Entre écriture-fugue, voix-musique et texte-contrepoint : l’œuvre radiophonique de Michel Butor, Réseau aérien
1A partir de 1962, Michel Butor écrit ce qu'il appelle des « œuvres mobiles » : il entend par là qu'il construit ses textes en juxtaposant des fragments tirés d'œuvres très variées, de l'extrait d'un journal à l'encart publicitaire. Le travail de l'écrivain revient donc à choisir les extraits de manière à ce que leur confrontation fasse sens, et surtout à organiser la juxtaposition des extraits selon une structure elle aussi signifiante.
2Dans Réseau aérien,1 Michel Butor entrecroise les différentes conversations des passagers de plusieurs avions. Les extraits textuels qu'il juxtapose sont donc, ici, de son invention à première vue, mais ils sont tellement chargés des clichés qu'on peut entendre d’une bouche à l’autre dans un avion qu'ils semblent écrits par une masse anonyme de touristes occidentaux. Description du paysage, fantasme sur le luxe parisien qui attend certains passagers à l'arrivée, fantasme sur l'exotisme d'Hawaï pour ceux qui voyagent dans le sens inverse, lectures des journaux distribués dans l'avion, tous ces thèmes rebattus constituent la matière du texte. Pour compliquer encore la compréhension de ces échanges, les dialogues s'entrecroisent, multipliant ainsi à l'infini les possibilités de fragmenter le texte.
3Cette vacuité des dialogues pousse le lecteur à lire autre chose dans le texte, à chercher le sens ailleurs que dans le renvoi des signifiants à des signifiés. Il cherche alors à faire parler la structure de l'œuvre, il donne sens à la manière dont s'organisent les différents fragments de dialogue entre eux. Cette écoute de la structure ressemble à celle d'un mélomane confronté à un morceau de musique, du moins pour la musique allant des débuts du contrepoint jusqu'à la seconde école de Vienne. En effet, le mélomane cherche à détecter la forme musicale, que ce soit une fugue, une sonate, un canon ou autre, à comprendre l'organisation globale du morceau, ayant admis qu'en soi une note ne signifie rien, et qu'une mélodie prend tout son sens quand on comprend à quel moment elle revient, à quel moment elle se répète.
4Le texte est structuré selon trois niveaux : il se divise d'abord par escales, selon les lieux où passent les avions. A chaque changement d'escale, on entend un bruit de foule et une percussion, tous deux symbolisés par des pictogrammes qui constituent des repères pour l'auditeur.
5A l'intérieur de chaque escale, les divisions du texte correspondent aux différents avions : ainsi, on entend d'abord les conversations des passagers de l'avion n°10, puis celles des passagers de l'avion n°1, puis celles d'un autre avion, avant de réentendre celles de l'avion n°10. A chaque fois qu'on change d'avion, un pictogramme en forme d'avion apparaît, suivi d'un numéro.
6A l'intérieur de chaque avion, le texte est divisé entre les différentes conversations, les passagers discutant deux à deux suivant leur placement dans l'avion. Les passagers sont désignés par une lettre, une majuscule pour les hommes, une minuscule pour les femmes. Ces discussions s’entrecroisent. Cette structure complexe laisse entrevoir une logique de type musical qu'il va s'agir de comprendre2.
7Dans ses textes théoriques, Michel Butor insiste à de multiples reprises sur l'importance de la musique dans son art, empruntant souvent ses exemples à la musique contrapunctique et expliquant que la superposition des rythmes et des hauteurs dans la musique permet d'imaginer une littérature qui ne serait pas uniquement linéaire, pas uniquement soumise à l'ordre de la syntaxe. Voici à ce sujet un extrait de « L'Utilité poétique ».
J’ai par exemple, dans la musique, des structures qui se répètent et qui vont donc souligner la relation entre deux parties du discours que d’habitude je ne remarque pas. Je parle seulement ici d’une monodie, une ligne simple. La façon dont les hauteurs, les rythmes sont traités, va superposer aux relations grammaticales habituelles entre sujets, verbes et compléments, d’autres plus fortes encore, qui vont nous obliger à entendre les mots les uns par rapport aux autres.3
8L'oreille du mélomane est ainsi sollicitée par les répétitions, les structures qui se répètent, ce qui l’amène à mettre en rapport des segments de la partition sans se soumettre au déroulement linéaire de la musique. En effet, son écoute n'est pas uniquement linéaire, elle peut effectuer des boucles mettant en rapport des segments de partitions disjoints, l'un au début et l'autre à la fin du morceau par exemple, ou encore l'un à la voix supérieure et l'autre à la basse. C'est ce type d'écoute, centrée sur la répétition de segments, sur le retour de certains éléments, que Michel Butor invite à adopter dans ses œuvres mobiles : dans Réseau Aérien, l'auditeur ou le lecteur constate que certaines escales, certains avions et certains couples de passagers reviennent, et comprend ainsi qu'il peut mettre en rapport les différents fragments de chaque dialogue.
