Le Trône de fer, les routes sans fin d’un univers en expansion
1Les créations d’univers secondaires présentent une nette tendance à entraîner leurs auteurs plus loin qu’ils ne l’auraient souhaité – plus loin, en tout cas, qu’ils ne l’avaient prévu. Tolkien, le grand maître en ce domaine comme en tant d’autres, en fut déjà la « victime », lui qui a consacré sa vie durant son énergie fictionnelle au même monde d’Arda. Il a vu son Seigneur des Anneaux, promis dès 1937 comme suite du Hobbit, publié seulement en 1954‑1955, prendre des directions et un volume inattendus, et il n’est pas parvenu ensuite à produire un Silmarillion assez complet et cohérent pour accepter de le publier de son vivant1. Parmi ses épigones directs, on peut penser à Raymond Feist, dont l’univers de Midkemia était au départ une création collective de jeu de rôles, auquel un premier roman a été consacré en 1982 : plus de 30 ans après, et 30 romans plus tard, Feist referme en 2013 les cycles successifs de « La Guerre de la Faille » (Riftwar Cycle) avec Magician’s End, affirmant à cette occasion qu’explorer cet univers à la totalité « organique » a été comme « peler un oignon pour s’apercevoir que chaque couche est plus grande que la précédente2 ».
2George Martin, qui s’impose de toute évidence comme le créateur de monde le plus important de la fantasy contemporaine, se présente aussi comme un cas d’école absolument remarquable quand il s’agit d’illustrer ces mêmes phénomènes d’expansion, dont je vais donner chaque fois de multiples exemples : inflation progressive de la taille des volumes et de leur nombre annoncé, sentiment de la prise d’autonomie d’une histoire et de personnages qui réclament que justice leur soit rendue, mais aussi développement multimédiatique progressif, le tout produisant un « effet‑monde » tout à fait saisissant. Accessible comme tout univers de fiction depuis notre réel, et même toujours mieux représenté, à travers des opus et des médias toujours plus nombreux, ce monde imaginaire ne cesserait pourtant de mimer son propre impossible accès, d’en dénoncer le mirage en multipliant les bifurcations, comme si son horizon ne cessait de reculer au fur et à mesure qu’on croit s’en approcher. Je me propose donc de retracer sous cet angle la genèse des textes (romans et ouvrages compagnons), et la manière dont l’adaptation en série télévisée les a fait basculer dans une autre dimension.
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3Depuis 1996 et la parution de A Game of Thrones3, l’histoire éditoriale de l’œuvre de Martin est celle d’une expansion textuelle sinon incontrôlée, du moins constamment réévaluée : tandis que chaque volume se faisait un peu plus épais, le projet d’ensemble passait de trois romans à sept (au mieux) aujourd’hui. Que de minces volumes en début de cycle deviennent « pavés » à la fin, une telle évolution est courante dans les romans à suivre qui rencontrent le succès public – celui-ci justifiant d’en donner « plus » à un lectorat qui le réclame, et affaiblissant d’autre part la position de l’éditeur qui n’a plus guère motif à demander des coupes. On en observe de grands exemples chez J.K. Rowling, qui accompagnait par là la maturation de ses lecteurs, parallèle à celle de son héros, ou encore chez Stephen King au fil des sept volumes de La Tour Sombre (1982‑2004), passés, dans la première édition française, de 250 pages format poche pour Le Pistolero à 950 pages grand format pour La Tour sombre. De façon équivalente, la dilution du contenu narratif, réparti dans un nombre de volumes toujours plus grand, est bien connue des lecteurs des vastes sagas de fantasy épique : le parcours des héros de The Wheel of time Robert Jordan (La Roue du temps), commencé au grand galop, s’est ensuite longuement enlisé, pour être en définitive laissé inachevé à la mort de Jordan en 20074.
