Médium(s) et média(s). Le médial et le médiatique
Retour sur des modèles
1L’essor que les études intermédiales ont connu au cours des trois dernières décennies invite à interroger la spécificité de leur apport à l’analyse des différents arts (littérature comprise) et à se demander en quoi elles se différencient des recherches que l’on nommait jadis ou naguère « intersémiotiques », « interesthétiques » ou « interartistiques ». Certains auteurs, comme Jürgen Müller, l’un des représentants les plus importants de ce courant d’études dans les pays de langue allemande, ont pu attirer l’attention sur ce que chacun des aspects mis en évidence par ces perspectives d’approche avait d’irréductible aux autres1. À supposer qu’elles soient complémentaires, et donc non exclusives les unes des autres, il n’en faut pas moins se demander dans quelle mesure il est possible de réinvestir dans le champ d’analyse des œuvres les outils et les méthodes élaborés par des disciplines qui lui sont extérieures. Il n’est pas inutile de rappeler en effet que les études intermédiales, prenant prétexte du développement des nouveaux médias (les médias numériques), ont reçu leur impulsion initiale d’un corpus disciplinaire particulier, qui est celui des sciences de l’information et de la communication, avec tous les effets que les présupposés propres à ces dernières peuvent induire quant à l’appréhension de pratiques symboliques et d’objets plus ou moins anciennement implantés (comme écrire une lettre, publier un roman, peindre un tableau, exécuter une partition, etc.). La scène originaire sur laquelle s’est produite l’intermédialité ferait dès lors encourir deux risques à ses objets. Le premier, que la médiologie érige en méthode, est de voir ces pratiques et ces objets se diluer dans une histoire générale des moyens de communication et de transmission et perdre ainsi en intension ce qu’ils gagnent en extension : que nous dit du « contenu » spécifique d’un livre une analyse qui rapporte celui-ci aux outils et aux techniques que nécessite sa fabrication, aux voies et aux moyens de transport qui permettent d’acheminer les matières premières vers les lieux de fabrication et les produits finis vers les lieux de diffusion, aux structures économiques et sociales qui régissent l’organisation de la chaîne productive (auteur, éditeur, diffuseur, points de vente)2 ? Le second risque est un corrélat du précédent : quel bénéfice heuristique y a-t-il à inscrire ensemble dans le champ de l’intermédialité les sites multimédias d’Internet et un phénomène comme celui que désignait, par exemple, la formule d’un lettré grec du vie siècle avant Jésus-Christ, Simonide de Céos (« La peinture est une poésie muette et la poésie, une peinture parlante »), comprise comme portant « témoignage des premières réflexions sur les interactions entre les médias3 » ? Ces questions sont orientées ou appelées par une hypothèse, dont le tour n’est paradoxal qu’en apparence : l’essor de la notion d’intermédialité se serait opéré aux dépens d’une réflexion sur le médium, tout se passant comme si celui-ci était pensé à partir de ces moyens de communication nommés « médias » par le truchement desquels il est loisible, « de Diderot à Internet »4, de produire et de diffuser des « messages ».
2La simple considération des structures lexicales du français inciterait a priori à rabattre les termes médium et médias sur le paradigme flexionnel du latin, dans lequel le substantif medium (dont sont issus des termes comme médiation ou intermédiaire) a pour pluriel media. On observera qu’aujourd’hui encore les emplois qui sont faits de médium et de média révèlent l’instabilité de leur lexicalisation, puisque l’un et l’autre peuvent être employés avec ou sans accent comme avec ou sans marque de pluriel. Le parallèle est néanmoins trompeur. Sans revenir sur l’histoire du mot média(s), on peut à tout le moins rappeler que son emploi en français dérive de l’anglais mass media et que c’est dans les cadres des sciences de l’information et de la communication et de la sociologie5 que ces termes ont été introduits pour désigner les moyens de communication de masse : invoquant « les médias », on ne vise pas n’importe quel type de médium. Encore les spécialistes des médias en proposent-ils des définitions qui sont difficilement compatibles entre elles. Francis Dalle avance une définition à la fois très extensive et hétérogène, puisqu’elle croise des identités éditoriales, des vecteurs de communication collectifs et des appareils de fabrication ou d’émission :
3Qu’appelle-t-on aujourd’hui, média ? TF1 est un média, tout comme L’Express ou RTL. Le livre et la télévision sont des médias, au même titre que la radio, le cinéma, l’affichage ou Twitter. Mais les médias sont également des techniques, comme la presse à imprimer de Gutenberg, le cinématographe des frères Lumière, la télégraphie sans fil – TSF – de Marconi, les logiciels qui permettent de naviguer d’un site Web à l’autre6.
4De leur côté, FabriceD’Almeida et ChristianDelporte commencent par examiner les implications de la célèbre formule due à Marshall Mc Luhan (« le médium est le message ») :
Cette définition incite à ouvrir le champ des moyens de communication que l’historien se doit d’observer et à s’interroger sur la technique et ses effets globaux. Ainsi l’appréhension du système médiatique ne peut-elle s’opérer en réduisant l’observation à la presse écrite, la radio et la télévision, en laissant de côté de multiples formes d’images fixes (affiche, cartes postales) ou animées (cinéma), en négligeant l’expression publicitaire ou les moyens de propagande, etc. Mais, selon nous, la limite d’une définition trop large, c’est qu’elle finit par identifier les médias à tous les processus de communication. Or, le domaine des médias est bien plus spécifique, précisément parce qu’il exclut la sphère des relations interpersonnelles7.
