1Il s’agit dans cet article de réfléchir à l’idée de disparition à partir du titre Albertine disparue. On sait que ce titre n’était pas le premier choix de Proust, ni même le deuxième. D’abord, il aurait préféré placer son livre sous le titre général « Sodome et Gomorrhe » ; mais son éditeur lui a conseillé de donner un titre différent à chaque partie. Ensuite, il a choisi La Fugitive, mais un livre d’un autre auteur est paru sous ce titre ; Proust y a donc renoncé. C’est ce qui ressort de la correspondance avec Gallimard en 1922. A la rigueur, on pourrait imaginer que Proust n’a fait que ce qu’il a voulu, que s’il a tenu compte de ces contraintes extérieures, étrangères à la logique de sa création, ce n’étaient que des prétextes pour justifier ses choix. Quoi qu’il en soit, il n’a pas jugé l’expression « Albertine disparue » indigne de servir de titre, et c’était le dernier état de sa réflexion. Servir de titre, c’est-à-dire désigner le livre, le situer dans A la recherche du temps perdu, et peut-être également indiquer au lecteur quelque chose d’important, qui conditionne la lecture, qui aide à se repérer dans le texte, et ensuite à se le rappeler ; plus largement, résister à la perte de sens qui affecte les titre de livres, souvent répétés à des fins purement pratiques de désignation et de communication. Peut-être ce titre faussement banal, Albertine disparue, dissimule-t-il sa force pour mieux résister au temps et à la répétition. Dans cette perspective, il n’est pas illégitime de donner une certaine importance à cette idée de disparition, de réfléchir au sens de ce mot, au verbe « disparaître » et à ses différentes formes, bref de réactiver l’image de la disparition, même s’il faut bien être conscient que Proust aurait pu choisir un autre titre. On verra donc le sens du mot « disparue » dans ce titre, par rapport au récit qu’il désigne1 puis par rapport à d’autres titres de parties de la Recherche. Ensuite, on commentera quelques occurrences du verbe « disparaître » dans Du côté de chez Swann et À l’ombre des jeunes filles en fleurs, dans la mesure où elles éclairent le sens du titre Albertine disparue. Le point de vue privilégié ici est celui des effets de sens dans la lecture, mais on s’efforcera de progresser par évidences successives, et en tenant compte de quelques données génétiques et éditoriales.
2Albertine disparue pourrait sembler à première vue un titre anecdotique, purement narratif, choisi pour des raisons contingentes, de même que le livre fait une large place au récit, à la contingence, y compris celle biographique de l’auteur puisque Proust a introduit certains éléments personnels dans le texte. Le mot « disparue » aurait dans cette expression un sens conventionnel, et « Albertine disparue » ne ferait que condenser l’annonce de Françoise2, « Mademoiselle Albertine est partie ! », en la transformant en groupe nominal, comme un événement sensationnel est substantivé dans un titre de journal ou de feuilleton. A cela, on peut répondre dans un premier temps que le verbe « disparaître » n’a pas un sens univoque. C’est vrai d’une manière générale et dans le titre de Proust en particulier. Dans Le Temps sensible, Julia Kristeva écrit : « La disparition d’Albertine, au sens banal et au sens fatal du terme, provoque la providentielle résurrection de ce temps incorporé qu’est l’écriture »3. Sans entrer dans le contexte psychanalytique de cette citation, retenons qu’elle accorde une importance considérable à l’idée de disparition, et qu’elle distingue deux sens du mot « disparition ». Le titre Albertine disparue aurait donc un double sens. Ce double sens correspond semble-t-il à deux événements successifs dans le récit : d’abord le fait qu’Albertine est partie ; ensuite le fait qu’elle est morte. Peut-être Proust a-t-il voulu susciter par ce titre un sentiment de surprise chez le lecteur, en annonçant de manière cachée l’événement central du livre, qui serait la mort d’Albertine. L’intérêt de ce titre serait de dissimuler puis de révéler sa nature « proleptique »4. En effet, le lecteur qui vient d’achever La Prisonnière croirait savoir à quoi il se réfère, alors que son sens véritable ne serait dévoilé qu’ultérieurement, rétrospectivement.