9Pour présenter Réseau Aérien, il convient d’ajouter qu'il s'agit d'une œuvre radiophonique : cette dimension orale renforce notre hypothèse selon laquelle ce texte serait une forme hybride, entre musique et littérature. En effet, le texte est construit de manière à ce que l'auditeur s'attache particulièrement au son des voix : les personnages ne sont pas nommés, le contenu (très stéréotypé) de leurs dialogues ne permet pas toujours de les identifier, et le seul indice qui les différencie les uns des autres est leurs voix. Par ces voix ils prennent corps, révélant leur sexe et leur âge, sur lesquels les dialogues ne disent rien. Le retour au corps, dans ce texte radiophonique, se fait en passant par la musique, par l'attention au grain des voix plutôt qu'au sens.
10Nous ferons donc l'hypothèse que les structures mobiles créées par Michel Butor sont inspirées par la musique contrapunctique et induisent chez le lecteur ou l'auditeur une écoute de type musical. Nous nous demanderons comment les œuvres à structure mobile adaptent des structures musicales au texte et quel sens est ainsi produit.
11En effet, le texte ne reproduit pas à l'identique des structures musicales, il confronte ces structures aux mots, aux discours, aux possibilités typographiques, qui ne sont pas les mêmes que celles d'une partition, créant une forme hybride. La typographie très particulière de Réseau Aérien est sur ce point révélatrice : Michel Butor utilise des marges variées, ce qui met en rapport les différentes répliques de chaque personnage, introduisant ainsi une lecture verticale qui relie toutes les phrases ayant la même marge. Cela, ajouté au fait qu'il faut imaginer que toutes ces conversations ont lieu simultanément, donne à ce texte des allures de partition d'orchestre, à lire linéairement pour suivre les voix, mais aussi verticalement pour imaginer le déploiement total de l'œuvre. On entrevoit ainsi, dans le texte, la silhouette d'une partition, ou plutôt l'adaptation textuelle d'une partition.
12On peut comparer les structures de Réseau Aérien avec le contrepoint tel que l'a pratiqué Bach, mais aussi avec la musique sérielle de l'école de Vienne, dont Schonberg dit qu'elle est la descendante de la musique de Bach. Si les structures du texte rappellent ces deux types de musiques bien distincts, c'est parce que Michel Butor n'imite pas dans le détail des structures musicales mais transpose un principe de création musicale dans l'écriture littéraire. La musique devient un instrument d'écriture : elle révèle à l'écrivain une structure qui génère toute une œuvre. La mise en place d’une nouvelle forme est vue par Michel Butor comme un moyen de préparer la conscience de ses lecteurs à l’assimilation d’un monde moderne toujours changeant.
13Nous commencerons par aborder les structures contrapunctiques que le texte adapte, puis nous verrons comment ces structures sont des contraintes dans l'écriture que Michel Butor respecte la plupart du temps tout en introduisant des exceptions. Nous examinerons ensuite la manière dont différentes structures se superposent dans ce texte et nous nous interrogerons enfin sur le sens produit par une telle forme textuelle.
Structures contrapunctiques
14Par de nombreux aspects, les structures textuelles de Réseau aérien rappellent le contrepoint. Michel Butor suggère d’utiliser le Prélude n°1 du Clavier bien tempéré de Bach pour le superposer au bruit de la foule lors de chaque arrivée dans un lieu nouveau. Ce choix nous guide dans l’analyse que nous proposons du texte : il existe en effet des similitudes entre l’esthétique qui régit l’organisation de Réseau aérien et celle qui régit les morceaux de Bach.
