui serait, parmi d’autres, caractéristique du genre et de son plurilinguisme. Si cette approche est féconde, elle tend à camper une « lutte des genres » et à déclarer la supériorité du roman (Plana 2014, 30). Or, nous semble‑t‑il, l’hybridité générique ne peut être le fruit d’une détermination à sens unique, surtout dans le cas de l’adaptation filmique. Elle dépend d’opérations d’écriture et de régimes de littérarité plus ou moins investis, comme nous allons le voir à travers l’exemple du scénario français du second après‑guerre.
22Les scénarios dits de « qualité française » sont bien souvent les adaptations d’œuvres classiques, fréquemment empruntées à la littérature du xixe siècle. Les producteurs misaient en effet sur la caution intellectuelle et morale du patrimoine littéraire français (Carcaud‑Macaire & Clerc 1995, 38‑50), pour doper l’industrie avec l’utilisation de sujets connus du public, pour contrer le succès croissant des films américains (Gimello‑Mesplomb 2006 ; Leahy 2015). Ce sont ces scénarios « de littérateurs » que François Truffaut a fustigé, en militant pour un cinéma d’auteurs. Selon lui, le scénario de la qualité française, en particulier celui de Jean Aurenche et Pierre Bost14, serait trop écrit et par conséquent trop éloigné des préoccupations de « l’homme de cinéma » :
[Aurenche et Bost] se comportent vis‑à‑vis du scénario comme l’on croit rééduquer un délinquant en lui trouvant du travail, ils croient toujours avoir « fait le maximum » pour lui en le parant des subtilités, de cette science des nuances qui font le mince mérite des romans modernes. Ce n’est d’ailleurs pas le moindre travers des exégètes de notre art que de croire l’honorer en usant du jargon littéraire. (Truffaut 1954, 20)
23Truffaut fonde en grande partie sa critique sur le projet d’adaptation par Aurenche et Bost du Journal d’un curé de campagne, projet finalement rejeté par Bernanos. Cette adaptation fut remise par Bost lui-même à Truffaut, qui en fit un matériau à charge contre les scénaristes (voir De Baecque 2003). Le projet a pu sembler « littéraire » pour Truffaut dans la mesure où la distinction entre dialogue et didascalie y est peu marquée, les indications techniques quasi absentes ; dès la p. 64, le projet devient un résumé, recourant notamment aux dr didascaliques et se rapprochant d’un récit traditionnel. Par endroits, le dil affleure :
Mais le curé n’écoute pas cette colère : ce n’est pas pour assurer le bonheur de Chantal qu’il a agi. Mais il a sauvé une âme, puisque la comtesse, qui haïssait Dieu a demandé pardon à sa fille avant de mourir et s’est réconciliée avec le Ciel [sic]. Chantal peut bien se révolter, elle a été l’instrument du salut de sa mère15.
24Comme le montre cet extrait, les adaptateurs ont tendance à romaniser les didascalies scénaristiques. Ce faisant, ils donnent une estampille littéraire à leurs scénarios. Dans cette perspective sémiotique, le dil pourraient bien participer du « jargon » tant décrié par Truffaut ; il ne relèverait plus de l’appareil formel proprement scénaristique, mais d’un patron stylistique littéraire, issu d’une « forme de conventionnement dans l’imaginaire langagier d’une époque » (Philippe 2008, 31)16.
25Cette hypothèse du patron comme configuration rémanente et désémantisée fait écho au constat plus global de Jean Cléder sur les adaptations du second après‑guerre. Selon lui, la transposition des textes « du répertoire » était alors une pratique peu soucieuse de l’herméneutique des œuvres, véritables laboratoires de formes en leur temps. Elle cherchait, au contraire, dans une logique de conservatoire, à capitaliser les traces que les romans ont laissé « dans une mémoire collective présumée, afin d’en illustrer concrètement l’imagerie » (Cléder 2012, 45)17. Dans les scénarios d’adaptation, ce régime sémiotique recouvre assez largement les procédés de la reprise littérale, du référencement paginé et le recours à des signalétiques prétendument littéraires. Ces opérations peuvent souvent paraître arbitraires.
