D'autres vies que la sienne : Nicolas Bouvier entre entomologie et éthologie
1De l'Histoire naturelle de Buffon aux ethnologies imaginaires de Michaux aux pays des Hacs et des Emanglons, sans compter les épopées entomologiques d'un Jean-Henri Fabre en son Harmas venaissin, la littérature semble bien avoir noué un long négoce poétique avec la zoologie, pour inquiétée ou fascinée que s'éprouve la première par la diversité, la monstruosité ou l'instabilité du bestiaire zoomorphe. Le savoir anthropologique que la littérature rapporte de ses expéditions vers le grand Dehors se thématise alors selon un très large spectre : assaut contre la frontière (d'espèce) chez Kafka, invitation à garder prudemment la chambre chez Michaux (Un Barbare en Asie), impératif catégorique de diplomatie chez Saint John Perse (« Je sortirai car j'ai à faire : un insecte m'attend pour traiter. »1) ou confirmation pesssimiste d'un principe darwinien, sous la plume du voyageur-iconographe Nicolas Bouvier : « La vie des insectes ressemble en ceci à la nôtre : on n'y a pas plutôt fait connaissance qu'il y a un vainqueur et un vaincu. »2 Quels comptes littéraires d'abord l'usage du monde selon Bouvier règle-t-il, par l'expérience défamiliarisante du détour animal, avec cette question centrale de la communauté des espèces vivantes? Mais aussi quelles règles de vie pratique, voire éthiques, lui faut-il tirer de cet amer savoir du voyage?
I. Portrait du voyageur en myrmécologue
2Que ce soit dans Le Poisson-Scorpion 3 ou dans sa correspondance avec Thierry Vernet, et jusqu'à son long entretien avec Irène Lichtenstein-Fall dans Routes et déroutes4, Nicolas Bouvier ne cesse, il est vrai, de relier le récit de ses apprentissages fondateurs aux aventures et accommodements avec les autres mondes vivants qui l'entourent, espèces zoologiques aux pratiques sociales organisées qu'il définit comme « un véritable terrarium où j'étais seul ». Cette solitude surpeuplée, c'est particulièrement dans le « paradis pour entomologues » de Ceylan5, cette fausse Arcadie vantée par les guides touristiques, qu'il l'expérimente, à l'épreuve métaphysique de cette impossibilité d'être seul (l'ambigu ne-ver-think-you-are-a-lo-ne) que lui prédisait le médecin du dispensaire de Colombo à son arrivée. « Seulâbre », écrit-il à l'ami lointain en 1955, mais toujours en compagnie dans la chambre-matrice « incubateur »6 de récit, de cauchemar et de renaissance : qu'il s'agisse de solitaires à son image (geckos, lézards, crabe rose pérégrin fourvoyé « hors de l'égout natal ») ou, plus souvent, de « formidables collectivités » (fourmis rousses Ponerines, termites indigènes -Euterpes fatalis-, moustiques, scolopendres, araignées). Les insectes sociaux, objets de tant d'études savantes sous la plume des naturalistes et entomologistes depuis Réaumur, Le Peletier de Saint Fargeau, Forel, jusqu'à Maurice Maeterlinck, Jean-Henri Fabre et Charles Darwin, fascinent l'éthologue qui sommeille dans le voyageur érudit, à qui un hasard quelque peu objectif avait fourni comme viatique le texte du naturaliste britannique G. Th. Leffroy, Insect Life of India.7 Le Poisson-Scorpion, notamment à travers la scène anthologique du combat entre les termites et les fourmis rousses lors du vol nuptial, sur laquelle nous nous arrêterons plus longuement, permet au narrateur éthologue de passer de la crise dépressive (la connaissance par les gouffres de la psyché ) à l'exorcisme final qui prélude à la vita nuova. Le texte de Bouvier, publié en 1981 en Suisse, porte la trace du labeur de sa gestation, de sa « surécriture », intégrant des éléments déjà en place en 1955 (une recherche parallèle sur la civilisation des Hittites, l'épopée de Gilgamesh, comme en témoignent les lettres à Thierry Vernet), mais aussi les occupations professionnelles ultérieures de Bouvier dans les années 70 (son métier