Colloques en ligne

Guillaume Gesvret

Vitesses et précipitations : Le Grand Graphe et Autobiogre d'AM 75 d'Hubert Lucot, ou la tentative d'ekphrasis d'une vie

Ce monde le plus fermé était donc aussi le plus illimité.

G. Deleuze, Logique de la sensation

1 « J'ai écrit parce que je ne dessinais pas, ou parce qu'on me laissait entendre que je dessinerais mal1». Il y aurait toute une histoire à faire des écrivains en mal d'une autre pratique, qu'elle soit picturale ou musicale. L’œuvre d'Hubert Lucot (1935-2017), qui s'étend de la fin des années 1960 à ses derniers écrits parus en 2016, traverse, de fait, de nombreux genres avant tout littéraires : romans, poèmes, journal, mais aussi livres d'artistes et écrits sur l'art, en particulier sur Cézanne et Bram van Velde. Cependant, deux expérimentations retiendront en particulier notre attention, parce qu'elles transgressent justement les dites conventions génériques du poème, du roman, voire de l'autobiographie, pour s'ouvrir à un questionnement du support d'écriture, de ses limites comme de son débordement possible, en écho à l'expérience picturale : en l'occurrence Le Grand Graphe écrit entre 1970 et 1971 sur une grande page-tableau de 12m² (4m sur 3 environ), ainsi qu'Autobiogre d'AM 75, publié en 1980, mais écrit à l'origine sur un rouleau de 14m de long, large de 30 cm : un « graphe semi-linéaire » « compren[ant] plusieurs pistes parallèles […] qui se joignent ou se coupent2 ».

2Dans les sciences expérimentales, le graphe a pour fonction de synthétiser un « réseau de relations3 » : un circuit électrique ou un réseau informatique sont des graphes. Ces œuvres évoquent aussi bien la pratique du graffiti, l'action painting de Pollock (devenu « action writing4 »), le Coup de dés de Mallarmé, ou encore Le Mobile de Michel Butor publié en 1962. Mais partons pour l'instant d’un simple paradoxe formel : ce déploiement du geste ou de la graphie dans l’espace concret, à très grande échelle (sur 12 m² ou 14m de long) et cette dispersion de l'écriture s’effectuent donc en même temps que la phrase subit une réduction, donnant à lire une écriture fragmentaire – à commencer par celle de ces fragments de texte qui évoquent, on le verra, la biographie au sens large de l'auteur. La fragmentation, mais aussi et surtout l'ellipse apparaissent comme une opération poétique déterminante : avec l'omission de mots dans la phrase et d'éléments plus ou moins déductibles de la structure syntaxique, la coupure des mots eux-mêmes (à commencer par l'apocope du titre Autobiogre) et l'emploi d'initiales. L'ellipse doit ainsi produire une accélération de la lecture, en même temps qu'est brisée la « belle amplitude » lyrique de la phrase pour reprendre les termes de Lucot. Il s'agit bien de concentrer et comprimer l'écriture, de tout dire en peu de mots, mais aussi de faire signe vers la possibilité d'un débordement du support, en ménageant des marges et des blancs. Ici, le geste d'écriture littéraire est comme mis au dehors de lui-même, impliqué dans un autre format, à l'épreuve d'une sortie de son cadre générique et formel habituel. Face à un récit biographique devenu présentation éclatée de fragments d'existence aux limites de toute appartenance individuelle, on s'intéressera donc à cette écriture de la vitesse en tant qu'elle trouble la définition de son support comme la possibilité même de sa lecture. On interrogera ensuite les résonances possibles d'une telle écriture dans les descriptions picturales d'Hubert Lucot ; devant Bram van Velde en particulier, et la puissance explosive de ses tableaux.

1. Biographèmes

3 Commençons par un premier exemple de ces fragments de prose poétique qui constituent les différentes pistes d'Autobiogre d'AM 75. Premier écho autobiographique, où l'on devine peu à peu qu'il est question de la mort du frère de l'auteur dans un accident ferroviaire le 16 juin 1972, un frère qui porte les mêmes initiales :

 « HL ne dit il ne dira plus rien, « je l'aime je l'aime » j'entends j'ai entendu sa voix faible affirme intense résume, quinze heures après l'ACCIDENT quand une partie du monde, lourd de fragment de mouvement, se comprima, antiREEL, RIEN que solide matière (fer, air, humains), crime d'Etat : 1972, le 16 juin. « Je l'aime je l'aime... », sait-il que, au cours de la nuit, elle est morte ? Dix jours, les nuits les heures le seul, la Mort repose en lui, qui se détourne, il s'engage dans la lutte, chimique au plus profond (écrasement de substances mosaïques). À la fin, dit-on, il L'accepta…5 ».

