Le monde est un kaléidoscope : lectures et réalités multiples de Juego de cartas de Max Aub
1Juego de cartas (« Jeu de cartes ») est publié en 1964 au Mexique1, où son auteur s'est réfugié depuis 1942. Max Aub (Paris, 1903 ; Mexico, 1972) est en effet une figure majeure de l'exil républicain espagnol, auteur de « El Laberinto Mágico » (« Le Labyrinthe Magique »), vaste fresque consacrée à l'Espagne de la Guerre Civile.
2Juego de cartas, œuvre originale située en marge de ce projet emblématique, demeure méconnue du grand public. Elle est présentée sous la forme de 106 cartes à jouer, parfois 108 (certains exemplaires du jeu présentant quatre jokers au lieu de deux). Les cartes sont imprimées sur un papier de type bristol de format 17x11 cm. Au recto de chacune de ces cartes, on trouve un dessin ; au verso, un texte épistolaire.
3Aub joue ainsi sur le double sens du mot « carta » en espagnol, celui‑ci signifiant à la fois la carte à jouer, mais aussi la lettre. Chacune de celles‑ci concerne le même homme, un certain Máximo Ballesteros, récemment décédé ; certaines lettres traitent des causes de sa mort, d’autres lettres évoquent sa vie amoureuse, d’autres encore parlent de ses opinions, de son caractère, etc. Les cartes‑lettres ne sont ni reliées, ni numérotées ; elles ne sont pas datées et leurs expéditeurs sont le plus souvent désignés par leur prénom.
4Le texte signale implicitement que ce ne serait pas Aub qui a écrit ces lettres, et qu'il se serait contenté de les recueillir et de les retranscrire : leur authenticité est suggérée, par exemple, dans une lettre adressée à « Tita » et où apparaît, à la place de l'habituelle signature, le mot « illisible » entre parenthèses et en italiques – « ilegible » ; de même, la lettre signée par une certaine Amalia López est truffée de fautes d'orthographe. Enfin, les dessins qui figurent au dos des cartes sont attribués à Jusep Torres Campalans, peintre apocryphe créé par l'auteur quelques années plus tôt2 ; ses initiales apparaissent à côté de certains dessins, et son nom figure sur l'étui en carton contenant les cartes – « dessins de Jusep Torres Campalans ».
5Sur cet étui sont également imprimées les « règles du jeu », qui seraient donc, supposément, le seul texte écrit par Max Aub : celles-ci précisent que les cartes peuvent être réparties entre plusieurs joueurs, mais que le jeu permet aussi de réaliser « toutes sortes de solitaires ». Les lettres dessinent une image morcelée, partielle, souvent contradictoire du personnage. « Le gagnant est celui qui devine qui fut Máximo Ballesteros3 ». Qui était le véritable et authentique Máximo Ballesteros ? C'est la question à laquelle doivent répondre les lecteurs‑joueurs pour gagner la partie. Juego de cartas implique la participation active du lecteur, qui devient ici un véritable enquêteur.
Le jeu au cœur du processus de création artistique
6Juego de cartas apparaît donc comme une œuvre atypique de Max Aub ; elle ne fait pas partie de « El Laberinto Mágico » (« Le Labyrinthe Magique »), ambitieux projet littéraire de Max Aub qui naît avec la Guerre Civile espagnole. Cette fresque occupe l'essentiel de sa production littéraire à partir du conflit (1936‑1939) et jusqu'à sa mort (1972), et les œuvres qui la composent (série romanesque des Campos, nombreuses nouvelles, etc.) sont situées dans un temps et un espace bien déterminés ; elles sont destinées, selon les mots de l'auteur, à « donner une image de la guerre et de ses premières et tristes conséquences4 ». En revanche, les œuvres de jeunesse de Max Aub, publiées à la fin des années vingt et au début des années trente, suivent les principes de la « déshumanisation de l'art » analysés par José Ortega y Gasset dans l'essai du même nom : absence de toute problématique sociale ou politique contemporaine, priorité accordée au travail sur la forme, poétisation du langage d'une œuvre d'art conçue comme un divertissement avant tout.
