La poétique du masque — De la «Nouvelle rêvée» d’Arthur Schnitzler au film de Stanley Kubrick, Eyes Wide Shut
1Eyes Wide Shut, le dernier film de Stanley Kubrick, est sans doute celui qui traduit le plus fidèlement son goût de l’adaptation cinématographique, celle-ci étant entendue comme une appropriation donnant lieu à une création originale. La question de l’adaptation – adaptation d’une nouvelle, en l’occurrence, qu’il appréciait énormément – offre l’occasion de porter un regard original sur ce dernier film d’un monstre sacré du cinéma moderne : la prise en compte de la relation du film à sa source littéraire est un élément d’interprétation permettant précisément de mesurer tout ce qui fait de lui une recréation inédite.
2Stanley Kubrick (1928-1999) est né dans le Bronx (New York, USA), mais il décida dès les années 1960 de s’établir au Royaume-Uni. Une fois installé là-bas il ne revint que très rarement aux États-Unis, tournant ses films en Angleterre (il redoutait notamment les voyages transatlantiques). Eyes Wide Shut, situé à New York mais tourné en Angleterre, est sorti en salle en 1999 : il s’agit par conséquence du dernier film du réalisateur, qui décéda avant la première (le film avait été monté par ses soins avant son décès). Les rôles principaux de Bill et Alice Harford (Fridolin et Albertine chez Schnitzler) sont tenus par le couple Tom Cruise / Nicole Kidman, qui était un couple dans la vie également au moment du tournage et de la sortie du film.
3Dans un entretien de 1972 consacré à Orange Mécanique, Kubrick fait une remarque qui suffit à elle seule à suggérer les affinités que sa vision personnelle présente avec celle de Schnitzler :
Je pense que le public en train de regarder un film ou une pièce de théâtre est dans un état très proche du rêve, et que l’expérience dramatique devient une sorte de rêve contrôlé (…) L’important ici est que le film communique au niveau du subconscient, et que le public réagit à la forme simple de l’histoire comme il réagit à un rêve.1
4Comme le note le critique Mario Falsetti, cette analogie entre film et rêve allait résonner de manière très puissante dans l’ensemble de la filmographie kubrickienne, et notamment dans Eyes Wide Shut où la sensation de rêve éveillé est particulièrement prégnante2. On notera que le parallèle entre songe et fiction n’a rien de novateur, car les grandes pièces du Siècle d’Or espagnol, en particulier celles de Calderón (La Vida es Sueño), ou le célèbre Songe d’une Nuit d’Été shakespearien ont largement illustré cette similitude entre rêve et vie réelle. Mais elle acquiert une valeur très particulière chez Schnitzler, qui était nourri d’une tradition littéraire fortement marquée par le baroque et fasciné par la psychanalyse et l’intérêt qu’elle accorde au domaine du rêve. Il est intéressant de noter que Kubrick a sélectionné cette nouvelle précise de Schnitzler très tôt (il en achète les droits dès 1970), car elle trouvait un écho particulièrement puissant dans sa propre esthétique.
5Notre analyse proposera tout d’abord un rappel du contenu et des aspects principaux du texte de Schnitzler, puis une présentation rapide des divers choix adaptatifs auxquels le réalisateur a procédé en ce qui concerne les lieux, les personnages, les points de vue et l’intrigue, afin d’offrir un cadre aux réflexions suivantes qui, selon trois lignes directrices, exploreront les rapports au sein de la nouvelle entre réel et fantasme, une question essentielle dans l’œuvre filmique comme dans la nouvelle. La réflexion portera ainsi sur l’évocation, dans les deux œuvres, du double visage de la société, puis sur l’aspect de la théâtralisation, à travers le motif du masque, et enfin sur le rôle du regard et du voir dans le film, en ce qu’ils conditionnent les rapports du visible et de l’invisible et, somme toute, la notion même de réalité.
Un bref regard sur la « Nouvelle rêvée » de Schnitzler
6Ce récit de 1925 est l’un des plus célèbres de cet auteur réaliste de la fin de siècle, membre de la Jeune Vienne avec Hugo von Hofmannsthal, représentant illustre de ce que l’on a appelé la modernité viennoise, spécialiste de psychologie des profondeurs et peintre fort critique de la société de son temps. Marqué par l’œuvre de Freud, dont il illustre les théories sur un mode assez personnel, et par l’empiriocriticisme d’Ernst Mach, il dénonce la fragilité des valeurs morales bourgeoises naturellement menacées par la puissance de la libido, et notamment la duplicité d’une morale sexuelle complaisante pour les hommes, rigoureuse pour les femmes, qui reflète une conception très patriarcale du rôle social de la femme bourgeoise, du mariage, des rapports entre les sexes.