4Une variante de la même difficulté, où se combinent angoisse de la fin et intérêt bien compris à ne pas se priver d’une formule à succès, se traduit par les bourgeonnements plus ou moins incontrôlés de projets d’abord prudemment formulés : on ne compte plus les trilogies annoncées puis « prolongées » ou les cycles complets devenant la « première série » d’un ensemble plus vaste. Deux exemples choisis dans la même veine de fantasy épique pour jeunes lecteurs : Christopher Paolini explique, à la fin du troisième tome de son cycle « L’Héritage », Brisingr (2008), comment l’excès de matière – pourtant peu flagrant à la lecture – l’a conduit à devoir en envisager un quatrième :
À cause de sa complexité, l’intrigue a pris une ampleur que je n’avais pas prévue, à tel point que j’ai dû envisager un quatrième volume. La trilogie de L’Héritage devient donc le cycle de l’Héritage. Je m’en réjouis […]5.
5Lief, héros des cycles de l’australienne Emily Rodda (2000‑2005), a pour sa part enchaîné les quêtes : après les sept pierres précieuses de la Ceinture de Deltora, réunies au terme des huit volumes de La Quête de Deltora, le voilà relancé à la poursuite des trois morceaux de la flûte de Pirra (le deuxième cycle est donc une trilogie), puis contraint d’éliminer quatre créatures démoniaques, dans les quatre tomes d’un troisième cycle… Ces sept volumes forment la « suite de la Quête ».
6Le « cas Martin » s’inscrit donc dans un contexte plus large où les phénomènes qu’il exemplifie sont courants : il se trouve seulement que sa dérive, particulièrement importante, est en outre particulièrement scrutée, comme placée sous un verre grossissant par l’intérêt passionné des lecteurs et des médias. Les trois premiers volumes, qui ont connu déjà un très beau succès public et critique (tous trois lauréats du prix Locus), sont parus dans des délais qui semblent à première vue raisonnables : A Game of Thrones en 1996, A Clash of Kings en 1999, A Storm of Swords en 2000. Mais si l’on y regarde de plus près, on constate que non seulement le deuxième volume a pu prendre appui sur des centaines de pages coupées du premier (qui était donc, d’emblée, déjà trop long), mais aussi que dans l’espace chronologique de ces quelques années, le projet, au départ une trilogie, suivant le modèle « néo‑tolkienien » dominant6, a entre‑temps doublé !
7Le plan de Martin s’établit en effet alors à six volumes, auxquels sont venus très vite s’ajouter des prequels, des novellas se déroulant plusieurs générations plus tôt et formant la série « Dunk et l’Œuf ». Trois sont pour l’heure parues7, pour un total de 6 à 12 nouvelles prévues.
8Le nombre de volumes annoncés pour le cycle principal, lui, va encore augmenter pour passer à sept dès la rédaction du roman suivant – à chaque fois que Martin publie un roman, il découvre qu’il doit revoir le plan d’ensemble pour en prévoir un de plus. A Feast for Crows (vol. 4), qui sort en 2005, soit après cinq ans de délai, s’avère en effet ne pas présenter de clôture satisfaisante (tous les personnages attendus sont loin d’y figurer). Il est annoncé comme devant fonctionner en diptyque avec un cinquième volume, alors annoncé comme imminent – ce second volet, A Dance with Dragons ne sera cependant publié que six ans plus tard encore, en avril 2011. Rien depuis, on le sait, du moins dans la suite romanesque principale ; seulement un grand et gros volume « compagnon » (companion), The World of Ice and Fire (2014), développement documentaire accréditant la dimension cosmogonique de l’univers (désormais) transmédiatique. Or ce livre‑« monde », d’abord prévu comme une transposition, étendue et superbement illustrée, de contenus encyclopédiques existant déjà sur Internet, avec pour auteurs principaux Elio M. Garcia Jr et Linda Antonsson, fondateurs du site Westeros.org, a dû à son tour compter avec la pulsion d’écriture de Martin, décidément irrépressible. L’auteur n’a cessé d’ajouter de nouveaux éléments, de nouvelles pages, concernant l’histoire et l’organisation sociale de son monde secondaire, retardant la sortie de cet ouvrage‑là aussi, et d’autant plus son roman en cours.