7Les premières pratiques expérimentales de la littérature opérées par Max Aub s'inscrivent ainsi dans les avant-gardes européennes des années vingt, et à plusieurs reprises, Max Aub rappelle l'importance des dimensions ludique et humoristique dans sa formation et dans celle de sa génération. A ce titre, l'influence de Ramón Gómez de la Serna, auteur des Greguerías, est revendiquée par Aub à plusieurs reprises. En 1969, il déclare par exemple : « L’humour a été l’une des caractéristiques de notre génération ; Ramón Gómez de la Serna est l’une des personnalités qui nous a le plus influencés, et nous avons tous été adeptes des blagues, et si c’étaient de mauvaises blagues nous les aimions d’autant plus5 ». Dans un autre entretien réalisé à la même époque, Aub réitère son analyse – « Toute ma génération possède un grand sens de l’humour » –, et cite une nouvelle fois, aux côtés de Picasso, de Buñuel, d’Alberti, la figure de Gómez de la Serna : « L’humour était bien présent chez lui, mais l’humour des choses sérieuses6 ».
8Juego de cartas, en mettant le jeu au cœur du processus de création artistique, et bien que publié dans les années soixante, porte sans aucun doute la trace de cet « humour des choses sérieuses » évoqué par Aub et qui peut être interprété comme un phénomène générationnel, de la part d’écrivains qui pratiquent le jeu comme une façon de rendre compte du monde. A ce titre, Juego de Cartas fonctionne comme une métaphore de l’importance du jeu et du hasard dans le déroulement d’une vie et n’est pas sans rappeler la conception surréaliste de l’existence.
9Dans sa réalisation plastique, Juego de Cartas pourrait s'apparenter au « Jeu de Marseille » créé autour d’André Breton en mars 1941, alors que les surréalistes ont trouvé refuge à la Villa Air‑Bel à Marseille, grâce à l’aide de Varian Fry7. Les figures traditionnelles du Tarot de Marseille sont remplacées par Pancho Villa, Baudelaire, Freud… le jeu est composé au total de vingt‑deux cartes représentant des être hybrides et des personnages fantastiques propres à l’esthétique surréaliste ; car le jeu est constitutif du mouvement, et ses membres, qui promeuvent la libération de l’inconscient comme moyen d’unir le réel et l’imaginaire, voient le jeu « non comme un simple divertissement […] mais comme une façon de vivre8». « Le jeu et la surprise ont caractérisé en partie ma génération. C’est de là qu’a surgi le hasard : le surréalisme, le dadaïsme. Vous avez raison : l’esprit de jeu et de résistance est, chez moi, toujours un peu présent, peut-être beaucoup9 ». La réinvention du tarot de Marseille matérialise la combinaison de cet « esprit de jeu et de résistance », pour paraphraser Aub, face à l’avancée nazie et à la politique répressive du gouvernement de Vichy. Aub bénéficie lui aussi de l’intervention de l’ « Emergency Rescue Commitee » de Varian Fry et son placement en résidence surveillée à Marseille en novembre 1940, après un premier séjour dans le camp du Vernet d’Ariège, lui permet de renouer des contacts avec Gide, Malraux, Matisse, mais aussi des surréalistes comme Aragon.
10Il apparaît impossible qu’il n’ait pas eu connaissance de cette réinvention du jeu de tarot traditionnel, symptomatique du mouvement surréaliste, et qu’il avait peut-être en tête au moment d’élaborer Juego de Cartas.
Jeu de perspectives destiné au « lecteur moderne »
11Juego de cartas aborde de façon ludique la réfraction de la réalité à travers la diversité des combinaisons littéraires possibles, et sa publication est contemporaine de celles d'autres ouvrages qui requièrent, eux aussi, la participation active du lecteur.