5C’est pourquoi ils retiennent finalement « une définition un peu plus restrictive, qui identifie le média à tout moyen, outil ou système d’organisation permettant la diffusion massive ou la communication publique d’une information ou d’un message dans l’espace et dans le temps ». Le téléphone non plus que la lettre privée, qui sont des moyens de communication interindividuels, ne sauraient donc être considérés comme des médias, quand le smartphone ajoute à cette fonctionnalité celle d’émetteur et de récepteur de communications à très large diffusion : au même titre que l’ordinateur et la tablette à écran tactile, il constitue aujourd’hui l’un des terminaux des réseaux médiatiques.
6Le terme médium, quant lui, s’enracine dans une pluralité de traditions relativement complexes et pour certaines beaucoup plus anciennes8. C’est ce que le montre la belle réflexion d’Emanuele Coccia sur le medium, qu’il comprend, à partir de la philosophie médiévale, comme l’élément de l’image et du sensible : faisant office d’interface entre le sujet et l’objet, le medium connaît à ce titre des investissements divers, en particulier dans l’ordre de la cosmétique et de la parure9. Deux emplois remarquables et plus récents du terme sont plus ou moins liés à ce socle notionnel. L’un se rattache à une technique artisanale : en peinture, le médium désigne la substance (eau, huile, blanc d’œuf…) qui lie les pigments10. L’autre emploi renvoie au formalisme moderniste de Greenberg, pour qui l’histoire de la peinture moderne va dans le sens d’une réduction du tableau aux seuls éléments constitutifs de son médium et se traduit en conséquence par l’éviction des propriétés qu’il ne tient pas de ce dernier : le sujet, et avec lui la figuration (qui relève de la littérature), la perspective, et avec elle la tridimensionalité, fût-elle illusoire (qui relève de la sculpture)11. Ces deux emplois permettent d’isoler des oppositions différentielles qui jouent soit d’un système de signes à un autre, voire d’un art à un autre (la peinture et la littérature), soit à l’intérieur d’un même système ou d’un même art (peinture à l’encaustique, à l’huile, à l’acrylique, aquarelle, gouache, etc.). Loin, donc, de s’aligner sur le paradigme étymologique du latin, les termes médium(s) et média(s) s’inscrivent dans deux paradigmes épistémologiques distincts, auxquels il serait sans doute hautement souhaitable de faire correspondre deux paradigmes lexicaux homogènes : médium(s) – médial – médialité – intermédialité ; média(s) – médiatique – médiaticité – intermédiaticité12.
Canal, code, supports et inscriptions
7On aurait pu attendre de la sémiotique qu’elle s’intéressât au médium. À en juger par la littérature sur le sujet, cela n’a pas été le cas, et les tentatives récentes de dialogue entre sémioticiens et spécialistes de la communication montrent qu’il reste encore beaucoup à faire13. En sémiotique, toutefois, deux concepts permettent de circonscrire par défaut le médium : ce sont ceux de code et surtout de canal. Un linguiste avait, du reste, tenté de prendre en compte à la fois la dimension sociologique des médias et la dimension sémiotique du médium : « Les médias sont un ensemble de procédés de transmission massive d’information : presse, radio, télévision, etc. L’usage d’un canal impose des contraintes spécifiques dont les interlocuteurs doivent tenir compte14. » Dans la plupart des définitions que la sémiotique donne du canal, il est fait mention du support. Ainsi, Greimas et Courtès définissent le canal comme « le support matériel ou sensoriel servant à la transmission des messages15 » et rappellent que la classification la plus courante s’établit sur la base des canaux de communication, c’est-à-dire des registres sensoriels mobilisés par la perception du message, ce qui ne manque pas de poser des difficultés, relèvent-ils, pour l’analyse d’ensembles signifiants, comme le théâtre ou l’espace urbain, dans lesquels sont imbriqués plusieurs « langages de manifestation ». Pour Klinkenberg, la réalité du canal est triple, associant les caractéristiques de l’appareil émetteur et de l’appareil récepteur, le code (qui n’est pas nécessairement rigide, mais peut être embryonnaire et labile) et, enfin, les stimuli (ondes sonores, radiations lumineuses, molécules parvenant aux terminaisons nerveuses des fosses nasales, pressions physiques sur la peau) et les supports qui leur correspondent (l’air pour les ondes sonores)16. Dans la perspective qui est celle de la sémiotique, il apparaît donc que le médium ou bien est équivalent au canal, ou bien n’en est qu’un aspect. Dans la perspective d’une science du médium, celui-ci pourrait être défini a minima comme l’ensemble constitué par un support et des inscriptions, quels qu’ils soient17.
