Dysurbanité : énonciation et figures du seuil dans «Une brume si légère» de Sandrine Collette (2014)
1L’imaginaire dystopique et l’imaginaire du polar se rencontrent régulièrement à l’écran comme dans les livres, et la nouvelle de Sandrine Collette « Une brume si légère », parue en 2014, se présente comme une illustration de plus de ce lien privilégié. L’auteur, dont le premier roman Des Nœuds d’acier (2013) a acquis très tôt des lettres de noblesse dans le domaine de la littérature policière1 – alors qu’il avait été conçu à l’origine comme un « conte philosophique » –, franchit un seuil avec cette nouvelle qui affirme résolument la porosité des deux genres du polar et du récit d’anticipation.
2On ne tarde guère à identifier, dans l’envers du décor urbain né de la misère rampante qui constitue le fond de tableau de la nouvelle, de nombreux éléments de définition de la « polarville » selon Jean-Noël Blanc, lieu d’inscription par excellence du polar urbain. Ce lieu est en effet, comme l’illustration de couverture tend à le suggérer par la configuration spatiale qui s’y affiche2, celui d’une « urbanité perdue »3, la « ville obscure des laissés pour compte, [...] dépecée par les puissants de ce monde qui l’observent depuis leurs miradors de verre et d’acier »4. Présents au sein du microcosme encaissé que montre l’image ou placés en hauteur, le mirador, la tour de guet, l’œil de la domination des uns par les autres semblent avoir force de loi dans l’univers ainsi esquissé sur l’horizon d’attente du lecteur.
3En écho à cette illustration fondatrice, les quarante-trois pages de la nouvelle sont jalonnées de neuf dessins en noir et blanc dont les traits dominants sont la stylisation à l’extrême des personnages, le caractère hypertrophié de certains d’entre eux (dont on peut deviner l’emprise), ainsi que le contraste saisissant entre une horizontalité engoncée et une verticalité spectaculaire attestant de la rigidité immuable des structures de l’espace ainsi délimité et de l’atmosphère de tension permanente qui l’habite. Cet espace n’est autre que le réceptacle du trop-plein de misère que recèle Paris, ville qui, s’étendant quelque part au-delà des parois naturelles ou artificielles qui cernent l’endroit, demeure obstinément invisible. Le nom de Paris n’est d’ailleurs mentionné que par l’une des deux voix du récit, celle de Jo, comme lieu d’ancrage antérieur à la chute, à l’engrenage fatal de l’infortune conjugale et du déclin social qui l’ont poussée hors des limites du monde civilisé triomphant dont Victor, son ex-mari au nom prédestiné, demeure un emblème :
Cela fait huit mois que je suis arrivée à la Casse. Un parcours presque classique pour les gens comme moi qui, de catastrophe en dégringolade, n’ont plus leur place dans une société qui ne veut pas s’embarrasser de ses pauvres. Ici, j’y suis venue comme à l’alcool, par erreur et par fatigue, alors que je savais qu’il ne fallait pas ; alors que je connaissais les rumeurs, j’avais vu un ou deux reportages – pour ce que les journalistes, systématiquement refoulés, arrivaient à savoir. Une ville de misère tenue par cette étrange mafia locale, un lieu sans retour : que les pauvres aillent s’entretuer loin de nous ! (p. 18-19)
4Lieu de l’infra-humain (comme le suggère la spatialité dérangeante mise en œuvre par l’illustration de couverture), jungle où les individus vivent en secret sur les décombres de la société post-industrielle, tel est le territoire qui accueille Jo, territoire enfoncé dans une anfractuosité tout comme il est soigneusement placé hors d’état de nuire à la conscience des habitants de l’autre monde, celui qui s’affirme comme vainqueur. La géographie de cet infra-monde obéit en effet à une logique ségrégationniste et concentrationnaire : la Casse, avatar des bidonvilles de la surmodernité, se niche dans le lit d’une rivière, suivant le droit fil d’une horizontalité morne rompue d’un côté par un barrage et de l’autre côté par l’épais grillage qui sépare cette entité misérable de la ville invisible dont elle est la décharge humaine (« aucune chance de revenir du bon côté » [p. 13]). L’espace, brossé à grands traits par la description ainsi que par l’évocation picturale, est soumis à une double menace permanente : d’une part, celle du barrage, endiguant un flot qui signale expressément à la communauté des laissés pour compte son caractère dérisoire ; d’autre part, celle des individus fédérés en milice qui arpentent les rues de la communauté en s’arrogeant un droit de vie et de mort sur ses habitants et en affirmant leur toute-puissance virile sur les femmes seules du campement, soumises au « désir qui agite les hommes autour », ceux-là même qui « passent le soir et laissent des enfants année après année » (p. 24), à moins qu’Ada, vieille femme veillant sur ses comparses plus jeunes et plus vulnérables, ne se transforme en « faiseuse d’anges ».
