Actualité/antiquité : le grand écart de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem
1L’Itinéraire de Paris à Jérusalem commence par un déni tellement manifeste que Chateaubriand pressent le sourire dubitatif de son lecteur :
Si je disais que cet Itinéraire n’était point destiné à voir le jour, que je le donne au public à regret et comme malgré moi, je dirais la vérité, et vraisemblablement on ne me croirait pas.1
2 Il est effectivement difficile de croire Chateaubriand. Notamment parce que les archives témoignent contre lui. La double écriture, fictionnelle d’un côté et référentielle de l’autre était bien planifiée d’emblée. Si Chateaubriand avait prévu d’aller chercher des images pour Les Martyrs, il souhaitait également, dès l’origine, écrire un récit de voyage sous la forme d’une série d’articles pour Le Mercure de France. Il est probable qu’avec les deux articles parus le 4 juillet et le 1er août 1807, nous ne disposons que des prémices d’un projet plus large. Revenons sur les circonstances de ce premier projet viatique dont toutes les modalités n’ont peut-être pas été mises au jour.
3Depuis plusieurs décennies, le Mercure de France avait fait de la relation de voyage une de ses grandes spécialités2, puisque la revue y voyait à la fois un instrument d’observation du monde mais aussi un vecteur d’amélioration de la société. Chateaubriand lui-même avant son départ en Orient avait livré plusieurs relations de voyage au Mercure. Il avait publié ainsi le 3 mars 1804 une description de Rome. Surtout dans les années de silence consécutives à l’assassinat du duc d’Enghien, les seuls articles qu’il avait donnés au Mercure bonapartiste étaient des relations de voyage : un récit d’un voyage fait dans les Alpes durant l’été 1805 et un récit d’un voyage au Mont-Vésuve en juillet 1806, récit qui lui permettait par un effet proleptique d’annoncer déjà les dangers qui allaient rythmer son parcours vers la Judée.
4 La lecture du Mercure de France en 1806-1807 confirme l’hypothèse d’un accord intervenu préalablement au voyage en Orient entre Chateaubriand et la direction de la revue. En effet, Le Mercure suit scrupuleusement pendant toute l’année Chateaubriand, rendant compte régulièrement par des brèves de la progression de son voyage. En avril 1807, on trouve dans le Mercure cet entrefilet : « M. de Chateaubriand est arrivé de Tunis à Algésiras le 30 mars. Ses amis espèrent qu’il sera de retour à Paris, avant la fin du mois de mai »3. En fait, en utilisant un terme un peu anachronique, on pourrait même aller jusqu’à dire que Chateaubriand part avec un statut d’envoyé spécial. En effet, Le Mercure de France n’hésite pas à plusieurs reprises dans ses colonnes à rappeler la promesse d’articles faite par Chateaubriand. Ainsi le prospectus du 1er janvier 1807, celui qui doit servir à remotiver l’abonnement, insiste sur l’attente des articles de Chateaubriand : « De jour en jour, nous attendons le retour de M. de Chateaubriand. Il va revenir, […], chargé des dépouilles de l’orient et le Mercure s’embellira des trésors qu’il aura conquis dans son voyage »4. Le 30 mars 1807, à peine débarqué en Espagne, Chateaubriand écrit effectivement à Joubert : « Il est inutile de vous dire que j’ai un paquet de bonnes notes pour payer mon voyage. Dites cela à Bertin »5, Bertin étant à cette époque le directeur du Journal des débats et le commanditaire du Mercure6. En juin 1807, le Mercure de France s’autorise donc à annoncer quelques bonnes feuilles : « M. de Chateaubriand est arrivé à Paris, mardi 2 juin, après avoir parcouru les contrées les plus célèbres dans l’histoire du genre humain. On imagine facilement quels trésors un voyageur tel que lui a dû rapporter d’Athènes, de Sparte, de Constantinople, des champs où fut Troie, de Jérusalem, d’Alexandrie, du Caire, de Memphis, de Carthage, de Grenade… Nous sommes autorisés à annoncer aux lecteurs du Mercure qu’ils jouiront les premiers des fruits d’un voyage si noblement entrepris et si heureusement achevé »7.