d'iconographe le menant à illustrer La vie des fourmis de Maurice Maeterlinck.8) Le Bouvier de 1981, puis le commentateur de 1992 reviennent sur la « dramaturgie entomologique »9 qui préside aux règlements mais aussi dérèglements collectifs chez les insectes organisés (danse de vie et de mort, espèces de souleries collectives) avec une exactitude naturaliste que n'aurait pas démentie un J. Henri Fabre, (celui que Darwin nommait le « Virgile des insectes »). Mais aussi, dans les deux cas – « conte tropical » et entretien –, Bouvier construit son théâtre entomologique avec une mémoire d'homme qui a traversé l'horreur du « tragique XXe siècle » (selon la formule de l'historien britannique Eric Hobsbawm) d'Occident en Asie, la seconde guerre mondiale et la guerre froide, après un conflit où notamment les Japonais furent accusés d'avoir pratiqué à grande échelle contre les populations chinoises la « guerre entomologique ». La mise en récit des mœurs des insectes, aimantée par ce que Bouvier appelle « leur frénésie et leur prescience de mort imminente », joue alors littérairement sur un double clavier : celui de la tragédie héroïque ou de l'épopée (méditation sur le destin, sur la signification de nos actes, dans une perspective pessimiste et déterministe), celui de la parodie de genre (ici la parodie de la Batracomyomachie, d'un pseudo-Homère).
3Myrmécologue et éthologue, poète pseudo-épique qu'on imaginerait bien en Lucain des termites (« pas né d'un nid de courtilières »10, comme il le dit au directeur de l'Alliance française), Bouvier se place aussi sous le commandement de l'un des proverbes du Roi Salomon qui sert d'exergue au chapitre XIII de Poisson-Scorpion : « Va voir la fourmi, paresseux, et inspire-toi de ses œuvres ». Face au monde, face à la littérature, tel est le mouvement d'en avant paradoxal qui propulse le voyageur insulaire hors de toute retraite possible : la « chambre-incubateur » de Ceylan devient ce laboratoire existentiel où d'autres vies que la sienne préparent du Dedans leur grande sortie vers le Dehors dangereux, chorégie nuptiale et funèbre simultanément. Il y aura des morts, des élus et des rescapés dans cet Exodus nuptial où jamais l'expression de struggle for life n'aura été plus justifiée. À l'ami Vernet, ce « bloody Swissman » qui se refait pendant ce temps une santé helvétique à Montana, il confie, dans une lettre de juillet 1955, son tête à tête éthologique avec ses bestioles, devenues ses « personnages » :
Dans les journées 'noires', je regarde ce qui se passe sur mon mur. Bien des choses, bien plus de choses que dans tout le reste de la ville, entre les fourmis de toutes sortes, de minuscules araignées qui font des bonds gigantesques, des vols de phalènes, etc. Je prends beaucoup de notes sur les divers personnages, leurs rapports, leur caractère. C'est intéressant, vivant, j'aimerais faire un article sur Galle qui montre que la vraie vie, la vie militante, ce sont les fourmis et les chèvres, les hommes n'étant que de grosses ombres molles.11
II. Autres vies, « outre-monde », mode d'emploi
4Dans un premier temps à Ceylan, le monde des insectes agit comme un antidote aux « maléfices des hommes », un monde parallèle aussi qui deviendrait le modèle de formes de vie alternatives, entre familiarité complice et désanthropomorphisme. Privé de son compagnon de voyage Thierry, en rupture sentimentale, livré à la promiscuité torve de ses hôtes et à leur importun « essaim de sollicitude » (!), à la déliquescence du « bolchevisme équatorial » dont la « bonté » ne résiste pas au soleil de plomb, le voyageur est pris d'empathie pour ceux qu'il appelle ses « mystérieux compagnons », si actifs, si industrieux, jusqu'à rêver d'une sorte de « devenir-insecte » heureux et provisoire, (« bonnard » pour reprendre un adjectif de la langue familière entre les amis complices)entre cancrelats et