9Les choix d’édition en France, c’est‑à‑dire la découpe, par Pygmalion, des volumes originaux en plusieurs tomes, ont pu accentuer ce sentiment de prolifération pour les lecteurs dans notre pays : le premier volume a donné lieu à 2 tomes français, le second à 3 tomes, et le troisième à pas moins de 4 tomes, pour en revenir ensuite, pour les volumes 4 et 5, à trois livres chaque fois. L’épaisseur des volumes en question ici offrait une forme de justification pour une pratique à l’intérêt commercial évident : en effet, en une autre expression de cette irrépressible inflation, les livres, qui ont toujours été énormes, ont tendu à l’être de plus en plus. Les chiffres sont précis, fournis par Martin lui-même, notamment dans un fameux billet postésur son blog, daté du 25 mai 2005 : « 1088 pages de manuscrit, sans compter les appendices », pour A Game of Thrones, « 1184 pages, sans compter les appendices », pour A Clash of Kings, et pour A Storm of Swords, « 1521 pages de manuscrits, sans compter (etc.) »8. Martin, en bonne partie parce qu’il se justifie ici d’une décision discutable (couper en deux un volume), insiste sur la masse déjà fournie, à travers des termes significatifs comme « peser » ou « gargantuesque ».
10Il nous donne en outre accès à une dimension concrète de son travail qui en général demeure ignorée du public, en coulisses. Avec George Martin, on peut désormais suivre quasiment au jour le jour et page après page la rédaction de l’œuvre aimée, sur le(s) blog(s) de l’auteur qui relate les progrès de son écriture, avancées et moments de doute9. Consultée le 26 janvier 2012, la page « update » ne comportait qu’un unique et triomphal « Done », célébrant la sortie tant attendue, quelques mois plus tôt, de A Dance with Dragons. « Half done », à moitié terminé, dès 2005, ce nouveau tome était annoncé comme quasiment achevé le 8 février 2010, avec déjà 1205 pages ; le 15 février il en était à 1261 pages… Et trois mois plus tard, à 1311 pages, sans que la conclusion ne s’annonce pour autant !
11Un tel suivi au jour le jour, et une telle logique comptable (combien de pages, combien de temps…), apparaissent indissociablement comme la conséquence, mais peut-être aussi une des causes, des retards accumulés par le projet, qui ont soumis les fans à une attente unanimement jugée insupportable, et l’auteur à une pression d’autant plus importante… Conséquence bien sûr, dans la mesure où Martin, connaissant l’intérêt qu’il suscite, rassure ses fans en donnant ainsi des nouvelles de ses progrès ; il n’est cependant pas sûr qu’il ne produise pas ce faisant l’effet inverse, exaspérant par là une impatience qui s’alimente de ces informations en flux continu, promesse perpétuelle d’imminence et accès apparemment privilégié à la fabrique du roman. Comment expliquer sinon les attaques et prises à partie dont fait si souvent l’objet ce créateur ? Martin semble produire un effet de « familiarité », dans tous les sens du terme, qui autorise à le malmener, à le bousculer – à brandir sous ses yeux et ceux des caméras, dans les sorties publiques auxquelles il se prête, des pancartes lui intimant : « Write faster » (« Écris plus vite »).
