Quand les lecteurs étaient victimes de personnages (1800-1871)
1C’est tout le XIXe siècle qui est traversé par une réflexion sur l’influence de la littérature sur ses lecteurs. Influence bénéfique, continuent de dire certains, en suivant la tradition du siècle des Lumières, mais ils sont de plus en plus rares à mesure que le siècle avance. Influence nocive, pathogène, dit déjà Mme de Staël au début du siècle, à propos de l’épidémie de suicides déclenchée par Werther1. C’est dans cette tradition que s’inscrit l’article célèbre de Jules Vallès, « Les victimes du livre », publié en 1862 dans le Figaro, qui désigne dans certains grands écrivains romantiques les principaux coupables. C’est cette tradition aussi qui se perpétue dans les réflexions d’Elme Caro sur les influences littéraires qui ont selon lui contribué à déclencher la Commune (18712). Et c’est elle aussi qu’on retrouve dans la première synthèse universitaire que propose sur le sujet Louis Maigron, qui traite de l’influence du romantisme sur les mœurs (19103).
2Une telle continuité de réflexions sur l’influence de la littérature m’a incité à cet exercice malcommode mais peut-être utile : envisager la question d’un point de vue surplombant, après l’avoir abordée de manière plus analytique4. Et cela, en insistant cette fois-ci, comme il se doit, sur l’affaire du jour : ce qui, de l’influence perverse de la littérature, passe par l’instance personnage.
La « scène des influences » vue de Sirius
3Au XIXe siècle, la réflexion sur les effets nocifs de la littérature s’inscrit dans les vastes débats qui tournent autour de la notion d’influence, à laquelle nous avons consacré jadis un numéro de Romantisme5. Influence non pas intralittéraire (ce à quoi a beaucoup servi la notion quand elle était le factotum de la littérature comparée), mais sociale. Et cela, dans deux directions, inverses mais complémentaires. Influence de la société sur la littérature : celle que Bonald marque d’une formule célèbre dès le début du siècle. Influence de la littérature sur la société — au sens large que le mot littérature a au début du siècle6 — celle que met en lumière, l’une des premières, Mme de Staël, dans De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, où, dès la première phrase de son « Discours préliminaire7 », elle place au centre de son propos, à égalité, les deux influences : « Je me suis proposé d’examiner quelle est l’influence de la religion, des mœurs et des loix sur la littérature, et quelle est l’influence de la littérature sur la religion, les mœurs et les loix8. »
4En restant sur Sirius, la deuxième remarque préliminaire qui s’impose, c’est que cette influence-là est loin d’avoir toujours été jugée négative, comme ce sera le cas chez Vallès. C’est tout au contraire sur l’influence bénéfique des lettres, sur leur action positive sur la sphère sociale par l’entremise de cette nouvelle instance qu’est l’« opinion publique » qu’ont longtemps porté les réflexions — et les espoirs — des philosophes du dernier tiers du XVIIIe siècle (Mercier, Thomas, Chamfort, etc.), comme celles de leurs imitateurs au siècle suivant. En 1862 encore, soit l’année même où paraît l’article de Vallès dans le Figaro, nous en avons une expression tardive sous la plume de Jules Brisson, dans un livre au titre explicite : De l’influence de l’homme de lettres sur la société. Étude philosophique et littéraire (Paris, Librairie Richelieu, 1862), dont l’auteur persiste à croire que « ce sont les idées qui gouvernent le monde, et que les propagateurs d’idées, c’est-à-dire les hommes de lettres ont été de tout temps les agents merveilleux du progrès et de la civilisation9 ».
5Mais c’est bien avant Vallès aussi que l’influence des lettres a commencé à être jugée négative. Cela a lieu en effet à partir du courant antiphilosophique de la fin des Lumières du côté de Fréron et de ses pareils, et cela s’affirme plus nettement encore après la Révolution, chez les penseurs de droite après Brumaire, qui démontrent à qui mieux mieux « l’influence de la philosophie sur les forfaits de la Révolution », pour reprendre le titre d’un ouvrage paru en 180010.
6Ce virage au noir de l’influence connaît un second épisode à partir de la fin de la monarchie de Juillet dans la presse de droite (Journal des Débats et Revue des Deux Mondes en tête) ; puis il se radicalise après 48, du côté des « réactionnaires » comme on commence à dire alors, et il insiste tout au long du second Empire, jusqu’au célèbre article d’Elme Caro, qui, en 1871, rend responsable la bohème de cette « barbarie lettrée » qu’aurait été la Commune11.