3Deux données, l’une textuelle et narrative, l’autre éditoriale, pourraient s’opposer à cette interprétation5. Il faut tenir compte d’abord de l’annonce de la mort d’Albertine dans Sodome et Gomorrhe II , susceptible de couper l’effet de surprise. Dans un passage très curieux, aussi bien par son propos que par sa temporalité, le narrateur dit avoir repensé « dernièrement » aux amies d’Albertine à Balbec dont elle lui avait donné le nom et l’adresse pour qu’il la retrouve quand elle n’était pas chez elle. La perspective temporelle est celle d’un narrateur oublieux de son amour pour Albertine. Parmi ces jeunes filles, il dénombre celles qui lui ont donné « leurs frêles faveurs » : douze. « Un nom me revint ensuite ce qui fit treize. J’eus comme une crainte enfantine de rester sur ce nombre. Hélas, je songeais que j’avais oublié la première, Albertine qui n’était plus et qui fit la quatorzième »6. Nathalie Mauriac Dyer écrit que « l’événement déjà advenu de la mort d’Albertine [...] est situé pour le lecteur dans un avenir imprécis, qui pourrait même, rien ne s’y opposerait logiquement, être soustrait du champ temporel du récit à venir »7. Ajoutons que cette annonce est insérée dans le décompte jubilatoire d’une trahison multiple et éhontée (« j’ose avouer »), sur lequel porte l’accent. Albertine y est réduite à une simple unité dans une série, et rétrogradée du premier au dernier rang, ce qui est souligné au prix d’une légère distorsion sémantique : « la première [...] qui fit la quatorzième », de manière à la fois inverse et décalée par rapport à l’ « Artémis » de Nerval : « La Treizième revient... C’est encore la première ; / Et c’est toujours la seule »8. L’évocation de cette mort est aussi liée au plaisir intime et ridicule de déjouer la « crainte enfantine », la superstition du chiffre treize. Elle est exprimée de manière incidente, dans une relative, et sous la forme atténuée et conventionnelle d’une litote : « qui n’était plus », au point de passer inaperçue si le « Hélas » (curieusement avancé en tête de phrase et rapporté ainsi au ressouvenir de la mort d’Albertine plus qu’à cette mort elle-même), n’introduisait une tonalité pathétique. Ces effets de brouillage laissent penser à un lapsus du narrateur ; comme s’il justifiait ainsi l’oubli d’Albertine, comme si sa mort était la cause de l’omission au moment de faire le décompte. L’étrangeté de cette annonce est-elle un facteur de souvenir ou d’oubli pour le lecteur9 ? Quoi qu’il en soit, on peut douter que le lecteur ordinaire s’en souvienne près de mille pages plus loin et que l’effet de surprise de la mort d’Albertine soit ainsi annulé.
4Une autre donnée, éditoriale celle-là, est également de nature à mettre en doute la surprise du titre. Il s’agit de la prépublication en juin 1925 dans La N.R.F. d’un extrait intitulé « La mort d’Albertine », plusieurs mois avant la parution d’Albertine disparue. Quoique posthume, cette prépublication en revue avait été préparée par Proust. S’il y a renoncé, ce n’est pas pour la raison qui m’occupe10. Cependant, il n’est pas sûr que cela exclue totalement l’intention d’un titre au sens double et suspensif, notamment si Proust distinguait du grand public le lectorat de La NRF, comme un lectorat plus restreint, peut-être plus sensible au style d’un extrait qu’aux effets de surprise du récit. Et c’est un fait, du moins je le suppose, que les lecteurs qui n’ont pas lu cette prépublication avant Albertine disparue, et notamment la quasi-totalité des lecteurs ultérieurs, peuvent éprouver un sentiment de surprise et la rétroaction de la mort d’Albertine sur le sens du titre.
