« Cat ‘N’ Mouse » de Steven Millhauser : un cartoon linguistique.
1Dans un entretien accordé à la revue Failbetter, Steven Millhauser présente sa nouvelle « Cat ‘N’ Mouse » d’une manière faussement naïve : « I miss opening cartoons at the movies. Where have they gone, the opening cartoons of my childhood? I seized the chance to start my collection with one»1. Bien qu’il mette en adéquation deux media, les images du cartoon et les mots de la nouvelle, l’auteur passe sous silence le caractère problématique d’une telle équation. Cette nouvelle repose en effet sur un conflit générique et sémiotique : ne pouvant être, au sens propre, un cartoon, elle constitue ce que l’on pourrait appeler un « cartoon linguistique » ou un « cartoon-texte » – une transposition littéraire du cartoon Tom and Jerry, créé par William Hanna et Joseph Barbera pour la société de production Metro-Goldwyn-Mayer. Placée en introduction du recueil Dangerous Laughter2, et signalée dans le sommaire comme « Opening Cartoon », cette nouvelle annonce le rapport de Steven Millhauser à la matière textuelle. En artisan des mots, reflétant le travail minutieux du maître miniaturiste, dans la nouvelle centrale du recueil (« In the Reign of Harad IV »), l’auteur tente de faire jaillir les mouvements, les sons et les couleurs du dessin animé, ainsi que les émotions de l’enfance qui y sont attachées. Toutefois, cette réécriture – ou mise en écriture – du cartoon offre une richesse d’interprétation inaccessible lors du visionnage divertissant du dessin animé.
2En effet, avec « Cat ‘N’ Mouse », Steven Millhauser « par-odie », selon l’étymologie que donne Gérard Genette dans Palimpsestes :
Ôdè, c’est le chant ; para : « le long de », « à côté » ; parôdein, d’où parôdia, ce serait […]le fait de chanter à côté, donc de chanter faux, ou dans une autre voix, en contre-chant–en contrepoint–ou encore de chanter dans un autre ton : déformer ou transposer une mélodie3.
3L’auteur crée un « à côté » textuel, il chante dans une autre voix, adopte un autre medium, coulant le dispositif visuel et sonore du cartoon dans un ensemble verbal. Ce processus de transposition rejoint ce qu’évoque Philippe Sollers dans son essai « Ecriture et révolution » :
Tout texte se situe à la jonction de plusieurs textes dont il est à la fois la relecture, l’accentuation, la condensation, le déplacement et la profondeur. D’une certaine manière, un texte vaut ce que vaut son action intégratrice et destructrice d’autres textes4.
4Si l’analyse de Sollers porte à proprement parler sur des rapports intertextuels, il est toutefois possible de la transposer à des rapports plus largement intersémiotiques.Entre intégration et destruction, imitation et réécriture, Steven Millhauser propose une relecture du cartoon et nous invite à porter sur lui un regard renouvelé. A travers le prisme des mots et la dynamique de l’intersémioticité, un objet culturel de masse est alorstransformé en une expérience singulière sur la capacité du langage et de l’écriture à se hisser au domaine des sons, des images et de leur animation.
5A première lecture, le texte de Steven Millhauser semble correspondre à une mimèsis du cartoon. L’auteur met en œuvre de nombreuses stratégies textuelles pour opérer une transposition « fidèle » – ce terme constitue le nœud du problème – des images et des tropes du dessin animé. Cependant, ce projet mimétique ne pouvant être qu’aporétique, l’auteur pousse plus loin le jeu littéraire en détournant certains de ces tropes et en prêtant une autre voix, étonnamment dérangeante, à cet objet culturel si connu.
Mimèsis du cartoon
6« Cat ‘N’ Mouse » constitueune exploration des limites du langage, limites révélées à l’aide d’un jeu littéraire et d’un transfert sémiotique. Aussi la dimension ludique propre au cartoon n’est-elle pas supprimée mais déplacée : le jeu ne tient pas tant aux gags qu’à leur transposition en mots. Au cœur de l’entreprise artistique de l’auteur se trouve la tentative ludique d’écrire un cartoon, de s’emparer d’une histoire et de codes qui étaient jusqu’alors l’apanage d’un autre medium et de les frotter à l’écriture littéraire. Cette dernière tente de faire surgir l’atmosphère si singulière du cartoon en se privant paradoxalement de sa signature graphique (le dessin, l’animation) et sonore (les nombreux bruitages).
