Le discours indirect libre et la représentation du discours perçu
1Dans une brève mais très éclairante synthèse historique, Christelle Reggiani remarquait récemment qu’« avant Flaubert, le discours indirect libre est sporadique mais largement associé à l’expression des pensées verbales ou des paroles à la perception problématique » (2009, 125). Balzac, qui l’utilisa peu, y recourut ainsi ponctuellement pour atténuer en quelque sorte la profération orale, comme dans cet extrait du Curé de village : « “Assurément, elle pouvait vivre encore !” lui dit sa mère à l’oreille » (1845, chap. 5) ; l’exemple est ici d’autant plus troublant que les pronoms elle et lui sont coréférents. La brusque diffusion du discours indirect libre (désormais : dil) après 1850 et son utilisation massive pour rendre compte de la parole orale aussi bien que mentale nous ont rendus moins sensibles au fait que le roman de la fin du xixe et du début du xxe siècle a continué à utiliser la forme pour représenter la perception autant que la profération des discours. Parce qu’il est formellement proche de la focalisation, le dil permet en effet, bien mieux que les discours direct ou indirect, de signaler que des paroles ne sont pas seulement dites par un personnage mais aussi voire surtout entendues par un autre1.
Le chevauchement focalisation / indirect libre
2Pour comprendre cet emploi spécifique du dil et en mesurer le rendement stylistique, on doit d’abord se souvenir que cette forme est devenue l’emblème du roman subjectiviste, tel qu’il est apparu vers 1850 et qui privilégiait deux choses : d’une part, la représentation de la vie intérieure et des jeux de conscience des personnages, d’autre part, la représentation du pré‑notionnel : le sentiment, l’impression, la sensation. On doit en outre prendre acte du fait que le triomphe du dil est exactement contemporain de l’avènement d’autres traits stylistiques avec lesquels il forme un faisceau : d’une part, le devenir impersonnel du récit, désormais fréquemment à narrateur absent ou effacé ; d’autre part, le recours généralisé aux faits de focalisation interne, qui rendent compte du monde tel que le perçoit un sujet de conscience traité comme centre déictique, c’est‑à‑dire capable d’assumer des subjectivèmes de natures diverses, voire de servir de repère à certains embrayeurs, bien qu’il soit lui‑même désigné par la troisième personne.
3Je ne reviendrai pas sur le lien historique qui a uni, dans le développement de la prose romanesque, la diffusion du dil et la revendication, chez Flaubert ou Zola, d’un protocole narratif qui interdise toute remontée inférentielle vers une instance‑source qui conduise le récit. Ce lien a été noté très tôt, dès le premier débat qui a vu naître la catégorie de style indirect libre, par Eugen Lerch, par exemple, dans une livraison de la Germanisch‑Romanische Monatsschrift de 1914, où il soulignait que dans le roman moderne, l’auteur (au sens de narrateur) se retire complètement (« [im modernen Roman] der Autor tritt völlig zurück », 1914, 482). J’aurai simplement besoin pour mon propos de rappeler qu’il a été admis, bien avant même les mises au point proposées par Dorrit Cohn (voir notamment 2001), que la représentation des états internes de consciences tierces constitue le « propre de la fiction » moderne, et que l’accès aux perceptions et pensées de consciences désignées à la troisième personne exige un effacement du narrateur, faute de quoi la convention réaliste serait brisée (voir Philippe 2012).
4Mais c’est surtout le lien entre focalisation et dil qui va ici me retenir. Comme le précédent, ce lien a été perçu dès les premiers débats sur le style indirect libre : en 1912 et du côté francophone cette fois, mais déjà dans l’incontournable Germanisch‑Romanische Monatsschriftoù Charles Bally notait que, dans bien des cas, l’imparfait littéraire procédait à une « une véritable transposition de l’objectif dans le subjectif » :
ces imparfaits [« subjectifs »] n’indiquent pas une manière particulière dont les faits en soi sont envisagés ; ils montrent que ces faits ont passé par le cerveau d’un sujet mis en scène dans le récit ou d’un sujet qu’on peut facilement imaginer. Voilà pourquoi les imparfaits appelés ici subjectifs sont au fond de même nature que ceux du style indirect libre. (Bally 1914, 6032)
5Il est en effet linguistiquement possible et surtout parfois stylistiquement nécessaire de penser prioritairement le dil non pas dans la relation de complémentarité qu’il entretient avec les autres modalités de représentation du discours autre, mais dans la relation de continuité qu’il entretient avec les formes de focalisation3. Le continuum et la scalarité des marques ne sont donc pas seulement à penser dans le cadre des modalités linguistiques du discours rapporté, mais bien dans celui des exigences proprement stylistiques du roman subjectiviste.