bananes trop mûres. N'a-il pas découvert, chez un brocanteur et acheté pour son édification viatique, l'édition indienne publiée en 1907 de G. Th. Leffroy : Insect life of India, « gros volume qui m'a l'air écrit pour moi »? Et d'ailleurs, à Ceylan, toute vision, tout objet, n'ont-ils pas tendance à se zoomorphiser en insecte? Le spectacle des restes déchiquetés d'un accident de car à Ceylan témoigne d'une contamination du regard par le paradigme entomologique, tout en faisant évoluer la tonalité humoristique du début vers une gamme émotionnelle plus inquiétante, voire fantastique : « Une paire de lunettes rondes à monture de fer est cabrée les branches en l'air, l'air mécontent, grand insecte irascible et fragile à la recherche d'un nez envolé le Diable sait où. »12 Si le mouvement de l'insecte, son aérodynamisme, sa capacité à réagir à l'agression peuvent agir un temps contrastivement par rapport à l'enlisement de la société de Ceylan (« You must adjust yourself to general stagnation »13) et à la paralysie d'un écrivain en panne, le contre-monde ne tarde pas à s'inverser négativement en univers hyperstructuré, militarisé, amplificateur d'angoisse, dont la dérégulation soudaine peut reconduire à l'anomie. La succession des deux imaginaires entomologiques s'opère très rapidement dans le texte, parfois au sein de la même séquence. L'ailleurs zoologique dans la hiérarchie des espèces animales associé à l'ailleurs géographique aboutissent au même scepticisme, voire désenchantement anthropologique chez Bouvier. À Eliane Lichtenstein-Fall, à propos des insectes et spécialement des termites, ne confiera-t-il pas ultérieurement ceci :
Malgré la cruauté et le meurtre qui régissent ce monde, j'étais obsédé par son activité parce qu'à une échelle trente mille fois plus grosse, j'avais des congénères humains qui ne faisaient rien sinon se gratter l'entrejambe et manier, dans la torpeur, de vagues dossiers qui ressemblaient à des torchons.
Cette frénésie des insectes m'a souvent poussé au travail, m'a donné du courage alors que j'étais vanné et qu'il faisait 38° dans ma chambre. [...] Il y avait cette dramaturgie entomologique qui se déroulait sans cesse sous mes yeux, des projets dont je suivais les progrès – on a souvent des projets à très long terme dans ces collectivités : chacun s'y met, on voit se former les équipes. J'étais fasciné et j'ai très bien observé. Quand un fait me paraissait bizarre, ou la morphologie d'un insecte inexplicable, je prenais des notes. À mon retour, j'ai fait d'énormes lectures et j'ai pu me rendre compte que tout ce que j'avais vu était juste.14
5Mais ce collectivisme idéal, ce socialisme solidaire et mutualiste, digne d'intéresser le citoyen helvétique, pourtant peu suspect de sympathies bolcheviks, deux ans après la mort de Staline, a ses limites. À propos de la reine des termites, il se prend à méditer sur le brutal effrondrement d'un ordre totalitaire, sur la vulnérabilité d'une collectivité soumise à la dérégulation, suspendue à la vie d'une créature unique. Le parallélisme ici avec la lecture politique d'une chute d'empire est évident, renforcé par l'usage métaphorique du mot bunker pour désigner l'habitacle :
Il y a une chose très frappante en ce qui concerne les termites. Si on parvient à atteindre la reine, qui est dans une sorte de bunker au fond et au cœur de la termitière, et qu'on la tue, tout le comportement de la termitière se dérègle et devient erratique. Il y a là une intelligence collective qui part de cette reine trente mille fois plus grosse que ses sujets. Elle a à peu près la taille d'une petite saucisse de veau et met chaque jour quantité de sujets au monde, fécondés et sortis de sa vulve par le mâle qui est là comme un minuscule concierge. L'objet de soins constants, fardée, pomponnée par d'innombrables ouvrières, elle est l'âme de la termitière. [...]