Une mimèsis en trompe-l’œil
7Dès les premières pages, l’auteur semble respecter « l’identité structurale » du cartoon, qui est à la base de toute dynamique intertextuelle selon Michel Riffaterre :
[T]out rapprochement intertextuel sera régi, imposé, non par des coïncidences lexicales, mais par une identité structurale, le texte et son intertexte étant des variantes de la même structure5.
8En effet, la nouvelle est construite à partir de petites vignettes (des paragraphes séparés par des blancs) de la même manière qu’un épisode de Tom and Jerry est divisé en saynètes correspondant aux différentes tentatives faites par le chat pour tuer la souris. Le texte repose donc sur l’éternel retour du même : le chat invente des stratagèmes toujours plus délirants, qui finissent immanquablement par se retourner contre lui. L’auteur met le lecteur sur la voie dès la première ligne de la nouvelle, qui résume avec humour l’intrigue archétypale de chaque épisode : « The cat is chasing the mouse through the kitchen » (3)6. De plus, Steven Millhauser transpose scrupuleusement l’idiolecte du cartoon (les sons, les images et les tropes comiques). Ainsi, lorsque la souris fonce dans un mur, elle y laisse un trou en forme de souris (« a mouse-shaped hole ») bien vite remplacé par un trou en forme de chat (« a cat-shaped hole »). D’autre part, la fin de la nouvelle emprunte sans surprise la signature (typo)graphique du cartoon :
The handkerchief flutters, grows larger, and suddenly splits in half. The halves become red theater curtains, which begin to close. Across the closing curtains, words write themselves in black script: THE END. (18)
9Cependant, si la structure de la nouvelle imite celle du cartoon, cette mimèsis structurale n’est en fait qu’un trompe-l’œil. En réalité, l’auteur joue à imiter le cartoon. Ce qui attire l’attention du lecteur, c’est, bien rapidement, la nature du transfert sémiotique à l’œuvre dans cette nouvelle. En effet, il existe une différence fondamentale entre le medium verbal et le medium visuel. Comme l’indique Philippe Ortel,
[l]’image est considérée par les sémioticiens comme un « signe continu », par opposition à la chaîne discontinue du langage. […] Lire un texte, c’est changer les signes écrits en un univers mental où idées et images s’associent en des proportions variables7.
10Dans « Cat ‘N’ Mouse », cette différence entre signe continu (les images du cartoon) et signe discontinu (les mots, et à travers eux les images mentales du lecteur) est amplifiée par le fait que le dessin animé correspond précisément à l’art d’animer les images (insuffler du mouvement dans les lignes inanimées) et d’y adjoindre des bruitages.
11Non seulement l’auteur met en place un transfert sémiotique complexe, mais il joue de surcroît avec le processus de réception du lecteur en gommant la référence à Tom and Jerry, transformée en un générique « Cat ‘N’ Mouse ». Plongeant le lecteur in medias res, l’incipit oriente dans un premier temps le lecteur vers une réception de type réaliste (un chat chasse une souris dans une cuisine) – bien qu’à deuxième lecture l’esthétique de Tom and Jerry soit manifeste :
The cat is chasing the mouse through the kitchen: between the blue chair legs, over the tabletop with its red-and-white-checkered tablecloth that is already sliding in great waves, past the sugar bowl falling to the left and the cream jug falling to the right, over the blue chair back, down the chair legs, across the waxed and butter-yellow floor. (4)
12Toutefois, le cadre de réception réaliste vole en éclats quelques lignes plus loin : « Sparks shoot from their heels, but it’s much too late: the big door looms. The mouse crashes through, leaving a mouse-shaped hole […] » (4).
13Au moment où la référence culturelle du célèbre cartoon devient patente, une ambiguïté se fait jour concernant le statut de la création et la nature de la nouvelle. Le lecteur peut se demander si l’histoire que relate le texte dans cette première vignette est une pure invention de l’auteur, ou bien plutôt une imitation – la description fidèle d’un épisode de Tom and Jerry, que le narrateur serait en train de visionner à l’écran. Le texte joue ainsi de l’hésitation herméneutique du lecteur, entre invention et transposition, narration et ekphrasis. A ce stade de lecture, il est également possible d’imaginer que ce texte est un pastiche de script, un document de travail à usage interne, précédant la mise en image par les équipes des dessinateurs puis des coloristes du studio de production. Le lecteur est ainsi confronté à la question de la nature du texte qu’il est en train de lire.