6La chose est bien connue et se vérifie sur des exemples élémentaires comme le suivant :
Elle ouvrit la fenêtre. Il pleuvait. [focalisation ?]
Elle ouvrit la fenêtre. Il pleuvait maintenant. [focalisation ou dil] Elle ouvrit la fenêtre. Il pleuvait ! [dil]
7On le sait et on le voit, plus le marquage subjectif est fort, plus il devient probable que le segment soit perçu à la lecture comme relevant d’un discours pensé ou proféré et non d’un simple « point de vue »4. Mais ce n’est pas tant ce lien de scalarité que de possible chevauchement entre focalisation et dil que je vais ici interroger. Et si je parle plutôt de focalisation que de point de vue, c’est que cette dernière expression donne tout primat à la perception visuelle, alors que c’est la perception auditive qui va ici m’intéresser.
8Je vais emprunter mon premier exemple à Mrs Dalloway de Virginia Woolf (1925) :
— But, [Sally] whispered, tell me, do. Who is this?
It was Mrs Hilbery, looking for the door. For how late it was getting! And, she murmured, as the night grew later, as people went, one found old friends; quiet nooks and corners; and the loveliest views. Did they know, she asked, that they were surrounded by an enchanted garden? […]
— Old Mrs Hilbery, said Peter5.
9On comprend, même sans contexte, qu’à un mouvement de menton de Sally, Peter s’est retourné et a reconnu Mrs Hilbery. Mais il ne la voit pas seulement, il l’entend. Les propos rapportés au dil sont moins dits par cette dernière qu’entendus par le personnage masculin. Cette citation m’avait un jour intéressé dans un tout autre cadre ; il s’agissait pour moi de comprendre pourquoi ce type de nuance était presque toujours perdu à la traduction (Philippe 2005). Dans sa traduction du roman, Marie‑Claire Pasquier avait par exemple fait le choix de mettre au passé simple deux incises qui appelaient en fait un imparfait qui rendît compte du point de vue de Peter :
— Mais, murmura [Sally], soyez gentil, dites‑moi, qui est cette personne ?
C’était Mrs Hilbery, qui cherchait la porte. Car il se faisait tard vraiment. Et, murmura‑t‑elle[ou plutôt : murmurait‑elle], au fur et à mesure que la nuit avançait, et que les gens partaient, on tombait sur de vieux amis ; sur des coins et recoins tranquilles ; sur des vues ravissantes. Savaient‑ils, demanda‑t‑elle[ou plutôt : demandait‑elle], qu’ils étaient entourés par un jardin enchanté ? […]
— La vieille Mrs Hilbery, dit Peter6.
10On a ici un bel exemple de ce que Philippe Dufour a pu un jour appeler un « dialogue d’arrière‑plan » (2004, 32). Et l’on peut encore radicaliser le constat en notant qu’il convient aussi de donner à ce terme d’arrière‑plan la valeur aspectuelle que Harald Weinrich a si bien explicitée (1973), valeur qui permet de rendre compte de nombreux passages de Flaubert et contraint, en français, à recourir à l’imparfait.
11Dans le premier examen de ce passage, j’accordais à la traductrice qu’il est fort difficile de stabiliser les chevauchements du type focalisation [dil] (ou dil [focalisation]), notamment parce que la contemporanéité et la cospatialité de l’énonciateur et du percepteur compliquent le calcul des repères temporels et spatiaux, voire l’attribution des marques subjectives. Bien souvent cependant, l’articulation de la focalisation et du dil est bien explicitée par le contexte amont et ne pose guère de problème de lecture, comme dans ce passage où Frédéric écoute le long récit que Mme Arnoux fait de sa vie passée :
Frédéric sollicitait adroitement ses confidences. Bientôt, il connut toute sa vie.
Ses parents étaient de petits bourgeois de Chartres. Un jour, Arnoux, dessinant au bord de la rivière (il se croyait peintre dans ce temps‑là), l’avait aperçue comme elle sortait de l’église et demandée en mariage ; à cause de sa fortune, on n’avait pas hésité. D’ailleurs, il l’aimait éperdument. (L’Éducation sentimentale, 1869, II‑3)
12Ainsi est‑il frappant de noter que le dil a été utilisé, dès Flaubert, pour rendre compte non pas de ce qu’un personnage dit mais de ce qu’un autre personnage entend, ce qui devait bien s’observer ensuite, dans l’ensemble de la fiction subjectiviste de la fin du xixe siècle. L’atteste ce bel exemple emprunté à l’un des Contes cruels d’Auguste Villiers de l’Isle‑Adam :
À la fin, le père n’y put tenir ; il entrebâilla la porte, et, penché, l’oreille au guet, la main sur le bouton de la serrure, il écoutait.
