Le bouddhisme chez Houellebecq ‑ un « Espace du Possible » en palimpseste
1L’intérêt certain que Houellebecq manifeste pour les monothéismes a interpelé beaucoup de ses critiques, mais sa « sympathie »1 déclarée pour le bouddhisme n’a pas suscité une si grande attention. Les références que son œuvre tisse avec ce continent spirituel n’ont été que peu explorées, et seulement de biais, c’est‑à‑dire à titre comparatif lors d’études sur Houellebecq et les religions en général, ou bien au travers de l’influence de Schopenhauer. Le sujet est cependant plus complexe et riche qu’il n’y paraît au premier abord : le rôle du bouddhisme dans l’œuvre de Houellebecq se dessine en effet à plusieurs niveaux. L’œuvre compte d’abord un certain nombre de citations qui lui sont explicitement liées, et qui peuvent sans trop de difficultés être repérées, décortiquées, classées, puis éclairées à l’aune de ce qu’en dit l’auteur, en dehors de ses fictions (en interviews, dans des articles ou essais). Quelques exemples issus de ce repérage me permettront de cibler quels sont les attitudes ou positionnements de Houellebecq vis‑à‑vis de ce sujet. Mais il y a plus chez lui que ne laisse deviner ce traitement en surface de la question : en latence, derrière cette partie émergente en quelque sorte, se déploie un réseau de références qui peuvent se rattacher d’une manière ou d’une autre à un même territoire philosophique, où le bouddhisme me semble avoir un rôle central à jouer.
2Mon hypothèse sur ce point consiste à appréhender le bouddhisme comme espace de convergence entre deux pensées phares pour Houellebecq, celles de deux philosophes morts la même année, en 1860. Houellebecq a été à tel point marqué par leur lecture qu’il s’avoue « tenté de conclure que, sur le plan intellectuel, il ne s'est rien passé depuis 1860 »2 : il s’agit d’Auguste Comte et Arthur Schopenhauer. Or tous deux présentent certaines connivences parfois inattendues avec la pensée bouddhiste3. Il s’agira donc ici de proposer une exploration du bouddhisme comme voie médiane, comme lieu d’un compromis possible, entre ces deux penseurs. Si l’on conçoit la fiction romanesque (et la fiction houellebecquienne en particulier) comme un espace où entrent en résonance différentes voix (la fameuse hétéroglossie bakhtinienne), celles de Comte et de Schopenhauer apparaissent pour ainsi dire en basse continue, tout en semblant inconciliables l’une avec l’autre selon Houellebecq lui‑même. Nous envisagerons alors le bouddhisme comme voix/voie du milieu, apte à faire le pont entre ces deux pensées telles que Houellebecq les donne à lire.
3Commençons par un survol de quelques citations explicites de Houellebecq sur le bouddhisme, avant de nous pencher en second lieu sur les affinités entre cette religion et la pensée de Schopenhauer (telle que Houellebecq l’a assimilée), puis en troisième instance sur les points communs entre le bouddhisme et Auguste Comte (à nouveau, tel qu’il transparaît sous la plume de notre auteur). Je conclurai sur la possibilité de considérer le bouddhisme comme une solution pour surmonter les écueils que présente aux yeux de Houellebecq la mise en pratique des théories comtienne et schopenhauerienne.
1. Le bouddhisme dans les romans houellebecquiens, entre produits dérivés et solution d’avenir
Dans l’atmosphère paisible, une cloche tinta à plusieurs reprises. C’est une coutume bouddhiste, lorsqu’on a accompli un bienfait ou une action méritoire, de commémorer l’acte en faisant sonner la cloche d’un temple ; c’est une religion joyeuse que celle qui fait résonner l’atmosphère du témoignage humain des bienfaits. (Plateforme, p. 308)
4Dans cette citation, tirée de Plateforme, le bouddhisme est dépeint comme une « religion joyeuse », passablement innocente, voire même naïve ; sa présence se fait subtilement sentir à travers le roman, par le biais de références discrètes. Ces références se rattachent non seulement aux interrogations liées au thème central du tourisme, mais suivent la courbe montante puis brusquement descendante de la narration ‑ rappelons que le protagoniste et narrateur Michel, tristement solitaire au début du roman, apprend à connaître le bonheur en compagnie de Valérie, puis tombe dans un désespoir apathique après la mort brutale de celle‑ci. Lorsque Michel est comblé par l’amour, le bouddhisme apparaît comme un témoin ou un témoignage de cette prospérité, ainsi que l’illustre cette première citation. Mais avant et après cette courte phase de bonheur, il semble impuissant à apporter au narrateur davantage qu’un faible apaisement transitoire.
5En effet, lors de son premier voyage en Thaïlande, avant qu’il ne fasse la connaissance de Valérie, Michel lit un court passage en anglais d’un livre de doctrine bouddhiste qu’il a trouvé dans sa chambre d’hôtel :
Dans le tiroir de ma table de nuit il y avait une bible en anglais, ainsi qu’un livre sur l’enseignement de Bouddha. « Because of their ignorance, y lus‑je, people are always thinking wrong thoughts and always losing the right viewpoint and, clinging to their egos, they take wrong actions. As a result, they become attached to a delusive existence. » Je n’étais pas très sûr de comprendre, mais la dernière phrase illustrait à merveille mon état présent ; elle m’apporta un soulagement suffisant pour attendre l’heure du petit déjeuner. (Plateforme, p. 104)
6Inapte à faire réellement sens pour le narrateur‑lecteur, ce texte lui apparaît néanmoins comme suffisamment révélateur pour lui procurer un relatif apaisement, en attendant de pouvoir consommer une nourriture plus substantielle lors du repas à venir. Quand, peu après, Michel repense à cette phrase, elle apparaît alors décalée, incapable de produire un quelconque effet, puisqu’il choisit une solution non pas spirituelle mais trivialement sexuelle, afin de satisfaire plus immédiatement les désirs liés à son « existence illusoire » :
Je rentrai à l’hôtel vers cinq heures, moyennement satisfait de ma journée libre, mais cependant décidé à continuer. I was attached to a delusive existence. Il me restait les bars à hôtesses ; avant de me diriger vers le quartier approprié, je flânai à la devanture des restaurants. Devant le Royal Savoey Seafood, j’aperçus un couple d’Américains qui fixaient un homard avec une attention exagérée. « Deux mammifères devant un crustacé », me dis‑je. (Plateforme, p. 105)
7Le contexte humoristique et l’étrangèreté de la langue anglaise (dans une traduction qui, de surcroît, rend manifeste une certaine discordance avec la langue d’origine) contribuent à désavouer la portée profonde que cette phrase pourrait avoir dans d’autres circonstances. De même, après l’attentat de Krabi qui marque le retournement du roman vers une fin tragique, Michel n’est en rien convaincu par le « baratin bouddhiste » (p. 333) du psychiatre chargé de le soigner suite à la mort de Valérie.