7Une troisième remarque préliminaire, toujours de Sirius, concerne, la dimension collective ou au contraire personnelle de l’influence. Les partisans d’une influence bénéfique des lettres ont tendance à juger sur le plan général. En revanche, ceux qui insistent sur leur nocivité tendent à prendre la chose sous l’angle des personnes — et des personnages. Cela, pour dramatiser la pathologie des influences, en prenant des exemples de lecteurs victimes souvent empruntés à l’actualité judiciaire.
8Quatrième remarque préalable : celle qui concerne le personnel de la scène des influences. Quatre actants y participent : les auteurs, les personnages, les lecteurs victimes et les analystes.
91- Les auteurs, qu’il ne faut pas oublier, puisqu’ils sont eux-mêmes souvent considérés alors selon leur nocivité propre, en particulier dans le cas de Rousseau et de Byron.
102- Leurs personnages, qui deviennent essentiels à la dynamique des influences à mesure que le modèle fictionnel se met à dominer la scène littéraire.
113- Les lecteurs victimes, avec leur typologie et leur sociologie propre, des divers âges et des divers sexes.
124- Enfin, quatrième actant, les analystes, aux cartes de visite diverses : majoritairement des critiques et des journalistes, mais aussi des aliénistes comme Esquirol ou Pinel12, des magistrats, des policiers, des membres de l’Institut, voire de hauts personnages de l’État tels que le ministre de l’intérieur Billault qui, en 1860, s’en prend, par une circulaire aux préfets, à la « littérature malsaine13 ». Ce à quoi s’ajoutent, à la fin du siècle et au début du suivant, des médecins, des criminologues, des sociologues (comme Gabriel Tarde), des psychologues, des philosophes (comme Jules de Gaultier) sans oublier les historiens littéraires (comme Louis Maigron ou Fernand Baldensperger).
13Mais jouent aussi le rôle d’analystes, en se dédoublant, les écrivains eux-mêmes : en particulier ceux qui se savent fauteurs d’influences — Goethe, Chateaubriand14, Sand15 – qui envisagent avec effroi les Werther, les René et les Lélia qu’ils ont engendrés. Ce qui invite certains autres écrivains à des mises en fiction : Balzac dans Modeste Mignon16, mais déjà, au début du siècle, Miss Edgeworth dans Angelina or l’amie inconnue17, jusqu’au Loti des Désenchantées (190618) et au Montherlant des Jeunes filles (193619).
14Des écrivains, par ailleurs, interviennent dans le débat critique, en marquant parfois leur scepticisme quant à l’influence nocive des lettres, idée reçue triomphante alors chez l’ennemi héréditaire, le critique. C’est le cas de Théophile Gautier, dans la Préface de Mademoiselle de Maupin20, mais aussi d’Ernest Feydeau, dans la préface d’Un début à l’Opéra, parue en 186321, soit un an tout juste après l’article de Vallès22.
15Mais les écrivains se font aussi parfois observateurs des phénomènes d’influence. Ainsi lorsque Gautier ironise dans LesJeunes-France sur les admirateurs enthousiastes d’Hoffmann (1833) ; lorsque Chateaubriand, dans un passage tombé de l’établi de ses Mémoires, évoque les crimes du jour qui sont devenus des « crimes de roman23 » ; ou lorsque, en 1871, Edmond de Goncourt dénonce l’influence nocive de La Confession d’un enfant du siècle de Musset qui a engendré « des tas de petits Octaves, en chair et en os24 », et propose la notion de « plagiat littéraire » pour en rendre compte.
16Enfin, cinquième et dernier niveau à ne pas perdre de vue : les genres et les écoles impliqués. Avec l’idée, parfois émise, de la moindre capacité d’influence de cette littérature critique qu’est la littérature réaliste puis naturaliste sur la vie de ses lecteurs, parce que peu propice aux identifications, comme le signale Gustave Merlet25, à la différence de ce qui avait lieu quand le romantisme tenait le haut du pavé. Avec, d’autre part, l’insistance sur la nature pathogène de certains genres, le roman surtout, décliné selon ses sous-genres les plus nocifs, roman sentimental d’abord, roman frénétique ensuite, puis surtout roman feuilleton et roman socialiste.