8Une telle définition est suffisamment extensive pour subsumer à la fois les médiums organiques et les médiums appareillés. Les médiums organiques sont ceux que mobilise la communication directe, interindividuelle ou collective : le message linguistique transite par le canal sonore et a pour support la voix, tandis que les expressions corporelles (physionomiques, gestuelles, posturales) transitent par le canal visuel et ont pour support les zones corporelles sémiophoriques (yeux, visage, doigts, mains, bras, épaules) ; dans des arts comme la danse ou la pantomime, c’est le corps seul qui fonctionne comme vecteur de signifiance. Dans la communication linguistique orale, compte doit cependant être tenu des phénomènes non intentionnels, d’ordre symptomatique, et donc indiciaire, qui affectent le code linguistique (lapsus) ou font défaillir le support vocal ou corporel (la voix, le geste « disent » ce que ne dit pas le message linguistique). Les médiums appareillés interviennent dans toutes les formes, interindividuelles ou collectives, de communication indirecte et/ou différée (dans une conversation téléphonique ou une émission télévisée réalisée « en direct », la communication est indirecte et immédiate). À un premier stade, des instruments tels que le poinçon, le stylet, le calame, la plume, le stylo, le pinceau, la brosse, la spatule, le ciseau, le burin, la gouge, la gradine, etc., se combinent avec les supports auxquels ils sont adaptés – ou, plus exactement, avec des matériaux que leur usage détermine comme supports18 –, tels que la pierre, l’argile, le bois, le métal, le verre, le papyrus, le parchemin, le papier, le carton, la toile, etc. Si la fabrication des différents médiums concernés met en jeu des gestes manuels, il n’en demeure pas moins que leur production et leur réception supposent un degré de culture matérielle relativement avancé, ainsi que des protocoles techniques de fabrication et d’usage et des cadres cognitifs appropriés. À ce premier stade, l’écriture, pour ne prendre que cet exemple, remplit des fonctions que nous lui connaissons encore, communicationnelles (correspondances privées ou officielles), épistémiques, pratiques et ludiques (à travers, principalement, les tables de pierre ou de bois enduit de cire, puis le volumen et le codex), auxquelles s’ajoutent celles qui sont prises en charge par les écritures monumentales, dont les finalités sont surtout commémoratives et célébratives. Ces fonctions ne sont guère différentes de celles qui sont assurées par la parole : pour « appareillé » qu’il soit, ce premier stade reste largement inféodé à des habitus corporels. Ainsi les instruments de musique traditionnels (ceux qui ne recourent pas à l’électricité) ne sont-ils pas autre chose que des externalisations prothétiques des différentes fonctions sonores que le corps humain est apte à endosser par les moyens du souffle, de la percussion ou du frottement. À un deuxième stade, la presse à imprimer, la machine à écrire, les différentes techniques de gravure sur bois, sur métal ou sur pierre introduisent une médiation machinique qui permet tout à la fois d’automatiser certaines tâches, de démultiplier les exemplaires et d’élargir la diffusion. À un stade ultérieur, les appareils enregistreurs (appareil photographique, caméra, magnétophone) suppléent ou minorent l’intervention manuelle et nécessitent un appareillage complémentaire en vue de la transmission et de la réception, comme c’est le cas notamment avec les appareils de reproduction sonore ou avec le poste de radio et le téléviseur qui, tous deux, reçoivent par les ondes hertziennes les signaux envoyés par l’émetteur. Sans nécessairement rendre caducs les médiums précédents – la photographie ne s’est pas substituée à la peinture, mais en a entraîné la redéfinition –, ceux de ce troisième stade leur ajoutent des fonctionnalités nouvelles tout en maintenant entre les inscriptions visuelles ou sonores et leurs corrélats un rapport « analogique ». Le codage numérique définit précisément le quatrième stade : toutes les inscriptions, quelles qu’elles soient, sont susceptibles de faire l’objet d’un encodage fondé sur la binarité (0/1) et régi par des algorithmes, tandis que les supports de réception déclinent un modèle de base – un écran doublé d’une sortie pour le son – qui permet de recevoir sur le même appareil des textes, des images et des sons. « Au commencement », comme l’observe Goodman, « tous les arts sont peut-être autographiques19 ». Le corrélat serait qu’ils tendent à devenir allographiques, processus qui sera parvenu à son terme lorsque la notation numérique se sera entièrement substituée aux œuvres à exemplaire unique et aux performances.
9La prise en considération des supports d’inscription conduit ainsi à affiner les distinctions traditionnelles associant un ou plusieurs registre(s) sensoriel(s) à un art donné20. Si le langage verbal entre dans la définition du médium littéraire, il n’en est qu’une condition nécessaire, mais non suffisante ; un texte nécessite un support d’inscription – oral, manuscrit, imprimé, numérique, voire neuronal. Et ce support requiert d’être caractérisé : feuille volante, cahier, livre, article, page web, etc. Les lieux (loci) et les images (imagines) convoqués par les anciens arts de la mémoire pour la mémorisation des discours constituent à leur manière un support. Que l’œuvre littéraire soit « transcendante » à ses incarnations21 n’empêche pas que c’est par le « moyen » de ces dernières que nous y accédons. Seul un examen attentif des conditions d’émission et de réception d’un texte est à même de décider de l’incidence sur son élaboration et sur sa lecture des caractéristiques attachées à son médium : sous un certain point de vue, l’identité d’une œuvre n’est pas affectée par les états matériels sous lesquels elle se livre (manuscrit, édition originale sur « grand papier », édition de poche, lecture à haute voix) ; leur portée symbolique, leur charge affective, leur valeur sociale ne sont cependant pas les mêmes, ni pour l’auteur, ni pour le récepteur. Il n’empêche que bien des lectures de The House of Leaves (2000) de Mark Z. Danielewski ne prennent pas en compte les modes de lecture induits par la configuration du texte sur Internet22.
10Il en va un peu différemment pour une « image » matérielle et ses avatars mentaux : elle n’existe pas indépendamment du support qui la fixe (feuille de papier, de carton, panneau de bois, toile montée sur châssis, mur, écran, circuits neuronaux) et des régimes et modalités d’inscription (par trait dessiné ou incisé, par taches colorées, par impression photosensible d’une pellicule ou par numérisation des données photosensibles, voire, là encore, par « impression » mnésique) qui déterminent non seulement son statut, autographique ou allographique (en série limitée ou potentiellement infinie), mais aussi ses conditions de réception : reproduite dans un livre, une image de peinture n’est pas autre chose que l’image photographique d’un tableau, laquelle induit une posture de réception très différente de celle qu’appelle le face à face avec l’œuvre originale. Englober l’ensemble des objets produits par les arts visuels sous le terme « fourre-tout » d’image23, ce n’est jamais que choisir leur plus petit commun dénominateur et neutraliser ce qui différencie une statue, un panneau peint à l’huile, un lavis, une photographie et un film. Par ailleurs, le changement d’échelle, qui est dans l’immense majorité des cas, une conséquence de l’opération reproductrice, ne devrait jamais faire oublier que le format, à l’étape de la fabrication d’un tableau, n’est jamais une variable libre : « L’artiste qui veut reporter une composition d’une toile sur une toile plus grande doit, pour en conserver l’expression, la concevoir à nouveau, la modifier dans ses apparences, et non pas simplement la mettre au carreau24. » Comme le souligne Jean-Luc Nancy, non sans un agacement bien compréhensible, « dans l’art plus que nulle part ailleurs le medium est le “message”, à ceci près qu’il n’y a pas de message, mais une adresse et une touche25 ». Ajoutons que l’adresse à elle seule est inscription en puissance : ramassés sur une plage pour être exposés, un bois flottant, un galet, un coquillage changent d’ordre, car ils sont pris dans une visée intentionnelle qui d’objets naturels fait des supports d’inscription pour les investir d’un statut médial.
