Contre-enquête au Moyen Âge : (re)faire le procès de Guillaume de Machaut
1Ainsi que le remarque avec humour Mireille Séguy, si l’on considère les fondements de l’approche critique de Pierre Bayard (la légitimité de l’interventionnisme critique, l’autonomie des personnages de fiction, la non-linéarité du temps des œuvres), « il saute aux yeux de tout amateur de littérature médiévale que ces trois propositions paraissent avoir été conçues spécialement pour elle »1 : le texte médiéval, écrit à plusieurs mains par un ou plusieurs auteurs dont l’identification est soumise aux aléas de la recherche, ainsi qu’aux interventions des copistes, est le produit d’un feuilletage temporel et énonciatif, et son inachèvement constitutif appelle de manière presque provocante l’herméneute à se faire continuateur ou correcteur. Le médiéviste se trouve habituellement dans la situation inconfortable d’avoir à s’interroger sur la pertinence des catégories critiques contemporaines, appliquées à des textes qui n’ont pu les connaître ni a fortiori s’y conformer2, mais le voici cette fois désarmé par la rencontre improbable qui s’opère. Pierre Bayard, répondant à l’appel chevaleresque de son nom, semble avoir mis au point la théorie critique qui convient à l’étude des textes médiévaux.
2On regrettera donc que la critique policière se soit pour l’instant arrêtée à l’époque moderne, avec le nouvel examen pour le moins décapant auquel a été soumis Hamlet3, et que Pierre Bayard n’ait pas remonté le temps encore davantage ; car un champ d’investigation immense se dessine si l’on aborde la fin du Moyen Âge. Ce ne sont plus seulement alors les conditions de la transmission textuelle manuscrite qui peuvent justifier les convergences qui se dessinent entre la pratique médiévale et les propositions de Pierre Bayard ; les formes mêmes de la réflexion théorique sur la littérature semblent aller dans le même sens, à un moment de crise des signes, où la littérature fait retour sur elle-même. L’émergence de débats littéraires, où se discutent l’interprétation des textes et les intentions des auteurs, autour du Roman de la rose ou de La Belle Dame sans merci, caractérise le quinzième siècle en particulier. Les conditions de la communication littéraire ont en effet évolué dès le siècle précédent, où apparaissent des figures modernes d’auteurs. Poète et musicien, célèbre en son temps, Machaut est de fait un des premiers à revendiquer ce statut4, et en particulier en se construisant une persona de compositeur conscient de son art, attachant sa poésie à sa personne ; il a tenté d’encadrer la réception de ses œuvres, notamment en inscrivant dans ses dits des figures de lecteurs et de lectrices donnant corps à une relation au texte à la fois plus intime et plus intellectuelle, ou encore en contrôlant autant que possible la copie et la transmission manuscrite de ses écrits5. C’est là un tournant dans la définition des places respectives de l’auteur et du lecteur dans le système de la communication littéraire.
3Aussi la question des limites de l’interprétation, discutée par Pierre Bayard dans Qui a tué Roger Ackroyd ?6, se pose‑t‑elle avec acuité à la fin du Moyen Âge. En principe le régime médiéval de la lecture autorise, voire encourage, les reprises créatives qui sont comme autant de critiques « en acte », le lecteur étant invité à ajouter le « surplus »7 de sens qui fait vivre le poème, à faire fructifier la « semence » d’un roman que l’auteur « encommence »8 sans prétendre avoir le dernier mot, et donc à prolonger par l’écriture son expérience du texte. L’emprise moindre de l’auteur sur l’œuvre a pour corollaire une plus grande latitude laissée au parcours du lecteur, qui y fait sa propre cueillette, glane dans les marges du livre de quoi nourrir ses propres obsessions, détourne à son profit les fables des poètes en faisant jouer les correspondances symboliques infinies de la lecture allégorique9 – et l’on n’hésite pas à lire l’annonce de la venue du Christ dans L’Énéide de Virgile. L’exemple des commentaires qui font de l’épopée virgilienne un texte prophétique inspire à Umberto Eco la distinction entre interprétation et usage du texte, alors « utilisé en toute liberté, comme si c’était un jeu de tarot »10. Avec l’émergence d’une figure moderne de l’auteur, la fin du Moyen Âge voit surgir un examen critique des fondements herméneutiques sur lesquels cette littérature s’est érigée, dans une interrogation sur ce qu’on peut faire dire, ou non, à une « matière » – abordant ainsi la question que soulève la critique policière, celle des limites de l’interprétation, de la frontière ténue entre la quête du sens et une forme de paranoïa critique ou de délire11. Comme cela a été développé par Jacqueline Cerquiglini‑Toulet, les auteurs s’appliquent à dessiner des chemins alternatifs de lecture dans les thèmes du passé, le texte s’ouvrant ainsi lui-même à d’autres interprétations :
L’écriture du XIVe siècle, évitant l’ennui de la répétition, fait désirer une matière attendue, et par là même, la renouvelle. Formellement, en modifiant l’économie narrative ou topique de ces lieux ou de ces schèmes espérés. Idéologiquement, en les rééquilibrant, ou en les déséquilibrant, par un propos qui les encadre, un contexte nouveau.12
4Se prenant elle-même comme objet de réflexion, cette écriture au second degré suppose une conscience nouvelle de ce qu’est le travail de l’écrivain, de son rôle face au destinataire de l’œuvre qui occupe une place dominante. Pour le dire de manière un peu rapide, il semble ainsi que se rejoignent dans un même type de questionnements les époques qui ont proclamé la mort de l’auteur et celles qui ont assisté à sa naissance : dans les deux cas l’attention se tourne vers la liberté démesurée du lecteur. A‑t‑on le droit de pratiquer une lecture critique qui va au‑delà des intentions affichées de l’auteur, voire contre elles ?
5Cette question des droits du lecteur et des limites de son pouvoir s’est discutée à la fin du Moyen Âge dans les Jugements de Guillaume de Machaut. Dans Le Jugement dou roy de Behaigne13 (composé avant 1342), il raconte comment il a été témoin d’une discussion courtoise : une dame, dont l’ami est mort, fait part de son chagrin à un chevalier, mais celui‑ci se prétend plus malheureux qu’elle parce que sa dame s’est révélée infidèle. Le narrateur leur propose alors de recourir à l’arbitrage de son maître, Jean de Luxembourg, roi de Bohême. Après un procès où s’opposent les allégories des vertus royales, le juge tranche en faveur de l’homme : la dame se consolera et retrouvera l’amour, alors que le chevalier ne peut se libérer et continuera à souffrir. Mais l’affaire est réexaminée dans le Jugement dou roy de Navarre (1349), du même Guillaume de Machaut : pris à partie par une dame, l’auteur se voit reprocher d’avoir mal traité la question et d’avoir jugé à contresens ; il doit subir un procès devant le roi de Navarre, qui tranchera cette fois contre lui et en faveur de la dame. L’auteur est condamné à écrire trois poèmes d’amour.