Et des lambeaux de phrases lui arrivaient lorsque Henriette élevait un peu la voix : — « L’on se devait à ses semblables !… Une telle conduite… C’était se mettre à dos tous les gens sérieux… Un galopin qui ne lui donne pas un radis !… Un vaurien !… — L’ostracisme qui pesait sur elle… Dégager sa responsabilité… […]7. »
13Cette hypothèse est notamment nécessaire pour rendre compte de lectures anciennes ; celle de Proust, par exemple, qui ‑ si l’on en juge sur ses citations de Flaubert ‑ ne percevait les cas de dil que comme des cas particuliers de focalisation :
[…] cet éternel imparfait, composé en partie des paroles des personnages que Flaubert rapporte habituellement en style indirect [libre] pour qu’elles se confondent avec le reste […] change entièrement l’aspect des choses et des êtres, comme font une lampe qu’on a déplacée, l’arrivée dans une maison nouvelle, l’ancienne si elle est presque vide et qu’on est en plein déménagement. […] Cet imparfait sert à rapporter non seulement les paroles mais toute la vie des gens. (1971, 590)
14Les exemples explicites ou évidents sont si nombreux, chez Flaubert ou Zola, chez Sartre ou Aragon, ou chez Woolf bien sûr, qu’on peut s’en autoriser pour considérer que dans bien d’autres cas, et même en dehors d’un réel projet subjectiviste, il s’est implicitement agi pour le romancier de rendre compte non point de paroles dites mais de paroles entendues, comme dans ce passage emprunté à Voyage au bout de la nuit de Louis‑Ferdinand Céline en 1932. Le segment au dil y est à nouveau trop long pour être gardé en entier, et je l’abrège :
Alors il se mit à nous parler de l’intérêt général, dans la nuit, là, dans le silence où nous étions perdus. Rien que de l’intérêt général... Des biens matériels de la communauté... Du patrimoine artistique de Noirceur, confié à sa charge, charge sacrée, s’il en était une... De l’église du xve siècle notamment... S’ils allaient la brûler l’église du xve ? Comme celle de Condé‑sur‑Yser à côté ! Hein ? […]
Pendant qu’il nous parlait ainsi à mi‑voix, sa femme et ses deux filles, grosses et appétissantes blondes, l’approuvaient fort, de‑ci, de‑là, d’un mot... On nous rejetait, en somme. Entre nous, flottaient les valeurs sentimentales et archéologiques, soudain fort vives, puisqu’il n’y avait plus personne à Noirceur dans la nuit pour les contester... Patriotiques, morales, poussées par des mots, fantômes qu’il essayait de rattraper, le Maire, mais qui s’estompaient aussitôt vaincus par notre peur et notre égoïsme à nous et aussi par la vérité pure et simple. (Chap. 4)
Trois hypothèses explicatives
15Je retiens alors ce constat : le dil a permis au roman subjectiviste de créer un effet de discours perçu, de paroles passées au prisme d’une focalisation interne. Les relations entre dil et focalisation ne doivent donc non pas seulement se penser en termes de scalarité, mais également en termes de chevauchement voire de surimpression, selon une hypothèse que l’on peut étayer sur plusieurs bases.
16La première, c’est que le dil peut fonctionner comme une description de discours. Les travaux actuellement menés par Michel Chion8 font clairement apparaître que c’est seulement aux alentours de 1830 que le monde romanesque est devenu bruyant ; le mouvement s’accentua jusqu’à Zola, et la chose est encore très nette dans les écritures modernistes. L’ouverture de Madame Bovary n’offre pas seulement la description de la casquette de Charles, mais aussi l’évocation du charivari entraîné par l’apparition de ce dernier dans la salle d’étude. Alors qu’on avait préalablement surtout décrit des réalités accessibles à la vision, on se mit à décrire des réalités accessibles à l’audition, et parmi ces réalités, il y avait bien évidemment des paroles prononcées par les personnages. Or, en régime subjectiviste, où toute réalité a vocation à être perçue par un sujet de conscience, les paroles comme les autres bruits ont pu être traitées en focalisation interne, et donc presque nécessairement par le dil, ce qui était encore facilité par la plasticité de l’imparfait que Bally notait à sa façon.