14Steven Millhauser met donc en place, dès les premières lignes de la nouvelle, une dynamique complexe entre le cartoon original et le « cartoon-texte ». En mettant en regard les deux media, l’auteur se place en situation d’exploiter les ressources de la langue et de l’écriture afin d’opérer une mimèsis du cartoon aussi « fidèle » que possible.
La mise en écriture du cartoon : modalités d’une mimèsis
15Dès le titre, l’auteur met en avant son souci du matériau verbal, travaillant avec minutie les mots de manière à en faire ressortir leur dimensionvisuelle. A travers un processus de double élision, le mot « and » devient « ‘N’ ». Une seule lettre subsiste pour séparer les deux animaux qui semblent avoir mangé la lettre qui se trouvait de leur côté. D’autre part, l’élision convoque la dimension orale (« ‘n’ » est une abréviation orale) et rythmique de la syncope. Selon Catherine Clément,
la syncope « attaque », dit-on parfois, le temps faible, comme on dit d’un enzyme, d’un fauve ou d’un virus ; et cependant encore, le dernier temps est salvateur. Attaque et salut, entrechoc ; un fragment du temps disparaît, le rythme naît de cette disparition8.
16C’est en mettant graphiquement en scène sa disparition que Steven Millhauser rend saillante la dimension visuelle et sonore de la langue. En définitive, un mot aussi banal que « and » se trouve transformé en une signature graphique et sonore du cartoon, renvoyant de manière métatextuelle à l’acte de création et d’animation des mots – de même que l’art du cartoon est celui d’animer les lignes – auquel se livre l’auteur.
17Steven Millhauser utilise des verbes à particule et des prépositions comme outils mimétiques afin de conférer une certaine souplesse à la narration, comme dans la phrase suivante : « His heart is thumping so hard that it pushes out the skin of his chest with each beat. » (10). Au cœur de cette phrase, la particule « out » est à prendre au pied de la lettre. Elle insiste sur les règles physiques extraordinaires du cartoon, dans lequel un cœur peut sans surprise sauter hors d’une poitrine. C’est donc à travers cette particule que l’auteur transcrit l’animation des images, tout en renvoyant le lecteur à l’horizon fondamentalement non mimétique du cartoon. Toutefois, Millhauser ancre l’essence extraordinaire du cartoon dans une approche réaliste de la description des corps. En effet, l’événement n’est pas seulement présenté ou décrit par le narrateur, mais il est justifié à l’aide d’une séquence causale (« so hard that »), qui rend en quelque sorte l’événement compréhensible, quoiqu’extrême. En recréant les qualités matérielles de la peau, qui peut être étirée, mais seulement jusqu’à un certain point, l’auteur présente les codes extraordinaires du cartoon de manière plausible, orchestrant de la sorte une subtile tension entre les différents codes sémiotiques (visuel et verbal) et génériques (cartoon et nouvelle).
18Par ailleurs, certaines particules sont à même de traduire avec une grande force évocatrice des effets qui sont propres au dessin animé, comme lorsque le chat se débat avec le trombone : « His head and body push the brass pole into the shape of a trombone […]. Then he pulls free and rushes after the mouse » (3, je souligne). C’est à la lecture de la particule « into » que surgit l’image de la silhouette d’un chat « entromboné », un chat monochrome, couleur cuivre. La relation elliptique entre le verbe et la particule déleste la syntaxe et permet à l’auteur d’émuler la rapidité comique du cartoon. La linéarité du langage et de la syntaxe remplace alors la rapide succession des planches, qui anime les lignes des dessins.