5 Il est donc certain que Chateaubriand avait promis dès 1806 d’insérer une relation de voyage dans Le Mercure. Il paraît même probable qu’il avait prévu une parution échelonnée dans le Mercure de France durant le voyage même, vraisemblablement par l’envoi de courriers comme en témoigne une note au Voyage du Mont-Vésuve publié dans le numéro du 12 juillet 1806 8 et une première lettre sur Venise parue le 16 août 1806 dans Le Mercure. Cette lettre constitue un petit reportage enlevé sur la ville et correspond d’ailleurs à une ellipse dans l’Itinéraire (IP, p. 76-77). Une autre lettre écrite à Constantinople le 15 septembre 1806 est publiée le 27 décembre dans Le Mercure. Cette correspondance dans sa dimension à la fois rétrospective et prospective constitue une sorte de résumé en accéléré de l’Itinéraire, conçu exactement sur le même modèle que l’article du Mercure qui paraîtra en août 1807. Visiblement vouée à être publiée, cette lettre prouve que le voyageur n’avait aucune perception ni de la durée plausible de son voyage, ni même sans doute des délais postaux :
Depuis mon départ de Trieste, je suis venu en onze jours sur les côtes de la Morée. On m’a débarqué à Modon. J’ai traversé tout le Péloponnèse, visité Sparte, Argos, Mycène, Corinthe ; de là passé dans l’Attique. D’Athènes je me suis rendu au Cap Sunium, où je me suis rembarqué pour l’Archipel. De Smyrne, je suis venu à Constantinople par terre, à travers l’ancien royaume de Crésus et celui de Pergame. J’ai souffert prodigieusement de la chaleur et de la fatigue. J’ai été saisi d’une fièvre qui m’a retenu trois jours dans un village de l’Attique. Il faut dormir partout sur la terre, dévorer quelques morceaux de pain noir, et marcher le pistolet à la main. J’ai mis deux mois à faire cette course, et j’en mettrai encore trois autres à accomplir mon voyage. Je vais m’embarquer pour la Syrie : j’irai voir Jérusalem ; je descendrai ensuite à Alexandrie ; et si les troubles de l’Egypte me le permettent, je tâcherai de jeter un regard sur les Pyramides. De là, je me ferai mettre à terre dans quelque port de l’Europe, et je serai vers la fin de décembre, ou au mois de janvier à Paris.9
6 Une autre remarque faite a posteriori dans les Mémoires d’outre tombe confirme encore l’hypothèse de correspondances envoyées sur le chemin et arrivées trop tard pour être publiées. Chateaubriand écrit : « J’arrivai à Paris avant les nouvelles que je donnais de moi : j’avais devancé ma vie »10. Ces lettres retrouvées et conservées constituent bien des « choses vues », des articles descriptifs puisque Chateaubriand avoue même les reparcourir « comme on regarde de méchants dessins qui représentent des lieux qu’on a visités »11. Même si ensuite l’état des postes n’a pas permis d’achever ce projet, Chateaubriand a donc d’abord imaginé pouvoir rendre compte au moins sommairement de son périple par des billets échelonnés comme fera Gautier en route vers l’Espagne en 1840.
7 L’Itinéraire, Jean-Claude Berchet l’a souligné12, nous montre d’ailleurs un écrivain occupé régulièrement à saisir des instantanés sur le terrain puis à reprendre ces notes lors des nombreuses traversées par voie de mer. La postérité a même récupéré une partie de ses notes sous la forme du Journal de Jérusalem13. Ce carnet de route, composé de « choses vues » et « d’instantanés » est destiné notamment à fournir la copie que Chateaubriand tient à disposition du Mercure dès son arrivée à Paris. Il existe donc bien un projet de récit de voyage, malgré les dénégations de Chateaubriand, mais de récit de voyage journalistique et qui ne verra le jour que partiellement.
