L’Astrée d’Honoré d’Urfé à Éric Rohmer : entre mélancolie et enjouement.
1En 2007, soit quatre siècles après la publication du premier tome de L’Astrée, Éric Rohmer adaptait au cinéma le roman-fleuve d’Honoré d’Urfé. Comme bien des critiques l’ont souligné dans la presse spécialisée, l’idée pouvait paraître « curieuse », voire « incongrue », le risque un peu « fou » et le résultat proche de l’« aérolithe1 » cinématographique. La métamorphose formelle induite par la transposition artistique représentait un défi de taille. Comment porter à l’écran un roman pastoral paru en cinq volumes et dont les effets baroques se prêtent assez mal au « réalisme » réclamé par le medium cinématographique ? Le cinéaste a choisi de recentrer l’intrigue autour des trois premiers livres et des deux personnages principaux : les quelques cinq mille pages du roman, où s’insèrent nombre de récits enchâssés, sont métamorphosées par Rohmer en un film assez bref (1h49 seulement), très dense et stylisé. Plutôt que le foisonnement du roman pastoral, Les Amours d’Astrée et de Céladon rappelle le genre des fables ou des « contes moraux », modèles littéraires que l’on sait prisés par Rohmer. L’emboîtement des temporalités et la démultiplication des anachronismes constituaient une difficulté supplémentaire. Comment représenter sans ridicule, au cinéma et au xxie siècle une histoire de bergers, de nymphes et de druides dans une Gaule fantasmée ? Dans le compte-rendu qu’il a rédigé pour la revue Études Épistémè, Tony Gheeraert résume en ces termes la gageure du film :
Il ne dut pas être simple […] de mettre en scène ces bergers gaulois de fantaisie, non tels qu’ils furent au ve siècle, mais tels que les rêvèrent les aristocrates du temps d’Henri IV : ces pasteurs en toge, jouant du luth et vivant dans des châteaux Renaissance, peuvent nous paraître bien invraisemblables, ils n’en sont pas moins conformes à la lettre du texte du romancier. Respectueux d’une langue encore archaïque et difficile pour des oreilles modernes, conservant le caractère volontairement théâtral et artificiel du roman pastoral, n’épargnant pas même au spectateur les exposés philosophiques néo-platoniciens, si importants pour la compréhension du roman et si alambiqués pour nous, […] Rohmer affecte une fidélité sourcilleuse, quasi obsessionnelle, à l’égard du texte-source2.
2Mais le critique ne manque pas de souligner et de regretter quelques écarts opérés par l’adaptation cinématographique vis-à-vis de son modèle.
3Que raconte L’Astrée ? Quelles libertés Rohmer prend-il à l’égard du roman ? Pourquoi certaines des inflexions adoptées par le cinéaste posent-elles problème aux lecteurs « professionnels » d’Honoré d’Urfé? L’intrigue principale, que le film reprend assez scrupuleusement, se déroule dans le Forez, en 457-458, peu avant la chute définitive de l’Empire Romain, au moment des grandes invasions barbares. Les bergers Astrée et Céladon sont amoureux mais leur histoire est contrariée par la haine que se portent leurs deux familles. Trompée par les médisances d’un soupirant éconduit qui parvient à la convaincre de l’infidélité de Céladon, Astrée bannit son amant et lui ordonne de ne plus chercher à la revoir. La sentence désespère Céladon qui tente de se suicider en se jetant dans une rivière, le Lignon. Alors qu’Astrée le croit mort, il est sauvé par la nymphe Galathée qui l’accueille dans son palais ; influencée par la prédiction d’un magicien malhonnête, la princesse tombe alors sous le charme du berger qui doit s’enfuir pour échapper à ses assiduités. Le spectateur, comme le lecteur, pourrait s’attendre à ce qu’il rentre au village retrouver Astrée, mais en bon amant courtois, Céladon refuse d’enfreindre l’ordre de sa dame et de reparaître à ses yeux. Il vit dans la forêt, dans une hutte, où seuls lui rendent visite Léonide (qui l’a aidé à s’enfuir du palais de Galathée) et Adamas, oncle de la jeune fille et druide de son état. Céladon se livre alors tout entier à sa mélancolie : il se nourrit de plantes et de racines, il écrit et chante des vers en l’honneur de sa belle. Pour le distraire, Adamas le persuade d’élever un temple à la déesse Astrée, déesse de la Justice, à laquelle Céladon donne les traits de sa bergère. Mais Adamas ne s’en tient pas à cette thérapeutique symbolique. Alors que les bergers du village doivent lui rendre visite à l’occasion d’une fête religieuse, le druide propose à Céladon de se faire passer pour sa fille, Alexis : ainsi travesti, Céladon ne craint plus d’enfreindre l’interdiction d’Astrée et peut jouir de sa présence. Après plusieurs scènes équivoques, a lieu dans le film de Rohmer une véritable « scène de reconnaissance » menant à la réconciliation des amants.