26Prenons‑en pour exemple une romanisation didascalique :
Alors, d’une voix dure et dont l’accent a quelque chose de sec et de blessant pour Julien, elle [Madame de Rênal] lui dit qu’après son départ, elle lui a écrit des lettres qu’elle n’osait pas lui envoyer.. [sic18] Elle les cachait soigneusement et, quand elle était trop malheureuse, elle s’enfermait dans sa chambre pour les relire. Puis elle en écrivit de plus prudente, qu’elle envoya, mais il ne lui répondit jamais. (R&N, 23)
27Au terme de cette séquence didascalique au dil19, le passé simple prend une allure littéraire stéréotypée, en même temps qu’il produit une incohérence énonciative. Le procédé est d’autant plus spectaculaire que l’énoncé au passé simple reformule un dd à l’imparfait et au plus‑que‑parfait chez Stendhal : « Quelques‑unes, écrites avec un peu plus de prudence, vous avaient été envoyées ; vous ne me répondiez point » (chap. 30). Le passé simple est donc doublement en porte‑à‑faux : aussi bien avec le présent scénique qu’il remplace, normalement exigé dans l’appareil didascalique, qu’avec l’imparfait qui eût prolongé et soutenu l’interprétation du dil en modalisant la parole rapportante de Madame de Rênal, au lieu de ses actions relatées. Dans ce cas‑limite, l’usage sémiotique des temps et des discours, donnant à la didascalie un cachet littéraire, se fait au détriment de la cohérence sémantique.
28Cependant, le dil du scénario ne joue pas uniquement sur le plan du régime sémiotique, même lorsqu’il s’invite dans l’adaptation d’une littérature bien éprouvée. D’un point de vue cette fois sémantique, il peut favoriser l’impact communicationnel du scénario et rejoindre le souci d’écrire pour la mise en scène. En faisant tomber la séparation entre dialogue et didascalie, il témoigne d’une volonté d’établir un tout scénaristique à forte cohérence écrite et rejoint l’idéal de la rédaction que défendait le scénariste et critique J. G. Auriol (1946)20. Aurenche a bien souligné l’importance de la réussite littéraire du scénario pour la mise en scène :
Je crois aussi que lorsqu’il y a dans un scénario une certaine recherche, une certaine réussite littéraire, elles inspirent le metteur en scène. […] Plus je soigne le style, je l’ai remarqué, plus le contenu s’enrichit, comme si l’opération se faisait d’elle‑même. Même le comportement des personnages, leurs gestes s’améliorent, s’en trouvent changés. […]
Tout cela pour dire que des idées dont on soigne l’expression ont forcément quelque chose d’utile : même si elles ne lui disent jamais vraiment ce qu’il doit montrer, elles inspirent au moins le metteur en scène, elles le mettent dans un état de créativité. (Aurenche 2002, 226)
29Cette précaution n’est pas uniquement destinée à la mise en scène, elle concerne également l’adresse au producteur, à qui il arrive d’accorder le financement d’un projet sur le seul plaisir procuré par la lecture. Dans une lettre non datée, Claude Autant‑Lara, metteur en scène du Rouge et le Noir, se sentait contraint d’expliquer au producteur l’état brouillon d’une continuité scénaristique, laissant ainsi entendre qu’il convient normalement d’y mettre les formes:
la continuité I. Il ne s’agirait là que d’un premier travail d’ensemble, une sorte de <sommaire> “croquis”, effectué à grands coups de crayon, à l’usage des Auteurs, pour qu’ils se rendent compte […] de la nouvelle ligne – et sans aucune des agréables formes littéraires, flatteuses, que l’on remet à un Producteur : nous n’en avions pas le temps matériel21.