19La syntaxe est également modelée de manière à s’approcher de certains effets visuels propres au cartoon. Ainsi, lorsque le chat et la souris découvrent que la bombe dans le cigare va bientôt exploser, l’auteur a recours à une tournure répétitive, réduisant les informations au strict minimum : « They look down at the cigar, look up, and look down again » (8). La répétition des particules contradictoires « up » et « down », invariablement associées au même verbe, recrée sur la page le gag comique du dessin animé – un gag qui repose sur le mouvement quasi mécanique des yeux, suscitant le rire précisément car il offre au spectateur « du mécanique plaqué sur du vivant » selon la formule d’Henri Bergson9. Le pouvoir évocateur de la syntaxe est plus manifeste encore lors de la course poursuite, où le chat tente de piéger la souris en dessinant une porte, sur laquelle la souris s’empresse de dessiner un trou : « Faster and faster they draw: door, hole, door, hole, door » (15). La syntaxe est réduite au minimum (« door » / « hole »), rendant visuellement sur la page – à travers l’apparence des mots en tant qu’objets graphiques – le rétrécissement de la focalisation sur l’alternation porte/trou à l’écran.
20Steven Millhauser compresse également la syntaxe de manière à préserver un équilibre entre description et narration. Ainsi, quand le chat et la souris courent sur le piano, l’auteur emploie une tournure nominale très ramassée, tenant presque de la didascalie : « In the living room, they race over the back of the couch, across the piano keys (delicate mouse tune, crash of cat chords), along the blue rug. » (3). Avec seulement sept mots entre parenthèses, portés par une allitération suggérant la lourdeur gauche du chat (« crash of cat chords »), le narrateur fait surgir l’image de la souris et du chat courant sur le piano et enfonçant les touches sur leur passage ; à apporter quelques éléments de caractérisation des personnages (délicatesse, voire raffinement, de la souris ; caractère destructif et invasif du chat), tout en maintenant le rythme fébrile de l’action. A travers une grande économie verbale et une compression de la syntaxe, l’auteur opère donc, dans cette brève parenthèse descriptive, une synthèse entre « stase et mouvement », selon l’expression de Marie Bouchet :
[…] comme l’explique Genette : « la description doit moduler dans le successif la représentation d’objets simultanés et juxtaposés dans l’espace : le langage narratif se distinguerait ainsi par une sorte de coïncidence temporelle avec son objet, dont le langage descriptif serait au contraire irrémédiablement privé » (Genette, 60). Comme l’indique le conditionnel employé par Genette, l’effet de suspension du temps n’est qu’une illusion, car la description est travaillée de l’intérieur entre son apparence stable et sa nature mouvante : toute description est parcourue des tremblements dûs à sa position inconfortable entre stase et mouvement10.
21Comme le montre cet exemple, Millhauser explore les potentialités et les limites de l’écriture littéraire, en se donnant la tâche de restituer, avec une réelle économie de langue, l’intensité singulière des images du cartoon, tout en narrant leur animation. La densité de la prose semble alors la seule manière pour l’écriture de tendre vers l’immédiateté des images du cartoon. En utilisant de la sorte les ressources du matériau verbal, l’auteur crée un ekphrasis d’un nouveau genre, que l’on pourrait qualifier d’ekphrasisnarratif – recréant à travers ses descriptions les images et les tropes du cartoon, tout en parvenant simultanément à soutenir le rythme de la narration.
22A l’aide de nombreuses trouvailles stylistiques et textuelles, Steven Millhauser développe une approche mimétique du cartoon, tout en suggérant le caractère fondamentalement problématique d’une telle entreprise. En effet, en verbalisant les signes visuels et sonores du dessin animé, l’auteur attire le regard sur les codes implicites du cartoon, les faisant passer de perçus (par le spectateur) à nommés. L’irruption des mots dans l’univers du cartoon change la perspective, et fait glisser le texte d’une mimèsis à une véritable poièsis du cartoon.
Poièsis du cartoon
23En artisan du langage (renouant avec l’étymologie grecque du verbe poïein : fabriquer, créer) Steven Millhauser adopte une autre voix pour mieux en explorer les potentialités puis s’en démarquer. L’auteur s’emploie en effet à déstabiliser constamment le processus interprétatif du lecteur, lui permettant d’accéder progressivement à une nouvelle façon de voir le cartoon.