7C’est précisément ce que dénonce ce récit complexe qui soumet la relation amoureuse en apparence sincère et authentique d’un couple bourgeois à l’épreuve d’un dangereux exercice de sincérité réciproque, qui suscite par suite un accès de jalousie masculine. Au terme d’une soirée de carnaval qui incite les époux à se livrer à des jeux de séduction transgressant la routine de leur mariage, Fridolin et Albertine décident de se confier mutuellement leurs désirs et fantasmes érotiques. Heurté par la sincérité de sa femme, notamment par l’évocation de tentations préconjugales qui mettent à mal l’image de docilité et de pureté féminine qu’il avait d’elle, Fridolin est blessé dans sa fierté masculine. Appelé le soir même au chevet d’un patient, il va, au cours d’une longue nuit, tenter de prendre une revanche érotique sur l’infidélité morale de son épouse. Après diverses tentatives infructueuses, il prend part, avec l’aide d’un camarade d’étude rencontré par hasard, à une fantastique soirée clandestine à caractère orgiaque mais il est démasqué et chassé de celle-ci. Les satisfactions qu’il en retire, si l’on excepte le frisson du danger, sont bien inférieures à celles que connaît Albertine, sa femme, au même moment au cours d’un rêve érotique débridé où elle le trompe abondamment, comme elle le lui confie à la fin de la nuit. Tout au plus Fridolin peut-il se consoler à la pensée qu’une magnifique jeune femme s’est, à l’en croire, sacrifiée pour le sauver, pour lui épargner du moins la punition qu’aurait dû lui valoir sa participation à cette soirée. La journée suivante, la seconde du récit, ne lui permet pas davantage de sortir des limites de sa personnalité conventionnelle et bourgeoise de mari fidèle et de médecin consciencieux en réalisant ses rêves, inspirés par la jalousie, d’aventure érotique et de double vie. À cette désillusion s’ajoute son impuissance à retrouver la trace des instigateurs de la soirée ou celle de son ami Nachtigall qui a disparu, son incapacité à identifier avec certitude, dans le cadavre d’une aristocrate autrichienne, la dépouille de la femme qui l’a sauvé. Au terme du récit, une nouvelle explication sincère où le mari confesse ses expériences de la nuit passée permet une résolution de la crise, un pardon mutuel et un retour à la normalité d’une vie conjugale apaisée.
8Ce bref résumé fait ainsi apparaître les thèmes principaux d’un récit qui confronte la solidité de l’amour conjugal et la puissance de la libido, illustrant la fragilité d’une conception certes moderne, tolérante et éclairée du mariage, mais néanmoins sous-tendue, du moins chez l’homme, par une vision patriarcale traditionnelle des rapports entre les sexes. La nouvelle s’attache précisément à réfuter une telle conception en montrant qu’elle nie la singularité de l’identité féminine, enferme la femme dans un rôle social et sous-estime sa sensualité.
9Une autre perspective de ce récit est l’image de ces forces sociales occultes et toutes-puissantes que véhicule l’évocation de la soirée orgiaque. À travers cet univers fascinant d’aventure, de danger et de transgression qui fait songer à une société secrète, Schnitzler semble, sur un plan symbolique, suggérer l’envers nocturne, illicite et implacable d’une société au double visage qui, derrière une façade de respectabilité morale et de normalité bourgeoise, transgresse ses propres lois en toute impunité.
10Enfin, la « Nouvelle rêvée » est, comme l’ensemble de l’œuvre de Schnitzler, nourrie de la connaissance des théories freudiennes, du sentiment baroque de la théâtralité du monde et, en effaçant avec un plaisir ludique les frontières du rêve et du réel dont elle échange les valeurs, elle reprend une thématique récurrente dans sa création. Ce récit oppose ainsi par exemple à l’irréalité des expériences nocturnes de Fridolin, proches de l’inconsistance du songe, l’intensité vécue des expériences oniriques et érotiques d’Albertine, plus authentiques, transgressives et gratifiantes que ne le serait sans doute un véritable adultère.
Les choix adaptatifs de Stanley Kubrick
11Afin de commenter le processus adaptatif mis en œuvre par Stanley Kubrick, nous reprendrons les catégories définies par Linda Hutcheon dans les chapitres de A Theory of Adaptation (What ? Who ? When ? Where ? How ?)3 — tout en ayant bien conscience du fait que c’est la manière d’adapter (le « how ») qui intéressera avant tout notre analyse. Kubrick choisit donc d’adapter cette nouvelle d’Arthur Schnitzler, où la nature métadramatique du rêve est un élément essentiel ; le rêve y joue le rôle d’une mise en abyme de la fiction qui rappelle la manière dont ce réalisateur envisage le cinéma. Il s’attelle à cette adaptation au tournant du XXe siècle, près de trente ans après en avoir acquis les droits, et se voit confronté, à nouveau dans sa carrière, à des problèmes de censure du fait des scènes érotiques que le film contient4. Le film est réalisé en studio en Angleterre, avec quelques scènes de rue tournées par les assistants du réalisateur à New York (Kubrick refusant de prendre l’avion pour se rendre de l’autre côté de l’Atlantique). Les images de Greenwich Village à New York ont donc été filmées dans des rues recréées de toutes pièces dans les studios des Docklands de Londres : on y retrouve les légendaires exigences de véracité et le perfectionnisme du réalisateur dans les détails (certaines boîtes distributrices de journaux se sont vues affublées de graffitis identiques à ceux vus sur une photographie de New York). Les scènes orgiaques ont quant à elles été tournées dans le fameux manoir du Baron Mayer de Rothschild, Mentmore Towers (construit en 1854, dans le Buckinghamshire).