30Le propre du document de préparation scénaristique, quel qu’il soit – synopsis, résumé, traitement, continuité dialoguée –, c’est d’être lu par une communauté de lecteurs‑scripteurs. Dans ce cadre, le « bien écrire », même s’il passe par des traits spécifiquement littéraires, est un argument de poids : l’adaptateur espère rendre les idées de mise en scène autant séduisantes que pertinentes en vue du chantier filmique. Cette entreprise s’avère encore plus ardue dans le cas d’une adaptation de Stendhal, qui requiert la représentation d’une certaine densité psychologique. En 1945, Autant‑Lara s’expliquait ainsi d’un premier abandon du projet :
Mais comment traduire en images le procédé de Stendhal qui nous montre Julien Sorel faire tel geste, Mme de Rênal lever le bras, etc. en nous expliquant que ces gestes cachent telle ou telle pensée ?
Justement, il fallait prendre le personnage de l’intérieur et c’est ce qui faisait l’intérêt de l’entreprise : une technique à employer qui révélerait cet approfondissement des mobiles psychologiques22.
31Au stade de l’écriture, le scénariste doit stimuler le metteur en scène en attirant son attention sur les données psychologiques, en déployant les points de vue des personnages, à travers une expressivité plausible au cinéma23. Parfois, l’auteur cède aussi au besoin de mettre en avant une instance narrative, comme pour s’incarner dans le scénario : « Les gens veulent être pris par un auteur, pris en main, conduits. Quand le public entend la voix d’un auteur à travers une histoire, je vous jure qu’il la suit » (Aurenche dans Fieschi & Carcassone 1980, 46). La bivocalité du dil appelle justement la présence d’un didascale/narrateur en surimpression du personnage : la neutralité habituelle fait place à un effet de voix didascalique. Cette expressivité, bien que figurale, va jouer un rôle communicationnel, n’impactant plus le lecteur en termes d’injonction, mais bien d’inspiration et de connivence. Ainsi les démarcations modales du dil ne subissent‑elles pas seulement le préjudice du calcul énonciatif pour la représentation filmique, elles doivent aussi être abordées pour leur force perlocutoire, leur capacité à modéliser des situations fictionnelles, dans lesquelles sont embarqués les lecteurs « avec » les personnages, par le concours de l’instance narrative24. Dans l’extrait suivant, la démarcation modale opérée par « Décidément » en donne une illustration :
En grimpant à l’échelle une branche de rosier qui tapisse la maison lui fouette le visage, il [Julien Sorel] y porte la main. Puis, il se hisse en haut de l’échelle et parvient à la fenêtre. Décidément, il n’y a point de veilleuse, même à demi‑teinte, dans la cheminée. (R&N, 22)
32Le régime de littérarité du scénario de la qualité française emprunte donc deux voies : celle de la reprise sémiotique, mobilisant un imaginaire et des traits littéraires quelque peu éculés, et celle de l’investissement sémantique des formes et de leurs ressources expressives, qui débordent des schémas opératoires du scénario pour convaincre et suggérer25. Reste à en apprécier les usages dans la dynamique contextuelle et intertextuelle de l’adaptation. Les interprétations du dil en dépendent. C’est ce que nous nous proposons d’analyser à travers deux types de romanisation du scénario.
La romanisation comme transmodalisation d’un écrit littéraire
33Observer de près une transmodalisation suppose la délicate comparaison d’un segment d’une œuvre‑cible et d’un segment d’une œuvre‑source, placés dans un rapport de parenté thématique et diégétique. Il en découle le risque d’évaluer la comparaison en termes de « fidélité », notion bien relativisée par Bazin (1983, 126)26. Mais souvent, comme dans le cas de l’adaptation du Rouge et le Noir, la comparaison permet surtout de constater que le scénariste a condensé la matière du roman en un digest, et télescopé différents passages dans une scène inédite. Il n’empêche que cette opération peut être repérée à partir des reconfigurations modales et présente à ce titre un intérêt pour la question du dil. Pour exemple, voici un extrait du scénario campant une scène intime entre Julien Sorel et Madame de Rênal :
[A] Un instant après, elle l’admire comme son maître : elle croit apercevoir le grand homme futur dans ce jeune abbé. Elle le voit premier ministre, comme Richelieu… Elle s’arrête, elle soupire :
[B] — « Si je t’avais connu, il y a dix ans, quand je pouvais encore passer pour jolie..