4Ce dénouement n’est pas celui d’Honoré d’Urfé, qui n’a pas achevé son œuvre. Mais il rejoint, dans sa positivité, les fins heureuses imaginées par les continuateurs de L’Astrée, notamment par Baro. Avant que ne survienne cette clôture anticipée et inédite, l’adaptation contraint Rohmer à une série de changements visant à condenser l’action et assurer l’unité de la narration. Nombre des « infidélités » commises par le cinéaste ont déjà été relevées et commentées avec précision par des chercheurs spécialistes de L’Astrée. C’est le cas, notamment, de Tony Gheeraert que j’ai déjà cité. C’est aussi le cas de Françoise Lavocat, dans un article écrit pour l’ouvrage collectif Rohmer en perspectives et intitulé « L’Astrée d’Éric Rohmer à Honoré d’Urfé : une fable de la fidélité ».
5Convoquer la notion de fidélité dans le cadre de l’adaptation cinématographique d’une œuvre littéraire peut paraître à la fois rebattu et périlleux – périlleux parce que rebattu. Mais d’une part, c’est bien la question de la fidélité que le film de Rohmer exhibe comme « enjeu essentiel3 ». Françoise Lavocat le souligne à juste titre et montre comment cette question se décline sur plusieurs plans : la fidélité comme rapport à l’œuvre passée (celle d’Honoré d’Urfé) ; la fidélité comme continuité d’une œuvre au présent (celle que constituent les films de Rohmer eux-mêmes et que Les Amours d’Astrée et de Céladon vient en quelque sorte parachever) ; mais aussi la fidélité comme un des modèles de comportement moraux fournis par la fiction. Alexandre Gefen, dans un article antérieur, le disait déjà du film de Rohmer :
Loin d’y être conventionnelle, la question de la fidélité y est centrale, la valeur initiatique de l’œuvre prenant, pour le cinéaste, la figure d’un pari pascalien sur la continuité de l’amour4.
6D’autre part, il est frappant que, parmi toutes les « infidélités » repérées par ces trois commentateurs, celles qui retiennent plus spécifiquement leur attention concernent toujours le cadre générique et / ou le contenu émotif de l’adaptation. La réflexion que je propose ne vise donc ni à juger des qualités cinématographiques du film de Rohmer, ni à mesurer son degré de fidélité vis-à-vis du roman. Les variations de l’adaptation m’intéressent parce qu’elles mettent en évidence les rapports existant entre genre et émotion à la fois sur le plan de la création et sur celui de la réception. Pour reprendre les termes de l’argumentaire du colloque, les écarts entre le roman d’Honoré d’Urfé et le film d’Éric Rohmer permettent d’interroger ce que le passage d’un art, d’un genre et d’une époque à l’autre révèle de la place des émotions dans les « logiques historiques, formelles ou encore énonciatives des classements génériques5 ».