12Le processus de translation du code littéraire au médium filmique s’est accompagné, du point de vue spatio-temporel et social, d’un certain nombre de transferts : le film se passe en effet à New York et non à Vienne, au tournant du XXe siècle (soit un siècle après les événements narrés dans la nouvelle), et non pas à l’époque du carnaval, mais au moment des fêtes de Noël, ce qui a permis à Kubrick d’utiliser la lumière naturelle produite par les décorations lumineuses et éclairages utilisés en cette période de l’année, et qui contribue à l’effet onirique de ses images. Le couple Bill/Alice est par ailleurs beaucoup plus aisé financièrement que Fridolin et Albertine : ils vivent dans un appartement très cossu de l’Upper West Side, et elle est galeriste. On notera également le choix du titre du film, qui ne reprend pas le sème onirique de la nouvelle, mais opère un transfert vers la métaphore métafilmique du regard. Toutefois, le titre indique aussi qu’il s’agit d’un regard oxymoronique, un regard qui ne voit pas. Le personnage de Bill incarne ce principe dès l’ouverture du film, car il apparaît immédiatement comme un personnage distrait qui ne sait pas où il pose ses affaires (c’est sa femme qui lui dit où regarder) ; il ne semble pas voir sa femme magnifique (mais il se regarde dans le miroir) : il est d’emblée posé comme un protagoniste tourné vers lui-même. En ouvrant son film de la sorte, Kubrick nous invite à ne pas nous identifier à Bill, mais au contraire à regarder ce qui ne se voit pas, à percer le voile des apparences d’une réalité conventionnelle.
13Les modifications onomastiques font également état du processus de recréation qu’implique toute adaptation. Fridolin devient donc Bill (William), un nom que l’on associe à l’argent en anglais5, et Albertine (dont le nom renvoie au thème proustien de la jalousie) devient Alice, celle qui passe de l’autre côté des miroirs. Du côté des personnages secondaires, on notera que la prostituée Mizzi devient Domino (ce qui rappelle les costumes vénitiens et la scène du bal à l’ouverture de la nouvelle), et que la mystérieuse jeune femme qui se sacrifie pour Bill (dans la nouvelle, elle est présentée après sa mort comme la baronne Dubiesky) s’appelle Mandy dans le film, diminutif d’Amanda, étymologiquement « celle que l’on doit aimer ». L’importance de l’onomastique se cristallise sur l’un des mots les plus importants du point de vue de l’intrigue, le mot de passe qui permet à Fridolin/Bill d’accéder aux mystérieuses scènes orgiaques du manoir. Dans la nouvelle de Schnitzler, ce mot de passe est « Danemark », ce qui renvoie à l’officier danois qui avait provoqué les fantasmes d’Albertine ; dans le film, le mot de passe, griffonné par Nightingale sur une serviette en papier et apparaissant donc comme signe linguistique à l’écran, est « Fidelio », un mot à double fond. Il renvoie tout d’abord de manière très ironique à l’idée de fidélité mais c’est aussi le titre du seul opéra de Beethoven, dont l’intrigue repose sur une usurpation d’identité et de genre (un peu comme La Nuit des Rois de Shakespeare : on y observe le même renversement carnavalesque des genres). La modification majeure apportée par Stanley Kubrick au système de caractérisation de la nouvelle est l’introduction du personnage pivot de Ziegler, qui incarne la main du destin dans le film, et qui est aussi un personnage avec qui Bill partage plusieurs secrets6.
14La nouvelle de Schnitzler est pratiquement intégralement composée en focalisation interne sur le point de vue de Fridolin dont le monologue intérieur est restitué à l’aide du discours indirect libre. En revanche pour l’adaptation du récit au médium filmique, Kubrick n’a pas choisi de recourir à la caméra subjective centrée sur Bill, ni au monologue intérieur en voix off mais à une autre technique, beaucoup plus visuelle, sur laquelle nous reviendrons à propos de la thématique du regard. Pour retranscrire le point de vue de Bill et ses obsessions, le réalisateur a choisi d’insérer ponctuellement des images en noir et blanc bleuté générées par l’imagination torturée du jeune médecin qu’assaillent des représentations fantasmatiques de l’infidélité d’Alice avec l’officier de marine. Kubrick utilise aussi la musique extradiégétique (notamment l’extrait de la Musica ricercata de György Ligeti, ostinato créateur d’angoisse aigüe) pour figurer la montée de la peur et de la tension dans les scènes où Bill est identifié comme un intrus, puis suivi par un sinistre personnage sans doute lié, suppose-t-on, à la soirée orgiaque.
15La construction du film est également plus linéaire que celle de la nouvelle, qui ouvre sur une scène d’analepse où les époux se remémorent le bal masqué de la veille — tandis que le film ouvre directement sur la « Christmas Party » chez Ziegler où se rendent les époux Harford. En revanche Kubrick tisse son film d’un réseau d’échos qui n’existe pas dans la nouvelle de Schnitzler : en effet Bill rencontre Mandy (qui se sacrifie ensuite pour lui) pour la première fois chez Ziegler, dans une scène riche en effets proleptiques à double sens, alors que Fridolin ne rencontre le personnage correspondant qu’au manoir. De même Nightingale, l’ancien camarade qui va l’introduire dans le manoir mystérieux, n’est pas croisé par Bill au hasard de ses déambulations nocturnes mais celui-ci lui donne rendez-vous dans un club après l’avoir rencontré chez Ziegler. La soirée chez Ziegler par laquelle débute le film fournit donc la source des rencontres futures de Bill et prépare sa participation à la soirée d’orgie, alors que dans la nouvelle les deux soirées ne sont pas connectées autrement que thématiquement. De manière assez logique d’un point de vue structurel, c’est donc également chez Ziegler, dans la pénultième scène du film, que toute l’intrigue se dénoue. Dans cet épisode ce personnage reconstitue le puzzle, donne les clés de l’énigme tant à Bill qu’au spectateur, et surtout introduit l’idée que tout a été mis en scène (le mot « staged » revient à plusieurs reprises). Cette scène-clé répond à certaines questions mais en fait surgir cependant d’autres qui demeurent irrésolues.