Les images de l’écriture
24Comme nous l’avons souligné, Steven Millhauser utilise le langage de manière à rendre l’éclat visuel des images et de leur animation. Il convient toutefois de préciser que le pouvoir visuel qu’endosse la prose repose en grande partie sur l’évocation de tropes dont le lecteur est censé être déjà familier. Il doit avoir déjà vu à l’écran une souris se séparer en deux (« [the mouse] splits in half and rejoins himself on the other side », 3) pour être capable de visualiser pleinement les images verbales que crée l’auteur. Il y a donc une précédence du visuel (Tom and Jerry) sur le verbal (« Cat ‘N’ Mouse »). Cependant, Millhauser esquisse un renversement de cette hiérarchie. Ainsi, quand la bombe s’apprête à exploser à la figure du chat, l’auteur semble faire surgir une image simple et cristalline, alors que celle-ci bloque paradoxalement le processus de visualisation : « [The cat] listens closely. A terrible knowledge dawns in his eyes » (11). Ici, le pouvoir des mots est de dépasser la fixité des images et de faire voir du non visible, du « terrible knowledge ». Comme l’indique Philippe Hamon, on peut lire un texte sans rien voir :
qu’est-ce que je vois quand je lis un texte ? […] Quand Baudelaire écrit : « je vais à ma fenêtre », est-ce que je vois une fenêtre ? Est-ce que je vois le langage ? le style ? Autrement dit pas un paysage, mais un paysage de Baudelaire–ce qui est différent. Est-ce que je vois le texte comme texte ? […] Au fond, peut-être peut-on lire un texte sans rien voir. Si je lis Rimbaud–« le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques »–, qu’est-ce que je vois ? Rien, je comprends bien tous les mots : « pavillon », « viande saignante », « mer »... Tous les mots sont compréhensibles mais on ne voit rien ; on n’a aucune image synthétique11.
25De la même manière, nous pouvons nous demander ce que nous voyons quand nous lisons « A terrible knowledge dawns in his eyes ». Millhauser décrit une lueur immatérielle et subjective dans les yeux du chat. La prose reste évasive et c’est précisément ce caractère évasif – contrairement à l’univocité des images du cartoon – qui confère à la phrase sa force visuelle, car le lecteur peut transcrire la scène visuellement de différentes manières. Il peut imaginer des yeux qui s’écarquillent de peur ou bien à l’inverse des yeux qui se plissent. Il peut même imaginer les lueurs de la bombe qui s’approche, se reflétant en miniature sur la rétine du chat, à la vue du spectateur. Il peut également voir le medium verbal, le texte en tant qu’il est en train d’essayer de créer une image, courant après les tropes du cartoon, mais les réinventant nécessairement, par le simple fait du changement de medium. La transposition sémiotique est nécessairement une recréation – et ce cartoon linguistique n’est pas un cartoon, mais plutôt une mise en tension de plusieurs cartoons potentiels, qui sont en germe dans le matériau verbal, dont l’équivocité et l’absence d’immédiateté permettent de laisser émerger différents niveaux de sens et d’image. Le texte glisse alors imperceptiblement d’un plan à l’autre, d’une mimèsis du cartoon à la véritable poièsis d’un cartoon linguistique, célébrant la magie créatrice de l’acte d’écriture. Ce faisant, l’auteur réoriente le cours du dessin animé, évoquant les régions incertaines se trouvant sous la surface brillante des images, et s’affranchissant ainsi d’une mimèsis qui ne peut être qu’aporétique. En effet, la collusion des signes est impossible (le lecteur sait que la nouvelle demeurera texte, et non cartoon), et une partie du sel de la nouvelle repose sur la volonté du lecteur de savoir comment l’auteur va bien pouvoir se sortir de l’impasse dans laquelle il semble s’engager.
26En réalité, Steven Millhauser cherche à créer un texte qui ait son propre effet, différant de celui du cartoon. Si Tom and Jerry est par essence un produit culturel dédié au divertissement de masse, la nouvelle de Millhauser ne se réduit pas à la dimension divertissante. Comme le suggère Antonio Muñoz Molina dans Fenêtres de Manhattan, la littérature revêt aussi une dimension initiatrice : « [l]’art nous apprend à regarder ; à regarder les œuvres d’art et à regarder le monde avec des yeux plus attentifs »12. A travers ce cartoon linguistique, l’auteur « nous apprend à regarder » la violence cathartique du rire et des images, en insérant une dimension tragique dans le récit à l’aide d’un travail sur les voix des deux personnages.