Aujourd’hui, comment peux‑tu m’aimer.. Vivrais‑je assez pour te voir dans ta gloire. La place est faite pour un grand homme.. La Monarchie et la Religion en ont besoin.. »
[C] Julien hausse les épaules : il répond qu’il a perdu confiance dans son avenir. L’existence au Séminaire lui pèse, parfois il a envie de s’engager dans un régiment, mais alors plus de carrière, plus d’avenir pour son imagination.. (R&N, 28)
34Le lexique et la syntaxe du paragraphe [A] calquent le roman de Stendhal :
Un instant après, elle l’admirait comme son maître. […] elle croyait apercevoir plus nettement chaque jour, le grand homme futur dans ce jeune abbé. Elle le voyait pape, elle le voyait Premier ministre comme Richelieu. (Le Rouge et le Noir, chap. 17)
35Dans le travail de dramatisation, l’imparfait du discours narrativisé est devenu un présent scénique (Gerbe 2007, 472) qui, pour combiner des fonctions descriptives et injonctive, aplanit le récit pseudo‑itératif stendhalien, comme en témoigne également l’omission de l’expression « chaque jour »27. La fréquence itérative du roman laisse place à une situation à valeur singulative dans le scénario, ce qui permet de tendre vers une unité d’action plus propre à la représentation filmique et à son condensé scénique. Néanmoins, dans l’opération, les informations ont été quasiment maintenues à l’identique.
36La réplique [B] en discours direct s’inspire d’un passage du chapitre précédent qui relève du discours intérieur28, caractérisé par une inflexion rhétorique chez Stendhal (Lassagne 2009, 110). Cette réplique retrace les tourments de Madame de Rênal sur un mode délibératif :
Ah ! se disait‑elle, si j’avais connu Julien il y a dix ans, quand je pouvais encore passer pour jolie ! (Le Rouge et le Noir, chap. 16)
37L’adaptateur a recadré cet énoncé dans une situation d’interlocution avec Julien. Il a recouru à la typographie et supprimé l’incise du procès psychique pour en faire un compte rendu de parole. L’adaptation opère non seulement un changement de mode, mais également une reconfiguration des représentations de la « conscience réflexive » – pensées et paroles (voir Banfield 1995, 294‑297). La nature très verbalisée des discours intérieurs stendhaliens semble d’autant plus appeler cette transformation des pensées en répliques29.
38Enfin, le paragraphe [C] bascule dans le dil, avec comme signal d’ouverture la proposition au di – « il répond qu’il… » – qui promeut encore la référence à la situation d’interlocution. La signalisation interne du dil est ici légère : on notera le connecteur argumentatif « mais alors », qui relève du marqueur de structuration de la conversation, voire d’une interjection attribuable à Julien. Le lecteur peut être en revanche surpris par les deux propositions nominales, « plus de carrière, plus d’avenir… », qui évoquent davantage l’immédiateté de la pensée. Celle‑ci dessert l’interprétation de l’énoncé comme parole du personnage en interlocution. Elle s’explique par la transmodalisation d’une autre séquence du roman.Les propositions nominales sont des vestiges assez grossièrement incorporés à l’écrit du scénario :dans le roman, il n’est pas question d’une situation d’interlocution, mais d’une pensée attribuable à Julien quoique modulée par la voix narrative (dil pragmatique). Le narrateur a introduit au préalable un psycho‑récit :
Le lecteur voudra bien nous permettre de donner très peu de faits clairs et précis sur cette époque de la vie de Julien. Ce n’est pas qu’ils nous manquent, bien au contraire ; mais, peut‑être ce qu’il vit au séminaire est‑il trop noir pour le coloris modéré que l’on a cherché à conserver dans ces feuilles. […]
Ce moment fut le plus éprouvant de sa vie. Il lui était si facile de s’engager dans un des beaux régiments en garnison à Besançon ! Il pouvait se faire maître de latin ; il lui fallait si peu pour sa subsistance ! mais alors plus de carrière, plus d’avenir pour son imagination : c’était mourir. (Le Rouge et le Noir, chap. 27 ; l’italique est nôtre)
39Il est alors question des états d’âme du personnage tout au long de son séjour au séminaire. Dans le roman, l’emphase rhétorique – « mais alors… » – semble démarquer une instance narrative. Aussi la transmodalisation a‑t‑elle consisté à reprendre ces énoncés psycho‑rhétoriques pour les greffer dans une situation d’interlocution typiquement dramatique et qui leur semble peu adaptée.