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12Si l’on vient maintenant au contenu de ces ouvrages toujours plus longs et plus nombreux, il est manifeste qu’au fur et à mesure que le volume textuel total augmente, le monde fictionnel qui s’y trouve décrit et exploré grandit. Il s’étend, littéralement : tandis que ses frontières reculent, il s’avère toujours plus peuplé. Les fameux « appendices » que Martin n’incluait pas dans son compte de pages grossissent en effet eux aussi. Les cartes se font de plus en plus précises et leur nombre s’accroît, pour illustrer et accompagner le fait que le parcours de lecture nous amène dans des lieux nouveaux, jusque‑là inconnus, toujours plus loin, de toutes parts, du centre de Westeros qui figurait le point de départ de cette découverte progressive. Dans le fameux générique de la série télévisée, un effet équivalent est produit par le dévoilement, quand l’intrigue l’exige en s’y déplaçant, de nouveaux espaces de la carte survolée, de nouvelles miniatures dont les rouages s’animent sur le « plateau de jeu ». De deux cartes présentes dans le premier volume, et toujours par la suite (le continent de Westeros en deux parties, « Le Nord » et « Le Sud »), on parvient à 5 ou 6 (selon les éditions que j’ai pu consulter) dans A Feast for Crows et A Dance with Dragons, qu’il s’agisse de « focus » sur des villes ou des zones déjà citées dans les cartes antérieures (« King’s Landing » / « Port Réal », les « Iron Islands » / « Îles de fer ») ou de véritables élargissements du « monde connu » nous emmenant plus loin au Nord, au Sud, à l’Est (« Beyond the Wall » / « Au-delà du Mur », « Summer Sea » / « La mer d’été », « Slavers’ Bay » / « La Baie aux esclaves »). Associés, ces deux cas de figure exemplifient concrètement un double mouvement d’approfondissement et d’expansion du monde fictionnel – cela veut dire aussi, et même si Martin, manifestement, s’efforce de mettre en place de grands mouvements de convergence, que les personnages sont toujours plus dispersés dans cet univers toujours plus vaste. Il s’agissait d’un des enjeux de la fameuse découpe en deux volumes de la matière promise, produisant deux romans (A Feast for Crows et A Dance with Dragons) chronologiquement simultanés mais répartis selon une logique spatiale redoublant celle des personnages. Les trajets centrifuges des personnages actualisent ainsi, au fil des chapitres et des volumes, ce qui n’était que toponymes sur la carte ; les voyages, et la lenteur qu’ils impliquent dans un monde pré-technologique, font surgir de nouveaux paysages et traverser des mondes, culturels et climatiques, visant la plus grande diversité – quitte à ce que les personnages semblent parfois au bord de se perdre10. A contrario, la faculté des personnages de la série télévisée à emprunter des « raccourcis » spatio‑temporels qui font « avancer » l’action, leur permettant des rencontres aussi opportunes qu’invraisemblables, fait partie des choix scénaristiques les plus contestés des saisons 5 et 6.
13Ceux-ci, bien entendu, sont eux aussi toujours plus nombreux, alors même que Martin est bien connu pour ne pas hésiter à se débarrasser d’une bonne partie d’entre eux, ce qui pourrait suffire à clarifier un peu le tableau des acteurs de l’histoire. Force est de constater que les sacrifices n’y suffisent encore pas : certes, l’énorme dramatis personae, d’une grosse soixantaine de pages, énumérant les personnages maison par maison, qui vient gonfler les appendices de A Feast for Crows, laisse figurer, entre crochets, le nom des morts, mais même la seule liste des « personnages-points de vue » (POV characters), à savoir ceux qui donnent leur nom aux chapitres, car c’est à travers leurs yeux que les événements nous sont alors présentés, permet de constater une augmentation de leur nombre, lente mais inexorable, alors même qu’une part d’entre eux, cette fois, a disparu : Eddard (Ned) Stark dominait par exemple le premier volume avec 15 chapitres sur 73. Ils étaient en tout 9 focalisateurs à se partager les chapitres dans ce premier volume, puis 10 dans le second, 12 dans le troisième, 13 dans le quatrième et enfin 18 dans le cinquième, alors même que ces deux derniers étaient censés se répartir les personnages ; en réalité, A Dance with Dragons laisse une place (à la fin du volume, qui rejoint la temporalité du précédent et s’y rattache) aux principaux personnages déjà présents dans A Feast for Crows – ce qui explique qu’ au total ils sont nettement plus nombreux. Le cas des personnages « disparaissant », c’est-à-dire ceux qui n’apparaissent qu’à l’occasion d’un unique chapitre focalisé sur eux, prologue ou épilogue, atteste de ce qui apparait comme un trait d’écriture de Martin, apte à investir n’importe quel caractère et le plus petit embryon de biographie, pour en faire en quelques pages et à coup de petits détails vrais un être de papier si riche, de passé comme de promesses, qu’on se désole de devoir déjà le quitter : on peut citer par exemple « Pate », par le regard duquel nous est rapporté le prologue de A Feast for Crows¸ et qui se trouve à l’origine d’un rebondissement passionnant dans l’épilogue de ce même volume.