Quand la vie copie les songes
17Après avoir rappelé la scénographie d’ensemble de la « scène des influences », il convient de se demander dans un deuxième temps quelle est la condition pour que monte en puissance une telle insistance sur l’influence néfaste de la littérature. Cela tient, selon les meilleurs observateurs contemporains, à une révolution silencieuse qui fait que la littérature tend alors à sortir de l’enclos des livres pour se mettre en prise directe sur la vie.
18La vie des auteurs d’abord, portés, dans le droit fil de certain romantisme existentiel, à impliquer leur destin dans leurs écrits, et à envisager leur vie elle-même comme une sorte d’œuvre — voire la principale. La vie des lecteurs aussi, attentifs qu’ils sont, de plus en plus, à chercher dans leurs lectures des « formules d’existence » (pour reprendre une expression de Balzac26) ; en d’autres termes, des prêt-à-vivre clés en main, issus de la littérature, cela en se modelant tantôt en direct sur l’auteur (mais en fait sur l’auteur comme personnage…), tantôt sur ses personnages, mais plus souvent en jouant sur les deux tableaux, intimement corrélés alors.
19J’ai montré ailleurs27 qu’une telle vitalisation de la littérature, invitant à « poétiser la vie », a été considérée, par certains écrivains, tant en Allemagne qu’en France, comme un idéal aussi valorisé que novateur. Mais si on regarde en revanche du côté des critiques, c’est au mieux de manière objective mais ironique, plus souvent de manière franchement négative qu’ils envisagent la réciproque d’un tel processus : l’influence des fictions sur la vie des lecteurs.
20Parmi les observateurs à peu près objectifs, Sainte-Beuve, Planche et Pontmartin, mais d’abord Édouard Alletz, qui constate, en 1837, belle formule à valeur d’épigraphe, que « ce n’est plus la littérature qui est un tableau du monde, mais c’est la vie qui s’est mise à copier les songes28 ».
21Sainte-Beuve aussi lorsqu’il affirme, en 1840, à propos de Sue, que « la société […] se fait l’expression volontiers et la traduction de la littérature », ce qui est, selon lui la caractéristique d’un temps où littérature et société sont « pêle-mêle », et où « tout auteur tant soit peu influent et à la mode crée un monde qui le copie, qui le continue, et qui souvent l’outrepasse29 ».
22Sainte-Beuve passe alors en revue les écrivains contemporains qui ont « tenu ce rôle d’influence sur les hommes30 », soit en direct, soit par l’entremise de personnages totems. Byron le premier : « Combien de nobles imaginations atteintes d’un de ses traits se sont modelées sur lui ! » Sand, ensuite, modélisant les femmes, puisque « l’émulation les a prises de lutter au sérieux avec les types, à peine apparus, d’Indiana ou de Lélia31 ». Puis Sainte-Beuve en vient aux personnages d’Eugène Sue, vrais selon lui « en ce sens qu’ils ont, au moins passagèrement, des modèles ou des copies dans la société qui nous entoure32 ». Ce qui indique bien que, selon lui, la modélisation fictionnelle va dans les deux sens.
23Ce sont là des réflexions qu’on retrouve chez Gustave Planche en 1857. Lui aussi tient l’influence de la société sur la littérature pour une idée « vulgaire » (« banale », disait Sainte-Beuve) et insiste sur l’influence de la littérature sur la société, laquelle, dit-il, « semble vouloir se modeler sur les personnages que nous offre le roman ». De quoi ironiser sur les « jeunes gens qui […] mettent fidèlement en pratique les préceptes posés dans un roman à la mode33 », et souhaiter que de telles imitation prennent fin, parce que « les personnages réels, modelés sur les personnages imaginaires, ont introduit dans notre société un mortel ennui34 ».
24Ce sont là des idées que reprend Pontmartin, la même année, au moyen d’une belle formule synthétique (« le roman s’est glissé dans les âmes35 »), avant d’évoquer l’année suivante36 l’influencedes personnages de Balzac, en des termes proches de ceux auxquels aura recours Vallès :
Combien n’en avons-nous pas connu, de ces pauvres jeunes gens à l’âme ardente, à l’esprit crédule, au cœur avide d’émotions et de jouissances, prenant au sérieux ces Vautrin, ces Rastignac, ces Rubempré, ces de Marsay, ces de Trailles, ces la Palférine, croyant qu’ils n’avaient qu’à pratiquer leurs maximes et imiter leurs allures pour être, comme eux, élégants, brillants, riches, célèbres, adorés ; se lançant, sur leurs traces, à la poursuite des mystérieuses toisons d’or, puis, terrassés dès leur première épreuve, rentrant dans leur mansarde avec la honte et la misère pour compagnes […]37.