40Dans le contexte de la didascalie scénaristique, la présence des répliques en cotexte et les références à une scène d’interlocution rendent le dil (à interpréter comme « locutoire », selon la catégorisation de De Mattia‑Viviès) presque représentable d’un point de vue cinématographique. Seules résistent les propositions nominales, éléments phrastiques concis, se prêtant moins à la vocalisation (dp) qu’appelle le contexte du film. Quoi qu’il en soit, l’extrait précédent nous donne à apprécier une forme de romanisation au sens strict, empruntant directement au matériau verbal du roman. Le dil, qui passe d’un état à l’autre, en est affecté : d’un dil pragmatique, plus proche des états mentaux de Julien dans le roman, il devient un dil locutoire, à la limite du dr dans le scénario. Le gros œuvre de l’adaptation repose sur le passage au présent et sur la construction d’un cadre référentiel d’action et d’interlocution, dans lequel le vocal se substitue à la prose beyliste. Bien que l’adaptateur reprenne presque littéralement la syntaxe et le lexique du roman, il s’écarte du sens qu’impliquaient l’itération et la délibération psycho‑rhétorique chez Stendhal. Au delà de l’effort de condensation narratologique, la fidélité à l’œuvre, ou du moins la parenté établie avec elle, repose ainsi sur des motivations moins sémantiques que sémiotiques. Il s’agit, au cours de l’opération transmodale, de puiser des mots, voire des formes, dans divers fragments du roman, pour faire acte de littérarité. Ajoutons enfin que d’un point de vue stylistique, l’extrait prend une allure davantage propre au style de Flaubert qu’à la rhétorique beyliste. On le constate dans l’alternance fluide des dr et du dil, caractérisant un art de la « continuité » (Jørgensen 2002, 176‑177).
La romanisation comme littérarisation d’un écrit de préparation
41Il arrive aussi que l’adaptateur invente de toute pièce des scènes. Tel est le cas de l’extrait suivant, qui réunit l’abbé Pirard et le confesseur Frilair. Ils évoquent ensemble les lettres que Madame de Rênal écrit à Julien Sorel :
[A] Ce dernier [Pirard] quand l’appareil le découvre parle d’une voix frémissante de colère.
[B] Il s’agit de certaines lettres adressées à un séminariste par une femme de la meilleure société, dont l’autre prêtre ; – l’élégant Monsieur de Frilair – est le confesseur. Ce prêtre [Frilair] avec infiniment de prudence et de tact laisse entendre qu’il suppose que ces lettres sont tombées dans les mains de l’abbé Pirard. Qui le lui fait supposer.. ? C’est que le séminariste – il le sait par sa pénitente – n’a jamais répondu à ces lettres. Il ne les a donc probablement jamais reçues. En les réclamant il ne fait qu’obéir à un sentiment très naturel, celui de détruire toutes traces d’une honte qui pourraient devenir une menace pour une famille chrétienne dont l’influence et le bon renom sont importants dans le diocèse.