4 Le mouvement de l'énumération, parfois sans liens logiques ou chronologiques, maintient la confusion, et d'abord avec l'emploi des initiales « HL » : s'agit-il de l'auteur parlant de lui-même à la troisième personne ou de son frère, Hubert ou Hervé ? D'où l'idée d'une pluralité de lectures possibles, ou en tout cas d'une difficulté à reconnaître et identifier le sujet du fragment. Le pronom « elle » remplace ainsi furtivement le pronom « il », et c'est une autre mort qui est associée à celle du frère, en l'occurrence celle de sa femme, dans un jeu d'association qui interroge l'attention du lecteur, et sa capacité à relier des vies séparées mais touchées ici par un même événement tragique.

5On rappellera que l'ellipse au sens classique, l'ellipse de discours, laisse en principe au destinataire la possibilité de combler les manques et sous-entendus. Elle « ne laisse ni obscurité ni incertitude6 » dit Fontanier. Si les thèmes de l'accident et du deuil apparaissent ici, c'est aussi à condition d'y inscrire l'expérience de cette disparition dans la fragilisation même de l'énoncé. Non seulement l'ellipse maintient l'incertitude, exprime la violence de l'accident où se « comprime » le monde à toute vitesse, mais elle ouvre et affecte l'énoncé en rendant toute identité précaire, ou aussi bien virtuelle, en puissance, donc susceptible d'actualisations multiples. Le frère est ici une triple figure tragique : de mourant, d'endeuillé (« je l'aime... »), où entendre aussi bien le deuil du frère qui reste, l'autre HL. L'un ne « dira plus rien » quand l'autre continuera de dire, en faisant la part de la perte et du choc de l'événement, inextricablement intime et mondial.

6 Dans cet autre exemple, l'ellipse ouvre la possibilité d'un autre partage, celui de l'expérience de la guerre par deux enfants : à nouveau AM et HL, avant leur rencontre. Le passage de la première à la troisième personne, et la succession des perceptions impliquent cette fois tous les « autres » dont il sera question, y compris les blessés et réfugiés :

 « De l'un à l'autre côté, déplacés (A.M., H.L., beaucoup d'autres) avec les populations, dans le seul, décalés (dans le temps, le temps d'un soupir, sur le quai, sur le dock), blessés souvent blessés, écoutant (ils se taisent), entendant, troubles. Les coups qu'on prend, qu' « ils » prennent (« la vie »). Qu'on donne ; revit-on ? Retenant – et les signes de la grille, de la gifle – le signal de la locomotrice, de détresse ; un grossier long murmure sort de l'antre du paquebot

ensemble nous vivrons, A.M. H.L., nous vivrons l'autre, 58, 59…7. »

7 L'expression « dans le seul, décalé » donne à lire une rupture beaucoup plus violente de la syntaxe, une aposiopèse comme figure d'interruption nette de la phrase. Le « seul » temps (« dans le temps ») et le « seul » espace (« sur le dock ») sont là encore comprimés dans une même solitude : celle des deux enfants, « décalés » et séparés, mais isolés dans une même rencontre avec l'histoire, sa violence et ses autres vies anonymes. Décalés aussi bien dans le récit, qui n'en sera fait l'un pour l'autre qu'une quinzaine d'années plus tard. AMHL définit ainsi cette identité double, comme perdue dans la succession des expériences évoquées, que seul le récit à venir permettra d'individualiser, une fois sortie de « l'antre du paquebot » où tous se confondaient.

8Dernier exemple enfin, celui de l'expérience érotique qui met en jeu un tout autre trouble de l'identification : entre AM (pour Anne-Marie) et HL, à la première personne :

 « Le lit, j'écris dans le lit, on parle dans le lit. Je « pense », peu pensif, durer, alors que, sexe en elle, ses cuisses en moi, mon sein, mes reins, nous naviguons. Grandes vagues méditerranéennes, ondes transparentes dans le sol ; engloutis, issus de deux fruits de mer avisés que recouvre un double paysage : nos deux corps au ras de la lumière8 ».