17Tout cela se vérifie sans doute aisément dans cet extrait de Madame Bovary :
Elle lui parla encore de sa mère, du cimetière, et même lui montra dans le jardin la plate‑bande dont elle cueillait les fleurs, tous les premiers vendredis de chaque mois, pour les aller mettre sur sa tombe. Mais le jardinier qu’ils avaient n’y entendait rien ; on était si mal servi ! Elle eût bien voulu, ne fût‑ce au moins que pendant l’hiver, habiter la ville, quoique la longueur des beaux jours rendît peut-être la campagne plus ennuyeuse encore durant l’été ; ‑ et, selon ce qu’elle disait, sa voix était claire, aiguë, ou se couvrant de langueur tout à coup, traînait des modulations qui finissaient presque en murmures, quand elle se parlait à elle-même, ‑ tantôt joyeuse, ouvrant des yeux naïfs, puis les paupières à demi closes, le regard noyé d’ennui, la pensée vagabondant.
Le soir, en s’en retournant, Charles reprit une à une les phrases qu’elle avait dites […]. (Madame Bovary, 1857, I‑3)
18« Selon ce qu’elle disait », première glose du segment de dil souligné dans le passage, semble insister sur le fait que l’on n’a ici qu’un échantillon des propos tenus par Emma ; le dil contractualise la résomption autant que la citation ; la revendication mimétique porte sur le type de propos proféré plutôt que sur le propos lui‑même. Et la description subséquente des variations de la voix d’Emma nous reconduit à deux remarques que j’avais plus haut empruntées à d’autres : l’allusion aux propos parfois à peine audibles d’Emma nous rappelle ce que disait Reggiani de la préférence régulièrement donnée au dil pour rendre compte de paroles que l’on a peine à entendre (la chose se notait d’ailleurs également dans la citation de Villiers de l’Isle‑Adam) ; la description même de la voix et de ses inflexions rappelle le constat opéré par Michel Chion d’un intérêt massif vers 1850 pour la description des réalités sonores.
19Je me servirai encore de cet exemple pour poser la deuxième base de mon analyse. C’est avec Flaubert, dit‑on souvent et à raison, que le dil a cessé d’être prioritairement réservé à la représentation du discours endophasique. Dès Madame Bovary, le dil est non seulement utilisé pour les discours oraux, mais aussi pour des segments de dialogue continu. Son emploi permet alors de compenser la maladresse esthétique que créaient, dans la prose romanesque, les longues pages dialoguées et, selon l’esthétique continuiste alors en vigueur, d’atténuer la césure au moins typographique et temporelle entre passages dialogués, narratifs et descriptifs. Mais l’affinité entre discours endophasique et dil ne s’est pour autant jamais démentie dans l’histoire du roman (voir Philippe 1997, 432‑436), et la citation de Madame Bovary nous éclaire encore sur ce point. De fait, le segment de dil rapporte, en quelque sorte, autant des propos « endophasiques » que des propos oraux, en ceci qu’il n’indique pas ce que dit Emma mais ce qui résonne dans la tête de Charles. Pour reprendre les termes de Bally, les mots d’Emma passent « par le cerveau d’un sujet mis en scène dans le récit », c’est‑à‑dire par le cerveau de Charles.
20Le rendement stylistique de cette possibilité de chevauchement du dil par la focalisation est considérable, comme on le voit sur ce bref passage de L’Éducation sentimentale :
À ce mot, le marchand releva la tête, et eut un singulier sourire. Frédéric, prenant l’occasion qui s’offrait de parler d’elle, ajouta timidement :
— Est‑ce que je ne pourrai pas la voir ?
Elle était dans son pays, près de sa mère malade. (L’Éducation sentimentale, I‑5)
21La dernière phrase de l’extrait n’autorise pas d’autre lecture que celle qui y voit la réponse de M. Arnoux à la question de Frédéric, mais elle nous laisse surtout comprendre que l’important n’est point tant dans le fait qu’Arnoux dise cela que dans celui que Frédéric l’entende, avec une charge pathétique qui est évidemment majeure dans le processus de lecture. La chose apparaît de façon plus nette encore si l’on ajoute un subjectivème, comme hélas (« Elle était dans son pays, hélas, près de sa mère malade »), puisqu’il est fort possible qu’une bonne part des lecteurs prêtent la marque évaluative à Frédéric plutôt qu’à Arnoux.