6Ces jugements en diptyque posent ainsi avec humour la question de la maîtrise de l’auteur sur le sens de son œuvre, et problématisent son statut et sa place face à ses lecteurs. La construction de la figure auctoriale a ainsi focalisé, et à raison, une grande part de l’attention critique14. Le Jugement du roi de Navarre a pu être considéré comme une « métafiction » qui s’interroge dans le cours même de l’œuvre sur les conditions de l’écriture, et un des plus récents éditeurs du texte, Robert Palmer, a proposé d’y voir une sorte de fiction post‑moderne avant la lettre15. Mais l’on a quelque peu délaissé, de ce fait, le rôle problématique assigné au lecteur dans les nouveaux rapports que Machaut s’efforce d’instaurer avec son public16. Partenaire nécessaire, le lecteur peut s’avérer aussi un redoutable concurrent. Dans la fiction théorique que construisent les Jugements de Machaut, le personnage de la seconde dame donne corps à cette figure de la lectrice avisée mais menaçante, qui tente d’imposer le sens à donner au texte en dépit de son auteur même. On n’a peut‑être pas assez pris au sérieux la critique de la dame, sa méthode d’analyse et ses questions, en considérant qu’elle offre à Machaut un miroir : elle a construit une interprétation cohérente du premier jugement, et propose à l’auteur de corriger ce qui lui semble raté17 ; elle met l’auteur face à ses responsabilités et s’efforce de dévoiler ce qu’elle considère comme des intentions cachées ou inconscientes ; elle revendique son bon droit, et elle gagne son procès. En fait, Guillaume de Machaut n’avait pas la bonne solution pour le cas qu’il présentait… Par‑delà l’anecdote courtoise, la confrontation entre les deux personnages développe une réflexion sur la possibilité de lire le texte à rebours des prescriptions de l’auteur. C’est sur le « paradigme critique »18 incarné par la dame que je me propose de m’interroger ici, pour tenter de comprendre comment se théorise dans le dialogue le droit du lecteur à déceler un sens caché, inaperçu de l’auteur lui-même – ou pour le dire en d’autres termes, comment les Jugements jettent les fondements de la critique policière, si bien que l’on peut considérer que Guillaume de Machaut a plagié par anticipation les idées de Pierre Bayard.
L’arrestation de l’auteur
7Le poème commence par un prologue en forme de digression, qui raconte comment Guillaume de Machaut reste confiné dans sa demeure pendant l’épisode de peste qui ravage la France en 1348‑1349, faisant réflexion sur les vices du monde. C’est après cette sombre ouverture, alors que le poète se réjouit du renouveau printanier et qu’il part chasser, que surgit le personnage de la dame avec laquelle il va discuter du livre mis en cause. Le propos ne se découvre que progressivement : la dame évoque l’un de ses « livres », et plus précisément ses « fais amoureus »19, déclare qu’il est coupable envers les dames, et enfin accepte de préciser quel est le livre incriminé en évoquant le cas traité dans Le Jugement dou roy de Behaigne :
Une question fu jadis
Mise en termes par moult biaus dis,
Belle et courtoisement baillie,
Mais après fu trop mal taillie :
Premierement fut supposé,
Et en supposant proposé,
Qu’une dame de grant vaillance
Par trés amiable fiance
Ameroit un loial amant (…).
Vous avez dit et devisié
Et jugié de fait avisié
Par deffinitif jugement,
Que cils a trop plus malement
Grieté, tourment, mal et souffraite
Qui trueve sa dame forfaite
Contre lui en fausse manière,
Que la trés douce dame chiere
Qui avera son dous amy
Conjoint a son cuer, sans demy,
Par amours, sans autre moien,
Puis le savera en loien
De la mort ou il demourra,
Si que jamais ne le verra.
Et comment l’osastes vous dire,
Ne dedens vos livres escrire ?
Il est voirs qu’einsi l’avez fait,
Dont vous avez griefment meffait.(v. 929‑1030, p. 169‑172)Un problème a été, il y a quelques temps, formulé en très beaux termes et exposé avec élégance et courtoisie, mais ensuite il a été très mal traité. Premièrement fut supposé, et ainsi soumis à examen, qu’une dame de grande valeur aimerait avec une confiance très douce un loyal amant. (…)
Vous avez prononcé et vous avez exposé le jugement suivant, rendu en toute connaissance de cause, dans la sentence finale : celui qui s’aperçoit que sa dame a mal agi envers lui par fausseté ressent bien plus douloureusement le chagrin, le tourment, le malheur et la douleur de l’absence, que la très douce et aimable dame qui sera liée à son bien-aimé en son cœur, par un amour sans partage, sans condition, puis apprendra qu’il est pris dans les liens de la mort, où il demeurera, si bien qu’elle ne le verra plus jamais. Mais comment avez-vous osé dire cela, et l’écrire dans vos livres ? C’est la vérité, voilà ce que vous avez fait, et vous avez commis là une lourde faute.
8La question a donc été bien posée, mais mal « taillie », c’est‑à‑dire peut‑être « mal tranchée », « mal jugée », car la dame reproche à Guillaume la décision prise : il n’a pas compris le cas à étudier, et a sous‑estimé la douleur liée à la mort. Mais le verbe tailler signifie plus couramment « couper pour mettre à la bonne mesure », « façonner », « donner une forme en effectuant des coupures »20 : la taille désigne ainsi la forme strophique ou la mesure musicale21. La dame use donc d’un terme technique de l’analyse poétique, pour mettre en cause la forme choisie, c’est‑à‑dire la construction globale de l’œuvre, les divisions qui devraient assurer son harmonie mais qui semblent ici mal adaptées. La remarque cible avec perspicacité le double registre, voire la double nature du texte : distinguant ce qui est « proposé » et ce qui est « jugié », la dame oppose la partie courtoise, contenant le récit des deux personnages, et celle qui tient selon elle à la « meffaçon » de Guillaume, aboutissant au « diffinitif jugement »22. La partition recoupe l’opposition du lyrique et de la mise en scène du procès allégorique. En quelque sorte, la dame accuse Machaut d’avoir gâché un beau sujet. Comme un vêtement mal coupé, le Jugement tombe mal sur le corps qu’il habille.