7En effet, qu’on considère l’une ou l’autre des échelles de l’adaptation, qu’on s’intéresse à la transposition médiale, générique ou séculaire, la question des émotions surgit dans tous les cas. Premièrement, dans le passage d’une époque à l’autre, c’est l’historicité des émotions qui saute aux yeux, à la manière du bondissant Hylas dans la scène de dispute avec Lycidas6. Entouré d’admiratrices, Hylas l’inconstant chante (faux) son refus des chagrins d’amour ; il raille l’exposé néo-platonicien du fidèle Lycidas et finit par sortir du cadre en faisant la roue. Le (sou)rire du public, complice ou sceptique, semble inévitable devant l’incongruité de cette scène. Or, si la bouffonnerie d’Hylas est bel et bien présente dans le roman du xviie siècle, le cheminement mystique de l’amour parfait, l’identification d’Amour à Dieu ne sont pas l’objet de la distance amusée (ou agacée) qui gagne immanquablement le spectateur moderne. Plus largement, la fidélité de Rohmer au cadre spatio-temporel du roman, son attention à l’altérité des corps et de la diction mettent en question la lisibilité du texte dans la modernité, la possibilité même de sa réception. À un journaliste qui s’empressait de louer la modernité des corps filmés par Rohmer, le cinéaste réplique par exemple qu’il a voulu, au contraire, privilégier des corps plus « anciens » (il mentionne notamment le « profil grec » d’Astrée, qui s’écarte selon lui des types de beauté contemporains) ; il dit de même qu’il a cherché à confronter le spectateur à des dictions autres (beaucoup de ses acteurs sont belges ou suisses). Au risque, donc, de s’exposer au rire, à l’incompréhension ou à l’ennui de la salle.
8Deuxièmement, dans le passage d’un genre à l’autre – de l’hybridité du roman-fleuve à la linéarité du conte moral –, c’est le contenu émotif de l’œuvre qui fait l’objet de déplacements : dans le film adapté de la pastorale, même si des larmes coulent, la part de l’enjouement semble l’emporter nettement sur la mélancolie ou sur la compassion. Au contraire de la tragédie qui évoque à la fois une forme et un registre (le « tragique »), définis tous deux par les émotions qui leur sont associées (la crainte et la pitié), la poétique de la pastorale et de ses effets apparaît nettement moins codifiée. Certes, sous sa forme dramatique, la pastorale était aussi associée par les lecteurs contemporains d’Honoré d’Urfé à une forme théâtrale en vogue (la tragi-comédie), à un registre (le pathétique), à un personnel récurrent (les aristocrates-bergers), à une topique (celle du locus amoenus) et à une émotion particulière : la mélancolie. Guarini, l’auteur du Pastor fido, a même tenté de théoriser la tragi-comédie pastorale comme un « genre spécifiquement dévolu à une guérison de l’humeur noire », à une purgation de la mélancolie alors « conçue comme passion antisociale, anti-civique7 ». Cependant, il ne va pas de soi que ce qui vaut pour le théâtre du xviie siècle fonctionne aussi bien pour cet autre genre représentatif qu’est le roman, ou pour les émotions qu’il mobilise. J’essaierai de montrer comment le détour par le xxie siècle et par l’adaptation cinématographique permet précisément de penser la possibilité (ou l’impossibilité) d’une catharsis romanesque formée sur le modèle de la catharsis dramatique.
9Ainsi, dans le passage d’un medium à l’autre, du texte à l’image, c’est encore la vieille question de la fonction cathartique des représentations artistiques qui est soulevée. Le massif théorique des conceptions thérapeutiques de la littérature est énorme, mais je fais le pari, ici, d’affronter la question dans une sorte de naïveté, n’étant spécialiste ni de L’Astrée, ni de Rohmer, ni de théorie des genres ni d’histoire des émotions. Les quelques écarts introduits dans l’adaptation rohmerienne, que tout un chacun ayant lu tout ou partie de L’Astrée peut repérer, offrent en effet un premier matériau d’analyse stimulant au lecteur/spectateur le moins informé. Les points de résistance survenant dans le processus d’adaptation, les « torsions que l’adaptation cinématographique fait subir à la pastorale urféenne8 », peuvent fonctionner comme des révélateurs : que nous apprennent ces écarts au sujet du fonctionnement générique et émotif propre à L’Astrée ? Que disent-ils de nos propres grilles formelles et passionnelles ?