12En 1961, trois ans avant Juego de Cartas, est publié chez Gallimard Cent mille milliards de poèmes, de Raymond Queneau10 : cette fabuleuse « machine à fabriquer des poèmes », selon les mots de son inventeur, est divisée en dix pages comportant chacune quatorze vers écrits au recto de quatorze bandes horizontales. Les vers ont tous la même scansion, et le lecteur, en tournant une ou plusieurs bandes comme s’il s’agissait de pages d’un livre, peut donc composer des milliers de poèmes possibles (1014, soit cent mille milliards) présentant tous une régularité rythmique semblable11. Aub, qui maîtrise le français – il est né à Paris et a passé les onze premières années de sa vie en France12 – est un lecteur à la curiosité insatiable et connaissait probablement Cent mille milliards de poèmes, d’autant plus qu’il était alors en contact régulier avec les éditions Gallimard, qui publient la même année la version française de Jusep Torres Campalans, grâce notamment à la médiation d’André Malraux. De plus, l’auteur entretient également à cette époque une correspondance avec Robert Massin, responsable de la mise en page de Cent mille milliards de poèmes, qui ne manque pas de s’enthousiasmer devant Juego de cartas13.
13De même, en 1963, avec Rayuela, Julio Cortázar propose au lecteur différentes façons de lire son roman : de façon linéaire, du chapitre 1 au chapitre 155, en ne lisant que les cinquante‑six premiers, ou en commençant par le chapitre 73 et en suivant un ordre indiqué par l'auteur au début du livre.
14Les similitudes entre Juego de cartas et Composition n°1 sont encore plus évidentes, puisque cette œuvre de Marc Saporta publiée en 1962 se présente elle aussi comme un ensemble de feuillets non numérotés et non reliés que le lecteur doit mélanger et « composer » à sa guise afin de construire à chaque fois une histoire différente. Composition n°1 représente les directions infinies qu’une vie est susceptible de prendre : « De l'enchaînement des circonstances, dépend que l'histoire finisse bien ou mal. Une vie se compose d'éléments multiples. Mais le nombre des compositions possibles est infini14 ». Max Aub aurait conçu Juego de Cartas avant que ne paraisse Composition n°1, et aurait été pris de court par la parution de l’œuvre de Marc Saporta, qui l’aurait amené à différer la sortie de son jeu de cartes :
Je me réjouis que Juego de Cartas vous ait amusés. Je l’avais écrit il y a un moment, et je ne l’ai pas publié justement à cause du livre de Saporta. Je l’ai vu à Paris et je lui ai dit qu’il m’avait contrarié. Il m’a répondu qu’après tout ce n’était pas important, et avec le temps, je me suis convaincu qu’il avait raison (parce que j’ai trouvé un éditeur)15.
15Composition n°1 met en lumière l’infinité des chemins possibles que l’homme est susceptible de parcourir au cours d’une vie ; comme Juego de cartas ou Cent mille milliards de poèmes, l’œuvre révèle aussi l’importance et la variété des perspectives, et ce grâce à une littérature en perpétuel mouvement, qui requiert l’effacement de l’auteur au profit de la participation active d’un lecteur-joueur-compositeur chargé d’ordonner les cartes ou les vers. « La fiction affleurera et se dissipera, vite, d’après la mobilité de l’écrit, autour des arrêts fragmentaires d’une phrase capitale dès le titre introduite et continuée16. » Ces lignes sont extraites d’ « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard », énigmatique poème en vers libres que Max Aub connaissait depuis longtemps17, et dont le titre nous invite à accorder une place majeure au hasard ; car l’expression de la contingence se retrouve au cœur de ces ouvrages, et s’exprime par le caractère ludique de la tâche attribuée au lecteur‑compositeur :
Le lecteur est prié de battre ces pages comme un jeu de cartes. De couper, s'il le désire, de la main gauche, comme chez une cartomancienne. L'ordre dans lequel les feuillets sortiront du jeu orientera le destin de X. Car le temps et l'ordre des événements règlent la vie plus que la nature de ces événements18.
16Les lectures de ces œuvres varient sans cesse, elles dépendent d'une multiplicité de perspectives et d'interprétations ; ce sont des « œuvres ouvertes » :
[…] une œuvre d’art, forme achevée et fermée dans sa perfection d’organisme parfaitement calibré, est également ouverte, de par sa possibilité d’être interprétée de mille façons diverses sans que sa singularité, impossible à reproduire, n’en soit altérée. Jouir de l’œuvre d’art consiste donc en une interprétation et une exécution, puisque dans chaque utilisation l’œuvre revit sous une perspective originale19.