11Comme cette première série d’exemples le fait apparaître, il n’y a pas de relation de covariance entre le support d’inscription, d’une part, le code et le canal d’autre part : une aquarelle, une gravure, un tableau à l’huile sur bois ou sur toile recourent à des supports différents, alors que le code et le canal demeurent fondamentalement identiques ; de même en va-t-il pour le texte écrit, qu’il soit manuscrit, imprimé ou digital. Si la notion de médium répond à une nécessité, il est clair que celle-ci réside dans l’incidence des supports sur les manières de produire et de recevoir les inscriptions.
Dispositifs médiaux
12Tout médium peut être considéré sous le point de vue de l’un des trois axes suivants : l’axe des conditions culturelles, techniques, économiques et sociales qui encadrent sa production ; l’axe des opérations dont il est le lieu ; l’axe des conditions culturelles, techniques, économiques, sociales qui encadrent (sa diffusion et) sa réception. Ces trois axes sont interdépendants. Du premier au deuxième peuvent jouer des rapports de détermination, du deuxième au troisième des rapports d’anticipation : le livre d’heures au xve siècle et le blockbuster hollywoodien intègrent des modèles contraignants destinés à satisfaire des normes (ils ont un cahier des charges à respecter) et à répondre à des attentes (ils « ciblent » un public). Mais, d’un axe à l’autre, peuvent aussi se faire jour des stratégies déceptives extrêmement variées, et donc non prédictibles : le ready-made – urinoir, pelle à neige ou porte-bouteille – déconcerte une idée de ce qui peut être exposé en tant qu’œuvre d’art, comme les pages blanches, noires ou marbrées de Tristram Shandy (1759-1767) matérialisent en les réfléchissant les techniques dilatoires d’un récit biographique qui s’enlise dans la mise au jour de ses propres conditions de possibilité. Si la notion de dispositif, pensée avec Lyotard, Foucault et Deleuze, permet de comprendre le médium, c’est dans la mesure où elle s’oppose à toute approche strictement interne et autonome des objets médiaux et nous contraint à toujours rapporter ceux-ci – par exemple, l’œuvre comme dispositif ou comme représentation de dispositif – aux dispositifs qui régissent les flux d’énoncés et de visibilités dans une situation historique donnée26 : le médium livre un état plus ou moins stabilisé des rapports entre des supports et des inscriptions, entre des espaces, plans ou volumes, et des langages, symboles, icônes ou indices ; le médium, c’est la prise de forme de forces signifiantes. C’est pourquoi il requiert d’être pensé non comme moyen d’expression, mais comme médiation bi-univoque : le bois flottant exposé est produit par l’interaction entre la sollicitation esthétique qu’il m’adresse et l’inscription intentionnelle par laquelle je le ré-adresse, faisant de lui un support inscrit. Aussi bien, approcher une œuvre sous l’aspect de son médium, c’est la référer à ce qui la conditionne ou à ce qu’elle déconditionne, à ce qu’elle anticipe comme à ses effets réels. Une science du médium, si quelque chose de tel existe, est une pragmatique : elle implique une évaluation des ordres de causalité et des régimes de conditionnalité, des trajets opératoires et des rapports entre effets visés et effets obtenus. C’est sur les parcours à suivre que les approches divergent : là où les sciences de l’information et de la communication et la médiologie privilégient les cadres culturels, techniques, économiques et sociaux de production et de réception et ne se saisissent des objets qu’en tant qu’ils donnent toute leur efficience aux cadres communicationnels, une analyse attentive au médium littéraire ou artistique partira toujours des objets et mobilisera pour ce faire tous les outils d’analyse disponibles.
13On dira que les « messages » qu’un livre véhicule, empruntant un code linguistique ou un code iconique, y transitent par le canal visuel27. La réalité est un peu plus complexe. Un livre imprimé comprend surtout des séquences d’écriture, mais celles-ci ont passé au préalable par un ou plusieurs médiums transitionnels (performance orale, manuscrit, tapuscrit, fichier numérique). En outre, le livre peut entretenir un rapport mimotextuel avec un autre médium, comme dans le roman épistolaire. Lorsqu’une correspondance est éditée, le changement de médium, qui est effectif, entraîne un certain nombre de conséquences : la suppression des contraintes temporelles liées à l’acheminement du courrier secondarise pour le lecteur la perception des conditions de toute sorte qui rendent possible cet acheminement et lui ouvre notamment l’option d’une lecture non linéarisée. Lorsque le livre accueille d’autres systèmes de notation, l’insertion de ces séquences est inséparable d’un processus transmédial : de même que les langages formels qui prennent place dans les manuels de mathématiques ont souvent été élaborés dans d’autres médiums (notes manuscrites, tableau noir), les portées musicales que comportent les ouvrages de musicologie sont issues de la famille médiale des partitions ; les cartes des manuels de géographie et les diagrammes des manuels d’économie ont souvent transité par des panneaux muraux ou par des écrans de projection ; les œuvres (tableaux, gravures, photographies, sculptures) que reproduisent les livres illustrés ont, pour la plupart, connu un stade médial antérieur qui est celui des agencements expositionnels, privés ou publics, ou des tirages limités.