25Analyse que complète en 1858 un collaborateur de la Revue suisse qui trouve qu’« il ne manque pas de gens qui se sont mis à prendre au sérieux et à jouer pour leur propre compte, sur la scène réelle de la vie, les rôles de la comédie humaine38 ».
Du côté de la « réaction » : l’influence personnagisée
26Mais aux côtés de ces analystes relativement objectifs et très au fait des révolutions qui, sous leurs yeux, affectent la vectorisation de l’influence littéraire, il faut faire leur place aux idéologues réactionnaires qui, sur les mêmes sujets, expriment des points de vue bien plus négatifs. Cela a lieu à partir de la querelle du roman feuilleton (1845), puis lors des campagnes contre la « littérature malsaine » (1860), mais aussi à l’occasion de deux concours académiques, qui, en province d’abord, en 1851, puis à Paris, en 1856, dans le cadre de l’Académie des sciences morales et politiques, remettent la question de l’influence de la littérature sur le tapis, tout en invitant explicitement les candidats à insister sur ses côtés néfastes. C’est ce que font comme un seul homme les candidats primés, Menche de Loisne à Chalons-sur-Marne, Ernest Poitou à Paris, dont le statut professionnel est adéquat au rôle de défenseur de l’ordre qu’ils endossent, puisque le premier est secrétaire général de la police à Lyon39, et le second conseiller à la cour impériale d’Angers40.
27Comme ils écrivent après les journées de 48, leur postulat commun est que la littérature a une influence destructrice sur la société, du fait de la « désorganisation sociale » à laquelle ont pris part tous les romanciers célèbres41, en incitant indirectement au crime, à l’adultère et au suicide.
28Mais ce qui caractérise aussi ces hommes d’ordre dans leur manière de poser la problématique de l’influence, tient à quelque chose qui concerne de plus près notre réflexion du jour : la personnalisation, la personnagisation, ai-je presque envie de dire, qu’ils lui font subir ; et, liée à celle-ci, une tendance à la pathologisation voire à la criminalisation, qu’on retrouvera chez Jules Vallès.
29Personnagisation au niveau des personnages proprement dits, avec des totems pour chacun des grands écrivains visés, Lélia pour Sand, Vautrin ou Rastignac pour Balzac, Lugarto (Mathilde), Szaffie (La Salamandre) ou Rodolphe pour Sue, sans oublier, côté théâtre, Antony et Chatterton.
30Mais personnagisation aussi des auteurs fauteurs d’influences (Byron, Musset, Balzac, Sand, Sue, Soulié, Dumas), traités comme des protagonistes maléfiques ou pervers de la comédie littéraire, mais aussi comme s’alignant eux-mêmes souvent, de manière plus ou moins volontaire et consciente, sur leurs propres personnages, comme le constate Louis Proal au début du siècle suivant : « Les romanciers et les poètes qui créent ces types exceptionnels sont eux-mêmes les premiers à les copier ; après avoir créé le Corsaire, Byron a voulu l’imiter ; après avoir imaginé Rolla, Musset l’a pris pour modèle42.»
31Enfin, personnagisation aussi des lecteurs victimes, dont Alfred Nettement montre à quel point ils sont travaillés au plus intime par les personnages de roman, au point, sinon de se prendre pour eux, de construire leur propre identité en termes romanesques, en choisissant, au jugé souvent, parmi les types offerts par la littérature ceux qui ressemblent à leurs propres tropismes identitaires. Côté hommes, divers types : les ambitieux, les révoltés, les pervers, les désenchantés, les mélancoliques, dont il serait possible de dresser un tableau d’ensemble en faisant l’appel des personnages qui entrent dans chaque case, et en les classant selon leur force identificatrice à un moment donné.