8Dans ce roman comme dans les autres, les allusions explicites au bouddhisme sont données par différentes voix, sur différents tons, si bien qu’il est impossible de cerner une univocité ou un regard singulier porté sur ce thème dans la fiction houellebecquienne. Tantôt les discours rattachés au bouddhisme suscitent une adhésion ou une sympathie de la part du narrateur (et par ce biais du lecteur), tantôt ils apparaissent dissonants, teintés d’une forme d’ironie. Cette ironie a très certainement un but critique, soulignant la part d’artificialité ou de récupération qu’a subie cette religion orientale phagocytée par l’Occident néolibéral.
9Ainsi dans Plateforme, les manifestations du bouddhisme (temples en ruines, recueils de sutras, statues du Bouddha, cloches qui sonnent) font très clairement partie du pack touristique vendus aux heureux voyageurs de Nouvelles Frontières pour leur effet couleur locale. Pareillement, dans Les Particules élémentaires, le bouddhisme semble s’intégrer sans peine à la culture post‑soixante‑huitarde sous la forme d’un kit de spiritualité facile récupéré par le New Age. Cette philosophie néo‑bouddhiste exaspère d’ailleurs profondément Bruno, au point que ses dents « vibrent d’agacement » à l’écoute du « discours lénifiant et creux » de la « pouffiasse karmique » qui guide l’atelier d’écriture du Lieu du Changement (Les Particules élémentaires, p. 109‑110). En somme, lorsque Houellebecq y fait directement référence dans ses fictions, c’est pour décrire le bouddhisme comme un produit galvaudé, un discours recyclé et commercialisé comme authentique, proposant à ses adeptes de se reconnecter avec autrui, la nature, une forme d’exotisme, son moi profond, etc. Le cadre d’énonciation dans lequel il apparaît est alors à prendre définitivement au second degré : la voix qui évoque ces produits dérivés du bouddhisme fait résolument usage d’une forme de dérision ou de décalage.
10Ce décalage langagier s’inscrit aussi dans une pratique de reprise et de parodie des discours sociaux, menée par Houellebecq dans une multiplicité de domaines (publicité, économie, éthologie, politique, etc.) et qui constitue pour ainsi dire une de ses marques de fabrique. Avec le bouddhisme comme avec toute autre religion, Houellebecq manifeste une maîtrise par le détournement et le second degré du discours religieux en général, de ses articulations, de son éloquence, de ses métaphores. Dès Extension du domaine de la lutte, il associe des citations réelles sous forme d’exergues4 avec des citations implicites, pastichées, mêlées au corps du texte, telles la phrase suivante :
Les trois nobles vérités qui viennent d’illuminer nos regards doivent donc être considérées comme le trièdre générateur d’une pyramide de sagesse qui, inédite merveille, survolera d’une aile légère les océans désagrégés du doute. (Extension du domaine de la lutte,p. 95)
11Les « trois nobles vérités » est une référence manifeste aux quatre nobles vérités du Bouddha, qui constituent le cœur de son enseignement. Le reste de la phrase, cependant, ne fait que parodier les dimensions métaphorique et parabolique du discours religieux ou philosophique, qui apparaît nettement en porte‑à‑faux dans une situation d’énonciation on ne peut plus burlesque. Cette phrase surgit de fait dans le cadre d’une double mise en abyme un peu particulière : le narrateur d’Extension écrit des fictions animalières, dont l’une s’intitule Dialogues d’un teckel et d’un caniche. Dans cette fiction animalière, « l’un des chiens [fait] lecture à son compagnon d’un manuscrit découvert dans le bureau à cylindre de son jeune maître » (p. 85). Ledit manuscrit est un essai sur la sexualité, complètement absurde et loufoque. Ce jeu d’échos et ce contexte drolatique permettent de mettre en évidence les dimensions ludique et critique de ce recyclage du discours religieux. Ici et ailleurs à travers ses fictions, Houellebecq met en place un jeu (inter)textuel soulignant la malléabilité des discours, qui peuvent être adoptés et adaptés, remoulés pour ainsi dire, dans n’importe quel contexte, et par différentes voix.
12En l’occurrence, Houellebecq tend à montrer comment un certain discours bouddhiste, ou religieux en général, peut être repris et altéré par l’économie du tourisme ou par des idéologies mal ficelées ‑ telles le New Age. Par le biais de ces résonances intertextuelles, il met sur le même pied diverses idéologies ou croyances, qui apparaissent alors comme construites par une discursivité fonctionnant selon des dispositifs semblables, et qui sont souvent ravalées par un libéralisme économique et sexuel global ‑ un libéralisme d’ailleurs plutôt liberticide que libérateur. Houellebecq aplanit les langages religieux sur un même niveau, par le biais de l’ironie ou du pastiche, qui écrase les spécificités en les révélant comme des stratégies ou des mécanismes discursifs. Cela reviendrait‑il à dire que Houellebecq serait davantage fasciné par le religieux en tant que phénomène ou discours, que par les religions prises dans leurs singularités ?