9L’accusation de discourtoisie est ainsi à la fois, et inextricablement, un problème idéologique et une question littéraire, voire musicale : discuter l’opinion de la dame pour lui donner tort donne une autre tonalité au dit amoureux, devenu chant désaccordé, et vaut comme rupture de pacte avec la lectrice, puisque dans le genre même qui exalte les femmes surgit une conclusion insultante à leur égard. La critique se fonde sur une certaine conscience des genres, dans la mesure où la dame ne se scandalise guère des discours misogynes en général – ils abondent par ailleurs dans la littérature cléricale – mais bien de leur intrusion dissimulée dans le poème courtois, fondé sur la louange des dames et de l’amour.
10En relevant cet écart, le personnage souligne bien sûr en même temps l’importance du travail formel de l’auteur, et la nouveauté de la construction du dit, si bien que le blâme peut se retourner en éloge paradoxal. Mais c’est en raison de cette dignité reconnue au geste poétique que le piège se referme sur l’auteur, auquel la dame rappelle sa responsabilité :
Se je le say, vous le savez,
Car le fait devers vous avez
En l’un de vos livres escript,
Bien devisié et bien descript :
Si regardez dedens vos livres.
Bien say que vous n’estes pas ivres,
Quant vos fais amoureux ditez.
Dont bien savez de vos ditez,
Quant vous les faites et parfaites,
Se vous faites bien ou forfaites,
Des qu’il sont fait de sanc assis
Autant a un mot comme a sis. (v. 865‑876, p. 166‑167)Si je le sais, vous le savez, car de votre côté vous avez écrit la chose en l’un de vos livres, l’avez bien exposée et bien expliquée : regardez donc dans vos livres. Je sais bien que vous n’êtes pas ivre quand vous composez vos poèmes amoureux. Vous savez bien, quand vous les travaillez jusqu’à les rendre parfaits, si en vos poèmes vous agissez bien ou mal, puisqu’ils sont mûrement réfléchis dans leur composition, que ce soit pour un mot ou pour six.
11La dame souligne ainsi que le travail formel conscient du poète lui interdit de se dédouaner. La subtilité de l’art de l’auteur23, la finesse de son écriture où tout signifie, où tout est calculé et voulu, toutes qualités expressément revendiquées par Machaut, lui imposent de devoir rendre des comptes. La dame est sur ce point très ferme, et affirme qu’aucune lecture de l’œuvre ne peut être ignorée de l’auteur : « se je le sai, vous le savez ». Premier lecteur de son œuvre, Machaut est responsable de toutes les interprétations possibles.
12Ce portrait de l’auteur tout puissant peut sembler flatteur, mais il entre en fait en contradiction avec la situation dans laquelle Machaut se trouve dans la mise en scène de ce dialogue. L’auteur sort de chez lui pour aller chasser le lièvre, et affirme que c’est là une noble activité, contre de potentiels détracteurs – précaution oratoire qui suscite évidemment le doute quant au sens à donner à cette représentation :
En celle cusançon estoie
Pour honneur a quoy je tendoie.
Cusançon avoie et desir
Que je peüsse, a mon loisir,
Aucuns lievres a point sousprendre,
Par quoy je les peüsse prendre.
Or porroit aucuns enquester
Se c’est honneur de levreter.
A ce point ci responderoie
Que c’est honneur, solas et joie ;
C’est un fait que noblesse prise (…). (v. 501‑511, p. 154)J’avais cet ardent désir en raison de l’honneur auquel j’aspirais. J’avais l’ardent désir de pouvoir, tout à mon aise, débusquer quelques lièvres afin de les capturer. Certains pourraient chercher à savoir s’il est honorable de chasser à courre avec des lévriers. Je répondrai sur ce point que c’est un honneur, un délassement et une joie ; c’est une chose que la noblesse apprécie.
13Pour l’interprétation de ce passage, le lecteur se trouve aux prises avec les ambiguïtés du symbolisme animal24 : le lièvre, symbole de luxure25, inscrit la quête de Guillaume dans un registre comique et en fait une figure du désir ardent, ce que le terme répété de « cusançon »26 signifie en ancien français. Mais on peut aussi penser à l’expression latine hic jacet lepus (« ci git le lievre »27), qui au contraire signale, comme l’indique également le terme « enqueste », la recherche de la question cruciale ou du problème sous-jacent posé par le texte à ce moment de l’œuvre. Cette plaisante chasse au lièvre peint d’emblée les contradictions de l’auteur, pris entre l’image revendiquée du seigneur courtois qui chasse et le langage du clerc qui cherche la vérité28. La dame va moquer ses prétentions en inversant le jeu, se proposant de lui « donner à ruser »29, de l’obliger à fuir devant elle en cherchant à lui échapper par des détours, comme un animal poursuivi. Ainsi le chasseur chassé se transforme en lièvre ou en cerf que l’on fait courir : la dame, ainsi que son écuyer, vont prendre plaisir à décontenancer Guillaume, à le faire littéralement tourner en rond en multipliant les signes contradictoires et les stratégies pour le tromper.
14Absorbé par sa quête, Guillaume ne prête pas attention à la dame, ni à l’écuyer qu’elle envoie vers lui :
Dame, dist cils, foy que doy m’ame,
C’est la Guillaume de Machaut.
Et sachiez bien qu’il ne li chaut
De rien fors de ce qu’il chace,
Tant est entendu a sa chace. (v. 572‑576, p. 156)Dame, dit-il, sur la foi de mon âme, c’est Guillaume de Machaut. Sachez bien qu’il ne se préoccupe de rien d’autre que de ce qu’il chasse, tant il est absorbé par sa poursuite.
15Un second appel viendra à bout de cette indifférence de l’auteur, qui se rend finalement auprès de la dame. Après l’échange des saluts les plus courtois, elle se prétend offusquée par son attitude, qu’elle rapporte immédiatement au peu de soin que Guillaume a des dames :
Guillaume, mervilleusement
Estes estranges devenus.
Vous ne fussiez pas ça venus,
Se ce ne fust par mes messages.