17Elles sont aussi des œuvres « scriptibles », au sens où l’entend Roland Barthes, car elles nécessitent un investissement du lecteur, qui n’est « non plus un consommateur, mais un producteur du texte20 ». Elles exigent de leurs lecteurs qu’ils soient des « lecteurs modernes », car chargés de « configurer l’œuvre » et de lui « donner forme » :
A l’inverse d’un lecteur menacé d’ennui par une œuvre trop didactique, dont les instructions ne laissent place à aucune activité créatrice, le lecteur moderne risque de ployer sous le faix d’une tâche impossible, lorsqu’il lui est demandé de suppléer à la carence de lisibilité machinée par l’auteur. La lecture devient ce pique-nique où l’auteur apporte les mots et le lecteur la signification21.
Une partie impossible ?
18Avec Juego de cartas, le lecteur‑joueur devient compositeur d'une œuvre sans cesse renouvelée, et son enquête est d'autant plus ardue que les possibilités de reconstruction et d'interprétation de la vie et de la personnalité de Máximo Ballesteros sont multiples.
19Les points de vue au sujet de ce dernier exprimés dans les lettres de Juego de cartas peuvent différer radicalement d’un expéditeur à un autre : sa mort est parfois attribuée à un suicide – les raisons avancées diffèrent parfois d’une lettre à une autre –, à un homicide – sa femme, Carmen, est désignée comme une potentielle coupable –, ou à une mort naturelle – par exemple, thrombose coronaire. Plus étonnant, le mystère autour de Máximo concerne parfois également ses occupations professionnelles, certaines lettres le présentant comme un homme politique, d'autres faisant étant de l'impossibilité, pour ses proches, de déterminer quelle était réellement sa profession : « Il n'aimait tellement pas parler de lui-même que beaucoup de ses amis n'ont jamais su où et dans quoi il travaillait22 ». Homme « charmant » et « exquis » selon Francisca, il est « l’homme le plus beau et le plus gentil du monde » selon Amada ; en revanche, Rosendo le définit comme un « lâche », Mateo comme un « traître », Olga comme un individu « entêté ». Les contradictions au moment de définir sa personnalité sont parfois présentes au sein de la même lettre : « un mélange de lion, de lièvre et de renard ; courageux, lâche et méfiant23 ».
20Les lettres évoquant la vie amoureuse de Máximo sont nombreuses, et celui‑ci y apparaîtsouvent comme un incorrigible coureur de jupons, parfois présenté comme un amant idéal par ses maîtresses, souvent comme un séducteur machiste et égoïste. En revanche, l'une des lettres suggère avec humour l'homosexualité du personnage ; il s'agit de ces lignes attribuées à un certain Marcelino : « Ce n'est pas sa mort qui m'a surpris […] mais plutôt ce que me dit Gustavo de son goût très prononcé pour la gent féminine. Quand nous dormions ensemble, il semblait prendre un tout autre chemin24 ».
21Plusieurs lettres font état de la difficulté de cerner la personnalité de Máximo de son vivant : « je n’ai jamais su qui il était » affirme l’un des expéditeurs, tandis qu’un autre avance que c’était un individu « difficile à déchiffrer25 ». L'accumulation d'oxymores contenue dans la lettre adressée par Felisa à Manuela complique également la tâche du lecteur‑joueur au moment de déterminer qui était Máximo, mais suggère également le caractère variable d'une personnalité en fonction du moment et des différents interlocuteurs :
[…] intelligent et idiot, sensible et insensible, agréable et désagréable, silencieux et pipelette, doux et brusque, indifférent et dur, calme et anxieux, paisible, joyeux et mal luné, drôle et ennuyeux, confiant et méfiant, passionné et indifférent, humble et orgueilleux, compatissant et cruel, respectueux et méprisant, élégant et ridicule selon les heures, les minutes ou les secondes et l'humeur avec laquelle on supporte les autres26.
22Le constat est partagé par Ludwig : « Tu n'as pas remarqué que l'on est différent selon la personne que l'on a en face27 ? ».