13Malgré tout, le bouddhisme suscite à ce titre un intérêt particulier chez Houellebecq, car il permet de surmonter certains écueils sur lesquels l’auteur butte constamment lorsqu’il se confronte aux monothéismes. Dans Soumission, ce dernier interroge les conditions de possibilité d’une conversion religieuse (au christianisme ou à l’islam) dans le cadre d’une exploration fictionnelle, mais cette tentative de conversion est également relatée comme une expérience réellement vécue dans sa correspondance avec Bernard‑Henri Lévy, Ennemis publics. Dans les deux cas, il apparaît que la conversion authentique, sincère, soit impossible : elle n’est qu’un compromis consenti par confort ou par réconfort. Selon Houellebecq, il semblerait que la force des monothéismes et ce qui fait leur attrait grandissant aujourd’hui, ce soit la présence d’un Dieu unique et d’une vérité révélée. Mais pour quiconque s’estime résolument athée, il paraît difficile, voire impossible, de croire authentiquement à ce Dieu et à cette Vérité. La tentative de conversion débouche dès lors sur un obstacle insurmontable.
14Apparemment sans Dieu et sans dogmes, le bouddhisme présente peut‑être quelque chose de décevant ou de déceptif, incapable d’éclairer l’homme moderne des lumières de la foi, et de répondre pleinement à la mélancolie athée (puis agnostique) d’un Houellebecq. Néanmoins, il constitue une sorte de compromis philosophique capable de s’harmoniser avec une vision non théiste du monde, de s’adapter aux changements techniques et idéologiques d’aujourd’hui, et de lutter contre certains radicalismes. Comme le souligne Frédéric Lenoir, sociologue et historien des religions :
En reposant, au cœur même de la modernité, des questions qui semblaient appartenir au monde révolu de la tradition, et en parvenant même à les ajuster à la démarche moderne, individualiste, scientifique et pragmatique, le bouddhisme réussit un tour de force, quels que puissent être par ailleurs les syncrétismes individuels et les malentendus culturels qu’il engendre5.
15En conclusion, la position de Houellebecq vis‑à‑vis de cette religion se décline en plusieurs attitudes. Dans ses fictions, on peut en repérer trois : une certaine sympathie pour cette « religion joyeuse », une distanciation ironique ou parodique, et un scepticisme curieux (mélange de fascination et d’incrédulité). On sent effectivement poindre parfois, de la part de ses personnages, un attrait pour cet univers de pensée qui relève cependant du mystère, d’une sagesse incompréhensible. Ainsi Michel se demande‑t‑il dans Plateforme : « Comment, cela dit, les sculpteurs de la période d’Ayutthaya avaient‑ils fait ? Comment avaient‑ils fait pour donner à leurs statues de Bouddha une expression de compréhension aussi lumineuse ? » (Plateforme, p. 83). Et dans Les Particules élémentaires, un autre Michel « s’exerce sans succès à l’impermanence » (p. 23), avant de réaliser plus tard qu’« il ne [connaît] rien au bouddhisme » (p. 66)6. Entre affinité naturelle et mécompréhension résiduelle, les personnages houellebecquiens peinent à trouver de façon manifeste, consciente et durable un refuge ou un remède dans le bouddhisme. Or cela ne les empêche pas d’y chercher une alternative à la misère (sexuelle et sociale) du quotidien, un répit, un intervalle de paix.
16Il n’est pas inintéressant de se pencher sur ce que dit l’auteur de son rapport au bouddhisme en dehors de la fiction. Dans le recueil d’essais Interventions 2, il souligne que « Le bouddhisme zen est parfois très drôle » (p. 240). En interview, il confie :
Le bouddhisme m’est très sympathique, mais je suis malheureusement très athée. Je ne sais pas ce qui peut rester du bouddhisme en l’absence de croyance en la réincarnation. Pourtant le bouddhisme est peut‑être une solution d’avenir7.
17Là aussi, Houellebecq semble osciller dans une position indéfinie vis‑à‑vis du bouddhisme, à la fois sympathie, doute et espoir prudent. Voyons donc s’il n’y a pas, derrière l’ironie ou le scepticisme, une ouverture possible vers ce qui serait véritablement une « solution d’avenir ».
2. « Le triomphe de la végétation est total. » Schopenhauer et le nirvana comme anéantissement
18Houellebecq renvoie abondamment à Schopenhauer, si bien que le cadre de cet article ne suffira pas à traduire toute la richesse et l’étendue de cette influence, qui colore l’œuvre dans son entier8. De même, les rapports entre Schopenhauer et le bouddhisme sont extrêmement complexes et ramifiés. Je me contenterai ici d’ébaucher quelques pôles de convergence, qui me permettront surtout d’éclairer ce qui découle, chez Houellebecq, d’une vision schopenhauerienne du monde pouvant s’allier à une perspective bouddhiste. Surtout, j’essaierai de montrer ce qui, venant des conceptions de Schopenhauer, semble faire défaut, dans le cadre d’une recherche du bonheur menée par Houellebecq au travers de la fiction.
19Il semblerait que le schème de pensée du maître allemand ne suffise pas à mener les héros houellebecquiens à une sérénité et une satisfaction réelles. Or s’il existe une alternative salutaire à ce système philosophique, qui pourrait s’inscrire en accord, en cohérence avec lui, tout en proposant une autre issue, cette alternative est peut‑être à trouver dans une ouverture aux principes fondamentaux du bouddhisme. En effet, Schopenhauer, enthousiasmé par sa découverte de textes bouddhiques et par les connivences qu’il y trouvait avec sa propre vision du monde, a cependant été victime d’un manque d’accès aux sources et d’un certain ethnocentrisme, qui l’ont conduit à une interprétation problématique de ces textes, et notamment de la notion de nirvana. Aujourd’hui, une compréhension plus précise, plus juste du bouddhisme permet de revenir sur cette confusion et de révéler non seulement les points communs, mais surtout les divergences entre cette pensée orientale et celle Schopenhauer.