15En premier lieu, sans entrer dans le détail du texte, on peut observer que l’ordre d’apparition des différents avions imite certaines structures couramment utilisées par Bach. Ainsi les apparitions des avions par escales pourraient être représentées par le schéma suivant où figurent le nom de chaque escale (par exemple, ORLY, ou ATHENES) ainsi que les numéros des différents avions dont on entend les passagers dans cette escale :
ORLY : 1 (bruit de foule),2,1,2,1, bruit de foule, percussion
ATHENES : 3 (bruit de foule), 1,2,1,3,2,1,3,2,1,2, bruit de foule, percussion
MONTREAL : 4 (bruit de foule),2,1, / bruit de foule, percussion
TEHERAN : 5 (bruit de foule),1,2,4,1,5,2,4,2,5,1, bruit de foule, percussion
KARACHI : 6 (bruit de foule),5,1,2,4,1,5,6,5,1,4,2, bruit de foule, percussion
LOS ANGELES : 7 (bruit de foule),2,6,5,1,7,2,6,5,1,7,2,6,1, bruit de foule, percussion
BANGKOK : 8 (bruit de foule),6,1,2,7,1,6,8,2, bruit de foule, percussion
HONOLULU : 9 (bruit de foule), 7,2,8,6,1, bruit de foule, percussion.
SAIGON : 10 (bruit de foule), 8,6,1,2,7,9,1,6,8,10,2,7,9,1,8,9,7,2,10, bruit de foule, percussion
BANGKOK : 10 (bruit de foule), 8,1,2,7,9, bruit de foule, percussion
LOS ANGELES : 9 (bruit de foule),7,2,10, 8,1,9, 7,2,10,8,1,9,7,2,10,8,1,9,7,2,10,8,1,2,9,8,1,10, bruit de foule, percussion
KARACHI : 10 (bruit de foule),8,1,2,9,1,8,10,2,9, bruit de foule, percussion
MONTREAL : 9 (bruit de foule), 2,1,8,10, bruit de foule, percussion
TEHERAN : 10 (bruit de foule), 8,1, 2,9,1,10,2,9,1,10,2,9,1,10,2,9,2,1,9,10, bruit de foule, percussion
ATHENES : 10 (bruit de foule),1,2,9,10, bruit de foule trois fois.Pour illustrer l’utilisation d’une structure chère à Bach, prenons l’exemple de la première escale à Karachi :
KARACHI : 6 (bruit de foule),5,1,2,4,1,5,6,5,1,4,2, bruit de foule, percussion.
16Si l’on considère les quatre apparitions d’avion qui précèdent et qui suivent celle du sixième avion (en gras dans le schéma), on remarque une sorte de mouvement rétrograde : cet avion 6 sert d’axe de symétrie, les 4 avions qui le précèdent reviennent juste après mais de manière inversée, 2415 devenant 5142. L’avion 6, qui fait ici sa première apparition, est ainsi mis en valeur. Ce jeu de symétrie est fréquemment utilisé dans la musique contrapunctique : il porte le nom bien connu de mouvement rétrograde.
17Imaginons maintenant la réalisation radiophonique d'un tel segment de texte. S'il veut saisir cette subtilité de la structure, l’auditeur doit concentrer son attention sur les voix, puisque les passagers de chaque avion sont joués par des acteurs différents, plutôt que sur le contenu des discours. L'écoute ainsi s'attache au son plutôt qu'au sens et cherche à repérer le retour d'éléments similaires (ici, les voix des acteurs). Au lieu d'être appréhendé pour son sens et de manière linéaire, le texte littéraire est écouté comme un ensemble de sons qui font retour, comme une musique contrapunctique.
Contraintes et exceptions
18L'adaptation de structures musicales dans le texte fonctionne comme une sorte de contrainte à laquelle Michel Butor se plie la plupart du temps tout en ménageant certaines exceptions.
19Michel Butor semble appliquer, bien que de manière intermittente, les principes de la musique dodécaphonique. Fondée par Schoenberg au début du xxème siècle, celle-ci est fondée sur la répétition d'une série composée des douze sons de la gamme chromatique mis dans un ordre fixe. Schoenberg a affirmé à diverses reprises le lien de continuité qui existe entre la musique sérielle (notamment dodécaphonique) et la musique de Bach : dans les deux cas, il s’agit de créer une cellule musicale composée de plusieurs notes et de la faire revenir sous diverses formes tout au long du morceau. La musique sérielle, et notamment la musique dodécaphonique, apparaît de ce point de vue comme la radicalisation des principes du contrepoint. Michel Butor utilise aussi ce procédé sériel en faisant revenir une même suite d’avions plusieurs fois d’affilée.
20Il en est ainsi de la deuxième escale à Los Angeles :
9 (bruit de foule),7,2,10, 8,1,9,// 7,2,10,8,1,9//,7,2,10,8,1,9//,7,2,10,8,1,2,9//,8,1,10,/ bruit de foule, percussion.