23Dans son enquête pour essayer de reconstituer la personnalité de Máximo, le lecteur‑joueur‑compositeur est amené à faire preuve de méfiance envers les propos tenus dans certaines lettres, la plume de certains expéditeurs étant parfois guidée par la rancœur, comme chez Luisa, visiblement une ancienne maîtresse du défunt :
C'était une vraie canaille, un orgueilleux, incapable de faire preuve de gentillesse, qui ne se préoccupait que de lui‑même ; les autres, ça, il n'en avait rien à faire. Tu te rappelles sans doute comment il m'a laissée tomber un beau matin. Et je ne dis pas ça par dépit. C'était un individu quelconque, avec un certain charme et de mauvaises manières. Qui se souviendra de lui ? Pas moi28.
24La colère et la douleur transparaissent également dans les mots d'une autre maîtresse de Máximo, qui vient d'apprendre sa mort :
Chère Judit, Je ne le savais pas. Je ne sais rien, enterrée ici, avec Tom. Il travaille, je travaille ; on se repose les week-ends. Je pensais à Máximo le moins souvent possible. Sa mort me le renvoie comme il a été, égoïste, prêt à se sacrifier pour les autres sans jamais penser à moi ; il avait honte de moi. J'aurais tout fait pour lui, mais il ne me l'a jamais permis. […] Il m'a rendue terriblement malheureuse. Un jour il m'a dit : « c'est fini entre nous ». Je suis venue ici pour essayer de l'oublier. […] Ne m'écris plus29.
25Le lecteur est donc invité, implicitement, à prendre une certaine distance par rapport aux portraits réalisés de Máximo. Il doit formuler des hypothèses pour combler les lacunes des textes, questionner les incohérences ou les contradictions des témoignages, interpréter les non‑dits, savoir reconnaître les formulations ambivalentes ou recueillir les indices disséminés. Ainsi, Cecilia s'étonne, dans sa lettre, de la démarche entreprise par une certaine Manuela ; celle-ci est apparemment une maîtresse du défunt et souhaite savoir comment il se comportait avec « les autres » – « las demás » –, le féminin « las » utilisé en espagnol sous‑entendant « avec les autres femmes », voire « avec ses autres maîtresses » :
Chère Pepita, Mais quelle mouche a donc piqué Manuela pour qu'elle veuille, dans une occasion pareille, réunir des témoignages sur Máximo […] ? Va savoir, les gens sont bizarres. Elle l'a aimé, peut‑être qu'ils se sont aimés – on voit tellement de choses étranges que je ne m'étonne plus de rien –, mais vouloir, dans une occasion pareille, et sans que cela mène à quoi que ce soit, réunir des témoignages sur comment il a été avec les autres [femmes], ça me laisse sans voix. Tu comprendras, bien sûr, que je vais lui raconter de jolis mensonges. Qui ne le ferait pas30 ?
26La fin de la lettre – « […] je vais lui raconter de jolis mensonges. Qui ne le ferait pas ? » – fonctionne, d'une certaine façon, comme un avertissement lancé au lecteur, qui est amené à lire avec prudence non seulement les déclarations de Cecilia – ancienne maîtresse jalouse ?–, mais aussi celles de toutes les autres lettres dont il a pu prendre connaissance. Il peut être amené à reconsidérer les déductions qu'il avait déjà opérées au sujet de Máximo, et donc à faire évoluer, une nouvelle fois, sa façon de jouer, et donc sa lecture de l’œuvre.