20Dans un article précieux sur le sujet, paru dans Présences de Schopenhauer et intitulé « Une statuette tibétaine sur la cheminée »9, Roger‑Pol Droit commence par mentionner que l’auteur du Monde comme volonté et comme représentation arborait dans son cabinet de travail une petite sculpture du Bouddha10. Cette statuette marquait son admiration pour celui‑ci : Schopenhauer avait de fait été très étonné de l’« admirable concordance » entre son ouvrage majeur, publié en 1818, et la doctrine bouddhiste qu’il fut amené à découvrir dans les décennies qui suivirent, grâce aux traductions encore tout récentes. Il est ainsi important de noter que ce n’est qu’après avoir élaboré l’essentiel de sa pensée que Schopenhauer fit la rencontre des textes bouddhiques. Il y fera référence dans les éditions ultérieures du Monde, mais davantage dans l’idée de souligner à quel point cette philosophie étrangère vient corroborer ses propres thèses. C’est pourquoi Frédéric Lenoir précise : « Ce serait néanmoins une erreur de croire que Schopenhauer, comme on l’a inlassablement répété, était bouddhiste. Dans son esprit, ce sont plutôt les bouddhistes qui seraient schopenhaueriens ! » (Lenoir, p. 127‑128) Et pourtant, le bouddhisme a très longtemps été rattaché aux théories du penseur allemand, confondu avec elles, au point de subir encore aujourd’hui les a priori de cette assimilation avec un pessimisme schopenhauerien qui n’a rien de bouddhiste.
21Roger‑Pol Droit énumère donc en premier lieu plusieurs pôles de convergence, en signalant qu’« on peut mettre en regard les quatre vérités mystiques du bouddhisme ‑ telles que les formule le texte du célèbre Sermon de Bénarès ‑ et les énoncés fondamentaux de Schopenhauer qui entrent en consonance avec elles. » (Droit, p. 207) Je propose d’expliciter l’essentiel de ces différents pôles en mettant en regard les textes de Houellebecq qui épousent ces perspectives.
22Le premier [pôle] concerne l’équivalence de la vie et de la souffrance. La première noble vérité, dit le Bouddha, c’est que « tout est souffrance » (dukkha). « La souffrance est le fond de toute vie », affirme de son côté Schopenhauer. (Lenoir, p. 129‑130)11
23Dans l’une de ses toutes premières publications, un court essai de poétique ayant pour titre Rester vivant : méthode, Houellebecq intitule son premier chapitre « D’abord, la souffrance ». Il commence par : « Le monde est une souffrance déployée. À son origine, il y a un nœud de souffrance. […] La première démarche poétique consiste à remonter à l’origine. À savoir : la souffrance. » (p. 11)12
24Précisons que la souffrance est décrite par Schopenhauer comme un impitoyable balancier qui va d’un extrême à l’autre : « Entre la douleur et l’ennui, la vie oscille sans cesse. Pensée désespérante ! »13 Dans la même veine, Houellebecq affirme : « Dans les blessures qu’elle nous inflige, la vie alterne entre le brutal et l’insidieux. » (Rester vivant, p. 13) Au niveau de la fiction, c’est ce qu’expérimente concrètement le narrateur d’Extension lorsqu’il s’aperçoit que l’ennui (« l’insidieux ») peut devenir une réelle douleur (qui devient en cela « brutale ») :
Parfois aussi, j’ai eu l’impression que je parviendrais à m’installer durablement dans une vie absente. Que l’ennui, relativement indolore, me permettrait de continuer à accomplir les gestes usuels de la vie. Nouvelle erreur. L’ennui prolongé n’est pas une position tenable : il se transforme tôt ou tard en perceptions nettement plus douloureuses, d’une douleur positive ; c’est exactement ce qui est en train de m’arriver. (Extension du domaine de la lutte, p. 48‑49)
25À cet égard, l’enseignement bouddhiste visant à une voie du milieu semble idoine pour envisager un équilibre entre ces deux extrémités que sont l’apathie (attitude exemplifiée par le narrateur d’Extension ou par Michel Djerzinski) et la recherche frénétique de la satisfaction des désirs (Tisserand ou Bruno).
26La question du désir est d’ailleurs le deuxième élément qui relie Schopenhauer au bouddhisme ‑ et à Houellebecq :
Le deuxième pôle de convergence concerne l’origine de la souffrance. La deuxième noble vérité du Bouddha, c’est que la source de la souffrance réside dans le désir, la « soif d’exister » (tanha). Schopenhauer montre parfaitement que la souffrance provient du désir jamais assouvi, dont la source radicale est le vouloir‑vivre. De même, la troisième noble vérité selon laquelle la cessation de la souffrance réside dans la « cessation de la soif » correspond assez bien aussi à la « négation du vouloir‑vivre » schopenhauerienne. (Lenoir, p. 130)
27L’ensemble du travail de Houellebecq est imbibé de cette idée que la souffrance est causée par le désir (essentiellement lié à la sexualité et à la reconnaissance sociale). En fait, c’est même cette loi du désir qui régit les rapports humains au sein de l’Occident contemporain, comme le déclare Daniel1 dans La Possibilité d’une île : « Augmenter les désirs jusqu’à l’insoutenable tout en rendant leur réalisation de plus en plus inaccessible, tel était le principe unique sur lequel reposait la société occidentale. » (p. 81‑82) D’ailleurs, La Possibilité d’une île explore les moyens d’éradiquer la souffrance par le biais de la cessation de ces désirs (soif ou vouloir‑vivre) : les clones ont ainsi trouvé le moyen d’éliminer le désir physique, se contentant de vivre selon « un calendrier restreint, ponctué d’épisodes suffisants de minigrâce (tels qu’en offrent le glissement du soleil sur les volets, ou le retrait soudain, sous l’effet d’un vent plus violent venu du nord, d’une formation nuageuse aux contours menaçants) », bref, ils ont atteint « un état de stase illimité, indéfini », dont ils sont censés se satisfaire (p. 392‑393). Pourtant il semblerait que malgré tout, une forme de désir ou de vouloir‑vivre demeure, puisque Daniel25 finit par quitter sa demeure à la recherche d’autre chose : l’ennui schopenhauerien guette même les néo‑humains.