14On retrouve l’héritage de Tolkien dans ces caractéristiques « expansives » – présence d’annexes développées, croissance de la carte (entre Bilbo et Le Seigneur des Anneaux), multiplication des lignes d’intrigue suivant en alternance autant de personnages (ou de groupes de personnages) tandis que leurs chemins se séparent et s’étendent dans le vaste monde secondaire. On peut encore rappeler, pour un parallèle quant à la façon dont certains personnages semblent « forcer » l’auteur à leur prêter son attention (autrement dit, révèlent un potentiel narratif à exploiter), l’anecdote rapportée par Tolkien en 1955, selon laquelle il aurait « rencontré » à son propre étonnement Strider (L’Arpenteur), pourtant promis au plus grand des destins dans son livre, celui qui deviendra Aragorn, héros et futur roi : « Voir Grands-Pas assis dans son coin à l’auberge a été un choc, et je n’avais pas plus d’idée que Frodo sur son identité11 ». La construction d’un « monde », sans doute le plus grand legs de Tolkien et son excellence la plus reconnue, constitue justement selon Martin le principal lien entre son œuvre et celle de l’universitaire anglais. Dans Méditations sur la Terre du Milieu, ouvrage où Karen Haber avait demandé aux grands auteurs de fantasy d’alors d’écrire quelques pages sur leur rapport à Tolkien, et dont Martin signait l’introduction, le romancier voit dans son prédécesseur
le premier à créer un univers secondaire pleinement accompli, un monde entier avec sa propre géographie, ses propres histoires et légendes, sans aucun lien avec les nôtres et pourtant tout aussi réel d’une certaine façon. […] La route se poursuit sans fin […], nous ne devrions jamais oublier que le voyage a commencé à Cul de Sac, et que nous marchons tous, toujours, dans les pas de Bilbo12.
15Reproduisant certaines techniques depuis versées au grand chaudron de la fantasy, visant à conférer une crédibilité « réaliste » au monde imaginaire par la production de documents à son sujet (cartes, généalogies…) ou de fictions au second degré (les contes ou les chansons de cet autre monde), Martin produit dès lors un effet similaire : il parvient, comme l’œuvre de Tolkien le faisait, à nous communiquer le sentiment d’une transcendance du monde – comme si ce dernier existait à l’extérieur des livres, avant eux ou à côté d’eux, attendant les récits voués à y prendre place. On tient là un autre facteur d’explication de l’attitude de certains fans, qui attendent de Martin qu’il leur donne accès à ce « monde » sans parvenir à accepter pleinement que ce monde soit un texte et que ce texte, il faille bien l’écrire... Ils tendent donc à considérer que les « réponses » aux questions qu’ils se posent à son sujet y sont déjà – c’est ainsi qu’on peut comprendre la grande activité herméneutique à laquelle donne lieu l’œuvre de Martin et/ou la série télévisée, produisant autant d’hypothèses d’interprétations qui permettent en quelque sorte au public de prendre de l’avance sur l’auteur. On peut estimer qu’une telle activité, remarquable par exemple au moment de la parution des derniers volumes d’Harry Potter, contribue à l’expansion d’un monde, du côté de sa réception, dans la mesure où elle pointe des ouvertures, des questionnements activés par le texte, qui sont susceptibles d’être plus désirables, aimantant la production de récit, que les éventuelles réponses apportées. Pour Le Trône de fer / Game of Thrones, la fameuse hypothèse dite « R+L=J » (« Rhaegar Targaryen et Lyanna Stark sont les parents de Jon Snow »), formulée très tôt par les lecteurs alors qu’elle implique une sorte de reconstruction de l’histoire « officielle » qui nous a été présentée, a ainsi bien été confirmée, au terme d’un long teasing par le biais de visions tronquées de la tour, au terme de la sixième saison de la série télévisée – celle‑ci en est en effet arrivée à prendre de l’avance sur les romans, poursuivant désormais l’histoire plutôt que de la reprendre ou de l’adapter. D’innombrables hypothèses sur les « trois têtes du dragon », les personnages susceptibles, outre Daenerys et sans doute Jon, de chevaucher un des trois dragons, continuent pour leur part de courir. Le continent des fanfictions constitue bien entendu, dans ce prolongement, non seulement un accroissement du monde de départ, mais une multiplication des mondes imaginaires (ce ne sont plus tout à fait les mêmes) et des traversées possibles.