16Par rapport à la nouvelle, qui laisse subsister de plus vastes zones d’ombre, le film lève certaines ambiguïtés capitales de l’intrigue : tout d’abord la jeune fille retrouvée à la morgue par Bill est incontestablement identifiée comme étant celle qui l’a sauvé quand il était au manoir, et il est du reste évident qu’il s’agit d’une prostituée (« a hooker » lui dit Ziegler), doublée d’une junkie. La scène d’explication chez Ziegler permet aussi de confirmer l’une des hypothèses émises par Fridolin dans la nouvelle mais jamais clairement verbalisée par Bill dans le film, à savoir que l’orgie est bien une réunion clandestine et secrète d’hommes riches et puissants. Ziegler insiste par ailleurs sur le fait que Mandy n’a pas « sauvé » Bill, puisque tout était, selon lui, une mise en scène destinée à l’éloigner d’un cercle qui n’est pas le sien, mais la manière dont la scène est tournée rend suspecte et douteuse l’interprétation des faits qu’il produit. On observe donc ici un nouveau transfert : l’ambivalence rêve/réalité qui hante la nouvelle est remplacée par une hésitation entre réalité et mise en scène dans le film, qui pose en outre d’autres questions par rapport au texte littéraire. La fin du film, par exemple, n’est pas du tout aussi sereine que celle de la nouvelle, car Alice ne cesse de pleurer, de sorte que l’on peut se demander s’il y a, pour le couple de Bill et Alice, un véritable espoir de réconciliation. Par ailleurs, deux questions centrales demeurent non élucidées dans le film, qui concernent le fameux masque vénitien porté par Bill : quand a-t-il été ôté du paquet qu’il rapporte au costumier, et qui l’a placé sur l’oreiller de son lit, où il le retrouve au terme de cette nuit? La musique laisse entendre que les organisateurs de la soirée, désireux de l’intimider, sont à l’origine de ce geste, même si la logique suggère qu’il s’agit plutôt d’un geste d’Alice7 — en tous les cas le public ne sait pas exactement ce qu’il en est et s’est posé beaucoup de questions à propos de ce masque8, ce qui indique l’importance de ce motif.
Le double visage de la société
17L’importance thématique des masques dans le film et la nouvelle reflète la manière dont Schnitzler et Kubrick produisent une critique subtile des sociétés qu’ils dépeignent, et notamment de leur caractère hypocrite. L’image de famille parfaite et unie produite initialement par le texte et son adaptation (Bill apparaît à l’écran comme un bon père de famille et un « gentil docteur » — « the good doctor », comme l’appelle le vendeur de déguisements) est largement subvertie, dans Eyes wide shut, par nombre d’éléments visuels, onomastiques et thématiques. Noël, fête familiale par excellence, y est visuellement omniprésent : les sapins de Noël dans chaque pièce et les guirlandes électriques qui produisent la lumière très particulière du film rappellent sans cesse au spectateur que Noël est, aux États-Unis, moins une fête de réunion familiale qu’un événement commercial majeur. Le film dépeint notamment la corvée de l’emballage des cadeaux et celle des derniers achats. On voit chez Domino (une jeune femme rencontrée par Bill au cours de la nuit) et sa colocataire des cadeaux stockés dans la baignoire par manque de place, et donc désacralisés. Chez les Harford, la petite fille choisit elle-même ses jouets, la « magie » de Noël est systématiquement écartée. La scène finale du film porte cette impression à son paroxysme car elle a lieu dans un grand magasin, au milieu des jouets pour enfants, du brouhaha des clients et de la musique que l’on entend dans les rayons : contrairement à la nouvelle, il n’y a aucune intimité pour la conversation pourtant très personnelle d’Alice et Bill. Le couple n’est pas réuni dans le lit conjugal, voyant pointer d’un jour nouveau : la thématique du Noël mercantile contrefait l’idéal chrétien d’un renouveau porté par la force de l’amour et semble par avance compromettre tout espoir de rédemption ou de rapprochement au sein du couple.
18Si Kubrick a choisi de situer son film aux États-Unis à la période de Noël, c’est aussi pour souligner l’importance capitale de l’argent dans cette société, notamment durant une période où les idéaux chrétiens de partage sont censés être au cœur des préoccupations collectives. Dans le film, l’argent est un thème central (« Honey, have you seen my wallet ? » est la première phrase du film), associé naturellement à la figure de Bill dont le nom est plusieurs fois évoqué à propos de factures9, et qui ne cesse de sortir son portefeuille pour payer ou pour laisser des pourboires plus ou moins exorbitants à diverses personnes.
19Si l’idéal de Noël est mis à mal par l’omniprésence de la thématique financière, l’image de la famille est également subvertie par la vision du couple qu’offrent Bill et Alice. Le mari ne semble plus voir sa femme comme un objet de désir10, ce qui permet inversement de souligner la vision opposée du corps féminin qu’impose la scène d’orgie. De même, dès l’arrivée à la soirée chez les Ziegler, la comédie des couples heureux et unis est dénoncée de manière impitoyable, car l’arrivée des Harford est l’occasion pour Ziegler de réitérer des compliments répétés à l’envi, et de faire semblant d’être lui-même un époux accompli, alors que quelques minutes plus tard Bill le retrouve à l’étage alors qu’il vient de tromper sa femme avec une prostituée. La brisure de l’image du couple uni produit par le comportement de Ziegler agit ainsi comme un élément proleptique annonciateur des failles de l’union de Bill et d’Alice, tour à tour tentés par l’infidélité.