8Car les faits sont ensuite bien connus. Chateaubriand a à peine le temps de livrer deux articles14. Dès le début du mois de juillet 1807, soit compte tenu des délais d’impression, à peine quelques jours après son retour, il fournit un premier article, dont le prétexte est le Voyage de Laborde en Espagne et qui en fait comporte sous forme de longues digressions quelques séquences futures de l’Itinéraire comme la description de Rhodes (270) ou la description des rues modernes de Jérusalem (448). Cet article contient aussi, on le sait, les fameuses diatribes contre les autocrates15 qui feront interdire Le Mercure. Chateaubriand a le temps de livrer un deuxième article en août 1807 intitulé « Quelques détails sur les mœurs des arabes, des grecs ou des turcs », article qui contient notamment les passages sur le voyage en mer vers Jaffa (261), le débarquement à Jaffa (280), le voyage vers le Jourdain et la mer Morte. Surtout au début de cet article, Chateaubriand explicite ce qui pour lui constitue la matière journalistique du récit de voyage et il départage de manière assez claire ce qu’il destine aux Martyrs et ce qu’il verrait plutôt inséré dans une série d’articles de voyage :
Dans un dernier numéro du Mercure, en rendant compte du bel ouvrage de M. Laborde, j’ai eu l’occasion de rappeler les lieux que je venais de parcourir. On aime à parler de ces pays dont les seuls noms sont un charme. J’ajouterai de nouveaux détails à ceux que j’ai déjà publiés, mais avant de les donner ici, j’entrerai dans une courte explication.
Je n’ai jamais eu, en visitant la Grèce, la Palestine, l’Égypte et la Barbarie, le dessein d’écrire un Voyage. J’ai voulu seulement pour me servir du langage des anciens, me guérir de mon ignorance. Depuis quelques années, occupé d’un ouvrage qui doit servir comme de preuve au Génie du Christianisme, j’ai cru devoir reconnaître les lieux où je place mes personnages. Je n’ai un peu de confiance en ce que j’écris que quand je puis dire comme Ulysse : « J’ai vu les mœurs et les pays, j’ai tâché de vous les peindre tels qu’ils se sont offerts à mes yeux ».
Avant de partir pour le Levant, j’avais fait un travail assez considérable sur les auteurs anciens et modernes qui traitent de la Grèce et de la Judée. Ces notes, et celles que j’ai recueillies sur les lieux mêmes, sont les matériaux que j’assemble pour mon ouvrage ; mais, parmi les choses que j’ai vues, il en est qui me sont tout à fait inutiles. Tout ce qui regarde les usages des peuples modernes, par exemple, ne peut entrer dans mon sujet, puisque ma scène est placée dans l’Antiquité. Au contraire, je dois réserver tout ce qui est description pour mon livre. J’ai donc détaché de mes études les objets qui se trouvent hors de mon plan, et que je puis offrir dès aujourd’hui au lecteur. Je le prie toujours de se rappeler que ce n’est point ici un voyage, mais des notions imparfaites et quelques souvenirs.16
9Chateaubriand nous détaille ce qu’il considère comme de la matière à articles : des « détails » et l’on connaît l’horreur classique pour le détail, des « choses vues », les « usages des peuples modernes », des « notions imparfaites et quelques souvenirs ». Frappe de fait dans cet article l’écriture très systématique de la chose vue. Beaucoup de phrases commencent par cette expression : « je vis » ou « j’ai vu » : : « En passant l’isthme par les monts Géraniens, je vis un aga blesser un grec d’un coup de carabine, et lui faire donner cinquante coups de bâton pour le guérir ».17 Ces deux articles fournissent le modèle de ce que était l’écriture de voyage pour Chateaubriand en 1807, soit une écriture journalistique centrée sur le présent et sur le témoignage. La polarisation autour d’un je autobiographe non seulement à la lecture ne semble pas si essentielle que dans l’Itinéraire mais surtout elle n’est même pas signalée par Chateaubriand.