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16L’adaptation du cycle romanesque sous forme de série télévisée, et le retentissant succès remporté par la diffusion sur HBO des saisons successives de Game of Thrones à partir de 2011, ont fait entrer l’expansion dans une autre dimension, multipliant chaque tendance déjà notée par un facteur énorme : qu’il s’agisse de la pression du temps qui passe sans nouveau volume à paraître (la série « rattrapant » chaque année à grande vitesse la saga qu’elle adaptait et qui, elle, ne progressait pas), de la multiplication des personnages (avec la création de « nouveaux » personnages13, mais aussi avec les « versions » successives d’un même personnage que suscite le remplacement de certains acteurs d’une saison à l’autre14), ou encore de l’autonomisation du monde détaché de son créateur, évidemment accentué par la démultiplication médiatique. D’ailleurs les produits dérivés, déclinaisons de l’œuvre écrite (sous forme de comics) etouvrages compagnons produits autour de l’histoire de Westeros se sont énormément développés, pour répondre à une demande du (très) grand public désormais concerné, mais avec pour effet collatéral de corroborer toujours davantage cette existence « parallèle » d’un monde dont existent tant d’artefacts, comme autant de témoignages…
17Mais le passage à l’audiovisuel, outre qu’il accentue des phénomènes préexistants, amorce aussi un effet quant à lui nouveau, et sur lequel notre recul est pour l’heure trop limité pour pouvoir augurer de son devenir : un véritable dédoublement s’opère, entre deux variantes d’une narration à la fois même et autre. De tels effets se sont à vrai dire déjà produits, autour de grands personnages sériels comme Sherlock Holmes, Fantômas, James Bond plus radicalement : à côté des aventures sorties des livres, et déjà souvent modifiées, en apparaissent d’autres, et progressivement le personnage se transforme ou se démultiplie – il a, littéralement, plusieurs visages, plusieurs vies, plusieurs territoires entre lesquels les publics voyagent, et le « mythe » qu’il devient peut être considéré comme l’articulation de ces va-et-vient entre versions, distantes ou voisines… Mais la bifurcation ici se fait cette fois à l’échelle d’une narration complexe, sur un univers fictionnel et dans le cadre d’un processus d’adaptation (pas un reboot, pas une accumulation de versions) : une adaptation au départ très fidèle connait des décalages de plus en plus nombreux par rapport à la source écrite. Certaines gouttes d’eau deviennent de grandes rivières : dans le livre ainsi, ça n’est pas Sansa qui épouse Ramsay Bolton, mais une jeune femme que les Bolton font passer pour Arya ; dans le livre, un échange de bébés se produit entre celui de Gilly, qu’elle sacrifie afin de sauver l’enfant royal des Wildlings, le fils de Mance Ryder et de Dalla, et c’est dans ce but que (dans le volume 5) Gilly et Sam voyagent jusqu’à Oldtown, la ville des érudits ; cette ligne d’intrigue, qui semblait vouée à ne pas figurer du tout dans la version télévisée (Dalla et son enfant n’existant tout simplement pas) y a pourtant été introduite, tardivement, à la saison 6, où Sam et Gilly se rendent bien à Oldtown, quoique pas pour les mêmes raisons. L’intrigue concernant les Ironborn est plus riche et plus avancée dans le roman, et tout un pan d’intrigue venue de Dorne a purement disparu dans la série télévisée – le long voyage du prince de Dorne, Quentin, jusqu’à Daenerys, pour finir brûlé par un dragon. On ignore si Aegon Targaryen, qui dans le dernier tome en date du roman, mobilise autour de lui un groupe de partisans et représente un candidat important au trône, fera ou non son apparition dans la série télévisée.