27« Le gagnant est celui qui peut deviner qui fut Máximo Ballesteros », affirment les « règles du jeu ». Dès lors, la tâche assignée au lecteur apparaît d’autant plus difficile. Le lecteur ne dispose que de ces points de vue contradictoires pour jouer et reconstituer la personnalité de Máximo. La personnalité de ce dernier apparaît instable, dans la mesure où sa perception dépend de la combinaison de plusieurs variables : les propos contradictoires des expéditeurs des lettres, la répartition des lettres effectuée entre les joueurs, et la propre interprétation qu’en font ces derniers. La combinaison de ces facteurs est renouvelée à chaque partie. « Tu t’es lancé dans un travail impossible. Comment était Máximo ? D’une seule façon : il était comme tu croyais qu’il était31. »
28En définitive, le jeu comporte autant de gagnants que de participants. « Comment était‑il ? Qui peut le savoir ? […] Chacun sa vérité32. »
29D'une certaine façon, Aub approfondit ici de façon originale et amusante la remise en question du personnage traditionnel constatée à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle : le personnage apparaissait désormais comme une conscience morcelée et instable, dans une époque caractérisée par l’effondrement des certitudes, la fin de l’unité du sujet et l’ébranlement du rationalisme cartésien. Máximo Ballesteros est une mise en évidence, poussée à l’extrême, de la fragilité du personnage romanesque. Aub lui‑même, dans l’une des lettres, adresse un clin d’œil ironique au lecteur à ce sujet :
Pourquoi t’obstines-tu à savoir comment sont – ou comment étaient – les autres ? Qu’est-ce que cela peut te faire ? Sans compter que c’est impossible. Tu peux l’imaginer, mais cela dépendra toujours de ta perception comme de celle des autres. Dans ces affaires-là on se trompe constamment. C’est pour cela que les gens aiment les romans : on nous donne des héros de papier, achevés une bonne fois pour toutes, dans lesquels on prend une partie de la vérité33.
30Les questions adressées par José – l’expéditeur – à Arturo – le destinataire – fonctionnent en réalité comme une apostrophe adressée par Aub à son lecteur, et la dernière phrase propose une définition négative de Juego de cartas, comme une mise en abyme inversée dans laquelle l’auteur explique ce que son œuvre n’est justement pas : Máximo Ballesteros n’est pas un personnage « achevé une bonne fois pour toutes » qui renfermerait une « partie » d’une vérité immuable et définitive. Il représente, au contraire, une vérité changeante. Les multiples interprétations possibles de la personnalité de Máximo Ballesteros sont autant de fragments d’une même réalité que le lecteur est chargé de reconstituer, comme s’il assemblait les pièces d’un puzzle toujours renouvelé, comme le suggère Gerarda dans l’une des lettres : « Je ne sais pas qui a inventé l’idée selon laquelle les hommes sont faits d’une seule pièce. Les hommes sont un « puzzle », un jeu difficile à composer –et encore plus à recomposer34 […] ».
31Dans un « prologue » à Juego de Cartas, resté inédit à notre connaissance, et conservé dans les archives de la fondation Max Aub de Segorbe (Espagne), Aub explique la genèse du projet et semble confirmer cette interprétation :
Il y a dix ans, quand j’ai commencé à jouer aux cartes de façon assez régulière, j’ai eu l’idée d’écrire un roman conçu comme un jeu de cartes, ce qui était possible à condition que chaque carte puisse contenir un très court chapitre, qu’on puisse lire le texte sans suivre un ordre prédéterminé, et à condition que l’objectif soit de dresser le portrait d’un personnage, puisque voir celui‑ci au centre de mon jeu de miroirs ou le voir à travers les yeux d’autrui revenait au même. Je l’ai fait en un clin d’œil et ni une ni deux, j’ai dessiné les cartes moitié à la française, moitié à l’espagnole pour qu’elles soient battues selon les règles en vigueur et qu’elles soient réparties entre tous les joueurs35.
32L’ouvrage est donc revendiqué comme un « roman » ayant pour but de dresser le « portrait » d’un personnage, issu du regard de multiples lecteurs‑joueurs, loin de l’image univoque due à une seule perspective. Le personnage est le point « central » du « jeu de miroirs » de l'auteur.
33Dans l'une des lettres, Blas – l'expéditeur – s' interroge sur les raisons qui poussent Rafael – le destinataire – à lui demander des informations ausujet de Máximo : « […] Máximo Ballesteros ? […] un homme quelconque, comme il y en a par millions. Pourquoi ça t'intéresse ? Parce que tu es romancier ? Si tu as besoin d'un personnage, je te parlerai de moi jusqu'à ce que tu n'en puisses plus36 […] ». La présence de Rafael, personnage romancier qui collecte des informations au sujet de Máximo, fonctionne comme une mise en abyme du processus d'écriture de Juego de cartas, et du travail d'enquête du lecteur-écrivain. Cette lettre constitue peut-être aussi un clin d’œil à l’œuvre de Max Aub qui traite de la Guerre Civile espagnole. Pour réaliser « El Laberinto Mágico », et notamment la série romanesque des Campos, l'auteur collecte des dizaines de témoignages et d'informations lors d'un minutieux travail préliminaire à la rédaction de ses ouvrages. Il témoigne à plusieurs reprises de la difficulté d'appréhender un même événement :
En écrivant mes récits, j’ai essayé le plus possible de me rapprocher de la vérité, ce qui n’a pas été facile, bien que j’aie travaillé, posé des questions, étudié les situations auprès du plus grand nombre possible de personnes qui y ont pris part. […] Je pourrais te raconter de nombreux événements pour lesquels diverses personnes présentes m’ont rapporté des versions très différentes ; et je ne parle pas des événements qui concernaient des milliers de personnes mais de ceux qui ont eu peu de témoins37.