En lisant des études sur les termites de Ceylan, avec des dessins cauchemardesques, effrayants, du termitologue Bugnon de Lausanne, j'ai appris qu'ils ont aussi de bons moments, des espèces de souleries collectives.15
6L'hyperfécondité des termites-reines, leur monstruosité, leur fonction purement reproductrice, avec le concours du mâle maïeuticien-concierge, gardien de la redoutable bouche d'ombre, est à la fois une donnée objective rapportée par tous les entomologistes (Fabre citant Bugnon, Maeterlinck), mais ne serait qu'un topos naturaliste et éthologique quelque peu épicé, si le motif, sa tonalité grotesque et inquiétante, tragi-comique, mettant en jeu une archétypale angoisse du féminin n'était pas littérairement et ethnographiquement réinvesti par le récit de Bouvier. Dans le Poisson-Scorpion, c'est le couple des épiciers Tamouls qui est perçu comme les équivalents humains de la reine termite et du petit concierge de l'origine du monde, au sein d'une société où règne un matriarcat imposant. De l'épicière, qui apparaît dans Poisson-Scorpion au chapitre ironiquement intitulé « Circé », nous savons qu'elle est « colossale »,« immobilisée par son embonpoint », qu'elle lance des œillades suggestives à Bouvier tout en chassant les galopins qui la houspillent comme « des mouches à merde ». « Grosse, saine, riche, encore ardente » : la rumeur malveillante l'accuse d'avoir liquidé son époux insuffisant.
J'ai l'impression que par quelque opération réductrice elle a dû enfermer ou ranger ce fâcheux quelque part. [...] Peut-être dans cette boîte à biscuits indigo, sur la dernière étagère, qu'elle surveille parfois du coin de l'oeil et dont j'entends monter – mais la quinine me fait bourdonner les oreilles – comme le grincement d'un grillon furibond. Ou que, ramené à l'état d'homoncule, il fulmine et gesticule à son aise sous son gigantesque séant. Chez un des termites de notre Ile (Euternes fatalis) qui est précisément en train de réduire mon auberge en farine, la reine est trente mille fois plus volumineuse que le roi, installé à vie comme un concierge à l'orée de sa vulve. Je ne puis donc écarter cette hypothèse sans m'être véritablement informé. La prochaine fois qu'elle quittera son sac-fauteuil j'irai discrètement voir si ce gringalet ne court pas, le poing levé, dans les plis creusés par ce formidable fessier. Je serais ravi de tenir cet avorton entre le pouce et l'index et lui dire tout le mal que je pense de ses manigances. Blattes, bousiers, scorpions, scolopendres : j'ai l'habitude de ces changements d'échelles et de ces minuscules interlocuteurs. Je ne cache pas non plus mes sympathies. Cette femelle colossale me plaît, sans illusion. Pour les élans du coeur et les marivaudages, l'épicière a un poisson-scorpion qui tourne dans un bocal à concombres joliment aménagé avec du corail, du sable fin, et posé au coin du comptoir.16
7La parade sexuelle de l'épicière devant le poisson-scorpion, jeune mâle dont le corps est secoué de frémissements élégants est donc redoublée par la pulsion scopique de l'observateur-zoologue et voyeur, qui enregistre les ébats très stylisés, chorégraphiques, dont la sophistication ne pourra pas ne pas évoquer pour le lecteur la danse du bourdon devant l'orchidée, selon Proust et d'après Darwin.