10On sait que la série d’articles prévus s’arrête ici18. En effet, le premier article s’attire les foudres de l’empereur. Le Mercure de France doit fusionner avec La Décade philosophique, organe des Idéologues, sur un ordre de Fouché en août 1807. Il conserve son titre mais Chateaubriand qui avait racheté Le Mercure à son retour d’Orient est remplacé par Esménard et Legouvé.
11Le projet journalistique avorte donc sans être achevé et Chateaubriand reste avec une partie de son manuscrit sur les bras pendant quatre ans. L’échec des Martyrs et l’éclosion du projet autobiographique le contraignent à reconsidérer la possibilité, dans une sorte de session de rattrapage, d’écrire un récit de voyage. Sans doute faut-il prendre en compte aussi le poids de cette prose inutilisée. La préface de l’Itinéraire dit bien le regret de cet inabouti de la plume, de cette stérilité du texte écrit mais inédit : « Je n’ai pu voir Sparte, Athènes, Jérusalem, sans faire quelques réflexions. Ces réflexions ne pouvaient entrer dans le sujet d’une épopée ; elles sont restées sur mon journal de route ; je les publie aujourd’hui, dans ce que j’appelle Itinéraire de Paris à Jérusalem »19. Chateaubriand, quoi qu’il en dise, appartient déjà au siècle de la littérature industrielle où tout texte doit trouver son débouché éditorial, la malheureuse péripétie de la publication de ses mémoires en feuilleton dans La Presse le manifestera nettement.
12La plupart des commentateurs, Alain Guyot, Philippe Antoine et Jean-Claude Berchet notamment, insistent sur le travail de réécriture accompli entre le manuscrit du Journal de Jérusalem, les articles du Mercure et l’Itinéraire20. Manifestement, l’Itinéraire diverge du récit de voyage journalistique : l’unité est venue sans doute de cette nouvelle perspective autobiographique et du travail unificateur de la mémoire qui fond souvenirs de voyage et de lecture. L’écrivain Chateaubriand ou plutôt, comme Chateaubriand l’affirme lui-même dans la première ligne de l’Itinéraire, l’auteur des Martyrs prend la plume pour raconter son voyage dans une sorte d’épiphanie de la mémoire qui tente de tout unifier : l’expérience sans doute décevante du voyage d’un côté et l’évocation du panthéon de l’autre. Le projet journalistique étant abandonné, Chateaubriand reprend considérablement ses notes. Sans nier donc tous les phénomènes de réécriture du Mercure par l’Itinéraire mais en prenant la question à rebours, il est frappant de voir que le récit de voyage journalistique émerge dans l’Itinéraire comme un palimpseste et fait parfois vaciller les nouveaux impératifs esthétiques du récit du voyage tels qu’ils sont proclamés dans l’appareil préfaciel et dans le métadiscours.
13Comme si le Chateaubriand témoin refusait de s’effacer devant le Chateaubriand écrivain, pratiquement toute la matière textuelle des articles du Mercure, quasiment chaque phrase est réinvestie soit dans des grands blocs textuels soit de manière disséminée, éclatée dans l’Itinéraire. Ainsi en est-il de cette chose vue qui subsiste telle quelle dans son essence paratactique dans l’Itinéraire (329) : « En traversant le village, nous vîmes un jeune arabe assis à l’écart, la tête ornée de plumes, et paré comme dans un jour de fête. Tous ceux qui passaient devant lui s’arrêtaient pour le baiser au front et aux joues : on me dit que c’était un nouveau marié ».