28C’est à partir de la quatrième noble vérité que divergent fondamentalement Schopenhauer et le Bouddha. Celui‑ci envisage un chemin pour parvenir à l’extinction du désir et par là de la souffrance : le « noble sentier octuple »14. C’est ce chemin qui constitue la « voie du milieu », appelée ainsi car celui qui la pratique n’est ni asservi aux plaisirs des sens qui exigent d’être perpétuellement satisfaits, ni assujetti à un rejet du corps qui s’exprimerait dans l’ascétisme ou la mortification. La pensée très pragmatique du Bouddha débouche donc sur ce chemin qui prescrit les qualités ou attitudes justes à déployer lors de la méditation, afin de se libérer des conditionnements du désir et du karma.
29Pour Schopenhauer, en revanche, « il n’y a pas de vie sans vouloir‑vivre » (Droit, p. 212), et donc pas de possibilité de se libérer de la souffrance sans nier la vie. Ainsi, « la voie schopenhauerienne paraît […] marquée par un désir d’auto‑annihilation que le bouddhisme rejette » (Droit, p. 214). C’est sur ce point que les deux philosophies deviennent absolument inconciliables : tandis que le bouddhisme propose des moyens de guérir l’homme de la souffrance par la méditation, « Schopenhauer, le plus souvent, ne paraît voir d’autre issue que de guérir de la vie, qui, en elle‑même, est jugée par lui incurable. D’un côté la vie malade, de l’autre la vie comme maladie. La vie dans le malheur ou la vie comme malheur. Ce n’est, à l’évidence, pas du tout la même chose. » (Droit, p. 211) D’où un profond pessimisme chez le philosophe de Francfort, qui l’a amené à interpréter le nirvana comme une annihilation, un anéantissement absolu. Bien au contraire, le nirvana est « un état de libération définitive vis‑à‑vis du monde phénoménal » (Lenoir, p. 135) : lorsque la méditation permet au disciple d’accéder à l’éveil, il atteint le nirvana qui est une délivrance, une guérison, et non un néant.
30En d’autres termes, le bouddhisme et Schopenhauer ont en commun plusieurs choses : ils partagent une conception du monde non théiste, et s’accordent sur les mêmes bases à propos de la souffrance et de ses causes. Toutefois, la pensée bouddhiste est fondamentalement ancrée dans une pratique ; c’est une thérapeutique proposant un remède au travers d’une action, d’une discipline (la méditation), où le pratiquant maintient un juste milieu entre tension et relâchement, hédonisme et ascétisme. En cela, « elle est fort éloignée de l’idéal de mortification du corps et d’écrasement de soi de l’ascète vanté par Schopenhauer », pour qui la volonté doit être brimée, étouffée (Lenoir, p. 133). Par ailleurs, la doctrine de Schopenhauer tient indépendamment d’une conduite ou d’une pratique au quotidien. Sa démarche intellectuelle, qui est celle d’un poète et philosophe tel que l’Occident contemporain le définit (le philosophe comme créateur de concepts ou générateur d’idées), semblerait aberrante au Bouddha, qui ne pourrait concevoir autre chose qu’une philosophie en acte, inscrite dans une praxis.
31C’est sur ce point d’ancrage qu’il me semble que le bouddhisme ouvre à des possibilités que la fiction houellebecquienne ne fait qu’ébaucher, et qu’on ne trouve pas chez Schopenhauer. Pour surmonter le vouloir‑vivre autrement que par la mort, ce dernier envisage deux repoussoirs : l’ascèse et la contemplation (artistique). Plusieurs personnages houellebecquiens, sur ce plan, sont très schopenhaueriens, mais ce n’est pas en suivant ces directions qu’ils parviennent au bonheur, bien au contraire.
32Djerzinski, oublieux de son corps et de ses désirs15, se perdant dans le travail et la réflexion16, a très nettement occulté tout désir ou vouloir‑vivre qui lui seraient propres. Mais son ascèse désincarnée ne l’empêche pas d’être désemparé à l’idée de la mort (en particulier celles de sa grand‑mère et d’Annabelle), qu’il n’arrive pas à regarder en face. Incapable de s’adapter aux règles de la biologie et de la sociabilité, il finit par renoncer à son existence présente et par fuir le monde dans lequel il vit17.
33Jed Martin, dans La Carte et le Territoire est un autre personnage qu’on pourrait dire schopenhauerien, et qui suit pour sa part la voie de la contemplation artistique. Il correspond au topos romantique de l’artiste inspiré, dépendant de ses intuitions. Ce topos, Houellebecq le trouve aussi chez Schopenhauer, qui anticipe déjà Freud du fait de l’importance qu’il confère à l’inconscient. Houellebecq loue ainsi « la manière artistique qui est celle de Schopenhauer » et admire sa conception de l’art :
Avant Schopenhauer, on voyait avant tout l'artiste comme quelqu'un qui fabriquait des choses […]. Mais le point originel, le point générateur de toute création est au fond bien différent ; il consiste dans une disposition innée ‑ et, par là même, non enseignable ‑ à la contemplation passive et comme abrutie du monde. L'artiste est toujours quelqu'un qui pourrait aussi bien ne rien faire, se satisfaire de l'immersion dans le monde, et d'une vague rêverie associée. (« En présence de Schopenhauer »)
34Cette passivité contemplative se retrouve à plusieurs reprises dans l’attitude de Jed Martin, qui subit en tant qu’artiste les diktats de son instinct18. Jed s’abandonne à sa pratique artistique au point de ne plus participer véritablement au monde qui l’entoure, et finit par s’en abstraire complètement, s’exilant lui aussi à l’écart de toute société humaine pendant les trente dernières années de sa vie. Au moment où il réalise qu’il s’apprête à se détacher radicalement du monde, il atteint une sorte d’ataraxie ou d’inertie similaire à l’« état de stase illimité, indéfini » des néo‑humains :
[…] il se rendit compte qu’il allait maintenant quitter ce monde dont il n’avait jamais véritablement fait partie, ses rapports humains déjà peu nombreux allaient un par un s’assécher et se tarir, il serait dans la vie comme il l’était à présent dans l’habitacle à la finition parfaite de son Audi Allroad A6, paisible et sans joie, définitivement neutre. (La Carte et le Territoire, p. 260)
35Cette « paix sans joie », de courte durée, est la seule issue que l’on puisse espérer de l’abolition des désirs individuels par le biais de la contemplation artistique. Houellebecq cite Schopenhauer à ce sujet, montrant que la contemplation permet effectivement la suppression provisoire du vouloir‑vivre : « celui qui est saisi par cette contemplation cesse par là même d'être un individu, car l'individu a disparu dans l'instant de la contemplation : il est devenu le sujet pur de la connaissance, délivré de la volonté, de la douleur et du temps » (« En présence de Schopenhauer »). Il semblerait à ce propos que Jed Martin se soit si longuement plongé dans la contemplation qu’il ait fini par se délivrer presque définitivement de la volonté et du temps ‑ mais pas de la douleur.