20Les deux fêtes présentées à l’écran (la « Christmas Party » chez Ziegler et l’orgie au manoir) sont donc à la fois clairement opposées et complémentaires. La fête « policée » chez Ziegler, baignée de la lumière dorée de Noël et bercée par des chansons d’amour avec en arrière-plan une mélodie de jazz, nous montre des couples en train de se tromper mutuellement, au milieu d’invités très riches et respectables. La fête clandestine et décadente offre bien des similitudes avec la soirée mondaine et chic : objets d’art dans chaque pièce, immense fortune connotée par les signes iconiques que sont les meubles et tapis précieux11, lumière douce des chandelles et feux de cheminée, et même recours à un mouvement circulaire de caméra autour des personnages principaux12. L’absence d’éclairage plateau dans ces deux scènes crée une lumière tamisée qui rend les fondus enchaînés particulièrement langoureux, comme s’étirant dans la lumière douce13. Afin de renforcer l’idée que la scène d’orgie est le reflet inversé de la scène policée de la fête de Noël chez Ziegler, Kubrick a choisi d’accompagner l’ouverture de la scène orgiaque par une musique tirée de la liturgie roumaine, mais chantée et prononcée à l’envers, symbolisant ainsi de multiples renversements entre bien et mal, clarté et obscurité, visages exposés et masques, rêve et réalité.
21L’oscillation entre image réaliste et vision onirique est notamment produite par les fondus enchaînés qui ponctuent la scène de l’orgie (voir de 1:16:17 à 1:18:00), et qui permettent de faire croire à une version rêvée de la réalité, restituée par la caméra subjective, qui serait celle de Bill. L’alternance de plans en caméra subjective utilisant la steadycam et de plans où l’on voit Bill en train de regarder autour de lui renforce l’impression que nous sommes plongés dans une hallucination de ce personnage traduisant ses fantasmes sexuels. En effet le franchissement de nombreuses portes et seuils fournit autant de cadres aux scènes érotiques, comme si le film nous offrait une visite à travers une collection de tableaux érotiques. Le rêve qu’Alice raconte reproduira ensuite, comme en abyme quoique sur un mode assez différent et somme toute plus gratifiant, cette scène d’orgie à laquelle son mari n’a, pour sa part, pas activement participé.
22Le point de jonction de ces deux mondes en miroir, la surface du miroir en quelque sorte, est le personnage de Ziegler, car comme cela a été indiqué plus haut, il s’efforce d’accréditer l’idée que tout a été mis en scène (« staged »). L’importance métadramatique de ce mot nous rappelle aussi que chaque personnage a su jouer son rôle dans la fête policée, bien que ne portant pas de masque. En fondant la structure du film sur le parallélisme des deux scènes festives, Kubrick nous montre les deux faces d’une même société pour en dénoncer l’hypocrisie et nous rappeler par la même l’étymologie du terme « hypocrisie » : hypocrutes, l’acteur en grec.
Le masque comme objet et symbole central
23D’un point de vue métathéâtral, le rôle crucial des masques souligne, dans le film comme dans la nouvelle, que beaucoup de personnages jouent la comédie. Le premier d’entre eux est Fridolin/Bill, un personnage assez conventionnel et terne, mais aussi un peu sournois, qui, dans la nouvelle, n’hésite pas à mentir assez outrageusement à sa femme, à ses connaissances, à un cocher de fiacre ou à des employés d’hôtel, et dans le film, à sa secrétaire et à l’employée du café qui lui communique l’adresse de Nightingale. Dans cette scène, Bill se sert de son pouvoir de séduction (mais cela ne fonctionne pas), puis de son statut de docteur pour arriver à ses fins. Il prétend devoir pratiquer des examens médicaux14 et affirme être « parfaitement honnête ». Ce double mensonge fait écho au long passage de la nouvelle où Fridolin envisage d’avoir une double vie pour se venger des fantasmes et des rêves d’Albertine.
24Dans le texte de Schnitzler comme dans le film de Kubrick, les références métathéâtrales sont constantes, et les scènes qui concentrent ces références sont sans doute celles qui se déroulent chez le costumier. Celui-ci s’avère être un excellent comédien et un menteur hors pair15, et les lieux suggèrent une mise en abyme du monde théâtral. Dans les deux œuvres, les déguisements et costumes sont d’une importance capitale, ainsi que l’indique le passage qui décrit la boutique dans la nouvelle.
Il fit monter Fridolin dans le magasin par un escalier en colimaçon. Cela sentait la soie, le velours, les parfums, la poussière et les fleurs séchées ; des éclairs argent et rouge traversaient l’obscurité ambiante ; et soudain brillèrent une foule de petites lampes entre les armoires ouvertes d’un long couloir étroit dont l’extrémité se perdait dans l’obscurité. De gauche et de droite étaient suspendus des costumes de toutes sortes ; d’un côté des chevaliers, des pages, des paysans, des chasseurs, des savants, des Orientaux, des bouffons, de l’autre des Dames de cour, de nobles demoiselles, des paysannes, des caméristes, des Reines de la Nuit. Au-dessus des costumes, on pouvait voir les couvre-chefs correspondants, et Fridolin avait la sensation de marcher à travers une allée de pendus sur le point de s’inviter mutuellement à danser16.