9 Dans cet extrait, on parlera moins d'ellipse que de parataxe : l'amplitude lyrique de la phrase est provisoirement retrouvée. Elle accompagne cette rencontre décrite comme le mouvement d'un flot, d'une vague partagée, pour dire cette fois une autre puissance transindividuelle, celle de l'épiphanie amoureuse.

10 L'ellipse est donc bien ici une figure qui comprime la phrase en disséminant ses éléments et en provoquant l'accélération et la fragilisation des repères de la lecture. Cette lecture n’est même plus celle d’un récit, mais de la juxtaposition de moments de vie à connecter selon des « tensions magnétiques9 », comme autant d’épiphanies existentielles, à la croisée de l’intime et de l’historique, à la limite parfois d'une expérience subjective clairement définie.

11L’épiphanie relève d'une tradition moderniste, chez Flaubert, Proust et surtout Joyce qui est justement à cette époque la référence privilégiée de l'auteur. Selon Dominique Rabaté, ces moments forts de l'existence sont presque un « moment de grâce et de fusion entre la conscience d’un personnage et le réel qu’il perçoit comme s’il venait à sa rencontre dans l'éclat […] de sa manifestation10 ». Au lecteur d’articuler ensemble ces moments épiphaniques vécus ou imaginés. À lui de les reconnaître avec plus ou moins de difficulté en fonction d’autres fragments déjà lus, au sein d’un montage singulier. Leur irruption dans la structure linéaire du roman créait un effet de discontinuité qui devient ici dissémination concrète. Et l'épiphanie romanesque devient donc le détail d'un tableau, entre temps du récit et mise en espace d'une pluralité de parcours de lecture11 : aussi imprévus que la circulation du regard devant ce même tableau, à la fois linéaire et spatialisée, orientée et multipolaire, ou multipiste dans Autobiogre d'AM.

12 Entre une fragile prise de forme et la dispersion dans l'éclatement du graphe, d'une reconnaissance furtive à l'autre, ces fragments apparaissent comme le résultat d'un processus autant que d'une figure : l'ellipse comme réduction et décomposition interne à la phrase. Non seulement à l'échelle du fragment ou de la phrase, mais aussi du mot lui-même, par exemple avec l'apocope du titre : Autobiogre d'AM pour autobiographie. Quels effets produit cette simple omission ? Il ne s'agit d'abord pas à proprement parler de l'autobiographie d'Anne-Marie puisqu'elle n'est pas en charge de l'énonciation. Retrancher ces derniers phonèmes laisse surtout entendre le mot « ogre », dans un mot-valise. Si un ogre parle, de quelle dévoration ogresque s'agit-il ? D'une dévoration relevant d'une métaphore du désir érotique ou encore d'une dévoration plus littérale qui laisserait à l'état de lambeaux, de restes à demi dévorés, ces morceaux d'existence en cours de digestion, au risque du mélange, de la confusion. Une dévoration qui relèverait aussi d'une reconquête nourrissante ; celle d'une énergie vitale, à peine individuée, ou seulement par intermittence, dans un jeu de rapprochements, de fusion et d'éloignement.

13 D'une vie à l'autre, le passage devient parfois identification comme on l'a vu (HL pour les deux frères, AMHL comme identité double), mais une identification indécise, suspendue.  Si« nul de nous n’a l’honneur d’avoir une vie qui soit à lui12 », l'ensemble unifié de ces existences ne se synthétise cependant pas dans une même et unique « destinée » – comme le concluait justement Hugo dans sa préface des Contemplations. Pas de synthèse ou de résumé de toutes ces vies en une seule : au contraire, la lecture suit le mouvement d'une bifurcation continuelle entre des potentialités d'existence toujours renouvelées, imprévues dans leur contenu comme dans leur situation dans le temps.