8Le lecteur ne peut qu'être admiratif devant la virtuosité et la vis comica de cette page, où Eros et Thanatos semblent éprouver leurs pouvoirs réciproques sur un mode mineur : Bouvier y condense, en plus du parallélisme premier entre les mœurs sexuelles des termites et du couple humain tamoul, des effets d'intertexte très réjouissants. La boîte indigo renvoie bien sûr à la cage à grillon mais aussi à celle où sont enfermés les djinns, esprits surnaturels, à moins qu'il ne faille aussi y voir une version parodique de la boîte de Pandore. La femme géante se fait donc l'entomologue de son époux-grillon, lui faisant ainsi franchir une frontière d'espèce, alors que le voyageur malade, sous l'effet de la quinine, fait le trajet en sens inverse (ses oreilles « bourdonnent »). Quant à la danse de séduction de la femme âgée devant le poisson-scorpion mâle jeune (qui redouble le procédé d'échanges interespèces), elle réactive sur un mode obscène et grotesque la légende de la danse de Salomé ou d'Herodias, dont l'accomplissement dramatique resterait en suspens. Mais les détails du rituel soulignent l'étrangeté tout en produisant un malaise lié à la frustration : la femme tamoule se trémousse à distance devant le poisson-scorpion à travers la cloison du bocal, comme une stripteaseuse professionnelle le ferait devant ses clients; quant au voyeur-entomologue, il se retire « sur la pointe des pieds », pris entre honte et jalousie. Cette série de renversements de rôles (l'entomologiste transformé en objet, notamment sexuel) présente un caractère très singulier et rejoint, la mise en scène littéraire en sus, nombre d'observations de naturalistes scientifiques professionnels dans leurs Mémoires sur ce qu'on pourrait appeler leur « ethos » d'observateur. On peut le trouver, par exemple, chez Jean-Henri Fabre dans Ses souvenirs entomologiques de L'Harmas, publiés en 1905, venant à s'excuser d'avoir assisté à une scène interdite, qu'il n'aurait jamais dû voir, qu'il aurait pour ainsi dire involontairement profanée.
III. Changements d'échelles, microcosmie et gigantomachie
9C'est pourtant dans la guerre entomologique17 entre les fourmis rousses et les termites, au chapitre X du Poisson-Scorpion que la puissance de feu du récit de Bouvier se déchaîne. Alors que stagnent les recherches sur les Hittites nécessaires à un emploi alimentaire (« travaillé tout l'après-midi au récit de la bataille de Kadesh (1286 av. JC)”, alors que l'isotopie de la guerre de ce très antique peuple se densifie dans le texte, un verbe isolé signale dans le récit la transition de la Gigantomachie héroïque reconstituée vers la Micropolis bien réelle (« L'Ancien Testament fourmille de Hittites... »18) juste au moment où un specimen solitaire vaguement fraternel débarque sur la page (les copies de feuillets en témoignent!) :
J'avais couvert trois grandes pages quand un scorpion noir a dégringolé des poutres dans mon bol de thé. Etourdi? Poussé par un frangin blagueur? Je vois à sa taille que c'est un blanc-bec de la dernière pluie, absolument paniqué. Je sais maintenant comment m'y prendre avec ces petits joyaux héraldiques : les attraper entre le pouce et l'index juste sous l'aiguillon. Je l'ai posé sur le plancher qu'il a traversé comme un éclair pour disparaître dans une crevasse du mur où il attendra que sa maman vienne le chercher.19
10Notons au passage la similarité du geste de saisie de l'entomologue amateur, qu'il s'agisse du scorpion ordinaire ou de l'époux termite de l'épicière tamoule.