10Du côté du genre, c’est d’abord l’épure imposée au roman qui arrête les spécialistes de L’Astrée. Pour Tony Gheeraert et Françoise Lavocat, il ne s’agit pas, bien évidemment, de condamner en eux-mêmes les procédés de concentration de l’action ou de réduction des personnages. Parmi « ces effets de réécriture, il en est qui s’expliquent aisément par les contraintes liées à la mise sur écran d’un roman de six mille pages9 », concède volontiers Tony Gheeraert. Il explique qu’« au plan formel »,
la narration du film obéit à une structure claire et chronologique, caractéristique du genre du conte, mais aussi opposée que possible à la perversité savante dont témoigne d’Urfé dans la conduite de son récit : histoires enchâssées ou mises en abymes, début in medias res, récits rétrospectifs tendent à faire éclater la diégèse au point que l’impression laissée par la lecture du roman pastoral est celle d’un massif touffu, décentré, chaotique, en un mot « baroque » au sens le plus noble du terme. De cette écriture fragmentée, étonnamment moderne, qui multiplie les ruptures, Rohmer, parce qu’il en fait un conte, tire un film lumineux, simple et linéaire10.
11Dans la conclusion de son article, et de manière plus explicite, il reproche à Rohmer d’avoir renoncé à cette « narration éclatée » : le cinéaste aurait gommé « les aspérités du texte », alors que L’Astrée d’Honoré d’Urfé, « roman-univers inépuisable », « abritant des dizaines d’histoires », « traitant de philosophie, d’histoire ou de politique », ne perdant jamais de vue « le plaisir de raconter », pourrait faire « pâlir », d’après le critique, nos auteurs « post-modernes11 ». « Contestation par anticipation du devenir du roman comme genre », « roman néo-baroque de l’instabilité ontologique12 » : c’est dans des termes proches qu’Alexandre Gefen qualifie L’Astrée. Ces surprenants marqueurs de modernité disparaîtraient en partie sous le coup de l’adaptation rohmérienne, plus classique que baroque, plus classique que moderne. Le paradoxe est total : la lisibilité du film de Rohmer (au sens quasi barthésien du terme) et le « plaisir » que le spectateur en retire masqueraient l’illisibilité de L’Astrée et sa part de « perversité » – que Barthes nommerait quant à lui « jouissance ».
12En discutant des conséquences de ce mouvement d’épure, Tony Gheeraert et Françoise Lavocat soulignent par ailleurs une torsion plus essentielle encore pour la question qui nous occupe (celle des genres et des émotions). Parce qu’il écarte l’ensemble des intrigues secondaires, le film de Rohmer « change la donne » : il infléchit à la fois « la problématique axiologique » du roman et la tonalité générale de l’œuvre. Françoise Lavocat explique que le « projet moral » du roman « n’avait rien d’univoque13 » et que L’Astrée ne présentait pas de couples parfaits : le personnage de l’inconstant Hylas n’avait pas face à lui l’heureux et inamovible couple formé par Lycidas et Phylis, il affrontait le tourmenté Sylvandre, modèle de platonisme chrétien, certes, mais victime souvent blessée par les épreuves d’amour. Autre exemple de ce changement de ton : le travestissement de Céladon, qui lui assure les caresses d’Astrée, provoquait dans l’œuvre littéraire la colère de la bergère, qui le bannissait de nouveau. Le roman d’Honoré d’Urfé laissait donc entrevoir un horizon bien plus sombre, que les choix d’adaptation de Rohmer tendent peut-être à euphémiser excessivement.