5Une deuxième manière, plus forte, de contester le caractère faussement anecdotique du titre Albertine disparue, est de distinguer le sens littéral et le sens figuré du verbe « disparaître », et d’affirmer que dans cet emploi, « disparaître » est une image active. Proust lui-même a réfléchi à propos de Balzac à cette question du sens propre ou figuré des titres : « Tandis que souvent chez les écrivains le titre est plus ou moins un symbole, une image qu’il faut prendre dans un sens plus général, plus poétique que la lecture du livre lui donnera, avec Balzac c’est plutôt le contraire. La lecture de cet admirable livre qu’est Illusions perdues restreint et matérialise plutôt ce beau titre : Illusions perdues. [...] Illusions toutes particulières, contingentes »11. Il semblerait que les titres de Proust doivent être compris à l’inverse. On serait alors invités à lire le titre Albertine disparue comme une image et plus précisément une image visuelle. « Disparaître » signifie littéralement « cesser de paraître, cesser d’être visible ». « Albertine disparue » signifie en ce sens : Albertine qui a cessé de paraître, Albertine sortie du champ de vision du narrateur ; c’est le départ, ou l’absence d’Albertine. En un sens figuré mais conventionnel, qu’on a déjà vu, c’est la mort d’Albertine ; euphémisme, métaphore oubliée. Mais « en un sens [...] plus poétique », c’est-à-dire en un sens figuré plus fort, c’est l’oubli d’Albertine ; « Albertine disparue » signifie alors métaphoriquement : Albertine oubliée, disparue à l’horizon de la conscience du narrateur12. Cette perspective, toute évidente qu’elle paraît, permet d’établir une troisième signification thématique du titre, de viser à travers lui une troisième dimension du récit ; ce qui redouble le caractère proleptique. Après le départ et la mort d’Albertine, « Albertine disparue » signifie l’oubli d’Albertine. De plus, cette distinction du propre et du figuré contribue à intégrer le titre Albertine disparue dans la logique du roman, notamment à travers sa relation avec d’autres titres de parties.
6En effet, du moment qu’on considère le sens visuel de la disparition, on peut mieux reconstituer le couple qu’il forme avec son antonyme, « apparition ». Le mot « apparition », par son prestige littéraire et philosophique, peut éclairer l’idée de disparition et la mettre en valeur. « Apparition » est un mot très important dans la structure narrative de la Recherche, pour autant qu’elle est liée aux personnages : il y a toute une série d’apparitions importantes ; dans les titres en particulier, il y a celui de Sodome et Gomorrhe I : « Première apparition des hommes-femmes, descendants de ceux des habitants de Sodome qui furent épargnés par le feu du ciel ». Il y a bien sûr l’apparition d’Albertine dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs. On peut reprendre ici les données mises en valeur par Nathalie Mauriac Dyer dans diverses publications13 : l’apparition d’Albertine fait l’objet d’un titre de section, « Albertine apparaît », dernière section de « Nom de pays : le nom » dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs14 ; le titre Albertine disparue en serait l’écho, surtout si l’on considère qu’un sommaire des volumes « sous presse », publié en 1919 avec A l’ombre des jeunes filles en fleurs révèle que Proust avait projeté d’intituler « Disparition d’Albertine » un chapitre de ce qui s’appelait alors Sodome et Gomorrhe II – Le Temps retrouvé15. L’idée de disparition est donc inscrite dans la logique du roman bien avant le choix du titre en 1922, de sorte que le sens visuel fort d’ « apparition » invite à chercher dans l’idée de disparition un sens équivalent ou du moins en rapport.