11La narration opère ainsi le tressage de trois motifs, de trois fusions : la fusion du registre poético-épique et entomologique (Hittites-insectes), la fusion du registre autobiographico-érotique (la lettre de rupture de l'ex-fiancée) et naturaliste (celui du vol nuptial des termites) (« L'amour est ascensionnel comme la prière. Ascensionnel et éperdu. Chez les insectes isoptères, tout individu sexué reçoit aussitôt sa paire d'ailes »20, à quoi répond deux pages plus loin dans le récit la phrase : « Ici comme partout, les élans du coeur ne vont pas sans danger »). La troisième fusion joue sur le registre polémologique de la « guerre totale » inter-espèces à la façon d'un traité de tactique et de stratégie illustrés, dont il propose une parodie : offensive, défensive, bataille, infanterie, armure, armistice, carnage, prédation, hécatombe, Thanatos a définitivement liquidé Eros. Dans cette guerre, le sexe est l'appât (comme dans la guerre de Troie), mais les prétendants sont nombreux, même si les fourmis ont une longueur d'avance sur le règne animal: « Les fourmis qui l'ont su avant moi préparent fébrilement une descente sur les brèches qui viennent d'être ouvertes. Elles ne sont pas seules; dans un périmètre qui dépasse bien l'auberge mâchoires, museaux, dards, moustaches, mandibules vibrent ou claquent de convoitise. Scolopendres, engoulevents, araignées, lézards, couleuvres, tout ce joli monde d'assassins que je commence à connaître est littéralement sur les dents. »
12À l'empathie pour l'éphémère (« Puceaux et pucelles choyés des années durant dans l'obscurité, dans une sécurité absolue dont notre précaire existence n'offre aucun exemple »), au « bref enchantement » de leurs minutes d'ivresse à l'issue desquelles les élus perdent leurs ailes et s'enfouissent pour de longues années avec leur conjoint, succède le spectacle de l'impitoyable génie du carnage des fourmis rousses (« Fantassins frénétiques de six-sept millimètres encadrant des soldats cuirassés de la taille d'une fève qui faisaient moisson de ces fiancés sans défense et s'éloignaient en stridulant, brandissant dans leurs pinces un fagot de victimes mortes ou mutilées. ») Un grand principe de recyclage des dépouilles et de cannibalisme gouverne cet écosystème d'une redoutable efficacité, qui ne laisse aucune place pour la pitié, si elle en laisse à l'esprit sacrificiel de l'individu pour la collectivité menacée. Bouvier intercale une analogie avec l'animal humain, sans doute appelée par les échos d'une Résistance historique encore de fraîche mémoire, ou d'une guérilla localisée :
Ici et là, un risque-tout quittait sa tranchée et sautait dans la mêlée pour mieux ajuster sa salve avant d'être taillé en pièces. D'un côté comme de l'autre, ni fuyard ni poltron, seulement des morts et des survivants tellement pressés d'en découdre qu'ils en oubliaient le feu de ma lanterne et de mordre mes gigantesques pieds. Si nous mettions tant de coeur à nos affaires, elles aboutiraient plus souvent.21
13Coup de projecteur sur l'observateur, pour donner l'échelle de cette Micropolis dans la tourmente de la dévastation, un observateur qui fait aussi retour humoristiquement dans le texte à l'heure de l'armistice : « À ce prix, la termitière a gagné son pari. Les rôdeurs et les intrus qui ont pu y pénétrer sont déjà occis, dépecés, réduits en farine pour les jours de disette. Dans la cellule faite du ciment le plus dur où elle vit prisonnière, l'énorme reine connaît la nouvelle. Un des Suisses de sa garde est venu lui dire d'antenne à antenne, en hochant comiquement sa grosse tête, que "Malbrouck était revenu." » La Suisse, patrie lointaine, terre de paix, de neutralité, mais aussi exportatrice de la garde vaticane rapprochée.
14Bouvier observe un trifonctionnalisme chez les termites (« soldats, ouvriers, termites sexués ») qui n'est pas sans rappeler non plus, au plan anthropologique cette fois, la tripartition indoeuropéenne établie par Georges Dumézil (guerriers, prêtres, (re)producteurs). Reste un constat final, celui du déterminisme de l'espèce, auquel s'opposerait le libre-arbitre de l'homme doué de raison : « Personne en tout cas, dans ces catacombes d'argile, ne choisit son destin. Ai-je vraiment choisi le mien? Est-ce de mon propre gré que je suis resté là des heures durant, accroupi, hors d'échelle, à regarder ces massacres en y cherchant un signe? » »22
15Analogie toujours des comportements éthologiques : non, décidément, ce n'est pas depuis Ceylan qu'on pourra rapporter vers la Suisse l'idée d'un animal humain maître de soi et de l'univers. Herméneute inquiet au spectacle de cet opéra géant, saisi un instant par sa passivité consentante devant le massacre, Bouvier souligne l'horizon éthique inachevé de son geste expérimental.