34Augusto Pérez, le protagoniste du roman méta‑fictionnel Niebla de Miguel de Unamuno,souligne que « le monde est un kaléidoscope. La logique, c’est l’homme qui la met. L’art suprême c’est celui du hasard38 ». Le lecteur ayant répondu à l’invitation à jouer lancée par Aub est amené à mettre de l’ordre dans l’enchevêtrement d’informations contradictoires qui lui parviennent au sujet de Máximo Ballesteros, à trouver une « signification » à ce qui apparaît justement dénué de sens. Nil Santiánez Tió, établissant un parallèle entre l’œuvre de Benito Pérez Galdós La incógnita et le jeu de cartes de Max Aub, souligne la visée commune aux deux œuvres : « Aub, en nous apprenant à jouer, nous apprend à être conscients de nos processus de perception et d’articulation du monde qui nous entoure. En définitive, jouer un jeu, ou lire un livre, sont des actes consubstantiels au fait de vivre dans ce monde39 ». Dès lors, le lecteur‑compositeur de Juego de cartas n’est plus un simple joueur : il est incité à s’interroger sur les procédés lui permettant d’appréhender une réalité, et à questionner cette même réalité. Dans cette perspective, l’élaboration de Juego de cartas dépasse le simple divertissement, dans la mesure où l’invitation au jeu adressée au lecteur va de pair avec une invitation à s’interroger sur la perception du monde qui l’entoure, et sur le processus de création littéraire.
35Juego de cartas, œuvre sans cesse renouvelée et exigeant la participation active du lecteur, propose également une certaine conception de l’œuvre littéraire, dans laquelle les personnages sont susceptibles d'échapper à leur créateur ; une œuvre d'art conçue « au fur et à mesure de son avancement » ‒ « un hacerse de la obra a medida que crece » ‒, comme le préconise Jusep Torres Campalans. La caractérisation d'un personnage et la genèse d'une œuvre telles que les conçoit Aub s'apparentent ainsi au point de vue de son peintre apocryphe, qui défend l’œuvre d'art comme une « découverte » incessante, dans laquelle on avance « pas à pas face à l'incertitude40 ». Par ailleurs, la métaphore du « jeu de miroirs » employée par Aub dans le prologue inédit de Juego de cartas et destinée à mettre en évidence un jeu de perspectives se retrouve également dans la composition formelle de nombre de ses œuvres41.
36Si Juego de cartas est avant tout une œuvre ludique et originale, elle contient les traces d'éléments omniprésents dans le reste de l’œuvre de Max Aub : la réflexion sur le statut du personnage, la mise en évidence de l'importance du hasard et de la contingence, le refus de considérer la réalité comme une entité homogène, constante, univoque, la mise en doute de la figure de l'auteur, et, enfin, le jeu sur la porosité des frontières entre réalité et fiction, par le recours massif à l'apocryphe – les poètes inventés d'Antología traducida, le peintre catalan de Jusep Torres Campalans, la « galerie véridique » des personnage du roman Campo cerrado42, la réécriture de l'Histoire et l'uchronie de la nouvelle « La verdadera historia de la muerte de Francisco Franco », pour ne citer que quelques exemples.
37Aub suggère que la réalité est susceptible d’être toujours autre que ce que l’on croit. L'auteur n'a plus le monopole du savoir, le rôle du lecteur est primordial, et désormais, pour paraphraser Kundera, on ne possède comme certitude que la « sagesse de l'incertitude43 ».