[C] L’abbé Pirard n’a pas ces lettres et s’il les avait, il le dit bien en face de son interlocuteur et en le regardant dans les yeux, il ne les remettrait qu’à celle qui les a écrites, si elle venait les lui réclamer. On sent une violente hostilité entre les deux prêtres, mais l’un la dissimule beaucoup mieux que l’autre.
[D] L’entretien prend brusquement fin sur une réplique sans réplique de l’abbé Pirard. […] (R&N, 1‑2)
42Cet ensemble didascalique paraphrase une séquence de dialogue entre Pirard et Frilair par du dr et du dil. Au niveau structurel, il est marqué par des balises introductives [A] et conclusives [D], qui bornent la séquence et présentent une incidence méta‑interactionnelle (Gallèpe 1997, 192). L’échange est aussi clairement thématisé : « il s’agit des lettres » [B]. C’est à nouveau le di qui signale l’ouverture du dil, en faisant référence à l’activité d’interlocution : « [Frilair] laisse entendre qu’il suppose que… »Le discours devient la schématisation initiale d’une séquence justificative portant sur le propos de Frilair, selon lequel : « ces lettres sont tombées dans les mains de l’abbé Pirard ». La question qui suit – « Qui le lui fait supposer.. ? » – fonctionne comme l’opérateur pourquoi de la justification (Adam 2011, 160). Celle‑ci concerne le dire de Frilair et érige ce dernier en locuteur second, dans la mesure où un narrateur/didascale n’a pas a priori à se justifier sur le dire d’un personnage. La séquence se poursuit avec la justification à proprement parler, introduite par « C’est que », un présentatif qui produit un embryon de point de vue (Rabatel 2001, 117) et implique énonciativement la présentation des faits à l’interlocuteur Pirard30. L’incidente « – il le sait par sa pénitente – » opère un détachement par tiret qui a valeur de véritable mise au point oratoire. Un peu plus loin, la réunion des adverbes « donc » et « probablement » renforce l’association possible entre la voix de Frilair et le raisonnement justificatif, qui est alors à sa conclusion.
43Comment interpréter ce dil ? D’un point de vue contextuel, il y a construction référentielle d’une scène d’interlocution. On notera également les pronoms anaphoriques sans antécédents directs qui renvoient à Frilair, les marques modales (la phrase interrogative), les adverbes signalant la subjectivité de Frilair. De même, au paragraphe suivant [C], l’abbé Pirard donne la répartie à Frilair à travers les mêmes procédés de représentation du discours. Néanmoins, la séquence justificative fonctionne sur une base hypothétique bien articulée. Par sa structure, celle‑ci demeure peu vraisemblable en termes de vocalisation, et encore moins en situation d’interlocution. La question – « Qui le lui fait supposer.. ? » – fait apparaître un emploi de qui pour qu’est‑ce qui, selon le tour classique maintenu par la « belle langue » mais peu attendu dans une réplique orale. Le dil garde ainsi toute son ambiguïté, partagé entre la référence locutoire à Frilair et l’inflexion d’un narrateur/didascale qui régit un enchaînement phrastique pour le moins rhétorique.
44Bien que cette didascalie construise la référence d’une interaction, il semble impossible de reconstituer à la lettre le discours des personnages. De ce point de vue, le dil devient davantage tributaire de l’instance narrative (dil pragmatique selon la catégorisation de De Mattia‑Vivès). À cheval entre le didascalique et le scénarique, le dr et le dil servent également de pré‑rédaction élégante des dialogues. La didascalie est ainsi embellie par la tournure rhétorique qu’endosse la représentation des discours. Au bas de [C], l’adaptateur a tracé la phrase « On sent… », proposition opératoire pourtant si familière au scénario. Avec cette opération, il donne presque l’impression de s’être complu dans une narration plus littéraire que filmique.