Virgile de l'Harmas et Lucain de Ceylan
16Plus que garde suisse, Bouvier se fait le chroniqueur et l'ethnographe de vies minuscules, de vies anonymes qui renvoient à la vacance de la sienne : « Je me demandais si ce jour de désastre porterait même un nom dans les chroniques de mes microscopiques et mystérieux compagnons. Et s'il en aurait un dans la mienne.” écrit-il en conclusion de ce chapitre médian de Poisson- Scorpion (X sur XX). C'était peut-être faire écho au texte de Maurice Maeterlick, qu'il venait par ailleurs tout juste d'illustrer. Mais si le poète symboliste puisait dans le registre épique de la bataille des Thermopyles pour évoquer l'étendue des pertes et le miracle de la survie chez les insectes sociaux, Bouvier emprunte son registre poétique plutôt au baroque de la Pharsale de Lucain par le choc des sonorités, la puissance des hypallages, la violence de la couleur expressive. Reste en partage avec Maeterlinck l'idée philosophique que l'organique tient, fait système, qu'il existe une chaîne interspécique mystérieuse :
Il n'y a grand ni petit quand il s'agit des mystères de la vie. Tout est sur le même plan, tout a même hauteur et l'astronome travaille au même niveau et dans la même matière que l'entomologiste. [...] Afin de nous intéresser [...] à des vies qui ne sont pas à notre échelle, supposons qu'il s'agisse de l'histoire d'une race pré-humaine qui aurait passé sur la terre quelques milliers ou millions d'années avant notre arrivée. Rien ne nous dit qu'il n'y ait pas eu,comme rien ne nous affirme que ne surgira pas une race post-humaine...23
17Une empathie pour l'insecte social que l'on ne retrouve pas lorsqu'il évoque la mouche! Dans L'Usage du Monde, en Afghanistan, Bouvier s'était lancé dans l'entomologie comparée à propos des mouches de Kandahar, où il démarquait humoristiquement la théorie des races chez Gobineau, tout en prenant parfois le ton assertif du Barbare en Asie de Michaux :
J'aurai longtemps vécu sans savoir grand-chose de la haine. Aujourd'hui j'ai la haine des mouches. Y penser seulement me met les larmes aux yeux. Une vie entièrement consacrée à leur nuire m'apparaîtrait comme un très beau destin. Aux mouches d'Asie s'entend,, car, qui n'a pas quitté l'Europe n'a pas voix au chapitre. La mouche d'Europe s'en tient aux vitres, au sirop, à l'ombre des corridors. Parfois même elle s'égare sur une fleur. [...] Celle d'Asie, gâtée par l'abondance de ce qui meurt et l'abandon de ce qui vit, est d'une impudence sinistre. Endurante, acharnée, escarbille d'un affreux matériau, elle se lève matines et le monde est à elle. [...] Mais s'il y a plaie, ulcère, boutonnière de chair mal fermée, peut-être pourrez-vous tout de même vous assoupir un peu, car elle ira là, au plus pressé, et il faut voir quelle immobilité grisée remplace son odieuse agitation. On peut alors l'observer à son aise : aucune allure évidemment, mal carénée, et mieux vaut passer sous silence son vol rompu, erratique, absurde, bien fait pour tourmenter les nerfs – le moustique, dont on se passerait volontiers, est un artiste en comparaison. [...] L'homme est trop exigeant : il rêve d'une mort élue, achevée, personnelle, profil complémentaire du profil de sa vie. Il y travaille et parfois il l'obtient. La mouche d'Asie n'entre pas dans ces distinctions. Pour cette salope, mort ou vivant c'est bien pareil et il suffit de voir le sommeil des enfants du Bazar (sommeil de massacrés sous les essaims noirs et tranquilles) pour comprendre qu'elle confond tout à plaisir, en parfaite servante de l'informe24.
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