14 Dans son texte sur Carmelo Bene, « Un manifeste de moins », paru dans Superpositions en 1979, Gilles Deleuze décrit un travail similaire : celui de couper le texte, en l'occurrence de Shakespeare, pour y faire renaître des virtualités nouvelles : « un système de soustractions […] afin de développer des virtualités inattendues13 ». Par exemple avec la soustraction du personnage de Roméo dans Roméo et Juliette qui non seulement attire l'attention sur d'autres personnages mais touche à l'intégrité même du théâtre et de son pouvoir de représentation, jusqu'à toucher à la langue et au corps de l'acteur. Entre « amputation » (c'est le terme de Deleuze) et création de prothèses vers autant de déformations nouvelles. À l'échelle d'une œuvre passée comme du texte en cours d'écriture, voire d'un mot. De la même manière dans « autobiogre », la prothèse monstrueuse de l'ogre naît d'une amputation du mot autobiographie. Plus tard, Deleuze insistera sur la citation de Beckett, « forer des trous dans la langue » pour l'ouvrir à son dehors, c'est-à-dire chez Beckett pour « produire effectivement les visions et les sons qui restaient imperceptibles14 ». La soustraction ou amputation est non seulement subie mais elle agit sur les formes pour produire des transformations, des déformations, avec leurs enjeux d'ailleurs politiques : chez Deleuze, c'est non seulement la mise en cause du pouvoir de la représentation théâtrale mais aussi celui de la langue majoritaire. Chez Lucot, cette soustraction elliptique des formes se joue dans une pratique de l'accélération où déceler aussi un enjeu plus implicitement politique et technologique, dont le choix du « graphe » est déjà l'indice : celui d'une accélération généralisée, notamment des systèmes de communication, avant même le développement des réseaux informatiques15. On connaît les analyses de Paul Virilio et sa description pré-apocalyptique d'une accélération généralisée de la « vie commune » due aux développements des moyens de transports et de communication16. Cette accélération affecte selon Virilio tous les domaines de l'économie, de l'écologie, de l'urbanisme, de la cybernétique et de la science contemporaine, et débouche selon lui sur la perte de mémoire et de conscience historique, comme sur la perte de l'expérience sensible du temps dans sa chronodiversité. Il s'agirait donc de distinguer cette perte d'une inscription sensible dans ce temps accéléré, de la soustraction créatrice de virtualités nouvelles au sens de Deleuze ou Hubert Lucot. En écho à la maxime kafkaïenne « dans le combat avec le monde seconde le monde », l'écriture d'Hubert Lucot opère sur le mode d'une résistance paradoxale qui retourne contre lui-même ce processus destructeur. Si la vitesse dont parle Virilio se fait par accélération des flux « supplantant […] l'accumulation des stocks de richesse17 », la vitesse d'écriture se fait donc ici par soustraction, fragilisation mais aussi enrichissement non mesurable d'une mémoire complexe, traversant plusieurs vies, pour se jouer des identités, comme de « données » trop réductrices. Ni synthèse, ni résumé, la concentration de l'écriture permet d'isoler des fragments d'existence à la fois déjà passés et toujours susceptibles de réinterprétations, de rapprochements, de résonances différentielles d'une vie à l'autre : autant de « biographèmes » mobiles et disséminés au sens de Roland Barthes18.

15 L'ellipse vaut donc pour l'absence éprouvée, celle de l'expérience du deuil, ou plus généralement d'un réel furtif qui échappe presque à sa mise en parole, mais aussi bien pour l'acte de glisser ou de « passer sous » les déterminations et identifications trop lourdes de l'existence – sociales ou fantasmatiques. Par ailleurs, la lecture non seulement suit le mouvement accéléré, mais elle rate parfois une information, s'arrête sur un blanc. Ce qui est laissé en jeu ici, c’est donc aussi le rapport de la lecture à l’inconscient d'une mémoire, entre défaillance temporaire de son attention et arrêt sur un blanc, mais aussi association libre d’un terme à l’autre suivant des liens à reconquérir sans cesse. La lacune est donc ici une réserve, pour reprendre un grand thème de la critique picturale au XXe depuis Cézanne, appliqué ici à l’écriture, à ses autres blancs ou espacements créées par l'ellipse et la fragmentation.

2. Ekphrasis explosive

16On interrogera pour finir le lien possible entre ces deux textes de Lucot et les écrits sur la peinture de ce dernier, en lien avec les questions de l’ellipse et de l'épiphanie comme expression d'une virtualité d'existence.