14L’examen des journaux et revues, dans ce xixe siècle où ils prennent leur essor, permet de lever une deuxième série d’observations : avant d’être intégrés par leurs auteurs à des livres – par simple regroupement ou à la faveur d’une réécriture –, beaucoup de textes auront d’abord paru dans des périodiques. Le cas de la publication d’un roman en feuilleton est bien connu : si un grand patron de presse comme Émile de Girardin, dès 1836, a pu en faire un outil de fidélisation du lectorat, c’est non seulement parce que le découpage de l’histoire en tranches autorisait des effets de suspens et créait un sentiment d’attente et de dépendance, mais aussi parce que, en certains cas, les réactions du public pouvaient influer sur le déroulement de l’histoire. Ainsi en alla-t-il, par exemple, outre-Manche, pour Pendennis (1848-1850) de Thackeray ou pour David Copperfield (1849-1850) de Dickens28. Aligné sur un rythme quotidien ou hebdomadaire, le médium induisait un degré d’interactivité analogue à celui sur lequel avait pu jouer, un peu moins d’un siècle plus tôt, la publication en sept volumes de Clarissa, or the History of a Young Lady (1747-1748), chacun d’eux suscitant des échanges assidus entre Richardson et ses lecteurs. Dans un tout autre genre, c’est d’abord dans des journaux que Baudelaire publia les poèmes en prose qui formeront Le Spleen de Paris(1869), de sorte que ses textes jouxtaient des réclames ou des articles traitant de politique29 : un tel environnement médial ne pouvait être sans effet sur l’acte poétique (qui en passait par une sorte de « prostitution » consentie) non plus que sur la posture de lecture des abonnés à La Presse ou au Figaro. Des observations également intéressantes pourraient être faites sur les articles donnés par Balzac entre 1830 et 1832 dans deux revues satiriques, La Silhouette et La Caricature30. Une caractéristique de cette nouvelle presse, dont l’idée avait été importée d’Angleterre à la fin de la Restauration, est qu’en dehors des planches hors-texte, des vignettes viennent scander et ponctuer chaque numéro. Balzac fait explicitement allusion à cet usage dans une nouvelle, « La Mort de ma tante », qu’il publie dans le numéro 7 de La Caricature, sous la rubrique « Fantaisies » : il conçoit la scène, extraite de son manuscrit des Deux Amis, « en forme de vignette capricieusement dessinée au bas d’un livre pour y remplacer le mot FIN31 !... » L’énumération est un procédé qui revient dans beaucoup de ces contributions ; au même titre que le parallèle et l’antithèse, elle permet de structurer un texte court autour d’une forme simple et frappante, sans qu’il faille toujours aller en chercher bien loin la matière : le compte rendu que Balzac donne du roman d’Eugène Sue, Plik et Plok, n’est qu’une facile série de variations sur ce thème rudimentaire32. Lorsqu’il reprit certains de ces textes pour les insérer dans La Comédie humaine, il leur fit subir régulièrement un certain nombre de modifications qui témoignent de la perception très fine qu’il avait des caractéristiques propres à chaque médium et des conditions de lecture qui leur étaient associées : tout ce qui contribuait à capter l’attention du lecteur et à ouvrir le texte sur ses marges (nombreux paragraphes courts, points de suspension, ponctuation fortement expressive) fut amendé de manière à s’aligner sur le canon de la prose romanesque.
15Comme ce dernier exemple le suggère, les recherches sur le médium auraient tout intérêt à reprendre à la poétique la question du genre : le genre, qui est une catégorie fondée soit sur des règles génératives, soit sur les « ressemblances de famille » entre les membres d’une classe de textes, peut en effet être considéré sous l’angle des relations entre les possibilités formelles qui sont sélectionnées et exploitées dans un médium donné et les usages auxquels celui-ci est destiné. Par rapport aux recueils de lois, publiés au format in-folio à l’époque classique, le roman a toujours requis une certaine maniabilité : bien des tableaux et des gravures du xviiie siècle montrent la lectrice de romans alanguie dans son boudoir, tenant un petit volume dans une main, quand l’homme de lettres, le savant sont assis devant une table couverte d’imposants volumes33. Les guides de voyage doivent pareillement respecter des critères de format et de poids pour être aisément transportables, de même qu’un livre de cuisine doit avoir une reliure qui permette de le maintenir ouvert sur un plan de travail sans qu’il se referme, etc.
16Enfin, le médium peut être considéré sous l’angle des contraintes sémiotiques et techniques qui le régissent et des modalités de sa réception. Un médium comme la radio n’exploitant que le seul canal sonore se trouve par là même soumis à la contrainte qu’entraîne l’absence du canal visuel, en particulier dans les programmes relatifs aux arts visuels : là où ailleurs, il est loisible de montrer, il est impératif de décrire. Les conditions de réception d’un film engagent des modalités extrêmement variables selon le support de diffusion utilisé : la projection dans une salle de cinéma, la diffusion à la télévision, l’accès par Internet sur un écran d’ordinateur ou de smartphone déterminent des postures attentionnelles différenciées, qui vont du rapport « puriste » défendu par la cinéphilie à l’attitude consumériste du spectateur distrait.
Quand y a-t-il média ?