7Avant de s’y consacrer, on peut faire quelques remarques concernant l’enchaînement des titres. La première est que le passage du sens propre au sens figuré ne se produit pas seulement dans les lectures successives du titre Albertine disparue, mais également dans l’emploi que fait Proust des mots « apparition », « disparition », « disparue », dans ses titres, passage du propre au figuré que l’on peut comparer à celui du mot « côté » dans les titres Du côté de chez Swann et Le Côté de Guermantes. La deuxième est que dans le projet de 1919, le titre de chapitre « Disparition d’Albertine » est suivi d’un autre : « Le chagrin et l’oubli »16 ; cela laisse penser qu’en 1919, dans l’esprit de Proust, le mot « disparition » ne désigne pas l’oubli, lequel est désigné par le mot propre et fait l’objet d’un développement narratif dans un chapitre séparé. Cependant, le fait que Proust intitule en 1922 le livre entier Albertine disparue peut laisser penser un changement à cet égard17. La troisième remarque qu’on peut faire concerne une légère dissymétrie entre le couple de termes initialement prévu et la réalisation différée du second terme : au plan grammatical, il y a une opposition aspectuelle entre d’une part l’aspect inaccompli du présent d’« Albertine apparaît » et du groupe nominal « Disparition d’Albertine », et d’autre part l’aspect accompli du participe passé d’Albertine disparue. Cela met en valeur le décalage, dans Albertine disparue, entre le moment de la disparition situé hors champ par rapport au récit que ce titre désigne, déjà réalisé, et le développement narratif. Cette analyse pourrait faire penser que le titre désigne uniquement le départ d’Albertine, le fait qu’elle est partie, ce qui en effet est déjà accompli au début d’Albertine disparue, à l’exclusion de sa mort et de son oubli. Mais ce n’est là que la lecture littérale du titre ; l’aspect accompli du participe « disparue » ne signifie pas seulement l’antériorité chronologique, il souligne peut-être plus essentiellement le décalage entre l’instant de la disparition et la perception du sujet : ce dernier est toujours en retard, ou à distance. Ainsi la mort d’Albertine n’est-elle connue que par un télégramme ; et la prise de conscience de l’oubli est-elle décalée, réalisée en plusieurs « étapes »18 successives, qui sont moins les étapes de la « disparition d’Albertine » que la prise de conscience rétrospective par le narrateur qu’elle a « disparu » subrepticement de sa mémoire. La disparition est un phénomène qui suppose une vitesse trop grande pour le sujet ; elle ne peut être appréhendée que dans un jeu de décalages temporels, d’anticipation et de rétrospection. Deuxième remarque : si l’on reprend dans cette perspective le projet de 1919, on s’aperçoit qu’il y a un autre titre de chapitre intéressant, un titre intermédiaire, à inscrire en deuxième place dans la série « apparition, disparition, disparue » : « Albertine reparaît », qui désigne la réapparition d’Albertine dans Le Côté de Guermantes après la mort de la grand-mère, une Albertine très différente, beaucoup plus docile. Il y a donc non seulement un couple apparition-disparition, mais une triade apparaître-reparaître-disparaître, ou du moins une disparition intermittente, dédoublée voire démultipliée, qui précède la disparition définitive.
8Voilà pour l’analyse des mots « disparition » et « disparaître » dans les titres. On peut se demander maintenant si l’emploi de ces mots par Proust, dans le corps du texte, confirme ces analyses. Le Vocabulaire de Proust d’Etienne Brunet19 donne toutes les occurrences du substantif « disparition » et du verbe « disparaître » sous ses différentes formes, dans le texte d’A la recherche du temps perdu de l’ancienne édition de la Pléiade. Un certain nombre d’occurrences peuvent éclairer le sens du titre Albertine disparue. Avant de les commenter, on peut noter d’une manière générale la prédilection de Proust pour le sens visuel, métaphorique ou non. Certes, beaucoup d’occurrences que sont assez anodines, mais elles rendent actif le sens visuel. Beaucoup concernent le changement des traits du visage, ou de l’expression d’une personne, souvent dans un contexte social. Comparativement, il est assez rare que le mot soit employé dans un sens conventionnel, d’où l’image visuelle est effacée. Parmi ces occurrences, deux sont révélatrices, dans la mesure où Proust met le mot entre guillemets, comme si ce n’était pas sa manière propre de parler, comme s’il prenait ses distances avec cet emploi.