21La cellule « 7, 2, 10, 8, 1, 9 » revient trois fois d’affilée, plus une quatrième fois, perturbée par l’apparition du « 2 ».
22De même, la deuxième escale à Téhéran fait apparaître quatre fois la série « 2,9,1,10 », la dernière occurrence étant perturbée par le retour du « 2 » et du « 9 » :
TEHERAN : 10 (bruit de foule), 8,1, //2,9,1,10,//2,9,1,10,//2,9,1,10,//2,9,2,1,9,10, bruit de foule, percussion.
23Cette manière de perturber l’ordre de la série lors de sa dernière énonciation participe peut-être de « l’effet de suspension » que Michel Butor dit rechercher dans le petit texte explicatif qui ouvre Réseau aérien : cette perturbation, tout comme les perturbations qui font tanguer les avions, suscite une attente de ce qui va suivre, l’attente d’un retour à l’ordre ou de l’apparition de quelque chose de nouveau. Ce processus fait sens par la structure même, sans renvoyer à un élément du monde.
24Le traitement de la série qui structure la première escale à Athènes obéit à ce principe :
ATHENES : 3 (bruit de foule), 1,/2,1,3/,2,1,3/,2,1/,2, bruit de foule, percussion
25La série « 213 » apparaît de manière complète à deux reprises, puis elle est amputée de son dernier terme, devenant « 21 », se réduisant par la suite à « 2 », comme si le texte s’arrêtait avant la fin, suspendant son vol. La série apparaît comme un principe de structuration suffisamment clair pour permettre l’introduction d’éléments inattendus, aléatoires, sans pour autant conduire au chaos.
26De manière plus ténue, le micro-motif « 8,1 » revient tel quel ou rétrogradé à partir de la deuxième escale à Bangkok, comme on le voit dans le schéma suivant :
BANGKOK : 10 (bruit de foule), 8,1,2,7,9 / bruit de foule, percussion
LOS ANGELES : 9 (bruit de foule),7,2,10, 8,1,9,// 7,2,10,8,1,9//,7,2,10,8,1,9//,7,2,10,8,1,2,9//,8,1,10,/ bruit de foule, percussion.
KARACHI : 10(bruit de foule), 8,1,2,9,1,8,10,2,9/ bruit de foule, percussion.
MONTREAL : 9 (bruit de foule), 2,1,8,10/ bruit de foule, percussion
TEHERAN : 10 (bruit de foule), 8,1,//2,9,1,10,//2,9,1,10,//2,9,1,10,//2,9,2,1,9,10/ bruit de foule, percussion
27La structure propose un ordre mais n'interdit pas les exceptions, au contraire : c'est parce que l'ordre est suffisamment clair pour éviter le chaos que l'exception peut devenir un effet suspensif et acquérir une valeur esthétique.
28On peut rapprocher cet usage de la série d’un modèle d’écriture à contrainte. Imposer le retour périodique de tel ou tel avion permet en effet de créer un ordre suffisamment solide pour rendre lisible, compréhensible, des dialogues décousus, interrompus et repris à des moments incongrus. Les contraintes permettent une structure suffisamment stricte et compréhensible pour que, à un autre niveau (celui des paroles échangées par les voix), l’aléatoire ne soit pas synonyme de chaos.
Superposition des structures
29Différents types de structures se superposent dans Réseau aérien. Pour Michel Butor, comme nous l’avons vu, la musique permet de comprendre comment différents types d'organisation peuvent se superposer, le rythme se superposant ainsi au jeu des mélodies et aux enchaînements harmoniques. De même, dans Réseau Aérien, les principes contrapunctiques de structuration du texte se superposent à la structure construite par les percussions et les noms de ville qui amènent à une division du texte suivant les escales de l’avion. Il y a déjà là deux niveaux de structure : celui constitué par les escales et celui constitué par les numéros des avions.
30Parfois, la logique des numéros des avions déborde celle des escales, ce qui montre bien que les deux structures sont indépendantes l’une de l’autre et que les différentes manières de lire le texte se superposent. Une série peut se déployer sur plusieurs escales. On retrouve ainsi la même série à Saigon et lors de la seconde escale à Bangkok :
SAIGON : 10 (bruit de foule),8,6,1,(2,7,9,1),6,8,10,(2,7,9,1),8,9,7,2,10/ bruit de foule, percussion
BANGKOK : 10 (bruit de foule), 8,(1,2,7,9) / bruit de foule, percussion
31Les parenthèses permettent de voir le retour de la série « 2791 » qui devient « 1279 » à Bangkok.