32Car il y a évolution en la matière, comme le remarque Philarète Chasles en proposant d’écrire l’histoire des mœurs depuis le milieu du XVIIIe siècle au moyen de six types successifs venus de la littérature :
De 1750 jusqu’à 1858, entre l’époque de Grétry et la nôtre, je trouve six nuances, six couches superposées de modes et d’engouements successifs, acceptés par la France. Ce sont en général les jeunes et les sots-jeunes, qui donnent l’impulsion ; cervelles creuses, ardentes, excessives, qui absorbent ou exagèrent la mode. La masse les suit. Parvenus à quarante ans, ces exagérés s’apaisent, gouvernent une boutique ou des enfants, retombent niaisement dans la masse et dans l’opaque, éteignent leurs nuances éclatantes et deviennent sobres, gris, médiocres, comme ils étaient nés. Une nouvelle génération de fous, — mais de couleur contraire — les remplace et bientôt les imite. Le Jean-Jacques se développait vers 1760, au temps de Grétry ; l’apprenti Werther, entre 1780 et 1790 ; le jeune Phocion ou le grécophile, vers 1792, en pleine Révolution ; le Byronien, vers 1812 ; enfin le Balzac, vers 1840. Aujourd’hui notre symbole, plus effacé, non moins curieux, le Gandin représente l’ennui, l’indifférence, la somme totale de toutes ces banqueroutes43.
33S’il y a ainsi action des livres sur leur lecteurs, explique Nettement, c’est parce que grande est l’influence de la fiction, en particulier grâce à l’entremise de ces doubles possibles des lecteurs que sont les personnages, que le bon romancier rend vivants, et que le lecteur habite avec ses propres sentiments, jusqu’à devenir eux : « Clarisse Harlowe, Sophie Western, Atala, Virginie, beaux rêves tous dorés de poésie, est-ce que nous ne vous avons pas vus vivre […] ? est-ce que nous n’avons pas éprouvé vos sentiments, pensé avec vos idées, pleuré avec vos larmes ? est-ce qu’il n’y a pas eu, dans nos cœurs, un écho pour toutes vos émotions, pour vos tristesses comme pour vos joies, pour vos penchants comme pour vos antipathies ? » Dès lors, ajoute-t-il en s’adressant à Frédéric Soulié, et en lui rappelant que la littérature est « une mission avec charge d’âmes », « toutes ces pensées qui naissent sous votre main entrent en communication avec d’autres pensées ; ces personnages fictifs, enfants de votre imagination, agissent sur des personnages réels ; ces idées et ces sentiments mettent en mouvement d’autres sentiments et d’autres idées qui aboutissent à l’action. » De quoi faire rappeler la préface de LaNouvelle Héloïse : « Toute femme qui ouvrira ce livre est perdue44. » Signe que Rousseau, comprenait bien, lui, « cette communion qui s’établit entre l’âme du lecteur et l’âme du personnage », et en sentait les ravages prévisibles.
34Ces lecteurs influencés et victimes, nos critiques rétrogrades aiment à les envisager dans leur singularité, tout en les localisant socialement. Tantôt, ils les choisissent dans la bourgeoisie, qu’ils montrent dévastée en son sein même, du père de famille à la jeune fille, par le virus du roman feuilleton. Tantôt, ils vont les chercher plutôt parmi ces personnages de l’actualité judiciaire que sont les criminels ou les délinquants que leurs lectures ont inspirés : Lacenaire, Mme Lafarge surtout ; à quoi s’ajoutent quelques autres figures de lectrices diaboliquement influencées, Angélica Lemoine, infanticide45, Léonie Chéreau, voleuse d’enfants. Liste qui se complétera au fil des années, comme on pourrait le constater en comparant les palmarès de criminels lecteurs des années 1860 à ceux des années 1900, tels que les comptabilise Louis Proal.
35À chacune de ces victimes du livre devenus criminel(le)s, une petite bibliothèque sulfureuse censée avoir agi sur eux : les mémoires de Vidocq pour Lacenaire46, les romans de Sand, que sa mère a mis dans les mains d’Angelina ; les Mémoires du Diable de Soulié, trouvés miraculeusement ouverts chez Mme Lafarge quand la police débarque chez elle, mais aussi les romans de Sand et de Sue qu’elle met en action ; des romans feuilletons dont une étrange Confession de Marion Delorme pour Léonie.