18Il en résulte une nouvelle forme de l’expansion en arborescence, après le bourgeonnement (toujours plus de matière sur un même tronc), l’embranchement par dédoublement de certaines lignes : il y a désormais deux œuvres (livre et série), jumelles ou siamoises. Le statut de l’adaptation est donc cette fois bien différent des grands exemples antérieurs, le médium audiovisuel (Game of Thrones) s’imposant au premier plan dans une forme de concurrence directe avec son roman-source (Le Trône de fer). Un palier supplémentaire est en effet franchi dans le rapport de dédoublement médiatique, par rapport aux adaptations du Seigneur des Anneaux par Peter Jackson15 ou des volumes de Harry Potter16 par exemple. Certes, dans ces deux cas on assistait déjà à une forme de substitution (les films faisant office de nouvelle « porte d’entrée » dans le monde fictionnel, devenant vite l’entrée principale et souvent unique, non relayée par la lecture). Mais la trilogie de Jackson avait laissé vivre le roman de Tolkien un demi-siècle, et les publics, du livre et des films, ne se confondent pas entièrement. Harry Potter inaugurait une pratique d’adaptations suivant très rapidement les parutions originales, mais le statut d’origine des romans ne faisait pas question, J. K. Rowling étant d’ailleurs directement impliquée dans les choix artistiques présidant aux longs métrages.
19En revanche, dans le cas de Martin, c’est la question de la fin elle-même, déjà présente dans l’inquiétude des lecteurs quant aux retards accumulés par le romancier, qui se pose à nouveau, en filigrane, mais de façon cruciale, à l’occasion de la ramification décisive entre les romans et les saisons télévisées. « Et si la série se terminait d’abord ? » a d’abord été un cas de figure possible, évoqué, quand Martin a confié aux showrunners, David Benioff et D.B. Weiss, les éléments nécessaires à une conclusion de la saga, au cas où il ne serait pas en mesure de la mener à bien – pas du tout ou pas assez vite. La série prend désormais de l’avance sur les romans, et le cas aujourd’hui le plus probable envisage une adaptation « croisée » où le roman se terminera après la série qui en était au départ le prolongement : pourra-t-on considérer qu’il s’agit de la même fin, puisque les deux intrigues se sont déjà séparées ? Et comment dès lors la lirons-nous : comme une novellisation de la série ? comme un embranchement des possibles, un « what if » supplémentaire ? Cette démultiplication des scénarios, des variantes, aura(it) pour effet de libérer encore un peu plus une « expansivité » dans la réception même de l’univers : d’autoriser encore un peu plus, en les légitimant encore un peu plus, ce qui constitue la plus puissante dynamique des développements « mondains » actuellement, les expansions venant cette fois des lecteurs/spectateurs – et donc sans doute d’autres fins alternatives encore, plus conformes si nécessaires aux désirs de chacun, à leurs attentes si longtemps et constamment sollicitées… Un tel monde, très peuplé et très fréquenté, toujours plus, sillonné de toutes parts, donnerait ainsi naissance à des mondes, eux‑mêmes toujours plus nombreux, troués de points de passage – frontaliers, à la fois partagés et concurrents. Leurs chemins bifurquent à l’infini, et l’horizon de l’accessible, ainsi, ne cesse de s’éloigner.