25Il s’agit d’une scène de nuit (elles sont prédominantes dans le texte et le film et permettent à la « faune » de la nuit d’occuper le devant de la scène) dont l’évocation est particulièrement puissante et esthétique (étymologiquement : qui fait appel aux sens) : on y notera l’importance des odeurs, des étoffes qui brillent d’un bref éclat dans la pénombre, et la convocation de toute la société, en microcosme, en une danse macabre qui annonce les liens entre désir et mort soulignés à la fin de la scène de l’orgie et dans le rêve d’Albertine. Dans l’adaptation de Stanley Kubrick, le réalisateur organise une véritable mise en scène des costumes dans la boutique (ils sont tous portés par des mannequins posant sur une petite scène), dans un passage où l’argent est à nouveau omniprésent dans les gestes et mots des personnages. On notera par exemple l’effet de symétrie produit par le plan où Bill et Milich, le costumier, sont placés au centre de l’allée des costumes, avec à l’arrière-plan un couple masqué. Les mots du costume sont également réitérés à plusieurs reprises, selon un système d’échos (les personnages répétant les paroles de leur interlocuteur), qui reproduit dans les dialogues le dispositif des échos visuels. Le choix des costumes opéré par Stanley Kubrick est intéressant, car il permet à la fois de rappeler certains motifs de la nouvelle liées à la commedia dell’arte (Arlequin, personnages vénitiens), et d’annoncer l’épisode ultérieur de la scène orgiaque (costumes japonais, costume de sultans et de courtisanes). Là encore les mots de Milich (« clowns, officers, pirates ») ont leur importance car ce sont des mots-clés : le clown, le jester, est un personnage qui joue la comédie ; l’officier est une figure pour laquelle Fridolin se fait passer dans la nouvelle à plusieurs reprises ; le pirate, c’est aussi le voleur, le violeur, le hors la loi.
26La scène qui parachève ce jeu de références métadramatiques est celle qui a lieu chez Ziegler – une scène dont la dimension métathéâtrale ou métacinématique, impliquée par la présence de Sydney Pollack, réalisateur bien connu17 et ami de Stanley Kubrick, qui incarne de Ziegler, est tout à fait remarquable. Après quelques échanges de politesses qui marquent l’embarras des deux personnages, Ziegler explique à Bill qu’il sait qu’il était présent au manoir et que l’épisode de son jugement et du sacrifice de la jeune femme n’était qu’une mise en scène, (« staged »), qu’une farce (« charade »), que du faux-semblant (« fake »). Ce moment éminemment métathéâtral a aussi un effet considérable sur la réception de l’intrigue : que penser de cette interprétation des scènes précédentes ? Les précautions oratoires font en effet douter des affirmations de Ziegler, et sont comme autant d’effets métafictionnels. Il répète par exemple « imagine que j’aie dit » (« Suppose I said »), ou assène « crois-moi » (« believe me »), « il faut que je sois tout à fait franc » (« I have to be completely frank »), et lui demande « s’il te plaît, Bill, on ne joue plus » (« please Bill, no games »)18. Cette scène métadramatique instaure ainsi une double manière de lire tout ce qui s’est passé, et pose l’indécidabilité comme modefondamental du film, ce qui fait écho aux nombreuses questions que Fridolin se pose et qui restent sans réponse dans la nouvelle.
27Il est aussi à noter que les nombreuses références textuelles à la commedia dell’arte chez Schnitzler, dans les noms et les apparences des personnages, ont été transposées dans le film au niveau visuel grâce aux masques vénitiens, dont le rôle est central dans le film19. La rhétorique du masque résonne de manière puissante dans l’œuvre littéraire comme dans l’œuvre cinématographique : en effet le masquevoile l’identité tout en indiquant le voile ; il ne remplace pas une identité par une autre comme le déguisement, mais constitue une illusion fictionnelle revendiquée. Si l’on se penche sur le motif des masques dans le film, on se rend tout d’abord compte du fait qu’il y en avait déjà plusieurs sur le mur, chez Domino, la jeune prostituée (dont le nom est précisément celui d’un masque), mais c’est naturellement dans la scène du manoir que l’assemblée des masques occupe l’ensemble du champ visuel, dans des plans rapprochés qui permettent au spectateur de mesurer leur variété et leurs qualités plastiques. Ces masques sont souvent grimaçants, bien que celui de Bill ait une expression impassible, et ce sont parfois des masques d’oiseaux, ce qui fait écho à la thématique aviaire que l’on peut remarquer par ailleurs dans l’onomastique de la nouvelle20. Stanley Kubrick parvient ensuite à associer le motif visuel du masque avec un sentiment très aigu de menace imminente que suggère la musique de Ligeti.
28Cette mélodie angoissante et obsédante, constituée d’un ostinato au piano de deux notes inquiétantes car distantes seulement d’un demi-ton, est introduite dans la scène de l’orgie, juste après la dernière mise en garde formulée par la femme au masque couronné de plumes (avec Strangers in the Night en fond musical).