36Ce processus de personnagisation des lecteurs victimes conduit Alfred Nettement à focaliser pendant tout un chapitre sur Mme Lafarge, à dresser le compte des apprentissages antisociaux qu’elle a pu faire en lisant Balzac, Scribe, Hugo, Dumas, Soulié, en ingurgitant des romans feuilletons, mais surtout à la traiter elle-même comme un personnage de roman en puissance :
[…] en étudiant les actions de madame Lafarge, après avoir étudié ses pensées, vous arrivez à découvrir que le roman moderne ne tient pas une moins grande place dans sa vie que dans son style ; […] chez elle tout est roman et drame, et […] madame Lafarge est un drame moderne incarné, un roman en action. […]
Tout est roman chez cette femme. Elle ne parle, ne pense, n’agit que par des romans et avec des romans. Elle esquisse un roman avec M. Clavet ; elle en improvise un autre sur le vol des diamants, avec sa gouvernante. Son mariage est un roman. Elle compose deux ou trois romans avec et contre son mari, roman terrible, puis roman élégiaque. Quand elle veut l’empoisonner, elle enveloppe l’arsenic dans un roman rêveur et sentimental47.
37Conclusion : « Après avoir lu tant de romans, on finit par en faire48. »
38La dénonciation de ce même processus de personnagisation des lecteurs victimes se retrouve chez Menche de Loisne. À défaut d’un Cervantès, capable d’adapter Don Quichotte à l’époque contemporaine, c’est lui-même qui passe à la fiction. Lui-même imagine un personnage, un jeune homme, qu’il baptise Lucien49, lecteur-victime de synthèse, dont il propose la biographie exemplaire. À peine sorti du collège, Lucien s’éprend de passion pour la littérature, fréquente les théâtres, admire les drames de Dumas50 :
Comme il arrive toujours en pareil cas, il oublia la fiction et crut à la réalité. Peu s’en fallut qu’il ne s’appelât Antony et qu’il ne portât sur lui une bonne lame de Tolède51.
[…] Il se rappela Antony, Didier... Comme eux, il maudit la société, il rêva de lutter avec elle et de la dominer. […] Il entra dans le monde comme un boulet de canon, selon l’expression et le précepte du Vautrin de M. de Balzac […]52.
39Et puisque la littérature a réhabilité les courtisanes, il affiche une liaison avec une d’entre elles. Puis il se rappelle « Rubempré et Rastignac arrivant à Paris et se débattant contre la misère53 ». Subit, lui aussi, quand il échoue, la tentation du suicide. Puis succombe aux sirènes du socialisme. Mais finit en végétant misérablement.
40Avec cette insistance des réactionnaires sur les victimes du livre, nous voici bien près de l’un de leurs ennemis déclarés pourtant, Jules Vallès.
Et Vallès ?
41La force de son texte tient, là aussi, à sa focalisation sur les victimes, comme à sa manière tout à la fois ironique et compassionnelle d’envisager la question, en s’y impliquant lui-même, quand il envisage l’influence des livres d’enfance, en tant que victime ayant reçu des taloches de sa mère pour en avoir lus.
42Point chez lui de considération sur l’influence sociale délétère de la littérature. Point non plus de réflexion sur la courbe historique de cette influence, et donc rien sur les raisons qui font qu’elle serait devenue plus néfaste à son époque. Moins encore de déploration des ravages faits à la société par ces jeunes gens sous influence, en qui il reconnaît ses propres révoltes.
43Ce qui importe à son point de vue de journaliste engagé (mais compromis dans l’ethos satirique du Figaro…), c’est de donner une version comique, mais aussi pathétique de l’influence. Version comique : il dénonce la « tyrannie comique de l’Imprimé », plus risible encore lorsque celui sur « qui le bouquin tombe » choisit son modèle « à faux », ce qui tend à faire « d’un poitrinaire un coureur d’orgies54 ». Version pathétique : tout en se moquant des victimes plagiaires, il compatit à leurs imitations pathologiques. Ce n’est pas tant la littérature, c’est le Livre qui est incriminé, cette chose morte qui peut avoir une influence tragique sur la vie de ses lecteurs.
44Quant au vrai coupable qui fait que le Livre gouverne nos vies, Vallès le débusque, avant Tarde, dans l’esprit d’imitation : « Joies, douleurs, amours, vengeances, nos sanglots, nos rires, les passions, les crimes, tout est copié, tout55 ! » S’ensuit un soupçon généralisé portant sur l’imitation réflexe de la littérature ou de la gravure de la part des mieux intentionnés : « Tel qui croit être lui, ne s’est-il pas tenu en face d’une émotion ou d’un événement dans l’attitude de la gravure, avec le geste d’Edgar56 ? » (ici promu nom-omnibus du personnage fauteur d’influence, comme Lucien l’était tout à l’heure du lecteur victime).