32Passons maintenant au troisième type de structure : si l’on entre dans le détail des passagers orésents dans chaque avion, on peut observer une autre structure qui vient se superposer aux deux autres et qui rappelle elle aussi certains effets musicaux utilisés surtout par la musique symphonique. Ainsi les avions 1 (le premier à entrer en scène) et 10 (le dernier à entrer en scène) fonctionnent ensemble, tout comme les avions 2 et 9.
33L’avion 1 part avec 5 couples, ce qui donne à la première apparition de l’avion une certaine durée, le temps que chaque couple prenne la parole. Puis un premier couple descend à Saigon, un deuxième à Bangkok, un troisième à Karachi, un quatrième à Téhéran. Ainsi le premier couple se retrouve seul à partir de la deuxième escale à Saigon, ce qui rend les apparitions de l’avion beaucoup plus brèves. L’avion 10 fonctionne d’une manière similaire, mais inversée : à Saigon il ne contient plus qu’un seul couple, puis un autre monte à Bangkok, un autre à Karachi, un autre à Téhéran. Les apparitions de l’avion sont donc de plus en plus longues, s’allongeant en même temps que la longueur des apparitions de l’avion 1 diminuent.
34Les avions 2 et 9 fonctionnent de la même manière, mais avec une amplitude moindre, puisque l’avion 2 part avec 4 couples, et l’avion 9 arrive avec 3 couples. Les couples de l’avion 2 descendent les uns après les autres à Montréal, Los Angeles et Honolulu, alors que ceux de l’avion 9, qui apparaît à Honolulu avec un seul couple à bord, se remplit progressivement à Los Angeles et Montréal.
35Ces variations de volume du texte rappellent celles que l’on peut réaliser avec un orchestre : en faisant jouer plusieurs instruments, puis en en diminuant progressivement le nombre, on produit un effet de decrescendo ; à l’inverse, en faisant rentrer les instruments les uns après les autres, on obtient un effet de crescendo. Dans Réseau aérien, ces figures désignées par une lettre ont une fonction proche de celle de l’instrument d’orchestre : elles portent une voix, sans se construire pour autant une individualité, une personnalité cohérente. Et en effet, lorsque plusieurs voix résonnent dans le même segment de texte (lorsque l’avion est chargé de nombreux passagers), on peut avoir l’impression d’un plus gros volume sonore, d’une sorte de crescendo littéraire. On peut ainsi analyser l’augmentation ou la diminution de passagers en termes de nuances (au sens musical), en termes d’intensité sonore. Ici, les avions 1 et 10 ou 2 et 9 produisent alternativement des séries de decrescendo suivi d’un crescendo, dans cet ordre ou en ordre inversé.
Construire un ordre dans le chaos.
36Il convient maintenant de reprendre un peu de hauteur théorique pour donner sens à une telle pratique du texte. Michel Butor n'est pas un lointain descendant de l'art pour l'art et ne construit pas de jolis mobiles uniquement pour le plaisir de les voir tourner. C'est pourquoi il déclare, dans « Le Roman comme Recherche » :4
D’autre part, il est évident que la forme étant un principe de choix (et le style à cet égard apparaît comme un des aspects de la forme, étant la façon dont le détail même du langage se lie, ce qui préside au choix de tel mot ou de telle tournure plutôt que de telle autre), des formes nouvelles révéleront dans la réalité des choses nouvelles, des liaisons nouvelles, et ceci, naturellement, d’autant plus que leur cohérence interne sera plus affirmée par rapport aux autres formes, d’autant plus qu’elles seront plus rigoureuses.
Inversement, à des réalités différentes correspondent des formes de récit différentes. Or, il est clair que le monde dans lequel nous vivons se transforme avec une grande rapidité. Les techniques traditionnelles du récit sont incapables d’intégrer tous les nouveaux rapports ainsi survenus. Il en résulte un perpétuel malaise ; il nous est impossible d’ordonner dans notre conscience toutes les informations qui l’assaillent, parce que nous manquons des outils adéquats.
37Pour Michel Butor, comprendre la réalité, c’est comprendre les « liaisons » que les choses entretiennent les unes avec les autres. Le monde changeant très rapidement, de « nouveaux rapports » se faisant jour entre les choses, les formes romanesques doivent elles aussi évoluer pour s’adapter à ce changement. La forme romanesque permet « d’ordonner dans notre conscience toutes les informations qui l’assaillent », à condition qu’elle possède une grande « cohérence interne ».