9C’est le cas dans un passage comique du Temps retrouvé, teinté d’humour noir, où une vieille fille dialogue avec sa mère. Proust se moque ici du vocabulaire de la mort et du deuil dans un contexte mondain : « la mère de la vieille fille [...] se faisait à elle-même l’effet de l’avoir emporté dans un concours sur des concurrents de marque, chaque fois qu’une personne de son âge “disparaissait”. Leur mort était la seule manière dont elle prît encore agréablement conscience de sa propre vie »20 . « Disparaître » signifie ici « mourir » par un euphémisme conventionnel, qui témoigne peut-être aussi de la réticence de la vieille dame à employer le mot propre, ou bien qui exprime une certaine pudeur pour dissimuler le fait qu’elle se réjouit. C’est un sens très courant qu’on trouve jusque dans le titre des rubriques nécrologiques des journaux : « Disparitions ». Un autre passage, dont la thématique est beaucoup plus proche de celle d’Albertine disparue, se trouve dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs. C’est à travers une comparaison, une évocation de la souffrance du narrateur suite à la rupture avec Gilberte,. Le narrateur s’imagine que Gilberte va lui écrire alors que la rupture est consommée. « La constante vision de ce bonheur imaginaire m’aidait à supporter la destruction du bonheur réel. Pour les femmes qui ne nous aiment pas, comme pour les “disparus”, savoir qu’on n’a plus rien à espérer n’empêche pas de continuer à attendre. On vit aux aguets, aux écoutes ; des mères dont le fils est parti en mer pour une exploration dangereuse se figurent à toute minute, et alors que la certitude qu’il a péri est acquise depuis longtemps, qu’il va entrer, miraculeusement sauvé, et bien portant »21. Ici, le sens du mot est étroitement lié à la forme du participe passé substantivé. Les « disparus », ce sont les personnes qui ne reviennent pas d’un voyage ou même d’une simple sortie, dont on n’a pas de nouvelles, et dont on peut penser ou non qu’ils sont morts. Cet emploi est particulièrement fréquent dans les journaux, et c’est peut-être par référence implicite à cet emploi journalistique que Proust met ici des guillemets. Notons qu’Albertine ne peut être à proprement parler qualifiée de « disparue » dans ce sens conventionnel, dans la mesure où elle laisse un mot, écrit des lettres, et où le télégramme de Mme Bontemps informe le narrateur de sa mort. Entre la mort certaine et l’absence prolongée, plus ou moins inexpliquée, il y a tout un échelonnement du sens qui rend ces emplois courants du verbe « disparaître » et de ses dérivés très riches et intéressants. Mais on peut penser que les guillemets que Proust met dans les deux cas cités expriment une réticence, une distance par rapport à ces emplois. Ils constitueraient alors des indices qu’a contrario dans le titre Albertine disparue, il faut entendre « disparue » autrement, il faut réactiver le sens littéral, visuel, et la métaphore à laquelle il donne lieu.
10Venons-en à des exemples positifs, qui illustrent l’emploi de ces mots en un sens visuel fort, dans un contexte narratif préfigurant celui d’Albertine disparue. Les plus intéressants à mon sens sont tirés des premiers volumes de la Recherche, et liés au personnage de Swann, ce qui accrédite l’idée qu’il préfigure le narrateur. Le premier exemple que je vais commenter, tiré d’A l’ombre des jeunes filles en fleurs, peut être lu précisément comme le passage de témoin entre Swann et le narrateur. C’est quand ce dernier, amoureux de Gilberte, va goûter chez elle. « Je rayonnais de joie dans cette maison où Gilberte, quand elle n’était pas encore avec nous, allait entrer, et me donnerait dans un instant, pour des heures, sa parole, son regard attentif et souriant tel que je l’avais vu pour la première fois à Combray. Tout au plus étais-je un peu jaloux en la voyant souvent disparaître dans de grandes chambres auxquelles on accédait par un escalier intérieur. Obligé de rester au salon, comme l’amoureux d’une actrice qui n’a que son fauteuil à l’orchestre et rêve avec inquiétude de ce qui se passe dans les coulisses, au foyer des artistes, je posai à Swann, au sujet de cette autre partie de la maison, des questions savamment voilées, mais sur un ton duquel je ne parvins pas à bannir quelque anxiété. Il m’expliqua que la pièce où allait Gilberte était la lingerie, s’offrit à me la montrer et me promit que chaque fois que Gilberte aurait à s’y rendre il la forcerait à m’y emmener. Par ces derniers mots et la détente qu’ils me procurèrent, Swann supprima brusquement pour moi une des affreuses distances intérieures au terme desquelles une femme que nous aimons nous apparaît si lointaine »22. Le verbe « disparaître » est employé ici au sens propre, mais la dernière phrase de l’extrait, avec l’emploi du verbe « apparaître », témoigne d’un processus de métaphorisation qui rejaillit sur « disparaître » par l’intermédiaire de l’expression « affreuses distances intérieures », où « intérieures » a un double sens, à savoir l’intériorité du narrateur mais aussi de manière implicite, l’intérieur de l’appartement (« par un escalier intérieur ») ; la métaphore résulte d’une intériorisation de l’espace et du phénomène visuel de la disparition. Notons également la multiplication fantasmatique de ce phénomène, exprimé par le pluriel des « affreuses distances intérieures » dont une seule est « supprimée » par Swann, mais les autres, qui persistent, sont suggérées ; et surtout par l’adverbe de fréquence dans « en la voyant souvent disparaître ». Littéralement, ce sont les instants précis de la disparition qui sont perçus, ce qui suppose une acuité, une sensibilité de la perception, et un rapprochement des phénomènes successifs, sans que soient évoquées les réapparitions intermédiaires logiquement nécessaires. La vision de la disparition est une vision à la fois subreptice et paradoxale : l’objet passe en un clin d’oeil de la perception à la non-perception. En se concentrant sur ce phénomène, c’est-à-dire en le subissant mais aussi en le provoquant, le sujet transforme sa sensibilité.