22Pour aller plus loin, je vais d’ailleurs prendre un nouvel appui sur Bally, et ce sera la troisième base de ma réflexion. Dans un célèbre article de 1921, le linguiste genevois opposait en effet deux grandes modalités d’expression des perceptions par le langage : l’expression « causale ou transitive », d’une part, qui envisage le phénomène en le rattachant à son origine (« Les enfants faisaient du bruit dans la cour ») ; l’expression « phénoméniste ou impressionniste », d’autre part, qui présente la réalité perçue ou perceptible indépendamment de son origine, que celle‑ci soit tue ou inconnue (« Il y avait du bruit dans la cour »)9. Avant de conclure sur le succès de ce second mode d’expression du réel dans la prose littéraire des dernières décennies, Bally notait que les langues permettaient plus aisément de recourir à des tours phénoménistes (comme l’impersonnel) pour rendre compte de sensations non visuelles (comme l’audition), puisque la vue autorise voire contraint généralement à ramener un phénomène à sa cause.
23Aussi a‑t‑on sans doute trop souvent souligné l’importance de l’impressionnisme visuel dans la prose romanesque subjectiviste (en témoigne l’expression même de point de vue) et trop rapidement glissé sur l’impressionnisme auditif. Or, chez Flaubert par exemple, ce sont très souvent les réalités sonores qui sont mentionnées comme de purs phénomènes : soit que leur source soit simplement mise au second plan syntaxique (« et c’était le bruit d’une allumette qu’Emma frottait afin de rallumer la lampe », Madame Bovary, II‑7), soit que cette source soit inaccessible ou non mentionnée (« Il se fit un bruit de pas sur le trottoir », II‑11). Or, ce phénoménisme radical se trouve également quand il s’agit d’évoquer les paroles d’un ou de plusieurs personnages sans les rapporter à un locuteur : « et les mots de ma fille et de ma mère s’échangeaient tout le long du jour » (I‑7).
24On comprend dès lors tout l’intérêt du dil, puisque celui-ci ne contraint pas, comme le discours indirect, la mention de la source de la parole décrite, ou ne limite pas, comme le discours direct, la possibilité de la perception focalisée. Et c’est Zola qui devait aller le plus loin dans l’utilisation du dil pour évoquer des propos sans possibilité aucune de remontée vers le personnage qui a pu les proférer :
Il y eut une bataille, un soûlard tomba pile, les quatre fers en l’air, pendant que son camarade, croyant lui avoir réglé son compte, fuyait en tapant ses gros souliers. Des bandes braillaient de sales chansons, de grands silences se faisaient, coupés par des hoquets et des chutes sourdes d’ivrognes. La noce de la quinzaine finissait toujours ainsi, le vin coulait si fort depuis six heures, qu’il allait se promener sur les trottoirs. Oh ! de belles fusées, des queues de renard élargies au beau milieu du pavé, que les gens attardés et délicats étaient obligés d’enjamber, pour ne pas marcher dedans ! Vrai, le quartier était propre ! Un étranger, qui serait venu le visiter avant le balayage du matin, en aurait emporté une jolie idée. Mais, à cette heure, les soûlards étaient chez eux, ils se fichaient de l’Europe. (L’Assommoir, 1877, chap. 12)
25Un extrait comme celui‑ci appellerait toutes sortes de remarques et est susceptible de lectures et d’analyses diverses voire divergentes. Dans un article paru en 2000, Dominique Maingueneau mettait en place, pour rendre compte d’autres passages de Zola, deux catégories, celle de « narrateur‑témoin » (intuition que l’on trouvait déjà, étonnamment, dans Kalepky 1899) et celle de « membre quelconque d’une collectivité », catégories auxquelles il proposait de rattacher, selon les cas, des segments dont la forte oralisation appelle une lecture en dil, sans que la source des propos puisse être pour autant identifiée. Dans une optique moins énonciative et plus historique, je soulignerais pour ma part volontiers que de tels segments apparaissent souvent dans le cadre d’une description plus générale de phénomènes sonores, comme on le note dans l’extrait cité.