36En effet, le dernier paragraphe du roman montre que la contemplation schopenhauerienne ne mène qu’au rejet de la vie, et non à un épanouissement ou à une libération. L’œuvre finale de Jed Martin illustre cet inapaisement. Certes, « l’interprétation la plus immédiate » pousse à voir son œuvre « comme une méditation nostalgique sur […] le caractère périssable et transitoire de toute industrie humaine », ce qui permettrait d’envisager le destin de Jed comme l’accès à une certaine lucidité et sérénité spirituelle, ou à une forme de nirvana, par le biais d’une méditation sur l’impermanence. Néanmoins, il s’avère que ce nirvana est davantage celui que concevait Schopenhauer, à savoir un néant sans espoir, comme en témoignent le « malaise », le « sentiment de désolation », le « symbole de l’anéantissement généralisé de l’espèce humaine » que génère en fin de compte l’œuvre de Jed (p. 413‑414).
37En définitive, la solution schopenhauerienne passant par l’ascèse ou la contemplation ne mène qu’à une annihilation triste et sans plaisir du vouloir‑vivre. Cette solution bénéficierait peut‑être d’être nuancée par la vision bouddhiste d’un juste milieu.
3. Michel (Djerzinski) lecteur de Comte et de méditations bouddhiques
38Michel Djerzinski vient d’être évoqué comme exemple de personnage schopenhauerien, mais il est sans aucun doute aussi très comtien. Au point que George Chabert, dans son article « Michel Houellebecq ‑ lecteur d’Auguste Comte », affirme qu’« [on reconnaît] sous les traits de Michel Djerzinski le malheureux Auguste Comte », et qu’« on peut sans excès taxer Les Particules élémentaires de premier roman comtien. »19 À nouveau, je ne m’étendrai pas sur l’étroite connivence de Houellebecq avec celui qui fut le fondateur du positivisme ; cela a déjà été fait20. Je me contenterai d’évoquer en quoi Les Particules,et surtout sa fin, s’ancre dans une perspective comtienne. La citation suivante est cependant révélatrice du positionnement de Houellebecq, et de son incapacité à envisager de concert les points de vue de ses deux maîtres à penser, qu’il estime incompatibles :
Entre Schopenhauer et Comte, j'ai fini par trancher ; et progressivement, avec une sorte d'enthousiasme déçu, je suis devenu positiviste ; j'ai donc, dans la même mesure, cessé d'être schopenhauerien. Il n'empêche que je relis peu Comte, et jamais avec un vrai plaisir ; alors qu'aucun romancier, aucun moraliste, aucun poète ne m'aura autant influencé qu'Arthur Schopenhauer. (« En présence de Schopenhauer »)
39Il semble ici que les théories de Comte aient pour Houellebecq une telle force de conviction qu’il se doive d’y adhérer presque à contrecœur. De la même manière, il semble que le clonage soit présenté dans Les Particules (puis dans La Possibilité)comme une solution attendue, plausible et même convaincante, comme s’il s’agissait d’une étape devant advenir à un moment donné du devenir de l’humanité, mais ce tournant vers une néo‑humanité est marqué de nostalgie, d’une forme de résolution triste, en aucun cas d’un enthousiasme ou d’un « vrai plaisir »21. En quoi cette solution du clonage peut‑elle être considérée comme positiviste ?
40Précisons d’abord que « [c]ontrairement à la représentation qu’on en donne habituellement, Comte était loin d’être un penseur scientiste, mettant une foi absolue dans la possibilité pour la science de résoudre tous les problèmes »22. Il jugeait toutefois nécessaire de baser notre compréhension du monde sur une approche scientifique, fondée sur l’observation des phénomènes dans le but de créer des lois ‑ et non de deviner des causes23.
41Croyant en une continuité fondamentale entre les différents domaines de la connaissance, il établit une classification des sciences dans un ordre croissant de complexité, allant des mathématiques à la sociologie. En conséquence, l’étude de la société et du comportement humain doit suivre une méthode qui est en premier lieu mathématique et objective ‑ il n’est dès lors pas étonnant qu’avant de créer le terme de « sociologie » (qui était la science la plus générale de ce classement, la « science finale »), il ait désigné cette discipline sous le nom de « physique sociale » :
Lorsque l’étude de la société, comprenant la morale et la politique, deviendrait scientifique et revêtirait l’autorité incontestable et la certitude des sciences de la nature, le système de la connaissance humaine serait homogène. La connaissance dans sa totalité serait scientifique et certaine. Une ère nouvelle commencerait alors et les industriels et les philosophes positifs tiendraient le gouvernail24.
42Ainsi, à la source de la philosophie de Comte repose une grande confiance en la science en tant que méthode pour appréhender le monde, et au‑delà de laquelle on ne peut que lancer des hypothèses superflues. C’est pourquoi selon lui les états théologique puis métaphysique devaient rapidement être remplacés par l’état positif, dans lequel « les délibérations sur les causes premières ou sur les origines ne sont plus admissibles, parce qu’il est désormais reconnu que l’existence d’êtres et d’essences surnaturelles ne peut être prouvée. En revanche, la pensée intellectuelle est caractérisée par des lois scientifiques descriptives »25.