Je croy que vous estes trop sages
Devenus, ou trop alentis,
Mausoigneus et mautalentis,
De vos deduis apetisiez,
Ou trop po les dames prisiez.
Quant je fui la dessus montee
En celle plus haute montee,
Mon chemin tenoie sus destre,
Et je regarday vers senestre. (…)
Dont je croy bien certeinnement,
Guillaume, que vous nous veïstes.
Et pour quoy dont, quant vous oïstes
Nos chevaux passer et hennir,
Et si ne deignastes venir,
Jusqu’a tant que je vous manday
Einsi com je le commanday ? (v. 760‑784, p. 163‑164).Guillaume, vous êtes devenu extraordinairement sauvage. Vous ne seriez pas venu vers moi s’il n’y avait pas eu mon messager. Je crois que vous êtes devenu trop prudent, ou trop lent, négligent et désagréable, n’ayant de goût que pour vos plaisirs, ou bien que vous estimez trop peu les dames. Quand je suis montée en haut de cette pente plus élevée, j’allais vers la droite, et je regardais à gauche. (…) Et je suis bien certaine, Guillaume, que vous nous avez vus. Et pourquoi donc, quand vous avez entendu nos chevaux passer et hennir, n’avez-vous pas daigné venir, avant que je ne vous envoie chercher, comme je le commandais ?
16Le placement dans l’espace, qui indique une relation inégale où la dame occupe une position surplombante, de même que l’accusation de négligence, forcent l’auteur à reconnaître d’emblée les limites de son regard et de sa perception, posées ainsi en préambule du dialogue, suggérant adroitement son défaut d’attention au point de vue des femmes. La rime sur Machaut et ne li chaut30, en forme de calembour moqueur, dénonce avec humour cette posture d’indifférence.
17Changeant brusquement d’attitude comme de sujet, du moins apparemment, la lectrice accuse ensuite Guillaume d’avoir mal agi envers les dames, sans révéler exactement en quoi :
Guillaume, plus n’en vueil ruser.
Puis qu’einsi va, mes cuers vous croit.
Mais d’une autre partie croit
Moult durement une autre chose
Encontre vous qui porte glose.
Se vous donray assez a faire,
Et se vous feray maint contraire,
Se pour confus ne vous rendez.
Guillaume, oëz et entendez :
Vers les dames estes forfais,
S’en avez enchargié tel fais
Que soustenir ne le porrez,
Ne mettre jus, quand vous vorrez. (v. 802‑814, p. 164‑165)Guillaume, je ne veux plus m’amuser à vos dépens. Puisqu’il en est ainsi, mon cœur vous croit. Mais d’un autre côté, il croit très fermement une autre chose qui va contre vous, et qui demande explication. Je vais donc vous donner fort à faire, et je vais vous faire bien du tort, si vous ne vous déclarez pas vaincu. Guillaume, écoutez et comprenez-moi bien : vous vous êtes mal conduit à l’égard des dames, et vous vous êtes chargé d’un poids que vous ne pourrez soutenir, et dont vous ne pourrez pas vous décharger quand vous le voudrez.
18Ce discours jette la confusion dans l’esprit de Machaut qui ignore de quoi il s’agit et s’efforce de comprendre ce qu’il a bien pu faire. Jouant sur l’effet de miroir, la dame force en fait son interlocuteur à s’interroger sur ses intentions cachées, ce qui amène finalement Machaut à demander un procès en bonne et due forme, pour savoir de quoi il est accusé :
Pour faire certain jugement,
Vous me deüssiez dire en quoy
J’ay forfait, et tout le pourquoy
Amener a conclusion.
Or est en vostre entention
Secretement mis et enclos.
S’il ne m’est autrement desclos,
Je n’en saveroie respondre.
Or vueillez, s’il vous plaist, espondre
Le fait de quoy vous vous dolez ; (…).31Pour qu’on puisse rendre un jugement sûr, vous devriez me dire en quoi j’ai mal agi, et développer jusqu’à la conclusion tout le pourquoi de la chose. Mais en ce moment il est mis au secret et enfermé en votre esprit. S’il ne m’est pas dévoilé, je ne saurais répondre à ce propos. Veuillez donc, s’il vous plaît, révéler le fait dont vous vous plaignez.
19Se construit donc une amusante représentation de la lecture comme chasse, où le malheureux auteur, qui se veut chasseur, joue en fait le rôle peu enviable de lièvre, pisté par une dame qui l’égare et l’oblige à des stratégies de contournement pour éviter d’être pris (en faute) – tout en devant ensuite débusquer les intentions de sa lectrice, qui s’amuse à « ruser » avec lui. Cette « chasse à la senefiance »32 où les rôles s’inversent n’est pas sans faire écho aux scènes qui peuplent les marginalia des manuscrits, montrant des lapins poursuivant leur chasseur ou des lévriers – lesquelles évoquent en général le renversement des rapports entre les sexes, et notamment la suprématie féminine33. Un des manuscrits34 du Jugement du roi de Navarre illustre ainsi la scène en mettant en parallèle la chevauchée de Machaut et celle de la dame :
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Ill. 1 : Manuscrit de Paris, BnF, fr. 1587, fol. 79, Machaut chassant.
—
20Ce modèle de lecture se construit certes en miroir de l’art de l’auteur : il propose à un lecteur compétent, qui a conscience des codes et des écarts, la quête d’un sens caché à débusquer, parce qu’il postule l’idée d’un contrôle absolu de l’auteur sur un texte dont les mots et les effets sont calculés avec un art consommé. La lectrice qui critique participe donc à l’éloge de la maîtrise de l’auteur. Mais elle ne saurait se constituer seulement en figure modèle35, construite pour donner à voir ce qu’appelle le texte, dans la mesure où la scène de confrontation dément cette image. Ce que le motif humoristique de la chasse inversée révèle, c’est que l’auteur n’occupe absolument pas une position de maîtrise, et se trouve pris à son propre piège lorsqu’il adopte une posture d’autorité. Le Jugement dou roy de Navarre nous semble ainsi chercher à corriger la figure d’auteur construite autour de Guillaume de Machaut, à nuancer l’image du poète subtil en le confrontant à ce fantasme de la lectrice admirative, devenu une menace. Il faut alors que la question se déplace, car ce ne sont plus les intentions de l’auteur qui comptent, mais celles de cette dame, dont Guillaume cherche à percer le mystère et que la suite du récit va éclaircir. Comment a-t-elle pu lire son premier Jugement comme un texte contre les femmes ?