14L’article journalistique était notamment fondé sur l’agrégation d’instantanés contre le despotisme turc (le tyran automate, le réveil pour la prière à Athènes au son de la musette turque, les enfants couchés en joue en Egypte par des Albanais). On les retrouve redistribués dans l’Itinéraire. Juxtaposés aux citations de la mémoire émergent donc également des instantanés d’actualité souvent très polémiques.
15Ces notations qui sont aussi des autocitations composent un palimpseste beaucoup plus fugace que la mosaïque citationnelle puisque tous les signes typographiques qui signalent l’emprunt (italiques, guillemets, nouvel alinéa) sont ici absents. Chateaubriand tient pourtant à conserver chaque notation saisie sur le vif, même au prix de rééquilibrages étonnants. Ainsi un instantané terrible du premier article du Mercure, la mention d’un « enfant tout nu, le corps exténué par la faim, le visage défiguré par la misère », petit guide de Mycènes évoqué au moment de la rêverie du cap Sunion21 disparaît dans l’Itinéraire ou plutôt il voyage dans le récit et réapparaît deux fois. Une première fois, il est évoqué mais transfiguré, euphémisé sous la forme arcadienne d’un pâtre au moment du voyage à Mycènes : « au reste, c’était un enfant tout nu, un pâtre, qui me montrait dans cette solitude le tombeau d’Agamemnon et les ruines de Mycènes » (148). Le mythe arcadien a transformé la « chose vue ». Mais tout se passe comme si L’Itinéraire exigeait aussi sa chose vue et non seulement son reflet affadi. L’enfant martyr, « un pauvre enfant grec tout nu, le corps enflé par la fièvre et par les coups de fouet », resurgit donc, fantôme, double ou reflet de l’enfant du Mercure, dans le kan de la Laconie22.
16Le projet original, un récit de voyage journalistique avec ses impératifs (écriture de l’instantané au présent, attention portée aux mœurs contemporaines, utilisation du témoignage plutôt que de l’archive, réflexion sur les enjeux politiques, écriture du détail23) manifestement subsiste en palimpseste dans l’Itinéraire de 1811 malgré l’écriture feuilletée et classique que prône par ailleurs ce récit de voyage (recours constant à la Bibliothèque, témoignage de seconde main). Toutes les techniques poétiques qui manifestent que le voyageur est un écrivain semblent contraster avec l’écriture d’actualité reposant sur la prise de note sur le terrain, le témoignage.
17Chateaubriand exprime lui-même une crainte constante de voir ce qu’il appelle joliment « la ruine vivante », détourner l’attention des ruines de marbre et de pierre, de voir l’actualité ruiner l’antiquité :
En vain, dans la Grèce, on veut se livrer aux illusions : la triste vérité vous poursuit. Des loges de boue desséchée, plus propres à servir de retraite à des animaux qu’à des hommes ; des femmes et des enfants en haillons, fuyant à l’approche de l’étranger et du janissaire ; les chèvres même effrayées se dispersant dans la montagne, et les chiens restant seuls pour vous recevoir avec des hurlements : voilà le spectacle qui vous arrache au charme des souvenirs. 24
18Ou encore
Je ne suis point un de ces intrépides admirateurs de l’antiquité, qu’un vers d’Homère console de tout. Je n’ai jamais pu comprendre le sentiment exprimé par Lucrèce :
Suave mari magno, turbantibus aequora ventis,
E terra magnum alterius spectare laborem.
Loin d’aimer à contempler du rivage le naufrage des autres, je souffre quand je vois souffrir des hommes, les Muses n’ont alors sur moi aucun pouvoir, si ce n’est celle qui attire la pitié sur le malheur.
19À maintes reprises, Chateaubriand met en abyme cette hésitation du récit de voyage entre l’écriture du souvenir et l’écriture d’actualité. On peut comparer dans cet esprit le débarquement en Grèce tel qu’il est retranscrit dans Le Mercure et la réécriture de ce passage dans l’Itinéraire.