La violence verbalisée
27Bien que la violence corporelle soit omniprésente en tant que ressort comique dans Tom and Jerry, elle n’a paradoxalement pas de substance corporelle et elle ne choque pas en tant que violence. Le chat traverse les murs en y laissant sa silhouette, de la dynamite explose et des lames transpercent les corps. Mais dans un épisode de Tom and Jerry, la dynamite ne blesse pas, une griffe ne tue pas. Plus précisément, les deux héros reviennent inexorablement sur scène avec des corps vierges de toute violence. Sous la plume de Millhauser, au contraire, la ligne désincarnée prend soudainement chair : « The mouse’s disdain for the cat is precise and abundant: he loathes the soft, heavy paws with their hidden hooks, the glinting teeth, the hot, fish-stinking breath » (6). Le « Cat » anonyme de Steven Millhauser, n’est pas le Tom bonhomme du cartoon – c’est un prédateur sans nom. L’absence de nom laisse s’épanouir la brutalité des actes commis dans le dessin animé. De plus, la violence provient des deux camps. Elle est physique de la part du chat et verbale de la part de la souris, qui réduit celui-ci à une pure incarnation de la violence, « empâtée, stupide, impénétrable »13 : « the brutish cat », « the cat’s coarse energy and simplicity », « dangerous, despite his stupidity » (6). Dans le cartoon, les batailles de Tom et Jerry sont pleines d’une violence fondamentalement comique. Cependant, à travers la lentille linguistique, qui consiste à faire passer des images de perçues à nommées, la dimension comique de la violence est supprimée, ce qui fait voir au lecteur à quel point les images enfantines du cartoon sont pétries d’une violence hyperbolique, qui finit par sembler étrange une fois verbalisée. Le cartoon linguistique de Steven Millhauser met à nu la cruauté et la dimension sacrificielle qui sont les ressorts comiques du célèbre dessin animé.
Les voix silencieuses
28Ce nouveau cadre de réception est notamment mis en place à travers un travail sur les voix. Si les premières pages de la nouvelle donnent l’impression d’être une description au degré zéro de ce qui se passe dans un épisode de Tom and Jerry, la narration impersonnelle cède bien vite la place à deux autres angles de focalisation, celui du chat et celui de la souris, exprimés sur le mode du monologue intérieur. Cette interruption de la trame narrative du cartoon change profondément les hypothèses de lecture, car le lecteur apprend que les deux protagonistes sont en réalité enfermés dans un piège imagier et linguistique absurde. Le chat éprouve un besoin compulsif de chasser la souris mais il ne possède pas l’intelligence nécessaire pour y arriver. Attraper la souris serait pour lui une façon de justifier sa vie absurde (« justify his wretched life », 14). Il admire et méprise en même temps la souris érudite, qui le lui rend bien. Mais au milieu de l’histoire, la souris se demande s’ils ne pourraient pas être amis, partageant après tout ce même sort absurde. L’émergence inattendue de ces voix ajoute aux images en deux dimensions du dessin animé une troisième dimension, celle de l’existence. De plus, l’émergence silencieuse de la voix de la souris (dans le cadre du monologue intérieur) contraste avec les effets bruyants et ostentatoires du cartoon (les enclumes qui tombent, la tempête de neige qui poursuit le chat dans la maison), qui jouent à être surprenants, tandis qu’ils sont en réalité parfaitement conventionnels dans leur disproportion même, car ils obéissent aux règles du genre. Paradoxalement, la surprise vient d’une soudaine décélération qui permet d’introduire de la mesure, qui contraste avec la démesure des gags du cartoon.
29A travers ces monologues intérieurs du chat et de la souris, Steven Millhauser perturbe le déroulement implacable de l’intrigue du cartoon, qui ne laisse pas de place à l’introspection et correspond davantage à un condensé d’action et de divertissement. Bien qu’anonymes, le chat et la souris disposent d’une voix, dont ils se servent pour saper le pacte de lecture du cartoon. En y regardant de plus près, comme ils nous y invitent, la situation des deux personnages est par essence absurde et tragique, et non pas comique. Dans la nouvelle, le comique provient plutôt du fait que l’auteur applique scrupuleusement aux deux animaux animés un pastiche de réalisme psychologique – l’introspection des personnages est menée par un narrateur hétérodiégétique omniscient usant d’un langage volontiers analytique : « The mouse is aware of the temptation of indifference » ; « It is not a situation calculated to produce the peace of mind conducive to contemplation. » (6).