13Les Amours d’Astrée et de Céladon sont « une rêverie euphorique », explique Tony Gheeraert, « une de ces histoires merveilleuses où la jalousie, la haine et la mort même ne peuvent être prises au sérieux14 ». Le roman pastoral, en revanche, soumettait ses personnages et ses lecteurs à des émotions plus violentes et à des inquiétudes morbides aux conséquences parfois désastreuses. Rohmer gommerait ainsi « la proximité d’Éros et de Thanatos », l’irruption de l’Histoire dans l’Arcadie – aussi bien par les affres de l’amour (il y a de véritables fureurs amoureuses dans le roman d’Honoré d’Urfé), que par celles de la guerre (le livre iii voit débuter des combats en Forez dignes des romans de chevalerie15). L’enjouement des personnages rohmériens, qui ne manque pas de toucher les spectateurs eux-mêmes, jetterait un voile trop pudique sur la part d’ombre du roman pastoral, sur cette « arcadie malheureuse16 » que L’Astrée met en scène. Tony Gheeraert remarque non sans ironie que « du bruit et de la fureur contemporains, dont on perçoit nettement les échos dans le Forez de d’Urfé, il ne reste nulle trace chez Rohmer, qui réussit ainsi la performance d’édulcorer un roman auquel on ne cesse de reprocher à tort sa mièvrerie17. »
14Selon le critique, l’indice le plus visible de cette édulcoration réside dans un détail pictural du roman d’Honoré d’Urfé, « réécrit » par Éric Rohmer. Recueilli par les nymphes après qu’il s’est jeté dans le Lignon, Céladon découvre, à son réveil, les « peintures esclatantes » dont sont ornés les murs de sa chambre. Le premier tableau qu’aperçoit le héros dans le texte d’Honoré d’Urfé est terrifiant :
D’un costé il voyoit Saturne appuyé sur sa faux, avec les cheveux longs, le front ridé, les yeux chassieux, le nez aquilin, & la bouche degoutante de sang, & pleine encore d’un morceau de ses enfants, dont il en avoit un demy mangé en la main gauche, auquel par l’ouverture qu’il luy avait faite au costé avec les dents, on voyoit comme pantheler les poulmons, & trembler le cœur ; veuë à la vérité pleine de cruauté ! car ce petit enfant avoit la teste renversée sur les espaules, les bras panchants pardevant, & les jambes eslargies d’un costé & d’autre, toutes rougissantes du sang qui sortoit de la blesseure que ce vieillard luy avoit faite, de qui la barbe longue & chenuë en maints lieux, se voyoit tachée des gouttes du sang qui tomboit du morceau qu’il taschoit d’avaller18.
15Dans le film de Rohmer, la description du tableau, prise en charge par la voix off, offre une tout autre représentation de Saturne, dieu du Temps et grand patron des mélancoliques. Céladon, ébloui par la claire lumière du soleil, se croit mort et « ravi au Ciel » par Amour « pour récompenser sa fidélité » :
D’un côté, il voit Saturne à moitié allongé, s’appuyant sur un mur, en tenant une faux dans sa main droite. L’Espérance vêtue d’une robe verte et l’Amour veulent lui arracher ses ailes. Il est également agrippé aux cheveux par Vénus couronnée de fleurs. De l’autre côté, c’est Psyché laissant tomber une goutte d’huile brûlante sur l’Amour endormi19.