17S’il est vrai que tout médium peut être décrit sous le point de vue des conditions culturelles, techniques, économiques et sociales qui encadrent sa production et sa réception et sous celui des opérations dont il est le lieu et qu’entre ces trois axes se nouent aussi bien des rapports d’interdépendance que des phénomènes de déliaison, il arrive que s’établisse entre eux une homogénéisation par programmation descendante (des instances de production vers les récepteurs) : c’est alors que le médium s’achemine vers le régime médiatique. Il est temps, par conséquent, d’en venir aux rapports entre médium et média. En première approximation, si tout média est caractérisé par son médium (ou ses médiums), tout médium n’est pas équivalent à un média. Par rapport aux théories en information et communication, qui ont tendance à considérer les médias comme des objets stables, parce que constitués de manière irréversible (sont mentionnés habituellement la presse, la radio, le cinéma, la télévision, Internet), quand elles n’étendent pas la notion à tous les moyens collectifs de communication et de transmission de « messages », devrait prévaloir une approche attentive aux conditions sous lesquelles un médium peut être considéré comme un média34. Dès lors, la question serait moins « qu’est-ce qu’un média ? », que, à la manière de Goodman, « quand y a-t-il média ? ».
18Là encore, quelques exemples permettront de repérer les problèmes. Tout journal est-il un média ? Soit la Gazette fondée en 1631 par Théophraste Renaudot : avec ses quatre pages et un tirage à moins de trois mille exemplaires, peut-on la considérer comme un média ? Les plus hauts tirages atteints par la presse parisienne autour de 1770 ne dépassent pas dix mille exemplaires, chiffre sans commune mesure avec ceux qu’atteindra la presse lorsqu’elle sera entrée dans son âge industriel (en France, à la veille de la Première Guerre, quatre quotidiens tirent à plus d’un million d’exemplaires). Une technique d’enregistrement photographique, phonographique, cinématographique, numérique, suffit-elle à constituer per se un média ? Ainsi, le daguerréotype, image à exemplaire unique, est-il un média ? Il semble que le caractère médiatique de la photographie se déclare surtout à partir du moment où les techniques de reproduction la mettent à même d’atteindre une très haute diffusion (les collections de portraits des magasins Félix Potin à la fin du xixe siècle) et de jouer un rôle dans la presse ou l’affichage publicitaire ou politique. Ne faudrait-il pas distinguer le film, médium central dans la définition du cinéma d’art et d’essai, du cinéma d’auteur, du cinéma expérimental ou d’avant-garde, et le cinéma comme média, comme industrie, le cinéma en tant que relais de la Kulturindustrie, instance de configuration et de régulation des représentations normatives s’insérant dans des chaînes de production spécifiques qui vont de la recherche des « cibles » jusqu’aux produits dérivés ?
19Si l’on tient ces questions pour pertinentes, il apparaît qu’un certain nombre de conditions doivent être réunies pour qu’un médium soit considéré comme un média – ou, plus précisément, pour qu’un médium fonctionne médiatiquement : il doit véhiculer un message aisément compréhensible, formellement et sémantiquement, exclusif de toute opacité (condition de sémiophorie faible) ; il doit pouvoir être associé à d’autres médiums médiatiques, la médiasphère, qui est multimédiatique, étant hautement redondante et se renforçant par un système de renvois intermédiatiques (le buzz) qui rendent peu pertinents, en raison de l’exigence de transparence sémiotique, les écarts sémantiques induits par le passage d’un médium à un autre (condition de synergie); enfin, sa capacité de diffusion doit lui permettre d’atteindre un public dont la masse effective est déterminée relativement à un public potentiel et au temps nécessaire à la transmission (condition d’ubiquité)35. Non seulement aucune de ces conditions n’est à elle seule suffisante, mais la combinaison de deux d’entre elles ne saurait suffire à qualifier de médiatique le médium considéré, même s’il semble y avoir une relation directe et réciproque entre la première et la troisième, au point qu’il soit difficile de déterminer laquelle entraîne l’autre. Un roman de Delly remplit la première condition et peut-être, dans la première moitié du siècle dernier, la troisième, les gloses proliférantes de Danielewski et de ses « fans » remplissent en partie la deuxième (les écarts sémantiques et formels n’étant pas neutralisés), la Bible remplit la troisième, mais ni le roman de Delly, ni The House of Leaves, ni la Bible ne peuvent être considérés comme des « phénomènes médiatiques ». En revanche, les photos d’un candidat à l’élection présidentielle en délicatesse avec la justice américaine ou d’un chef d’État en goguette publiées sur les différents supports numériques et imprimés de la presse dite « à scandale » satisfont les trois conditions : les descriptions, les commentaires et les réactions diverses qui les relaient dans la presse mondiale, sur les blogs, dans les tweets, dans les conversations rendent indiscernables les limites entre le « fait » et les conditions dans lesquelles il a été obtenu et diffusé36. Le message médiatique se résorbe dans les effets perlocutoires déclenchés par l’inflation plurimédiatique, sa valeur d’échange prime sur sa valeur d’usage : il ne s’agit pas de savoir si ce dont on parle est vrai et d’examiner les conditions sous lesquelles l’information est produite ; celle-ci est en quelque sorte simplement attestée par le fait qu’« on en parle ». C’est en ce sens que l’on peut comprendre la formule de McLuhan, y compris dans les déclinaisons ultérieures qu’il en donna – mass age, voire massage –, bien qu’il n’ait eu que trop tendance à écraser l’un sur l’autre les deux régimes du médium37.