Tragique trivial
30C’est principalement à travers ces pauses réflexives qu’est mise en évidence la dimension tragique du cartoon. Avec une étonnante réversibilité, ce qui était comique et léger quelques pages plus tôt devient tragique et absurde. Par exemple, l’auteur respecte à la lettre l’usage de l’intertextualité instaurée par le dessin animé, comme le montre la description de l’intérieur de la maison de la souris :
On the wall hang […] a reproduction of Seurat’s Sunday Afternoon in which all the figures are mice. Near the armchair is a bookcase filled with books, with several titles visible: Martin Cheddarwit, Gouda’s Faust, The Memoirs of Anthony Edam, A History of the Medicheese, the sonnets of Shakespaw. (4)
31Tous les noms propres (Martin Chuzzlewit, Goethe, Anthony Eden, the Medici) sont ici remplacés par des noms de fromage, élément de définition essentiel de la souris. Ce comique lié au travestissement d’allusions culturelles est un trope propre à Tom and Jerry. Toutefois, la référence au fromage est bien vite transformée en un composant tragique, l’auteur parvenant à évoquer les profondeurs au milieu de l’absurde, tout en faisant rire le lecteur. Juste après cette description fromagère des appartements de la souris, Millhauser esquisse en effet une scène très visuelle : « From the mousehole emerges a red telescope. The lens looks to the left, then to the right » (5). Cependant, le narrateur nous fait bien vite une confidence : « If only the mouse could stay in his hole, he would be happy, but he cannot stay in his hole, because of the need to find cheese. » (6). L’épisode du télescope devient rétrospectivement tragique – tout en restant grotesque – car le pacte de lecture vient d’être changé par l’auteur, à travers le monologue intérieur de la souris et le pastiche de réalisme psychologique. Le lecteur est invité à concevoir la souris non comme un type, mais comme un personnage privé de liberté, étroitement corseté par les règles mêmes du cartoon. Non sans humour de la part de l’auteur, un élément trivial et stéréotypé (le fromage) permet d’exprimer avec une grande acuité le destin véritablement tragique – écrit d’avance et immuable – de la souris. Le passage du type au personnage s’accompagne donc d’un changement de registre, du comique au tragique.
32Par conséquent, le lecteur est appelé à ne pas rester figé dans un horizon d’attente prédéfini, contrairement au spectateur de Tom and Jerry. La narration l’invite en réalité à opérer ce que Riffaterre nomme une « rétrolecture » – ce qu’un épisode de Tom and Jerry ne ferait jamais : « la connaissance de tous les faits et de la fin agit rétroactivement pour modifier notre perception originelle du texte »14. Mais la soudaine dimension tragique affecte aussi la prose de manière pro-active : à présent, chaque détail sera perçu à travers le prisme du danger, et le lecteur hésitera entre le comique et le tragique.
33A l’issue de cette étude, nous pouvons revenir à notre citation initiale, dans laquelle l’auteur présentait « Cat ‘N’ Mouse » comme un simple « opening cartoon », laissant croire à une adéquation simple des images dessinées et du matériau verbal. Toutefois, ce que crée Steven Millhauser est un cartoon linguistique, qui déborde de toutes parts le célèbre dessin animé, interrogeant son régime opératoire ainsi que la puissance des images. D’autre part, l’auteur confronte le langage à ses limites, et conduit le lecteur au cœur de l’entreprise littéraire, qui consiste justement, selon la formule de Dominique Rabaté, à se confronter « à ce qui défie la nomination, à ce qui perturbe et relance le langage »15. Il attire également l’attention sur les codes et les tropes du cartoon, dont la violence saute aux yeux d’un lecteur surpris de ne pas l’avoir perçue de manière aussi évidente auparavant. Il met au jour la violence cathartique du rire et des images – une dimension d’autant plus importante que la nouvelle se situe en tête d’un recueil intitulé Dangerous Laughter. En lisant entre les lignes, de la nouvelle et du dessin animé, nous pouvons donc affirmer que bien plus qu’un simple « opening cartoon », un court-métrage précédant la projection du film dans les salles obscures du milieu du siècle, « Cat ‘N’ Mouse » constitue une clé de l’écriture de Steven Millhauser, introduisant véritablement l’ensemble du recueil. Il s’agit d’un manifeste subtil de l’art de l’écriture, qui dissèque un objet culturel de masse, afin d’en révéler la formidable étrangeté. « Opening the cartoon », donc.