Le 11, nous jetâmes l’ancre devant Modon, l’ancienne Mothone, près de Pylos. Je saluai les rivages de la Grèce ; et la chaloupe du bâtiment me porta aux pieds du mur de Modon. J’entrai dans cette ville délabrée. Lorsque j’aperçus les Turcs armés et assis sous des espèces de tentes au milieu des rues, je me rappelai la belle expression de mon noble ami M. de Bonald, Les Turcs sont campés en Europe. Cette expression est vraie sous tous les rapports, et dans toutes les acceptions.25
20 Dans le « reportage » tel qu’il est publié dans le Mercure seule figure la posture du voyageur référentiel. L’allusion à Bonald est évidemment motivée par la participation de ce polémiste au Mercure, elle constitue un renvoi au support de la revue (elle subsistera dans l’Itinéraire comme la trace de la première publication). La réécriture de ce passage dans l’Itinéraire montre une forme de scénographie où Chateaubriand hélé par l’actualité est forcé de renoncer de manière ostentatoire à l’espace des muses26.
j’étais prêt à m’élancer sur un rivage désert et à saluer la patrie des arts et du génie, lorsqu’on nous héla d’une des portes de la ville. Nous fûmes obligés de tourner la proue […] Nous distinguâmes de loin, sur la pointe d’un rocher, des janissaires armés de toutes pièces, et des Turcs attirés par la curiosité. 27
21Le reportage symbolisé par le salut turc contrarie le retour à l’antiquité tel qu’il était annoncé dans l’incipit de l’Itinéraire.
22Mais Chateaubriand avait-il vraiment le choix : faire complètement l’économie de l’actualité, c’était risquer de dupliquer les Martyrs. L’irruption de l’actualité, si problématique soit-elle, permet de distinguer soigneusement les deux projets, quitte à insérer de multiples passerelles, par le biais des notes (« voyez la description de la Messénie dans les Martyrs, livre I »28). Celles-ci offrent au lecteur s’il le désire la possibilité de suivre un autre parcours complètement fictionnel, littéraire et antique, celui-là, de choisir définitivement l’antiquité contre l’actualité.
23Car faire le pari de l’actualité a également ses désavantages : c’est le risque de la péremption.
24Sans doute, Chateaubriand ne s’avise pas immédiatement de la particularité du texte journalistique : son actualité le condamne à une péremption rapide. L’écriture du reportage, le palimpseste de l’actualité risquent de rendre l’Itinéraire rapidement caduc. Certes la notion d’actualité est beaucoup plus relative qu’aujourd’hui. C’est pourquoi le décalage entre le temps de parution du récit de voyage (1811) et la prise de notes (1806) est éludé au moment de la première publication. Mais au fil des rééditions successives, l’actualité rattrape Chateaubriand et le soulèvement grec notamment le contraint à une tentative de colmatage, de correction de sa copie.
J’ai pensé qu’il était utile pour la cause des Grecs, de joindre à cette nouvelle Préface de l’Itinéraire, ma Note sur la Grèce, mon Opinion à la Chambre des pairs, l’appui de mon amendement sur le projet de loi pour la répression des délits commis dans les échelles du Levant, et même la page du discours que j’ai lu à l’Académie, page où j’exprimais mon admiration pour les anciens comme pour les nouveaux hellènes. On trouvera ainsi réuni tout ce que j’ai jamais écrit sur la Grèce, en exceptant toutefois quelques livres des Martyrs […] La Note présente la Grèce telle que des Barbares la font aujourd’hui : l’Itinéraire la montre telle que d’autres Barbares l’avaient faite autrefois. La Note, indépendamment de son côté politique, est donc une espèce de complément de l’Itinéraire 29
25L’édition de 1826 témoigne donc de cette course contre le temps. L’Itinéraire est rectifié, amendé par plusieurs textes d’actualité qui sont censés corriger la péremption de l’Itinéraire et notamment sans doute la lecture pessimiste que ne pouvaient manquer de susciter les instantanés mettant en scène despotes ottomans et enfants grecs dégénérés 30. On voit donc ici que l’Itinéraire qui est un texte constamment réécrit par la fiction (Les Martyrs) ou par l’autobiographie (Les Mémoires) l’est aussi diachroniquement par d’autres textes d’escorte au caractère éphémère et dont la présence à côté de l’Itinéraire ne peut que sembler incongrue : le prospectus d’une souscription pour le comité grec (!) par exemple.