11Un autre occurrence intéressante se trouve dans Du côté de chez Swann : quand Swann réentend pour la première fois la sonate de Vinteuil chez les Verdurin, une récit rétrospectif revient un an en arrière, la première fois que Swann l’avait écoutée. « Et cette impression continuerait à envelopper de sa liquidité et de son “fondu” les motifs qui par instants en émergent, à peine discernables, pour plonger aussitôt et disparaître [...]. Et tout d’un coup, au point où elle était arrivée et d’où il se préparait à la suivre, après une pause d’un instant, brusquement elle changeait de direction, et d’un mouvement nouveau, plus rapide, menu, mélancolique, incessant et doux, elle l’entraînait avec elle vers des perspectives inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnément la revoir une troisième fois. Et elle reparut en effet, mais sans lui parler plus clairement, en lui causant même une volupté moins profonde »23. On retrouve ici l’articulation présente dans les titres de chapitre de 1919 entre les verbes « reparaître » et « disparaître », ce qui renforce l’idée d’un mode intermittent de la disparition. Par ailleurs, cette évocation n’est pas étrangère au thème qui nous intéresse dans la mesure où l’écoute musicale est reliée explicitement, dans le même passage, à la séduction amoureuse24. Elle constitue ainsi une figure symétrique avec la fin de l’amour, l’oubli de l’être aimé, que l’on observe dans l’exemple suivant.
12Ce dernier est tiré d’Un amour de Swann. La fin de l’amour pour Albertine, malgré la différence certaine entre la mort et le mariage, a des points communs avec l’effacement du sentiment de Swann pour Odette, notamment l’idée de disparition comme image de l’oubli : « cette jalousie lui procurait plutôt un une excitation agréable comme au morne parisien qui quitte Venise pour retrouver la France, un dernier moustique prouve que l’Italie et l’été ne sont pas encore bien loin [...]. Il aurait voulu apercevoir comme un paysage qui allait disparaître cet amour qu’il venait de quitter ; mais il est si difficile d’être double et de se donner le spectacle véridique d’un sentiment qu’on a cessé de posséder, que bientôt, l’obscurité se faisant dans son cerveau, il ne voyait plus rien, renonçait à regarder, retirait son lorgnon, en essuyait les verres ; et il se disait qu’il valait mieux se reposer un peu,qu’il serait encore temps tout à l’heure, et se rencognait avec l’incuriosité, dans l’engourdissement du voyageur ensommeillé qui rabat son chapeau sur ses yeux pour dormir dans le wagon qu’il sent l’entraîner de plus en plus vite, loin du pays où il a si longtemps vécu et qu’il s’était promis de ne pas laisser fuir sans lui donner un dernier adieu »25. La comparaison de l’oubli avec un phénomène visuel de disparition est ici développée le plus explicitement. Il est intéressant de noter que ce phénomène de disparition n’est pas purement passif. Il s’accompagne d’une série de gestes, qui sont un moyen de faire disparaître la réalité à la fois littéralement et symboliquement. Il faut noter que la gestuelle de Swann est curieusement héréditaire : son père avait été évoqué au début du livre comme effectuant les mêmes gestes suite à la mort de sa femme26 : après avoir veillé le corps jour et nuit, la première fois qu’il sort, il a un grand mouvement de joie, avant de se rappeler que sa femme est morte et de se reprendre. Ensuite, il a beau être inconsolable, il avoue penser à sa femme « souvent mais peu à la fois à la fois » ; et dans ces circonstances, il a l’habitude de « passer la main sur son front, d’essuyer ses yeux et les verres de son lorgnon ». Dans cette perspective, l’image visuelle de la disparition n’est pas seulement une comparaison ornementale ; c’est une image profondément nécessaire, peut-être une métaphore au sens proustien, au sens où elle établit un lien essentiel entre la vision et la mémoire, entre la disparition et l’oubli. Quand on lit « Un amour de Swann » après « Combray », on sait qu’on lit un roman de la mémoire, que narration et mémoire sont profondément liés. A ce moment, Swann peut apparaître comme un contre-modèle, d’autant que c’est un écrivain raté. On s’attend à ce que dans la même situation, le narrateur ne connaisse pas une telle forme d’oubli, un tel phénomène de disparition. Or, c’est précisément le contraire qui se passe. La suite du roman accentue cette puissance de l’oubli et de la disparition. Dans cette perspective, on peut peut-être penser que l’oubli a une force positive, que ce n’est pas un phénomène purement passif. En effectuant certains gestes, en fractionnant une pensée douloureuse, en modifiant son rythme de veille et de sommeil, on transforme sa sensibilité, on découpe le temps pour le recréer. La « disparition » contribue ainsi, quoique dans une moindre mesure que la mémoire involontaire, à échapper au temps universel et à inventer un rapport au temps singulier.
13En conclusion, on peut rappeler une passage de Sentiments filiaux d’un parricide : « Nos yeux ont plus de part qu’on ne croit dans cette exploration active du passé qu’on nomme le souvenir. Si au moment où sa pensée va chercher quelque chose du passé pour le fixer, le ramener un moment à la vie, vous regardez les yeux de celui qui fait effort pour se souvenir, vous verrez qu’ils sont immédiatement vidés des formes qui les entourent et qui les remplissaient il y a un instant »27 ; puis les yeux sont qualifiés de « machines à explorer le Temps ». Le geste de Swann est peut-être précisément la tentative de s’arracher à cette vision, à la fois littéralement et symboliquement. Certes, on peut trouver des citations de Proust en contradiction apparente, qui dénient le rôle de la vue dans la mémoire. Mais il faut distinguer d’une part le déclenchement du souvenir, qui effectivement, dans la Recherche, passe souvent par d’autres sens que la vue, et d’autre le déploiement de la mémoire, qui lui est souvent spatial et visuel. Dans cette perspective, il faudrait envisager, en corrélation avec « l’espace proustien » (Georges Poulet), avec les lieux de mémoire de la Recherche, un espace de l’oubli.
14Pour élargir la réflexion, et sans chercher une cohérence excessive dans ces emplois du verbe « disparaître » qui ne font pas l’objet d’une concertation raisonnée de Proust, on peut tenter d’inclure l’idée de disparition dans le cadre de l’esthétique proustienne. On a remarqué à travers les exemples étudiés que la disparition se manifeste non seulement sur le mode de l’effacement progressif, mais aussi sur le mode de l’intermittence. Peut-être cette alternative se reflète-t-elle dans les deux versions d’Albertine disparue, la première déclinant les étapes successives de l’oubli, la dernière, dont témoigne la dactylographie originale, ayant probablement pour suite de ramener violemment le souvenir d’Albertine après un oubli rapide, sur le modèle des « Intermittences du coeur »28. Enfin, dans Esthétique de la disparition de Paul Virilio, Proust est cité à propos du « côté Dostoïevski de Madame de Sévigné » (réflexion du narrateur qui esquissait une esthétique, et où pourrait prendre place l’idée de disparition). « Dans l’ordre de l’arrivée de l’information, Proust nous désigne donc le stimulus de l’art comme plus rapide, puisque, ici, les choses ne finissent pas par céder au sentiment mais au contraire commencent par là. En somme, la sensation rendue causale par l’excès même de sa rapidité prend de vitesse l’ordre logique »29.