Photogramme du film Eyes wide shut : les masques
29Alors que le spectateur voit Nightingale reconduit vers la sortie entre des couples plus ou moins dénudés qui dansent, et qu’un des serviteurs vient chercher Bill, la musique cesse, et au bout du couloir, avant même que ne soit révélé au spectateur et au protagoniste le cercle des masques, son tribunal, elle reprend et commence son ostinato, envahissant l’espace sonore alors que l’image présente un montage de plans rapprochés sur les masques21 qui se succèdent à l’écran, soulignant au premier plan leurs yeux vides, noirs comme le néant. Une fois que Bill a été interpellé par le grand prêtre, la caméra reprend son mouvement circulaire, suivant le cercle de masques qui s’est refermé autour de lui. L’impression de menace se fait encore plus aiguë lorsque retentit le « sol » strident du morceau de Ligeti, au moment où l’on demande à l’intrus d’ôter son masque et qu’il s’exécute (rappelons que dans la nouvelle il ne se démasque pas). L’intervention par laquelle par la jeune femme au masque couronné de plumes « sauve » Bill est également très théâtrale. Son exclamation (« Stop !») interrompt la musique et attire brusquement les regards vers le haut de la pièce où elle apparaît dans une galerie, magistralement cadrée dans une ogive qui encadre sa couronne de plumes. La musique reprend lorsqu’une sinistre silhouette au bec d’oiseau proéminent vient la chercher.
30L’atmosphère de menace suscitée par cette musique extradiégétique resurgit ensuite à chaque fois que le monde inquiétant de l’orgie revient dans l’intrigue22, mais il est intéressant de noter que lors de sa dernière occurrence, ce motif musical acquiert une autre dimension. On se rend compte alors que cette musique, qui semblait traduire la peur de Bill, s’associe aussi à l’angoisse personnelle du spectateur: dans cette occurrence finale il semble clair qu’elle n’est pas seulement l’équivalent musical des émotions du personnage, mais reflète et suscite tout à la fois aussi celles du public. En effet cette mélodie resurgit, associée à l’image du masque vénitien de Bill, posé sur son oreiller à côté de son épouse assoupie, alors que ce dernier n’a pas encore rejoint son domicile : ce n’est donc pas une image perçue par le personnage en caméra subjective, mais une image donnée par la narration filmique au spectateur seul, puisque Bill ne trouvera le masque que quelque temps après. On se rend donc ainsi compte que la peur, le fantasme, la menace, sont tout autant présents en nous, les spectateurs.
31Dans la nouvelle, il est indiqué que le masque posé sur l’oreiller peut être interprété par Albertine comme un « double de son mari », ce qui renvoie aussi au fait que dans le sommeil, c’est notre autre « moi » subconscient qui s’exprime en rêve. Cela fait aussi écho à un autre type d’ouverture vers l’inconscient, la consommation d’alcool ou de drogues diverses, très présentes dans le film.
Le regard, les jeux du visible et de l’invisible
32Les thèmes du rêve et du masque se combinent en outre étroitement pour faire ressortir l’importance du motif du regard, et à travers celui-ci l’antithèse centrale, qui structure le film, celle du visible et de l’invisible, de l’évident et de l’occulte.
33D’emblée, la superficialité du regard de Bill, qui effleure la surface du réel, est patente et elle est aussi indirectement suggérée par la beauté sculpturale de son épouse que l’on voit nue à plusieurs reprises au début du film : se dévêtant à la première image, puis s’habillant, un peu plus tard, enfin enlacée et embrassée par Bill devant le miroir. Ces images reflètent bien sûr pour une part le regard qu’il pose sur son épouse. Par leur qualité esthétique, elles traduisent la fierté du mari et la représentation idéalisée qu’il a d’elle. En même temps, le dénudement d’Alice dès la première image du film annonce la correction de cette image trop lisse et le dessillement de Bill. Dans la première scène de confession, le fou rire qui tord littéralement la silhouette élégante et élancée de la jeune femme suggère visuellement cette correction en train de s’opérer d’une façon douloureuse dans l’esprit du jeune mari aimant mais enraciné dans des certitudes qui le rendent aveugle : préjugés, projection, image préconçue de l’autre. Cette première crise importante de leur couple, dont l’harmonie repose, il faut bien le dire, sur un malentendu, est aussi ce qui disjoint leurs regards dans la scène de confession. Tandis que les yeux rêveurs d’Alice semblent se projeter vers un rêve d’aventure inaccessible23, le point invisible vers lequel se tend le regard de Bill se situe en dehors du réel, comme s’il découvrait avec stupeur le divorce des apparences d’avec la réalité profonde du monde, en l’occurrence l’identité de sa femme.
34À la suite de cette scène, on est frappé, au début du périple nocturne du jeune médecin appelé au chevet d’un patient atteint d’une crise, par la fixité quasi hypnotique de son regard absent, comme tourné vers l’intérieur, qui, une de fois de plus mais pour des raisons différentes, perçoit le monde sans le voir véritablement. C’est – nous l’avons dit — sur un mode visuel que Stanley Kubrick choisit de traduire l’agitation intérieure de Bill, perceptible à travers l’intrusion dans le champ de la caméra d’un flux d’images mentales monochromes représentant une étreinte adultère fantasmée d’Alice. Cette transposition filmique du monologue intérieur schnitzlérien est tout à la fois remarquable et riche de suggestions. On est ici frappé par la piètre qualité de ces images qui traduisent la nature des sentiments de Bill, sa rancœur (expression de sa vanité masculine blessée), son enfermement mental dans la jalousie, et elles contrastent fortement avec la qualité esthétique des scènes de l’orgie. Dans ces images sordides, Stanley Kubrick rejoint le talent de psychologue de Schnitzler : en visualisant une infidélité n’ayant pas réellement eu lieu, elles illustrent l’équivalence psychique soulignée par Freud entre le fantasme ou le désir et l’acte.