45Vallès fait ensuite l’appel des livres les plus ravageurs, en insistant sur la force d’influence spéciale des personnages de romans : « Joignez à cette autorité de l’imprimé l’intérêt du roman. Que l’écrivain ou l’écrivailleur ait donné à ses personnages une physionomie saisissante, dans le mal ou le bien, sur une des routes que montre Hercule, moine ou bandit, ange ou démon et c’en est fait du simple ou du fanfaron sur qui le bouquin tombera57. » Signe que le processus d’identification fonctionne mieux lorsque « l’effet personnage » tend à devenir un « effet-personne », pour parler comme Vincent Jouve. Avec, remarquons-le aussi, neutralisation du jugement moral au profit de critères de l’ordre d’une « esthétique de l’existence » (pour parler cette fois comme Michel Foucault).
46Puis Vallès passe en revue les émetteurs d’influence les plus contagieux : le Chateaubriand de René, le Dumas d’Antony, Byron, Murger, Musset, Balzac. Musset, pour sa propension à la boisson, communiquée à ses personnages, et, par eux à leurs émules de la vie réelle : « On s’est grisé après Rolla, on a couru les cabarets et les maisons de filles avec Don Juan » ; mais aussi pour la vertu d’exemple du suicide de Rolla. Balzac pour le « sermon » cynique de Vautrin, pris comme un « évangile », ainsi que pour ses ambitieux sans scrupules, d’autant plus enviables qu’ils gagnent leur pari de réussite, amoureuse et mondaine : « le Balzac », comme dit Philarète Chasles, réduisant ainsi toute La Comédie humaine à un seul type d’humanité, le plus caractéristique selon lui.
47Enfin, tout comme Sainte-Beuve mentionnait les ravages d’Indiana et de Lélia, sans entrer dans le détail, Vallès s’arrête au bord des femmes auteurs et des personnages de fiction créés par elles — les amazones comme il les appelle —, tout en évoquant par leur seul nom quelques-unes des victimes féminines du Livre, célèbres par trois affaires criminelles dans lesquelles elles ont tenu le rôle principal58 : Mme Lafarge, de nouveau (1840) ; Angelina Lemoine (1859)59 ; et Léonie Chéreau qui, pour mener à bien son « roman », comme elle dit (soit donc pour se faire épouser60), a kidnappé un nourrisson (1859).
Elles ont un livre pour exécuter toutes leurs trahisons, poétiser leurs crimes. La courtisane a Manon Lescaut, Léonie Chéreau copie la Dame aux Camélias, Angélina Lemoine lit Marion Delorme. Mme Lafarge avait lu aussi !
48Thème judiciaire qu’on retrouve chez les victimes de Balzac, qui, dit elliptiquement Vallès, ont fait « pleurer les mères et travailler les juges ».
Conclusion
49Que conclure après ce parcours à vol d’oiseau de quelques-unes des réflexions qui ont porté, depuis le début du siècle, sur l’influence de la littérature, en particulier celle du roman et de ses personnages ? D’abord, qu’il resterait à les compléter. S’interrompant en 1871, il devrait être prolongé, jusqu’à la fin du siècle et au début du siècle suivant. Soit donc jusqu’au moment où Jules de Gaultier invente le concept de « Bovarysme » (1892-190261), et tend à le positiver en partie62 ; où sociologues et médecins s’intéressent au pouvoir « criminogène » des livres63 ; où le « mal romantique » est dénoncé64 ; où l’idée de « contagion mentale » s’impose en psychologie65 ; où Louis Maigron reprend la question avec de nouveaux documents, malheureusement d’origine obscure66.
50De ce parcours, retenons d’abord cet étrange virage au noir de l’influence, ou du moins de sa pensée la plus commune, si net qu’il affecte y compris des acteurs qui, tels Vallès, devraient rester fidèles, en principe, à l’idée inverse. Retenons aussi la métaphore pathologique qui revient souvent puisque, comme Poitou, en 1857, beaucoup des observateurs se proposent d’étudier « dans leurs symptômes et leurs effets généraux, les maladies morales que la littérature a inoculées aux générations contemporaines67 ».
51Retenons aussi à quel point ces réflexions s’inscrivent dans une topographie nouvelle où la littérature tend à changer de statut, du fait de la révolution romantique, mais plus encore de la caisse de résonance médiatique plus ample que lui offrent le roman et le roman-feuilleton68. D’autant plus qu’en raison de la crise du spirituel (air connu), on y cherche non plus seulement des « contemplations » éloquentes, comme en offrent les poètes, mais des « types » à imiter, des modèles de vie à suivre.