Discours de l’accusation – où l’on découvre que Guillaume de Machaut était peut‑être misogyne
21La dame s’est livrée à ce qu’on pourrait appeler en termes anachroniques une lecture « genrée » du premier jugement de Machaut (elle s’inscrit finalement moins dans la critique policière que dans les gender studies) : le personnage s’attache à mettre au jour une compréhension féminine du texte, point de vue ignoré par Guillaume délibérément, selon elle, ou inconsciemment, selon lui. Faut‑il voir dans cette interprétation un révélateur ou une surinterprétation du texte initial ? On s’attendrait à ce que Le Jugement dou roy de Behaigne soit passé au crible d’une lecture critique attentive dans le procès de l’auteur, mais il n’en est rien, car la discussion s’oriente vers une comparaison entre l’amour masculin et féminin, à grand renfort d’exemples brandis et discutés par les vertus allégoriques de la dame et par Guillaume – ce qui laisse la question ouverte, et problématise d’autant la question de l’interprétation des textes. La lectrice a‑t‑elle eu raison de s’offusquer ?
22Dans un premier temps, il faut noter que les lectures médiévales du dit de Machaut n’ont pas tellement privilégié cette interprétation. Les manuscrits transmettent bien souvent les deux jugements à la suite, mais le premier peut aussi être isolé de sa glose36, et il fait figure de modèle pour l’écriture des dits strophiques et des débats. On comprend qu’il n’ait guère choqué les contemporains dans la mesure où il s’inscrit dans une longue tradition de dispute sur l’amour, et notamment dans celle du jugement d’amour, qui remonte en français au XIIIe siècle et plus loin à des sources latines. Plus connus sous le nom de « débats du clerc et du chevalier », ces Jugements d’Amour rapportent la dispute entre deux femmes, dont l’une vante les mérites du chevalier, et l’autre celle du clerc ; elles portent l’affaire au tribunal du dieu d’Amour, et s’ensuit un duel judiciaire entre leurs champions, incarnés par des oiseaux ; selon les textes, la sentence finale donne raison à l’une, ou à l’autre37. Ces fables légèrement parodiques opèrent une synthèse de l’inspiration ovidienne, notamment dans la représentation du dieu Amour, et des représentations courtoises. Les jeux-partis, très en vogue chez les trouvères du XIIIe siècle, confrontent deux poètes sur une question amoureuse à débattre, et ils proposent parfois des cas relativement proches de celui qui est discuté chez Machaut ; mais la dimension misogyne, s’il faut y être sensible, y est peut‑être nettement plus marquée, dans la mesure où l’alternative entre la mort et la tromperie se pose uniquement du point de vue masculin, avec certainement un effet parodique consubstantiel au genre ; par exemple on trouvera les questions : qu’est‑ce qui est préférable, trouver sa dame morte, ou savoir qu’elle vous a trompé et qu’elle s’en repent ?38 Vaut-il mieux que la demoiselle aimée se marie ou qu’elle meure ?39 Faut‑il préférer que la dame meure ou qu’elle vous abandonne pour un autre ?40 Quant à la comparaison entre les souffrances des amants, on en a un illustre précédent dans le Roman de Tristan de Thomas d’Angleterre, qui invite à s’interroger sur les malheurs respectifs d’Yseut, de Tristan, de Marc et de Brangien. Bref, force est de constater qu’il est difficile de voir dans cette œuvre une orientation plus nettement misogyne que chez ses prédécesseurs.
23L’originalité de Machaut est plutôt d’avoir inscrit le jugement d’amour dans un cadre courtois plus marqué, puisque ce sont ses patrons réels, Jean de Luxembourg puis Charles de Navarre, qui font office de juges, et qu’il se donne lui‑même un rôle dans le poème, comme témoin, comme organisateur ou comme participant du débat, ce qui pose la question de la place du poète dans le monde. Dans le Jugement dou roi de Behaigne, Machaut endosse le rôle de l’observateur embûché pour écouter les plaintes des amants, adoptant une position extérieure, ou liminaire. Par rapport à la composition lyrique et à son immédiateté, le dit offre la possibilité d’une distance nouvelle à l’égard du discours amoureux. Ainsi pour William Calin, le premier jugement permet une épuration du discours amoureux. Le chant de douleur de la dame, mélancoliquement plongée dans ses pensées au point qu’elle n’entend pas qu’un chevalier la salue, puis celui de cet amant lui‑même malheureux glissent tous deux grâce au dialogue vers une comparaison raisonnée, puis vers une argumentation, avant de prendre même la forme d’un cas de droit exposé au juge : le mouvement du poème serait celui d’une gradation, qui porte des personnages souffrants à la lucidité, de l’obscurité à la clarté, du désaccord à l’harmonie. Se jouerait alors la réintégration du mélancolique dans le monde social, qui permet de faire entendre de nouveau le lyrisme amoureux de la fin’amor. Cette interprétation a pour elle certaines réécritures ultérieures de l’affaire. Dans Le Songe de la barge de Jean de Werchin, au début du XVe siècle, comparaissent ainsi devant l’assemblée du dieu Amour les amants qui s’estiment lésés et parmi eux une dame et un chevalier en deuil de leurs bien-aimés, mais le dieu décide de les unir par l’amour41. L’on peut penser à Marivaux qui reprend le cas dans la Seconde surprise de l’amour, où la marquise en deuil et le chevalier dont la maîtresse est infidèle finiront par s’épouser.
24William Calin considère donc l’intervention de la dame du second jugement comme un indice de la vanité des débats, qui dégénère en guerre des sexes, ce qu’il faut dépasser pour accéder à la vérité42. Le second jugement cependant réintroduit Guillaume dans le monde de la cour, alors qu’il était d’abord présenté lors du prologue hivernal comme un être mélancolique souffrant du malheur des temps, emprisonné dans sa demeure comme l’oiseau en mue, et qui n’entendait plus, comme la dame en deuil, qu’on venait le saluer. Il faut alors tout le processus de la discussion pour purger l’auteur de son humeur noire, lui faire abandonner le ton de la vitupération et du contemptus mundi. Ainsi que l’écrit Jacqueline Cerquiglini‑Toulet « Le Jugement du Roi de Navarre étudie en fait les conditions de l’écriture lyrique » :
Il faut éliminer la losange des dames, le mesdit, ce à quoi s’emploie le débat pour pouvoir se consacrer à la louange des dames, à la joie et au chant. C’est la raison pour laquelle le débat débouche sur une amende poétique. Il est comme un long détour qui ayant résolu les tensions du monde et de l’homme peut s’ouvrir sur le chant, de même que c’est après une phase d’enfermement que l’oiseau qui a mué prend son essor et trouve sa voix.43
25Malgré la résolution finale, le débat n’apparaît pas comme vain, car le second jugement met bien au jour la tentation d’un discours autre, s’enracinant dans le complexe Roman de la rose, où peut se déployer aussi la parole contre les femmes.