20Il est vrai que discerner les régimes non médiatique et médiatique n’est pas aussi aisé qu’il y paraît. D’une part, il ne faut pas croire que les seuils de qualification attachés aux trois conditions distinguées obéiraient à une logique binaire faisant alterner mécaniquement la possession ou la non-possession de tel ou tel trait. Ces seuils sont définis non par des critères distinctifs et définitoires, mais par des indices, des symptômes38 ; ils construisent non une grille, mais des dynamiques ; ils mesurent non des états, mais des processus graduels ménageant comme tels des zones grises. Encore une fois, c’est au cas par cas que les objets au statut incertain peuvent être situés sur l’une ou l’autre des échelles considérées. D’autre part, « médias » et « médiatique » ne sont pas des termes désignatifs neutres, comme ils devraient l’être dans une science des médiums : ils sont fortement connotés, et ces connotations sont péjoratives. Rien n’est plus commun que de voir telle figure tenue pour « médiatique » (métonymie accusatrice) vitupérer « les médias » et dénoncer comme « médiatique » tel ou tel de ses adversaires. On sait quels profits symboliques – sur le plan médiatique – s’attachent à ces postures antimédiatiques, souvent d’inspiration conspirationniste, et quelles marchandises frelatées le pavillon de complaisance de la « résistance » au « système » est susceptible d’abriter. Dans tous les cas, l’une des caractéristiques du médium en régime médiatique est bien sa remarquable aptitude à cristalliser en postures le jeu dialectique des positions et à imposer partout une logique binaire qui monte d’autant plus facilement aux extrêmes que c’est dans cet excès entropique que réside sa capacité de pénétration. Cette rigidité formelle est, de toute évidence, l’indice d’un déficit sémantique avéré (selon le principe de sémiophorie faible). Même les pensées les plus complexes, dès lors qu’elles sont soumises à un traitement médiatique subissent cette érosion qui les résout en formules brutalement assénées ou en postures brutalement affrontées. Leur écho est, certes, sans commune mesure avec les frasques d’hommes politiques exerçant les plus hautes fonctions ou avec des « événements » comme la mort de Lady Di ou de Mickael Jackson, mais, toute relative soit leur médiatisation, elle n’en laisse pas moins paraître, à son échelle, des tendances similaires. « Faut-il brûler Kafka ? », demandait un numéro célèbre de l’hebdomadaire communiste Action en 1946. N’était-ce pas trop concéder aux facilités du journalisme (« Fais simple, coco »), soucieux qu’il est d’« accrocher » pour « vendre » ? Les milliers de pages écrites sur la relation de Heidegger et de sa pensée au nazisme se ramènent, y compris et peut-être surtout chez ceux qui n’ont jamais ouvert un de ses livres, à l’opposition, d’une bêtise véritablement taurine, entre la dénonciation d’un « salaud de nazi » qu’il convient de ne plus lire et de bannir de tous les programmes et l’injonction tout aussi insane d’un « RAS ». Les analyses nuancées exposées par tel ou tel philosophe, qui exigent, outre la probité de l’information, les longs détours d’une argumentation serrée et une égale attention, de sa part comme de celle de son lecteur, au poids de la langue, n’ont aucune chance de se faire entendre dans le tintamarre médiatique39. La médiatisation, qui nie la médiation et pour laquelle tous les moyens sont bons, est ce qui peut arriver de pire à la pensée : celle de Bourdieu, celle de Baudrillard, celle de Derrida s’y sont laissé prendre – dans le meilleur des cas, à leur corps défendant.
21En régime extramédiatique, tout au contraire, le médium est caractérisé par sa plasticité. Les contraintes techniques qui le régissent ne peuvent être déterminées comme telles que dans un contexte historique particulier : « Tout n’est pas possible à tout moment40. » En introduisant des éléments « contre-standard » sur la toile et en dotant la surface d’une épaisseur, les papiers collés de Picasso et Braque ont participé à la redéfinition du tableau et de la peinture d’une manière aussi décisive que le feront le passage résolu vers la tridimensionnalité (les Combine Paintings de Rauschenberg) ou vers le mur (les fentes de Fontana)41. C’est dans la négociation au mieux des capacités d’un médium que s’élaborent les pratiques médiales spécifiques à un art, et cela aussi longtemps que des préoccupations exogènes ne prennent pas le dessus sur les possibilités que le support ouvre aux inscriptions, ou, plus exactement, sur les possibilités que le support et les inscriptions inventent en s’informant interactivement l’un l’autre.
22Quelles sont ces préoccupations exogènes ? L’histoire du livre a fait intervenir des critères de durabilité des supports (passage du papyrus au parchemin), de coût (technique du palimpseste, passage du parchemin au papier à base de chiffons, puis au papier à base de pâte de bois), de commodité (passage du volumen au codex), de diffusion (passage du manuscrit à l’imprimerie), etc., qui, s’ils eurent à composer avec des forces contraignantes (religieuses, politiques, économiques, sociales, etc.), surent faire prévaloir, au moins durant les Temps modernes, les exigences liées à la sécularisation et aux Lumières. Le livre ne devient un objet médiatique – ne fonctionne médiatiquement – que lorsque la teneur de ses inscriptions (les mémoires d’une star), justifiant une très large diffusion (dont la traduction simultanée en plusieurs langues), intègre un « plan médias » (avec extraits, recensions et interviews) dont la réussite (la valeur d’échange : le buzz) est complètement découplée de ses propriétés intrinsèques (la valeur d’usage). Dans une industrie culturelle de masse, un « produit » est susceptible de transiter d’un médium à l’autre sans que le changement des supports et des régimes d’inscription ne modifie le « message » qu’il a à transmettre : vous avez aimé le livre, vous aimerez le film, jeu vidéo, le tee-shirt, etc. Autrement dit, les médias supposent une structuration économico-politique suffisamment puissante pour faire prévaloir ses intérêts sur tous les autres.