45Cet extrait fournit l’exemple d’une didascalie, qui cherche à motiver le sens de la séquence, devant par là‑même convaincre de l’existence d’une scène étrangère au Rouge et le Noir (ne perdons pas de vue qu’Aurenche destine ce scénario au producteur Regina). Avec cette invention, il ne s’agit plus de transposer mécaniquement le roman, mais de donner le sentiment de le suivre dans « l’esprit », tout en littérarisant l’écrit de préparation avec le recours au dr et au dil31. Cette littérarisation s’explique également par la finalité du texte et par le rôle qu’y joue son auteur. D’une part, le projet que nous avons analysé intervient à un stade précoce du chantier cinématographique. Il existe avant tout pour obtenir l’adhésion des producteurs. D’autre part, il est courant que les dialogues soient écrits ou affinés dans un second temps par un tiers (ce sera bien souvent, le rôle attribué à Pierre Bost) : le dr et le dil permettent ainsi à Aurenche, pour certaines scènes‑clés, d’en rester à un état de l’adaptation non dialogué et relativement ouvert. Le statut génétique des textes scénaristiques explique leur statut communicationnel et avec lui, un certain degré d’interprétation opératoire ou littéraire32.
Le discours indirect libre et l’esthétique du scénario
46Nous avons remarqué que le dil est pleinement engagé dans le double statut communicationnel du scénario (opératoire et littéraire), ce qui renforce son ambivalence pragmatique. Le dil constitue une forme contrariant la routine interprétative fonctionnaliste du scénario. En effet, toute représentation d’une activité verbale ou infraverbale dans une didascalie commande le souci d’une verbalisation effective, que nous avons qualifiée de dp (discours postérieur) et par conséquent exige un principe de réalisme, pour reprendre De Mattia‑Viviès (2003, 1). Dans les faits, la possibilité de cette vocalisation sera plus ou moins marquée par le contexte, plaçant l’ambiguïté du dil aux confluences de l’exigence scénique et fictionnelle.
47Mais parallèlement, le dil est un procédé stylistique qui ressaisit une interprétation littéraire du scénario. Ces formes, proches du discours narrativisé, gagnent en autonomie, dans l’affranchissement partiel d’une fonction utilitaire. Partiel, car le dil joue à la fois sur les deux régimes de la littérarité : sémiotique, comme marqueur d’une obédience du scénario au littéraire qu’il adapte et dont il s’autorise symboliquement ; sémantique, comme ressource expressive au service de la représentation scénaristique. En contexte, ces tendances à la littérarisation sont variables et dépendent fortement des dynamiques qui président à la romanisation d’une didascalie. La transmodalisation d’un roman favorisera une attention dirigée du littéraire au filmique, tandis que la littérarisation d’un écrit de préparation partira d’un projet scénique inédit avant d’aller puiser des ressources esthétiques dans les matériaux et les imaginaires romanesques.
48Comme on l’a vu, un certain succès littéraire importait à Aurenche, bien qu’il ne se considérât que rarement comme un auteur à part entière. Son usage du dil laisse entrevoir, parmi d’autres traits stylistiques, plus qu’une dépragmatisation du projet filmique, un décalage pragmatique33, sans doute commun à d’autres corpus scénaristiques de la qualité française et à d’autres « littérateurs », pour reprendre l’expression de Truffaut. Au final, peu importe qu’il soit intentionnel ou non, résidu d’un conventionnement ou mobilisation consciente d’un appareil formel, le dil semble par son apparition déroutante au sein d’une didascalie, ménager un style de lecture divergente. En tant que « signalisation coûteuse » (Schaeffer 2011, 146), il est dépositaire d’une relation esthétique au texte, élargissant l’horizon fonctionnel du scénario en un horizon de lecture plus complexe. De là peut‑être un fondement du mythe de sa qualité pour les scénarios français d’après‑guerre, où le bien écrire est revendiqué et sans doute fantasmé comme un artisanat crucial dans le processus cinématographique de l’adaptation.