26Les indices d’un discours anti-courtois, dans le premier jugement, résident d’abord dans les arguments de Raison, fondés sur une conception charnelle de l’amour, attaché au corps et donc voué à disparaître avec celui de l’ami perdu :
Si avenra,
Einsi que, puisque plus ne le verra,
Je feray tant qu’elle l’oubliera.
Car le cuers ja tant chose n’amera
Qu’il ne l’oublie
Par eslongier. Certes, je ne di mie
Qu’une piece n’en ait peine et hachie ;
Mais Juenesse qui est gaie et lie
Ne soufferoit
Pour nulle riens qu’entroubliez ne soit. (Le Jugement dou roy de Behaigne, v. 1676‑1685)Cela se passera ainsi : puisqu’elle ne le verra plus, je ferai tant qu’elle l’oubliera. Car le cœur n’aimera jamais quelque chose au point de ne pas l’oublier dans l’éloignement. Certes, je ne dis pas qu’elle n’aura pas pendant un moment du chagrin ni ne connaîtra la souffrance ; mais Jeunesse qui est gaie et joyeuse ne saurait accepter à aucun prix qu’il ne soit pas oublié.
27L’argument n’est pas injurieux ; il réinscrit cependant l’amour féminin dans le temps commun de la vie humaine, alors que l’amant de son côté est censé être inaccessible à la raison et à la mesure, et donc voué à souffrir un martyre sans fin. La discussion des allégories se concentre en fait sur le cas du chevalier, tandis que le problème de la dame est vite expédié.
28Mais que découvre‑t‑on dans le Jugement du roi de Navarre, qui après tout manifeste aussi une forme de contrôle sur la glose qu’on peut faire du texte ? Guillaume finit par faire une véritable crise de misogynie, qui jette le trouble parmi les vertus allégoriques de la dame, dévoilant ainsi nettement un fond anti‑courtois, possible arrière‑plan de l’argument de Raison :
Il est certain – et je l’afferme –
Qu’en cuer de femme n’a riens ferme,
Rien seür, rien d’estableté,
Fors toute variableté.
Et puis qu’elle est si variable
Qu’elle en rien n’est ferme et estable
Et que de petit se varie,
Il faut que de po pleure et rie.
Dont grant joie et grant tourment
N’i puelent estre longuement,
Car sa nature li enseingne
Que tost rie et de po se pleingne ;
Tost ottroie, tost escondit ;
Elle a son dit et son desdit,
Et s’oublie certainement
Ce que ne voit, legierement. (v. 3019‑3034, p. 240‑241)Il est certain, et je l’affirme, que dans le cœur d’une femme il n’y a rien de ferme, rien de sûr, rien de stable, à part le changement en tous sens. Et parce qu’elle est si changeante qu’en elle rien n’est ferme et stable et qu’il en faut peu pour la faire changer, il convient qu’elle pleure et rie pour peu de chose. Par conséquent une grande joie et un grand tourment ne peuvent demeurer en elle longtemps, car sa nature lui dicte de se réjouir vite et de se plaindre de peu de chose ; elle accorde vite, elle refuse vite ; elle dit une chose et son contraire, et ainsi elle oublie, c’est certain, ce qu’elle ne voit, facilement.
29Et il conclut abruptement : « d’un perdu deus retrouvez » (v. 3045, p. 241).
30Ce discours semble, aux yeux des assistants, mettre à nu les pensées cachées guidant l’auteur dans le premier jugement, et lui vaut sa condamnation, non pas tant parce que le personnage de l’auteur a médit des femmes qu’en raison de la dissimulation dont il a fait preuve. La vertu de Mesure met l’accent sur le manque de franchise à l’égard de la dame, puisqu’il a prétendu ne pas avoir commis de faute envers les femmes :
Guillaume qui en ses affaires
Soloit estre si debonnaires,
Si honnestes et si courtois,
Enclins aus amoureus chastois,
A attenté contre Franchise,
Et tout de sa premiere assise,
Quant ma dame a point l’aprocha
Dou fait qu’elle li reprocha,
Et il s’en senti aprochiez
A juste cause et reprochiez.
Il ala avant par rigueur,
Et se mist toute sa vigueur
Pour lui deffendre encontre li. (v. 3577‑3589, p. 260‑261)Guillaume, qui faisait preuve habituellement d’un comportement si noble, si honnête et si courtois, s’inclinant devant les leçons de l’amour, a attenté contre Franchise, et dès sa première comparution, lorsque ma dame vint justement le blâmer du fait qu’elle lui reprochait : il se sentit alors blâmé et accusé à juste titre. Il persévéra dans son idée par entêtement et mit toutes ses forces à se défendre lui-même contre elle.
31On lui reproche donc d’avoir dissimulé ses intentions alors qu’il était coupable. L’interrogatoire aurait fait surgir le vrai par la polémique.
32Revenons alors au premier jugement, pour observer comment la dame en deuil est traitée. Son attitude, lorsque la sentence est prononcée contre elle, révèle en fait combien sa voix est réduite au silence dans le cadre du procès amoureux :
Quant li bons rois ot rendu sa sentence
Dont par Raison fu faite l’ordenance,
Li chevaliers iluec, en sa presence,
L’en mercia.
Et en pensant, la dame s’oublia
Si durement que nul mot dit n’i a
Mais nompourquant en la fin ottria
Qu’elle tenoit
Le jugement que li rois fait avoit ;
Car si sages et si loiaus estoit
Qu’envers nelui fors raison ne feroit. (v. 1957‑1967, p. 131)Quand le bon roi eut rendu sa sentence, qui avait été mise en forme par Raison, le chevalier alors, en sa présence, l’en remercia. Et, toute à ses pensées, la dame resta absorbée si profondément qu’elle ne dit aucun mot face à cela, mais cependant à la fin elle concéda qu’elle respectait le jugement que le roi avait rendu ; car il était si sage et si loyal qu’il ne pouvait agir que raisonnablement à l’égard de quiconque.