38Réseau Aérien s’inscrit bien dans la modernité, avec le va-et-vient des avions autour du monde. On y voit bien comment les progrès de la technique, et en l’occurrence de l’aviation, créent de nouveaux rapports dans le monde, mettant en contact des endroits du globe qui s’ignoraient auparavant. Se pose alors un problème pour la conscience, qui peut générer un malaise : le décalage horaire et l’extension de l’ailleurs. Qu’est-ce que le temps, s’il n’est pas la même heure partout au même moment, et si les nuits ne sont pas toutes aussi longues ? En effet, les avions vont de Paris à Honolulu ou d’Honolulu à Paris mais en empruntant des chemins différents, en passant par un côté de la Terre ou par l’autre. Le vol dure le même temps, le même nombre d'heures, mais certains voient le soleil se coucher deux fois alors que les autres ne le voient qu’une seule fois. Quelle est cette terre si étrange qui n’est pourtant qu’à quelques heures de vol de Paris ? Comment gérer cette proximité nouvelle des espaces lointains ? Ces dialogues qui viennent de partout sont néanmoins très ressemblants, et sont prononcés au même moment, même s’ils ne le sont pas à la même heure locale ou au même moment de la journée.
39Ce dérèglement du temps et de l’espace produit un grand désordre apparent dans le texte : il n’y a plus un personnage suivi tout au long d’une intrigue qui progresse dans un temps linéaire, mais des voix diverses qui viennent de temporalités variées.
40Une forme de récit différente, d’une grande cohérence interne, s’impose alors pour faire entendre cette simultanéité dans le temps doublée d’un décalage dans l’espace. Elle révèle des liaisons entre les dialogues, entre ces différents avions qui sont dans différents fuseaux horaires, puisqu’ils créent tous ensemble une forme musicale, un tout cohérent. En envisageant la structure totale de cette œuvre, le lecteur ou l’auditeur perçoit le va-et-vient des avions dans le ciel comme une chorégraphie bien réglée et non plus comme génératrice de chaos, comme une pièce d’orchestre où chacun joue sa voix, comme un réseau aérien. Du chaos émerge une forme, et la conscience devient capable d’intégrer cette dimension nouvelle de l’espace et du temps qu’ont ouvert les progrès techniques liés à l’aviation.
41La rencontre de la musique et de la littérature est le moyen de cette mise en forme, de l’émergence d’un ordre dans le chaos. Elle crée un réseau là où une forme narrative traditionnelle n’aurait montré que la vacuité des discussions de chacun et aurait été incapable d’organiser la simultanéité des dialogues et le décalage dans l’espace dans une forme totalisante et cohérente.
Conclusion
42La musique, ou plutôt l'étude des principes de structuration musicale, est donc un moyen de renouveler les formes littéraires, qui amène Michel Butor à créer ces formes hybrides que sont les œuvres mobiles comme Réseau aérien, dont il a été question ici, mais aussi Mobile,5 Description de San Marco6 ou 6 810 000 litres d'eau par seconde.7 Toutes ces œuvres donnent d’abord au lecteur l’impression d’un grand désordre avant que, sous ce désordre, un ordre rigoureux se fasse jour.
43Ce renouvellement concerne non seulement la structure du texte mais aussi son écoute : le rapprochement avec la musique implique un autre type d'écoute, fondé sur le retour de certains sons ou de certaines séquences plutôt que sur le sens. La lecture, traditionnellement linéaire, se met à fonctionner par cycle et par retour.
44La forme mobile, par sa rencontre avec la musique, permet alors d’intégrer les nouvelles relations qu’engendrent les progrès technologiques de la modernité, de les rendre assimilables par la conscience, de concevoir le monde comme une totalité ordonnée sous ses apparences chaotiques, et d’en faire une source de jouissance esthétique.
45L'écoute d'une telle œuvre, nous l'avons vu, fait travailler l'oreille, la reconnaissance des voix et des retours de sons, plutôt que l'intelligence abstraite qui consiste à décoder le langage, à rattacher signifiant et signifié. À l'écrit, le lecteur doit s'attacher au jeu des marges et de la typographie, qui fait alterner italiques et caractères romains, l'œil étant à son tour stimulé. C'est au corps de l'auditeur ou du lecteur que ce texte-musique s'adresse avant tout : peut-être est-ce là l’un des grands apports de la musique à l'écriture.