16Tony Gheeraert n’hésite pas à qualifier le tableau de Saturne choisi par Rohmer d’« allégorie douceâtre et grandiloquente20 ». Mais dans un entretien accordé à France Culture, le réalisateur cite, commente et justifie précisément cet écart introduit par rapport à la lettre du texte. Selon lui, le tableau décrit par Honoré d’Urfé « ne correspondait pas tellement à l’esprit du livre. C’était une peinture horrible, c’était Saturne dévorant ses enfants. [...] Saturne vaincu par l’amour21 [...] se rapporte beaucoup plus au sujet. C’est cette peinture que j’ai reproduite et qu’on voit sur les murs22. » Prime donc chez le cinéaste un souci d’unité et de cohérence qui a sans doute à voir avec les nécessités de son art. Non seulement la transposition générique réclame une condensation des motifs contre l’éclatement du roman baroque, mais le risque d’un trop grand effet de réel peut également expliquer les réticences du réalisateur : le passage du texte à l’image rendrait la vision trop « horrible », pour reprendre le mot de Rohmer. Ce que le roman laisse entendre de la violence de la mélancolie, le film ne peut le laisser voir sous peine de basculer dans l’horreur.
17Faut-il, dès lors, reconnaître dans l’adaptation cinématographique contemporaine un simple refus de la mélancolie ? à la vision du film, un autre parcours semble possible, notamment si l’on suit ce fil picturaliste de Rohmer. Le cinéaste reprend des tableaux présents chez d’Urfé, en crée certains et choisit d’en supprimer d’autres. Or la médiation de l’iconographie, cruciale dans le film comme dans le roman, thématise aussi bien la problématique de la représentation et de ses effets que la puissance des imaginations. Celles-ci tiennent une place fondamentale dans la pathologie mélancolique, elles doivent être mise à distance dans le processus cathartique qui passe pourtant par la production et l’impression d’autres images.
18Dans le tableau représentant Saturne, le genre ou le registre de l’allégorie choisie par Rohmer importe moins que sa fonction dans le cheminement émotif du personnage. Certes, le film substitue à l’image morbide de la dévoration des enfants celle de l’Amour et de l’Espérance vainquant Saturne, mais les effets de projection et de médiation de ces deux « peintures esclatantes » sont comparables. Dans un cas comme dans l’autre, Céladon découvre, presque sur grand écran, le sens de la passion qui l’a précipité dans le Lignon : son amour mélancolique. Si le tableau de d’Urfé révèle à Céladon le danger auquel il vient d’échapper – lui aussi a été « à demy mangé » par Saturne –, le tableau de Rohmer indique au personnage la voie à suivre, le dispositif émotif à élire : l’espérance. Dans un cas comme dans l’autre, la même possibilité s’ouvre : les représentations picturales de Saturne tendent un miroir au personnage, le poussent à réfléchir sur la passion qui l’habite et ont pour principale ambition de le guérir de sa mélancolie.
19Le dispositif thérapeutique se développe ensuite, lorsqu’Adamas, pour distraire Céladon de son humeur noire, lui suggère de se faire peintre lui-même. Céladon crée un portrait d’Astrée afin d’orner un temple élevé à la gloire de la Justice. La médiation de cette nouvelle image vient alors interrompre le ressassement de l’imagination, souligné par Rohmer par l’usage de la surimpression23. Au souvenir obsédant d’Astrée, qui hante l’errance de Céladon et accompagne ses chants de déploration, se substitue la composition artistique et volontaire la représentant et l’honorant. On comprend, dès lors, les raisons qui ont pu pousser Rohmer à évincer deux scènes du roman dont l’absence dans le film est pointée par Tony Gheeraert. Celles-ci ne sont pas des « tableaux » à proprement parler, mais les illustrations dont elles ont fait l’objet dans l’édition de 163224 sont fameuses. La première image est souvent reproduite dans les manuels : c’est le suicide de Céladon, qui se jette dans le Lignon les bras croisés. La deuxième scène est l’épisode du « vain tombeau » construit par les amis du berger en son honneur. Il n’y a peut-être pas, ici, simple édulcoration comme le note Tony Gheeraert, mais volonté d’écarter un certain type de pathétique, refus de produire un rapt émotionnel sans possibilité de mise à distance.