33Littéralement, la dame plonge dans l’oubli : après avoir été vite évacuée de la discussion, et considérée comme négligeable, la voix de la douleur féminine disparaît dans le discours indirect et la reprise d’une parole sociale codifiée par la hiérarchie. Le personnage en revient à la situation initiale, où elle était plongée dans ses pensées et refusait de dire son secret. Effectivement, la dame n’existe visiblement dans le monde courtois que pour l’amour, et elle reprend donc son rôle. Et hic jacet lepus.
Discours de la défense – où l’on apprend que la femme n’est pas forcément celle qu’on croit
34On peut cependant savoir gré à Machaut de dévoiler cette relégation de la dame souffrante dans les limbes du poème amoureux, de ne plus nous laisser ignorer que son enjouement est de façade. L’« entr’oubli » dans lequel elle s’abîme ouvre en fait un espace à l’imagination de la vie intérieure cachée d’un personnage qui pouvait paraître tout à fait conventionnel. Machaut crée un effet de profondeur qui pourrait passer presque inaperçu, mais que la dame du second jugement nous révèle : comment osons-nous ignorer la lancinante douleur intérieure du deuil ? Comment ne pas voir que le personnage, même quand il ne le dit pas, souffre ? La critique de la lectrice dit de ce fait bien autre chose que la discourtoisie de Machaut, car elle focalise le regard sur le mystère des sentiments cachés dont les personnages sont le lieu.
35Et tout le discours, y compris celui du narrateur, en est affecté. Car on peut dès lors relever un élément apparemment anecdotique qui en fait change le sens : l’auteur‑narrateur se présente lui‑même, dans l’incipit du Jugement dou roy de Behaigne, comme un homme qui aime « très parfaitement » (v. 11, p. 57), et il révèle dans les dernières lignes qu’il aime en fait sa dame « contre son gré » (v. 2072, p. 135). Le texte se termine par une anagramme donnant le nom de Machaut dans les « premieres set sillabes » (v. 2061, p. 134) du dernier vers :
A gentil mal cuide humble secours
36Ce cryptage de l’identité appelle le lecteur à faire attention à la lettre, à « desassembler » et à « rassembler » les éléments textuels, en suggérant que le lecteur doit reconstituer, à partir de fragments textuels, la personne de l’auteur‑narrateur qui se dissimule dans le texte44. Or, si les éléments le caractérisant poussent à comparer sa situation de « gentil mal » à celle du chevalier malheureux, on peut tout aussi bien, et de manière plus convaincante, le rapprocher de la dame obligée de feindre la joie malgré ses douleurs. Le poète courtois, malheureux en amour, compose ainsi un joyeux poème, pour l’amusement des Grands. Dans le second Jugement, c’est bien lui, le mélancolique dont on fait taire les amères paroles, si bien qu’il tient le rôle qu’avait la dame dans le premier texte. Pour amende poétique, il compose un Lay de plour en adoptant la voix de la dame en deuil. Cette féminisation de l’auteur, que son identification au lièvre ne fait que renforcer, ne serait pas isolée dans l’œuvre de Machaut. Une scène du Livre du Voir Dit, que l’analyse de Jacqueline Cerquiglini‑Toulet a rendu particulièrement célèbre45, le représente avec sa dame endormie dans son « giron », comme la pucelle dans le sein duquel la licorne s’endort, dans la tradition des bestiaires, ou comme la Vierge Marie.
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Ill. 2 : Manuscrit de Paris, BnF, fr. 22545, fol. 153, Machaut et sa dame endormie.
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37L’auteur n’enfante‑t‑il pas, lui aussi, ses livres ? Peut‑être est‑ce ainsi sous les traits de la dame en deuil que se représente Machaut.
38Que la fin du texte dévoile combien le narrateur n’est pas neutre, mais au contraire engagé dans les jeux de l’amour et de la cour, complique en tout cas la communication littéraire. La transmission du texte montre que la question de la place de ce narrateur‑auteur comme de son identité se pose sans cesse. Selon le témoignage des illustrations des manuscrits, celui que l’anagramme permet de nommer « Guilemin de Machaut », diminutif tout à fait révélateur de l’écart entre le personnage de l’auteur et l’écrivain réel, apparaît soit du côté de la dame46, soit de celui de l’amant47. La réception médiévale est cependant avant tout pro-féminine. Christine de Pizan reprend la question dans le Dit de Poissy, écrit en 1400. Elle expose dans un long prologue la joyeuse visite de la narratrice au couvent de Poissy, pour voir sa fille devenue religieuse, et inscrit donc le triste débat qui suit (il oppose cette fois une dame dont l’amant est prisonnier de guerre et un chevalier trompé) en contrepoint d’un monde féminin cultivant l’amour divin48. La construction désamorce la dénonciation de la légèreté féminine présente dans Le Jugement dou roy de Behaigne, tout en jouant en même temps d’un effet similaire de dévoilement des non‑dits : on découvre que des personnages participant gaiement aux activités aristocratiques sont en fait malheureux, touchés par les malheurs du temps49. L’absence de jugement qui caractérise cette réécriture ouvre totalement l’espace de l’interprétation, et favorise l’identification de la dame et de l’auteure : se gardant toutes deux de se prononcer, elles n’en pensent pas moins.
39Un peu plus tard dans le quinzième siècle, Martin Le Franc prend la défense de la dame endeuillée du Jugement de Machaut dans Le Champion des dames (vers 1440), et récuse cette fois directement l’argument de Raison50 :
Je n’ay pas veu tous les chapitres
de Tulle, fleuve d’eloquence,
mais j’ay bien leu en ses epitles
Une veritable sentence :
Que les choses en conscience
En en courage ymaginees
Sont nostres comme s’en presence
Les veyons ou mortes ou nees.51
40S’appuyant sur l’autorité de Cicéron, Le Franc soutient que les choses que l’on se représente en imagination sont présentes comme si elles étaient vivantes, ce qui invalide l’argument selon lequel la dame finira par oublier celui qu’elle ne voit pas. Allant plus loin, il rappelle la supériorité du cœur, qui peut penser à ce qu’il ne peut voir, en invoquant en modèle la pensée de Dieu, faisant de la dame en deuil une sorte de sainte. Mais il se garde de mettre en cause Machaut, affirmant au contraire que celui-ci « haultement / Parle, non pas comme escolier »52, et fait donc preuve d’une ampleur de vue qui dépasse le cas du personnage. La critique du jugement rendu épargne donc l’auteur, soigneusement distingué de son double narratif.