17Hubert Lucot s'incrit dans une tradition qui passe par Michaux et Beckett : où la description d'un tableau ne s’attache plus à rendre visible le contour d’une figure mais à rendre sensible la virtualité d’un processus figural, d’une puissance de figurabilité, d'un processus aussi bien créateur ou destructeur de formes. Comparons la description d’une même œuvre, celle de Bram van Velde par Lucot d'une part et par Beckett de l'autre, dont il semble s'inspirer. Chez Lucot d'abord : il s'agit d'un « travail souterrain effectué en surface19 » ou encore, dans un autre extrait où il évoque une vision imaginaire d'un tableau de Bram van Velde :

« Un jour, une autre fulguration : me représentant, sans avoir aucune image, le tableau idéal de Bram, rigoureusement construit et éclatant de couleurs (du rouge mais aussi du bleu et du jaune), je le vois comme un écran intermédiaire entre un foyer projecteur et une dispersion dans l'espace. Un jet PRIS à sa source, pris dans le mouvement ascendant : dans l'irruption, avant toute retombée20. »

18Cette puissance irruptive en évoque une autre, celle dont parle Beckett, dans Le Monde et le pantalon : « On dirait l’insurrection des molécules, l'intérieur d'une pierre un millième de seconde avant qu’elle ne se désagrège21 », où entendre le travail proprement explosif de la forme, à l'échelle d'un instant, d'un millième de seconde, travail d'une puissance disloquante sur le point de faire irruption et de déborder le tableau. Ellipse non discursive donc, mais picturale : ailleurs, Hubert Lucot parle ainsi de peinture « elliptique » concernant toujours l’œuvre de Van Velde. Où entendre, d'une part le cercle imparfait (du grec λείπειν, « laisser, abandonner » et ἔλλειψις, « manque, défaut »), rapidement formé (« on va plus vite et plus loin avec l'ellipse qu'avec le cercle22 » dit Lucot), mais aussi le vide laissé dans la figure comme un blanc vibrant entre des contours instables, et non plus dans la structure d'une phrase ou d'un mot. Dans un cas (Le Grand Graphe ou Autobiogre) ou dans l'autre (l'ekphrasis de Bram van Velde), et jusqu'au geste même du peintre, on pourrait dire qu'il s'agit bien d'une description en commun, au sens verbal, et comme geste décrivant une absence dans l'espace. Un geste qui consiste à accompagner par les mots ou par le tracé pictural ce qui s'absente, le mouvement de ce qui échappe, une forme, une vie, une forme de vie, en vue d'en saisir la puissance – y compris explosive.

19Autre comparaison ici avec un processus de décomposition régénératrice : non plus la digestion interne à l'œuvre mais la tension explosive, portant en puissance la dislocation ou la dispersion de l’œuvre. Le Grand Graphe nous situerait ainsi, suivant cette analogie, juste avant la dissémination de la forme. Entre la destruction de tout repère et la capacité de recueillir des signes persistants et fragiles, l'ellipse redonne finalement et paradoxalement son énergie à la lecture, à l'écriture, et à leur déploiement commun.

20Pour conclure, on pourrait entendre de deux manières l'imminence de cette dispersion : soit comme prophétie, de ce que Paul Virilio nommait en 2010 la « soudaine compression temporelle des données financières » et plus généralement des données informatiques, avec le passage de « la chronologie des jours, des heures, des secondes » vers ce qu'il nomme « la NANOCHRONOLOGIE des nano-secondes, des pico-secondes ou des femto-secondes d'une "bombe informatique" actuellement en train d'exploser sous nos yeux23. » Soit, au contraire, contre cette tendance à la concentration entropique, centrifuge et auto-destructrice de l'espace-temps, avec l'implication de la lecture dans une mémoire ouverte de l'expérience sensible comme de l'Histoire collective, l'implication comme relance vers d'autres modes de lecture, d'autres circulations du regard et de l'écoute, d'autres expérimentations sur d'autres supports. Si « nul n'a l'honneur d'avoir une vie qui soit à lui », on ajoutera avec Hubert Lucot que nul n'a l'honneur d'avoir une pratique qui ne soit informée autant que déformée, même au risque de la dislocation, par une autre pratique, un autre geste, une autre vie.