26Tous ces textes réécrivent l’Itinéraire et notamment reviennent sur la question de la lâcheté grecque constamment mise en exergue dans l’Itinéraire :
Mais du moins aujourd’hui il faut rayer de l’acte d’accusation ce reproche de lâcheté qu’on adressait si gratuitement aux Grecs. Les femmes souliotes se précipitant avec leurs enfants dans les vagues ; les exilés de Parga emportant les cendres de leurs pères ; Psara s’ensevelissant sous ses ruines ; Missolonghi, presque sans fortifications, repoussant les barbares entrés deux fois jusque dans ses murs ; de frêles barques, transformées en flottes formidables, attaquant, brûlant, dispersant les grands vaisseaux de l’ennemi : voilà les actions qui consacreront la Grèce moderne à cet autel où est gravé le nom de la Grèce antique. Le mépris n’est plus permis là où se trouve tant d’amour de la liberté et de la patrie : quand on est perfide et corrompu, on n’est pas si brave. Les Grecs se sont refaits nation par leur valeur ; la politique n’a pas voulu reconnaître leur légitimité : ils en ont appelé à la gloire31
27Toute cette cohorte de textes d’actualité est là pour amender et réécrire le palimpseste journalistique dans l’Itinéraire. Chateaubriand finalement abandonnera cette lutte vaine contre le temps et laissera le palimpseste d’actualité devenir aussi une antiquité, une ruine parmi d’autres, dans l’Itinéraire, seulement accessible grâce à une enquête archéologique sur la stratification génétique des couches textuelles.
28Du fait même de la genèse de l’œuvre, l’archive journalistique apparaît donc en palimpseste dans l’Itinéraire qui réécrit un texte d’actualité qui a été sinon complètement écrit, du moins pensé, en 1806-1807. Cette archive journalistique entre sans doute en conflit poétique avec le projet esthétique de l’Itinéraire tel qu’il est refondé entièrement en 1811. Il est certain que cet écart crée une des ambiguïtés principales de l’Itinéraire mais en même temps, il participe de cette poétique de l’entre-deux décrite par Chateaubriand dans son article sur Shakespeare32 dès 1801 :
Cependant, en accordant quelque chose à un adversaire, ne le ramènerait-on pas plus aisément aux bons modèles ? Est-ce qu'on ne pourrait pas convenir que les arts d'imagination ont peut-être un peu trop dominé dans le siècle de Louis XIV ? que ce qu'on appelle aujourd'hui peindre la nature était alors une chose presque inconnue ? Pourquoi n'admettrait-on pas que le style du jour connaît réellement plus de formes ; que la liberté que l'on a de traiter tous les sujets a mis en circulation un plus grand nombre de vérités ; que les sciences ont donné plus de fermeté aux esprits et de précision aux idées ? Je sais qu'il y a des dangers à convenir de tout cela, et que si l'on cède sur un point, on ne saura bientôt plus où s'arrêter ; mais enfin ne serait-il pas possible qu'un homme marchant avec précaution entre les deux lignes, et se tenant toutefois beaucoup plus près de l'antique que du moderne, parvînt à marier les deux écoles et à en faire sortir le génie d'un nouveau siècle ?
29S’entrevoit, dans cette poétique fluctuant entre antiquité et actualité, la modernité ambiguë d’un Chateaubriand funambule.