52C’est là, on l’a vu, ce dont les critiques du temps, sociologues de la littérature déjà à leur manière, prennent acte sur le champ. « Types », « modèles », « copie », « imitation » font partie déjà de leur appareil conceptuel. Ce qui fait d’eux les premiers analystes, affutés déjà, et à même l’événement, de la question aujourd’hui en débat. Et donc aussi des précurseurs trop ignorés des théories fictionnalistes. Mais qui ont d’autant moins de mal à l’être, reconnaissons-le, que de telles interprétations baignent alors dans une certaine évidence et n’ont pas, comme aujourd’hui, à surmonter de préalables interprétations structuralistes du personnage insistant plus sur son faire actantiel (bien moins contagieux…) que sur son être, tant affectif que culturel.
53Dans ce processus de modélisation par la littérature, intervient, on l’a vu souvent, le personnage. À qui se sent en déficit d’identité, les livres offrent en effet des modes d’être plus structurés et captivants que ceux de la vie réelle, tout comme des scénarisations faciles à adopter, en raison d’un bovarysme avant la lettre, qu’on pourrait appeler, lorsqu’il s’attaque aux jeunes gens, l’« Antonysme69 » et le « Chattertonisme70 », comme le fait l’auteur trop méconnu d’une physiologie tardive, publiée en 1850, la Physiologie de l’homme à bonnes fortunes71.
54Quant aux personnages, ajoutons que ceux qui sont embrayeurs d’influences forment un éventail de séducteurs : protagonistes sur le plan actantiel, jeunes souvent et souvent aussi idéalisés, ce qui vérifie les hypothèses de Thomas Pavel, réduits souvent à un simple prénom phare, mais toujours, Vautrin cette fois y compris, individualités héroïques à leur façon, en ce que, révoltés, dépressifs ou diaboliques, ils affrontent la société ou se mettent hors sa loi, par l’adultère, le crime, la folie ou le suicide, au grand scandale des hommes d’ordre : soit donc par diverses manifestations d’énergie, comme aurait dit Stendhal72. Incarnant à chaque fois une « formule d’existence », en rupture avec les normes. Ce qui constitue le versant politique, au sens large, lui aussi à grande vertu séductrice, de leur vitalité fictionnelle. Ce qui n’a pas manqué d’attirer Vallès.
55Mais en matière de personnages, j’aurais tendance à aller plus loin encore, en constatant qu’il y a eu contamination généralisée de l’ensemble de la scène influencielle par le virus de la personnagisation — virus actif en Lélia autant qu’en George Sand, et autant qu’en Lélia en Mme Lafarge — aspirée dans sa vie concrète par la séduction de personnages fictifs, mais plus généralement par la force de vitalisation du genre romanesque, qui tend à la propulser elle-même comme personnage — de ce « roman en action », de ce roman à faire qu’est sa propre vie. Ce qui revient à faire basculer la frontière entre réalité et fiction, tout en lui permettant d’inventer, pour reprendre une formule de Kundera, « une portion jusqu’alors inconnue de l’existence73 ». Cela a pour conséquence de faire d’elle une protagoniste du story telling médiatique, mais aussi, par feed-back, une sorte d’écrivain, ce qui avait déjà eu lieu pour Lacenaire écrivant ses mémoires. Peut-être alors que le vrai sujet du jour ne serait pas seulement le personnage, mais la structuration personnologique.
56Peut-être aussi, du coup, qu’il n’est pas tout entier dans l’idée de modèle, et dans la structure imitative, mais tout autant, en tension, dans la dynamique prospective du « à vivre » qui, très heureusement, forme le second volet de notre grille conceptuelle du jour. Dynamique personnalisante que partagent auteurs, personnages et lecteurs, sous les yeux de critiques lucides, qui essaient d’évaluer la nouvelle donne littéraire, en un temps où, sous leurs yeux, la fiction s’est mise à produire des effets existentiels. À avoir une « action sur le monde », comme le constate Frédéric Soulié74. Soit donc où elle s’est mise à vivre et à donner à vivre.
57Quitte à provoquer ces « contagions mimétiques » et ces accidents de lecture, parfois mortels, dont, avec bien d’autres, on l’a vu, Vallès tient le registre.