43Somme toute, Les Particules relate comment Michel Djerzinski rend possible la mise en place de cet âge positif. Sans construire de système métaphysique ou ontologique visant à expliquer les causes et origines de l’univers, sans renouer avec l’idée d’un Dieu transcendant, Michel fait advenir une nouvelle espèce posthumaine censée vivre selon des principes établis et mathématiques ‑ d’où par exemple l’« idée bizarre » selon laquelle « le nombre d’individus de la nouvelle espèce devait rester constamment égal à un nombre premier » (p. 313). Lui‑même lecteur de Comte (p. 298), Djerzinski permet à l’humanité non seulement de « contrôler l'ensemble de l'évolution du monde » mais surtout de « contrôler sa propre évolution biologique » (p. 310) ‑ une idée qui s’intègre sans peine aux conceptions de Comte.
44Or, Michel Djerzinski est aussi un lecteur de textes bouddhiques : lorsqu’il est au chevet d’Annabelle, il se met à lire des extraits d’un petit « livre de méditations bouddhiques » dont on apprend qu’il l’avait « depuis plusieurs semaines dans sa poche » (p. 283). Même si cet élément n’a qu’une importance anecdotique dans le récit, il me semble révélateur d’une proximité d’idées, entre deux pensées a priori étrangères, mais qui peuvent pourtant se rencontrer dans une même réflexion.
45Je ne m’attarderai pas sur les rapprochements possibles entre Comte et le bouddhisme, car il n’y a pas eu ici, comme dans le cas de Schopenhauer, de « rencontre » significative et riche de sens, qui aurait éclairé en retour chacune de ces deux philosophies. Le bouddhisme a été interprété à l’aune de l’œuvre de Schopenhauer pendant plus d’un siècle par les Occidentaux, et l’œuvre de Schopenhauer a longtemps été lue comme celle d’un bouddhiste, alors que ce n’est évidemment pas le cas pour Comte. Citons toutefois une remarque de Lenoir :
Auguste Comte, le grand inspirateur du positivisme, se fait lui le promoteur de la morale bouddhiste ; il vante le « rationalisme » bouddhique par opposition à une religion catholique « infantilisante », et intègre le Bouddha dans son calendrier positiviste. (Lenoir, p. 112)
46Surtout, un passage des Particules élémentaires établit ce rapprochement de manière tout à fait explicite, offrant une perspective inédite et féconde sur la question :
[…] l’humanité devait disparaître ; l’humanité devait donner naissance à une nouvelle espèce, asexuée et immortelle, ayant dépassé l’individualité, la séparation et le devenir. Il est superflu de noter l’hostilité qu’un tel projet devait déchaîner chez les partisans des religions révélées ‑ judaïsme, christianisme et islam, pour une fois d’accord, jetèrent ensemble l’anathème sur ces travaux « gravement attentatoire à la dignité humaine, constituée dans la singularité de sa relation à son Créateur » ; seuls les bouddhistes firent observer qu’après tout la réflexion du Bouddha s’était au départ constituée sur la prise de conscience de ces trois empêchements qu’étaient la vieillesse, la maladie et la mort, et que l’Honoré du monde, s’il s’était plutôt consacré à la méditation, n’aurait pas forcément rejeté a priori une solution d’ordre technique. (p. 308‑309)
47Non seulement Auguste Comte percevait le bouddhisme en harmonie avec ses théories et capable d’y trouver sa place, mais dans cette perspective les bouddhistes eux‑mêmes pourraient s’accorder avec un aboutissement positiviste. En somme, tels que Houellebecq les comprend, le bouddhisme partage avec Comte une ouverture à l’idée que la science et la technique peuvent offrir des solutions au problème de la souffrance humaine, ainsi qu’un refus de s’attarder à des considérations sur l’au‑delà ou l’en‑soi des choses, sur la nature non immanente de phénomènes sortant du champ de l’expérience concrète.
48Et pourtant, tout compte fait, la fin des Particules ne propose pas nécessairement une « solution » si propice et idéale que le narrateur‑clone le fait croire. De fait, comme le montre Marc Atallah, toute utopie porte en elle un dystopie en puissance26, et celle des clones pourrait tout à fait être sujette à un renversement de perspective qui la montre sous un jour moins riant et enchanteur. De manière générale, tant que le point de vue du narrateur décrivant l’utopie se situe à l’intérieur de celle‑ci, l’éclairage sous lequel elle apparaît demeure éminemment positif ; en revanche, un autre point de vue situé à l’extérieur de l’utopie pourrait en révéler une autre facette, en négatif. Si le ton du narrateur‑clone des Particules est en effet euphorique, il serait possible d’imaginer qu’un narrateur « de l’ancienne race » (p. 315) offrirait une perspective plutôt dysphorique sur les conditions d’existence de la « nouvelle espèce ».
49Dès lors, il serait éventuellement envisageable de considérer La Possibilité d’une île, où les néo‑humains vivent reclus dans des bulles et finissent par souffrir d’un insupportable manque de contact,comme le prolongement dystopique de la réflexion menée par Houellebecq sur la question de l’utopie rendue possible par le clonage et les modifications génétiques. La symbiose prétendument parfaite des néo‑humains des Particules élémentaires avec l’univers qui les entoure, leur accès à un monde de sensations physiques inimaginables pour nous, pourrait également mener à un isolement des individus, dans la mesure où le lien avec autrui n’est plus nécessaire à la satisfaction de ses propres plaisirs. De surcroît, la sensibilité exacerbée des corps clonés ‑ et recouverts de « corpuscules de Krause » (p. 312) ‑ pourrait aussi mener à un retrait hors du monde, celui‑ci générant des stimuli trop importants pour qui recherche la paix et un équilibre symbiotique avec soi‑même. Autrement dit, La Possibilité d’une île peut être lu, à mon sens, comme un contre‑point à la fin des Particules élémentaires, et éclaire rétrospectivement ce premier récit des néo‑humains. Le destin de la race future ne serait pas si paradisiaque, alors, mais aussi sujet à une solitude douloureuse.