41Prenons alors la défense de Machaut : ne lui a-t-on pas fait un mauvais procès ? N’aurait-il pas su justement, dans le premier jugement, prendre secrètement le parti des dames ? Il y révèle la réalité de la douleur féminine occultée par les jeux courtois, il y expose la scandaleuse manière dont les hommes sollicitent l’aveu féminin pour ensuite le renvoyer à sa prétendue inconsistance, et occuper toute la place dans le discours. Mais pourquoi alors se défendre ainsi contre la lectrice, et endosser le rôle du clerc mal embouché ?
42Guillaume soutient son jugement en tentant de montrer par des exemples que l’amour des femmes est de moindre durée que celui des hommes : il introduit en fait de nouveaux débats d’interprétation sur les mythes, qu’on peut interpréter dans un sens comme dans un autre. Ainsi de l’histoire d’Héro et de Léandre, que la vertu de Souffisance rappelle : elle présente d’abord Léandre se jetant dans la mer déchaînée pour retrouver son amante, puis évoque le suicide d’Héro désespérée par la vision du noyé. L’exemple de deuil féminin peut dès lors se retourner contre le personnage, de manière assez comique, et Guillaume la remercie en disant : « c’est tout pour moy, vraiement » (v. 3321, p. 251), avant de mettre en avant le courage de Léandre et sa primauté dans la mort. Se manifeste ainsi la malléabilité des mythes et des fables qui jouent sur des oppositions symboliques : ils sont soumis par la tradition savante à une interprétation allégorique qui multiplie les sens à partir de symboles ambivalents. Dans l’Ovide moralisé, Léandre incarne la folie de l’homme se jetant dans la mer du péché guidé par la luxure féminine, mais aussi l’homme en quête de salut, guidé par la lumière spirituelle qui émane de la dame. Les auteurs de la fin du Moyen Âge sont parfaitement conscients de cette richesse, qui est vue comme une possibilité de stimuler la quête du lecteur et de faire fructifier les représentations53.
43Le Jugement dou roy de Navarre semble ainsi multiplier à plaisir les énigmes autour desquelles faire proliférer l’interprétation. Le montage curieux du texte, qui juxtapose un début apocalyptique, placé sous le signe de l’hiver et de la mélancolie, et le traitement de la question courtoise qui commence avec le retour du printemps, oblige à s’interroger sur la cohérence. Les commentaires critiques sur ce point abondent : Ernest Hoepffner, l’éditeur du jugement, considère par exemple que le prologue constitue une digression sans rapport avec le sujet, un « fond sombre et tragique »54 sur lequel le débat amoureux se détache d’autant plus nettement, et l’effet de contraste entre les deux parties semble appeler à une comparaison. Pour Dominique Boutet, on suit l’histoire intérieure d’un je, qui accède à la « découverte de la puissance de la mort et de sa rigueur »55, dans les malheurs du temps expérimentés par l’auteur comme dans le domaine amoureux. Ajoutons que le nom de la lectrice, qu’on apprend seulement à la fin, est en fait celui d’une allégorie, Bonneürté, la chance, la bonne fortune, la Providence. Elle est celle qui rétablit l’idée d’harmonie malgré les oppositions, et enseigne à Machaut à dépasser la limitation de son point de vue pour prendre conscience qu’un ordre plus grand est à l’œuvre dans le monde.
44La confrontation avec la lectrice apprend ainsi à l’auteur à reconnaître sa propre finitude :
J’ay bien de besoignes escriptes
Devers moy, de pluseurs manieres,
De moult de diverses matieres,
Dont l’une l’autre ne ressamble.
Considéré toutes ensamble,
Et chascune bien mise a point,
D’ordre en ordre et de point en point,
Dès le premier commencement
Jusques au darrein finement,
Se tout vouloie regarder
– dont je me vorray bien garder –
trop longuement y metteroie ; (…). (v. 884‑895, p. 167)J’ai beaucoup de travaux écrits chez moi, de plusieurs styles, traitant de sujets très divers, dont l’un ne ressemble pas à l’autre. À les considérer tous ensemble, et chacun bien mis en forme, l’un après l’autre et de bout en bout, depuis le début du premier jusqu’à la toute fin, si je voulais tous les regarder, ce dont je me garderai bien, cela me prendrait trop de temps (…).
45L’auteur revendique une diversité d’inspiration, et non la cohérence ; il affirme n’avoir pas de vision d’ensemble de son œuvre, qu’il conçoit dans la succession ordonnée des éléments, dans le temps. On a l’impression ici qu’il rappelle à la dame, contre la représentation de l’auteur tout puissant, qu’il n’est qu’un homme, qu’il est « l’auteur empirique ». Et cet homme se veut littéralement dépassé par son œuvre.
46Machaut aurait-il écrit contre les femmes et péché contre la courtoisie ? Rien n’est moins sûr, car en s’inventant un personnage tissé de contradictions, narrateur enjoué mais malheureux, clerc se rêvant chevalier, adepte des débats savants qui sait aussi composer les chants les plus purs, Machaut présente toujours deux faces. Le mépris du monde, qui entraîne la médisance à l’égard des femmes, pourrait ainsi percer dans la musique du poème amoureux, et agacer l’oreille de ses admiratrices. Pourtant il est possible de comprendre tout autrement le Jugement dou roy de Navarre : la dame n’a peut‑être pas saisi la portée du premier jugement, et a lu à contresens, mais peu chaut à Machaut, ce contresens, il accepte d’en endosser la responsabilité et le fait sien, prenant acte du fait que son œuvre appartient à un ordre qui le dépasse, ce qu’exhibe de manière virtuose la construction énigmatique et foisonnante du Jugement, glose d’un premier texte qui, au lieu de l’expliquer, multiplie les interprétations concurrentes. Cette posture d’humilité de l’auteur favorise la créativité du lecteur sans nier la maîtrise de l’écrivain : puisque celui‑ci semble par avance autoriser, voire encourager, l’application de paradigmes critiques autres que les siens, y compris dans son temps même, que le lecteur mène donc l’enquête et sache débusquer les lièvres – même là où l’auteur ne les avait peut-être pas vus.