23Dans le cadre d’une archéologie (ou d’une préhistoire) des médias, la séquence 1789-179442 permet de voir comment le projet révolutionnaire, portant à son ambitus maximal la thématique photophorique des Lumières, aura d’abord favorisé la libération de la parole et la multiplication qualitative et quantitative des formats communicationnels (affiches, images, presse…), puis, dès l’instant où la Terreur mit en place un dispositif de contrôle centralisé et autoritaire, les fit fonctionner sur un mode qui, toutes choses égales, est déjà potentiellement celui des médias modernes en ce qu’ils ont de pire. Comme l’histoire du xxe siècle l’a montré, hélas, à suffisance, les régimes totalitaires ont toujours été un terrain d’essai et d’exercice privilégié pour le déploiement d’une puissance médiatique pure qui, s’exerçant en structure descendante, exclut donc toute interactivité : le totalitarisme, ce sont les médias sans la liberté. Néanmoins, la liberté d’expression allant de pair avec celle d’entreprendre (selon le projet libéral des Lumières), il faudrait être aveugle pour ne pas voir que la conjonction de ces deux faces, politique et économique, du libéralisme est à l’origine de toutes les contradictions des sociétés médiatiques, où l’expression est libre… d’être « formatée » – la démocratie n’ayant pas de pire ennemi qu’elle-même, comme l’avait bien vu Tocqueville, sauf à être encadrée et à ne plus être vraiment une démocratie.
24Médium de masse s’il en est, la télévision, sur laquelle se sont penchés spécialistes des sciences de l’information et de la communication, chercheurs en études intermédiales et médiologues, constitue un cas d’école. Les contraintes médiales qui lui sont attachées sont celles de la diffusion à distance, en direct ou en différé, d’images mobiles, en noir et blanc ou en couleur, y compris d’images d’origine cinématographique, doublées d’un flux sonore et/ou graphique : excluant par définition des émissions olfactives, gustatives ou tactiles, ces contraintes techniques se restreignent à la conjonction des deux canaux, transmis de l’émetteur au récepteur par des ondes hertziennes, par des canaux coaxiaux ou par la diffusion hertzienne numérique. Rien dans la définition du médium télévisuel ne s’oppose à ce que l’intégralité d’un cours de sanskrit prononcé en allemand au Collège de France soit retransmise à une « heure de grande écoute » sur une chaîne nationale française… Si nous n’en sommes pas tout à fait là, c’est parce que le régime médiatique assujettit la télévision à une économie politique de gestion du temps d’antenne, qui est celle-là même que Bourdieu dénonçait en son temps43 : c’est le format médiatique du médium qui prescrit, par exemple, les fortes contraintes de temps, et donc de « contenu », pesant sur la parole de ceux qui sont invités à intervenir sur un plateau.
25On voit par ces exemples que ce n’est pas la définition technique du médium qui détermine son entrée dans un régime médiatique, et c’est à raison qu’il faut tenir la « neutralité » pour une propriété fondamentale de tout médium, si l’on entend par là qu’il n’est pas dédié à un type particulier d’usage. À la suite de Baudelaire, qui soutenait que la photographie favorisait l’« amour de l’obscénité44 », on a articulé des griefs analogues à l’encontre du cinéma, puis d’Internet, tous deux régulièrement cités parmi les médias, au même titre que la télévision et la radio. Or, Internet abrite des sites extrêmement confidentiels, d’accès strictement limité, et pas nécessairement pour des raisons inavouables : c’est par leur truchement que pourront communiquer, par exemple, la vingtaine de mathématiciens qui, répartis à travers le monde, sont seuls en mesure de comprendre la solution apportée par l’un de leurs confrères au problème de Fermat. Pas plus que le livre, objet réputé « élitiste », n’échapperait par définition à la sphère médiatique, Internet n’est un médium que sa nature vouerait à ne fonctionner que médiatiquement, et, du reste, les « contenus » qu’il héberge sont trop variés (du texte brut aux sites multimédias, des banques de données aux réseaux sociaux, etc.) pour donner lieu à un traitement unitaire. Les concepts d’autonomie et d’hétéronomie peuvent éclairer la différence entre les deux régimes. Dans un régime non médiatique, le médium fonctionne de manière tantôt autonome, tantôt hétéronome par rapport aux différentes instances, religieuses, idéologiques, politiques, économiques, etc., qui exercent sur lui un pouvoir de contrôle ou de surveillance. Ce qui, à l’inverse, définit le régime médiatique, c’est que le médium n’y est jamais autonome : l’hétéronomie, en tant que puissance de totalisation, est la loi même de fonctionnement du médium en régime médiatique.
26Parce que le régime médiatique du médium marque une rupture par rapport aux régimes non médiatiques, il engage des procédures d’analyse spécifiques. Les citoyens que sont aussi les chercheurs en sciences humaines et sociales sont soumis, aujourd’hui, à deux impératifs contradictoires : d’une part, ils doivent déférer à l’impératif scientifique d’objectivation et de neutralité axiologique que leur impose leur discipline, quels qu’en soient les objets ; mais, d’autre part, parce que le régime médiatique est celui dans lequel ils sont immergés, qu’ils sont non seulement les témoins, mais aussi les acteurs de mutations en cours dont ils ne sauraient prévoir les développements ni mesurer les conséquences, il leur faut également obéir à un impératif critique de vigilance. Un impératif dont il est possible de trouver un modèle dans les analyses que les théoriciens de l’école de Francfort donnèrent de la Kulturindustrie… tout en essayant de ne pas commettre le même genre d’erreur qu’Adorno lorsqu’il voyait dans le jazz un instrument de la domination sociale45.