35Et pourtant, si remarquables et explicites soient-elles, les images de l’orgie n’orchestrent pas un triomphe de la vérité et de la liberté sexuelle sur le mensonge et l’hypocrisie. Elles satisfont sans doute le voyeurisme de Bill mais cette longue scène fait plutôt penser à un rite archaïque de soumission sexuelle proche du sacrifice qu’à un défoulement érotique dionysiaque et libérateur.
Photogramme du film Eyes wide shut : le « jugement »
36Comme le montre la partie de la scène où Bill est démasqué, cet univers de transgression est aussi, paradoxalement, un univers de contrainte et d’interdit, voire de tabou. L’élément remarquable est ici que l’atmosphère onirique étrange et inquiétante qui s’en dégage – le rêve est ici bien proche du cauchemar – n’est pas dû, comme chez Schnitzler, à un effet de suggestion allusive qui laisse la vraie nature de l’orgie dans l’ombre, mais au contraire à un parti pris d’exhibition explicite. Paradoxalement, de même que les regards sont longtemps aveugles, le dévoilement des corps et d’une sexualité débridée ne met pas en lumière la véritable signification de cette soirée dont on peut penser qu’elle est sans doute bien autre chose qu’un simple défoulement orgiaque24. Associée à la dissimulation des visages ainsi dépersonnalisés et déshumanisés, la spectacularisation obscène de la sexualité masque bien plus qu’elle ne dévoile la signification des enjeux réels de cette scène, confirmant une fois de plus la pertinence du titre : l’immédiateté de la perception ne crée pas forcément l’évidence du sens. À travers le motif du voir, on a donc ici une exacerbation incontestable du principe d’indistinction énigmatique entre rêve et réalité qui fonde le récit de Schnitzler. En outre – autre élément remarquable –, le voyeurisme de Bill satisfait beaucoup moins son désir de vengeance érotique que le rêve d’Alice, que l’on ne voit justement pas mais dont on entend le récit, ne comble la nostalgie d’aventure de celle-ci.
37Dans la seconde partie du film, après cette soirée, l’importance du motif du regard, celui de Bill comme celui que l’on pose sur lui, se confirme et se renforce et permet que l’enfermement aveugle du protagoniste dans la jalousie soit, bien qu’avec peine, dépassé par une prise de conscience qui permet l’acceptation de l’image véritable de l’autre. Ce changement douloureux s’opère au terme d’un processus de désillusion systématique qui démontre, chez Bill, l’impuissance du regard scrutateur de l’enquêteur comme celle du désir de vengeance du mari jaloux. De même que l’enquête du médecin sur les instigateurs de la soirée échoue lamentablement, il ne parvient à revoir ni la fille du patient décédé, ni la jeune prostituée rencontrée la veille, ni la fille du costumier, et encore moins son ami Nick. Non content de ne pouvoir rien découvrir ni dévoiler, Bill a du reste le sentiment de plus en plus aigu d’être observé et suivi. Ces diverses expériences préparent un revirement qui s’opère par la médiation du regard. La confrontation avec le cadavre de Mandy à la morgue, jeune femme qui l’a sauvé après qu’il l’a lui-même ranimée lors de la soirée mondaine, lui permet, intuitivement, de saisir la proximité tragique de l’éros et de la mort25, déjà ressentie au cours de la soirée clandestine, de prendre la mesure de son inaptitude à l’aventure et à la transgression, de percevoir l’absurdité et l’injustice de son désir de revanche.
38En même temps la scène avec Ziegler confirme une orientation majeure du film qui est d’opérer un brouillage du sens et de la vérité par le recours à une inflation du visible, synonyme de dissimulation. La scène avec ce personnage offre, nous l’avons vu, l’image d’un exercice de sincérité trompeuse. Elle se présente comme un auto-dévoilement puisque Ziegler accrédite la réalité de la soirée d’orgie en reconnaissant ouvertement y avoir participé. Mais en s’efforçant de dénier la dimension de l’inquiétant et de l’étrange, voire le caractère potentiellement criminel de cet épisode, sans donner d’autre garantie que sa bonne foi, il ne fait que rendre plus douteuses encore les apparences et creuser l’écart qui les sépare du vrai.
39On voit ainsi comment, dans Eyes wide shut, le rôle du regard, regard souvent aveugle qui ne perçoit pas le sens des choses, ou du voyeurisme, lié à la projection et au fantasme, enfin de l’exhibition, qui masque plutôt qu’elle n’éclaire, contribue à un profond sentiment d’étrangeté qui, entre le réel et l’irréel, constitue un aspect distinctif du film de Kubrick.
40À travers ces diverses perspectives, l’onomastique, le point de vue social (le regard critique porté sur la société), la mise en scène théâtrale des jeux de masque, la démultiplication du regard, Stanley Kubrick réalise un film profondément réussi, étonnamment proche de l’œuvre source malgré tout ce qui l’en distingue, et où l’aspect de l’adaptation s’efface totalement devant l’originalité de la recréation. En effet, par ses choix adaptatifs et la singularité de ses perspectives, le réalisateur réussit ici le tour de force, dans un univers beaucoup plus médiatisé et transparent que la Vienne fin de siècle, d’associer le conflit de la fidélité et de la jalousie conjugales à une évocation du double visage de la société qui génère un vertigineux sentiment d’irréalité.
—
41Reproductions : Stanley Kubrick, réal. Eyes wide shut [DVD, Warner Home Video, 2000 ; 2007]. USA, Couleur. Hobby Films / Pole Star / Stanley Kubrick Productions ; distr. Warner Bros, 1999, 159 minutes.