20Une analyse comparable peut expliquer une autre infidélité de Rohmer, commenté par Françoise Lavocat et impliquant encore la présence d’un tableau. Il s’agit de l’épisode du jugement de Pâris raconté par Astrée dans le roman et marquant les débuts de son histoire avec Céladon : à l’occasion d’une fête, les bergères doivent rejouer la scène du jugement de Pâris, mais Céladon, déjà travesti en fille, s’introduit dans le temple pour les voir nues. Dans le film, non seulement l’épisode n’est pas montré mais d’autres médiations que celle du récit enchâssé sont introduites : ce n’est plus Astrée qui rapporte la scène mais Adamas qui raconte l’aventure à Léonide, et le druide conte cet épisode devant un tableau représentant la scène mythologique – peinture absente de l’intrigue chez d’Urfé. Françoise Lavocat estime que cette transformation « ramène l’épisode un peu sulfureux à un enfantillage », le druide présentant Céladon comme un « luron » et insistant sur le comique de la situation25. Dans le roman, il est pourtant dit que Céladon aurait été purement et simplement lapidé s’il avait été découvert. Cette infidélité de Rohmer pourrait dès lors être considérée comme une marque parmi d’autres du choix de l’enjouement : la peine de mort encourue n’est pas prise au sérieux, la charge érotique et transgressive de la scène est euphémisée, la « proximité d’Éros et de Thanatos » serait encore niée.
21Mais il faut être attentif au procédé de double médiation institué par Rohmer, que Françoise Lavocat ne relève pas. Pour accompagner le récit enjoué du druide, il n’y avait nul besoin de mettre sous les yeux du spectateur un tel tableau, qui n’a, pour sa part, rien de comique. L’ajout de cette peinture peut alors endosser deux fonctions, non exclusives l’une de l’autre. D’un côté, l’iconographie ménage un lieu de fantasme pour le spectateur. Au tableau du jugement de Pâris, succèdent peu après, dans le film de Rohmer, deux scènes à l’érotisme plus explicite : celle du sommeil d’Astrée (Céladon contemple longuement ce véritable tableau de Belle endormie) et celle des étreintes finales, où les caresses entre Astrée et Alexis-Céladon deviennent de plus en plus équivoques jusqu’à la reconnaissance et la réconciliation finales. De l’autre côté, la représentation picturale met à distance l’enjouement du récit d’Adamas, car qui connaît le jugement de Pâris connaît aussi ses conséquences – la guerre de Troie et le lien étroit que tisse le mythe entre passion amoureuse et destruction.
22La primauté accordée par Rohmer à l’enjouement n’est donc pas synonyme d’une méconnaissance pure et simple de la mélancolie. En revanche, le film, comme la pastorale dramatique, place en son centre le processus de guérison, quand le roman inachevé d’Honoré d’Urfé semble plutôt signifier l’impossibilité d’une catharsis romanesque – « l’envahissement de la mélancolie26 » se fait, au fil des livres, de plus en plus insoluble. La discordance des émotions entre deux arts, deux genres et deux époques fait ainsi apparaître la complexité et la fragilité des dispositifs thérapeutiques offerts par les œuvres de tout art, de tout genre et de toute époque ; elle laisse surtout penser que la mélancolie de L’Astrée, mise à distance par Rohmer, n’est plus véritablement lisible/visible pour le lecteur/spectateur contemporain. Si les infidélités du cinéaste masquent en partie la modernité générique du roman d’Honoré d’Urfé, en composant un conte linéaire et tendu vers la résolution de la passion mélancolique, ces mêmes infidélités permettent de révéler le classicisme inattendu de notre modernité : nous avons bien du mal à penser la mélancolie autrement que comme une émotion dont il faudrait se purger. Peut-être parce que la critique du romantisme est passée par là, le génie inventif du mélancolique, décrit dans les traités de la Renaissance et encore reconnu par d’Urfé, n’entre plus, sans médiation, dans notre horizon de croyance.