26Mais, dira‑t‑on, pas plus qu’il n’y a de personnage à qui attribuer ces paroles, il n’y a ici de personnage susceptible de les entendre. Sans doute s’agit‑il tacitement de passants qui parlent (et s’écoutent) entre eux, et leurs propos offrent un arrière‑plan de banalités. Or, c’est une des grandes forces du roman subjectiviste et phénoméniste que d’avoir fait advenir le « point de vue du on », ce qu’Ann Banfield a un jour remarquablement radicalisé en faisant apparaître que, chez Flaubert ou chez Woolf, des choses peuvent être vues sans que personne ne soit là pour les voir (1987). Il y a de l’observé, mais il n’y a pas d’observateur. Le modèle de Banfield était celui de l’appareil photographique, mais dans le cas qui nous occupe, il s’agirait plutôt de celui de l’appareil enregistreur, puisque des réalités sonores sont également parfois présentées comme audibles sans que personne ne soit nécessairement là pour les entendre.
27Auerbach considérait que Virginia Woolf avait été la première à viser un subjectivisme pluripersonnel et à utiliser le dil (erlebte Rede, le terme allemand fut étrangement conservé dans la traduction française) au service d’une « représentation pluripersonnelle de la conscience » (1968, 532). Or, cela semble déjà en germe chez Flaubert et même chez Zola. Si Flaubert va d’emblée très loin tant dans la représentation d’un point de vue collectif que dans l’évocation d’un observé sans observateur, il reste assurément prudent quant à la représentation de paroles entendues par tous. Parfois pourtant, cette hypothèse doit être convoquée, et pour des passages plus simples que ceux que nous propose Zola. J’emprunte celui qui suit au début de L’Éducation sentimentale :
Une négresse, coiffée d’un foulard, se présenta, en tenant par la main une petite fille, déjà grande. L’enfant, dont les yeux roulaient des larmes, venait de s’éveiller. Elle la prit sur ses genoux. « Mademoiselle n’était pas sage, quoiqu’elle eût sept ans bientôt ; sa mère ne l’aimerait plus ; on lui pardonnait trop ses caprices. » Et Frédéric se réjouissait d’entendre ces choses, comme s’il eût fait une découverte, une acquisition. (L’Éducation sentimentale, I‑1)
28Les guillemets semblent inviter à une lecture de la réplique au discours direct ; la troisième personne, l’imparfait et le conditionnel auraient alors une valeur hypocoristique. Mais les guillemets ne sont pas toujours discriminants chez Flaubert, et il me semble probable que celui‑ci a plutôt eu le sentiment de recourir ici à une forme de dil. Dans tous les cas, les propos de la nourrice sont entendus plus que dits. La mention du prénom de Frédéric invite à penser qu’il n’occupait pas nécessairement seul la position de sujet de conscience focalisant10 : les mots de la nourrice sont simplement « audibles », c’est-à-dire susceptibles d’avoir été entendus par tous, de la même façon que, dans un passage célèbre de Madame Bovary, la ville de Rouen apparaît à tous les passagers de la diligence, avant qu’Emma ne vienne à elle seule saturer la position de sujet de conscience et de perception.
29J’aimerais sur cette base proposer quelques conclusions d’ordres divers, techniques, historiques et épistémologiques. Tout d’abord, la relation entre focalisation et dil ne doit pas seulement se penser sur le mode de la scalarité, mais aussi sur celui du chevauchement : le dil a fréquemment permis au roman subjectiviste de rendre compte de paroles moins prononcées par un personnage qu’entendues par un autre ou par d’autres personnages. Cette conclusion ne saurait assurément être radicalisée, puisque le dil peut aussi servir, dans le récit moderne, de tout autres fins que de représenter le discours au prisme de la focalisation, mais cette possibilité permet de prendre acte du « devenir sonore » du roman après 1830. Il arrive en outre, bien évidemment, que des paroles entendues soient présentées à la forme indirecte ou directe. Mais l’analyse de la focalisation ne doit pas se limiter au prototype visuel ; elle doit aussi prendre en considération le fait que la perception est souvent auditive et que des personnages entendent des paroles autant qu’ils voient, par exemple, des locuteurs.
30Dès sa première description importante (Kalepky 1899), le débat sur le dil s’est par ailleurs presque entièrement centré sur le privilège à accorder au narrateur (discours rapportant) ou bien au personnage (discours rapporté). Ce binarisme foncier explique sans doute qu’ait été négligée, malgré l’évidence des textes, la possible présence d’une instance tierce, ni rapportante, ni rapportée, mais témoin. Or, dans bien des configurations, la prise en considération de cette instance percevante peut rendre compte d’énoncés qui dérogent aux règles de formation usuelles du dil et qui, par exemple, ne présentent pas les formes attendues dans la désignation du locuteur cité ou affichent des discordances dans la gestion des marques temporelles, spatiales, modales, subjectives11.