50Que manquerait‑il donc à cette nouvelle humanité pour être heureuse ? Une vie en communauté qui puisse se fonder sur une « religion joyeuse », capable de donner du sens, de créer du lien, de rythmer la vie ? Il est vrai que même si « Comte avait bien compris que la religion […] avait pour mission de relier les hommes et régler leurs actes », s’il avait même « prévu les sacrements, et le calendrier », il n’avait pas saisi, selon Houellebecq, « la profondeur du désir d’immortalité inscrit en l’homme »27. Notre auteur déplore chez lui l’insuccès d’une religion positiviste qui « ne garantit pas de la mort », qui est fabriquée de toute pièce, sans traditions, et artificielle. De même, la religion des clones de La Possibilité d’une île finit par ne faire plus aucun sens, en regard du sentiment aigu d’isolement qu’éprouvent les néo‑humains. Ailleurs, Houellebecq admet : « Comme Auguste Comte, je pense qu’à long terme, une société ne peut tenir sans religion. »28 Dès lors, cette religion pourrait‑elle être une forme de bouddhisme ?
51De toute évidence, la « solution technique » des Particules n’est pas suffisante, et la résolution poétique de La Carte ne mène pas non plus à une quelconque béatitude. Apte à offrir un compromis entre la solution positiviste, l’ascèse et la contemplation schopenhaueriennes, capable de s’harmoniser avec les voix de ces deux philosophes qui se font entendre dans les fictions houellebecquiennes, le bouddhisme dessine par là‑même un espace du possible en palimpseste.
Conclusion
52Il est peut‑être temps d’expliciter le titre que j’ai donné à cet article. Avant de s’appeler le Lieu du Changement, le camping New Age dans lequel se rend Bruno s’appelait l’Espace du Possible, en référence à un camping bel et bien réel. Le propriétaire ayant porté plainte, Houellebecq a dû changer le nom à la réimpression des Particules29. Ce nom est donc un véritable palimpseste ; à lui seul, il est un espace du possible, mais un espace disparu, ou plutôt dissimulé. Derrière le Lieu du Changement se cache un nom plus authentique, que le lecteur ne peut que deviner ou aller chercher. De même, derrière les références très visibles que Houellebecq fait au bouddhisme, et qu’il met à l’avant‑scène dans ses fictions sur le ton de la parodie, de la sympathie un brin condescendante ou de l’ironie, il y a peut‑être un réseau de sens plus profond à explorer. Le bouddhisme est un espace du possible qui tisse entre elles des voix sur plusieurs plans : celles des personnages et des narrateurs, mais aussi celles des écrivains‑philosophes, bien réels, qui trouvent des échos de leurs voix chez Houellebecq. Le bouddhisme forme lui‑même une voix qui tantôt détonne lorsque notre auteur joue sur le second degré, qui tantôt se mêle à d’autres, et qui parfois se fait presque inaudible.
53À plus large échelle, dans un espace culturel contemporain ultra‑médiatisé, la voix (ou les voix) de Houellebecq évolue(nt) et joue(nt) sur plusieurs niveaux et statuts, de telle manière qu’il devient par moments délicat d’attribuer ses propos à une instance énonciative claire : c’est cela qui crée en partie le « phénomène Houellebecq » dont on a tant parlé. Nous avons affaire à une sorte de bruit intramondain, une surenchère d’échos venant parasiter toute conception de « l’auteur » comme origine d’une voix unique, d’une univocité au premier sens du terme. Si bien que les notions de for intérieur, d’authenticité ou de sincérité de la parole de l’auteur deviennent hautement problématiques et insituables. Toutes les voix de Michel Houellebecq sont‑elles donc seulement des échos de sa posture ? Y aurait‑il un espace du possible non postural, une voix qui sonnerait juste mais se ferait plus discrète, en quelque sorte ? Et selon quels critères la détecter ?
54Peut‑être cette voix émergerait‑elle alors là où on ne l’attend pas, là où on ne l’entend pas. En palimpseste, justement : derrière le bruissement des intertextes, la somme des références que Houellebecq accumule. Peut‑être surgit‑elle au croisement de ces différentes références, à l’intermédiaire de plusieurs voix. Peut‑être aussi lorsque l’on cherche dans des zones inattendues de l’œuvre, ou dans des espaces moins intrinsèquement polyphoniques que les romans. Y aurait‑il donc une voix bouddhiste dans la poésie ou les disques de Houellebecq ? Y en a‑t‑il une dans les photographies que réalise Houellebecq ? Ces espaces pourraient être des lieux où éprouver une expérience de lecture inédite, légèrement à l’écart des voies déjà tracées par la critique houellebecquienne.
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55À la fin de La Carte et le Territoire, l’œuvre de Jed Martin montre une végétation qui, surgie du fond de l’image, finit par recouvrir l’écran et noyer les objets qui apparaissaient en superposition. Tout ce qui était visible en palimpseste disparaît. Jed Martin n’a pas trouvé d’échappatoire au vouloir‑vivre schopenhauerien. Mais peut‑être qu’en revanche Michel Djerzinski, malgré tout, a vu une ouverture. À mon sens, il est possible de considérer, pour conclure, que Michel a réussi à mettre en pratique une voie du milieu, plus nuancée que l’ascétisme prôné par Schopenhauer. C’est en Irlande, sur « cette pointe extrême du monde occidental, constamment baignée d’une lumière mobile et douce » (Les Particulesélémentaires, p. 304) et qui le fascine, qu’il finit par trouver une forme de paix, plus proche du nirvana bouddhiste que de l’anéantissement schopenhauerien, en s’ouvrant à une méditation active qui lui permet d’atteindre une délivrance hautement poétique. Troquant une forme d’ascétisme quelque peu inhumain30 pour un exil solitaire et méditatif, il se plonge dans les lettres de Comte et dans le Book of Kells, et trouve là une échappée pour finir par « entrer dans la mer ».