5D’une manière générale, la bipartition sociale que révèle cet univers ne peut que rappeler certaines œuvres cinématographiques de science-fiction de ces dernières décennies telles que l’emblématique Bienvenue à Gattaca d’Andrew Niccol (1997), dans lequel une ségrégation systématique est établie entre valids et in-valids, ces derniers étant relégués aux tâches et aux habitats subalternes tandis que les valids occupent les sommets de l’échelle sociale et des bâtiments, s’élevant encore davantage par le biais des missions spatiales qui leur sont confiées. Le tropisme cinématographique de la nouvelle s’affirme également par l’entremise des deux pages de son incipit qui, par la dramatisation et le fondu-enchaîné chronologique qu’elles comportent, tiennent largement du prologue filmique ou encore d’une bande-annonce témoignant de l’avènement d’un nouvel ordre économique et social :
Il y eut ce temps où les carcasses de voitures hors d’usage étaient emportées par les camions des ferrailleurs, détruites à coups de barres de métal ou de blocs de béton. Sur la route on croisait parfois ces convois insolites, ces empilements de couleurs fracassées, sanglées sur des plateaux ou serrées dans des bennes rouillées à force d’essuyer les chocs des voitures jetées là. […]
Je ne sais pas qui a eu l’idée de cette nouvelle filière de recyclage mais un jour, on a sorti des dizaines de milliers de voitures de la chaîne. Pas n’importe lesquelles : les plus grosses. Les citadines ou les sportives filaient toujours tout droit à la casse mais les berlines, les camionnettes et les breaks étaient chassés avec fureur. C’est une sorte de seconde vie qu’on leur offrait, à ces automobiles embouties, boîte ou moteur cassés : une vache de nouvelle chance sur cales, côte à côte dans un alignement impeccable, comme des maisonnettes aux peintures cloquées.
Tout cela, nous le savions. Mais nous le pensions marginal – ou cela nous arrangeait de le croire. (p. 11-12)
6La survenue, quelques pages plus loin, de la mention explicite du film Mad Max ne fait que confirmer cette impression première de plongée dans un univers dystopique marqué par l’hyperbolisation des possibles d’une société malade d’elle-même :
Chargée du sac à dos dans lequel j’avais enfoui mes dernières affaires, et de la poche donnée par le gardien, j’ai erré une demi-heure avant de trouver la place 2167. Bon Dieu, cet endroit, c’était un bidonville, un vrai, au cœur de notre pays bien civilisé, au XXIe siècle. […] Et ça, c’était ma nouvelle ville. La préhistoire, version Mad Max ou pire. (p. 21)
7Corrélativement, l’incipit fait la part belle à des images que l’on pourrait croire, en raison de leur anthropomorphisme aussi violent que systématique, surgies d’un film d’horreur. La description minutieuse des voitures broyées et amputées, « retombant toujours dans les mâchoires » (p. 11) des énormes engins de la casse, « gueule d’un immense prédateur » dont les dents “tailladaient, hachaient, brisaient » (p. 11), est abruptement relayée par la vision d’un humain lui-même avalé par l’étau d’un espace infranchissable, lui-même atrophié et amputé de ses attributs ordinaires tels que son logement et son appartenance sociale. Le processus impitoyable de casse des voitures s’affiche donc à la fois comme métonymie et comme préfiguration de l’autre casse, celle de l’humanité, Casse à laquelle la majuscule fait moins acquérir des lettres de noblesse que les lettres écarlates de la déréliction et de la honte sociale :
Hasard ou ironie, la Casse est construite comme ces villages de vacances qui s’étalent le long d’une route ovale, avec des dizaines de petites rues desservant des bungalows serrés les uns contre les autres à deux pas de la plage.
Sauf qu’ici, c’est dans des voitures qu’on vit. Oui, une ville de voitures – vieilles, cabossées, ringardes. Une ville de miséreux. […]
Combien sont-ils aujourd’hui, peut-être huit ou neuf mille personnes, qui vivent là sur des sièges éventrés des Renault hors d’usage, dans les coffres ouverts prolongés par une tôle ou une bâche pour gagner un peu d’espace. (p. 13)
8Sur le plan énonciatif, le huis-clos des consciences individuelles reproduit la carcéralité paradoxale d’un espace où la voiture, habituellement vouée à la mobilité et à l’échappée, n’est plus que l’emblème d’une stagnation et d’une mortification. Tout comme les rares représentations graphiques de l’humain qui jalonnent la nouvelle se limitent à une forme de stylisation qui dit avant tout la claustration et la vulnérabilité, les personnages évoqués sont invariablement soumis à la loi du silence, du non-dit et du secret qui régit les interactions humaines.
9Outre les bribes de dialogue où les échanges verbaux s’enlisent fréquemment au profit de regards haineux ou soupçonneux, d’attitudes craintives ou violentes, deux voix se partagent l’espace narratif sous forme de monologues survenant en alternance. Privées de tout allocutaire, de toute résonance extérieure, ces voix se heurtent aux parois étanches de la conscience tout comme les habitants de la Casse se heurtent de toutes parts aux murailles infrangibles dressées entre eux-mêmes et la violence potentielle d’autrui, entre leur espace chaotique et l’autre monde. Accaparant tour à tour le devant de la scène, ces deux voix sont celles de Jo, jeune femme parachutée dans ce décor sinistre par les suites de son divorce, et d’Aristote, être dont l’identification ne se fait que tardivement, apportant ainsi une nouvelle preuve de la dissolution des repères par laquelle l’univers ainsi créé établit son ordre propre.
10Malgré son nom qui tendrait à suggérer sa préséance sur Jo, impression confirmée par son discours de résilience sagace et parfois ironique qui en vient à forcer l’empathie admirative et amusée du lecteur, Aristote n’est autre que le chien de Nathan, jeune vigile du campement qui a tôt fait de devenir l’amant de Jo et l’instigateur d’une tentative fatale de fuite hors de cet univers. Soigneusement entretenue par des notations telles que « Nathan me met la main sur l’épaule » (p. 36) et par le monologue dont la seule présence autant que le caractère tout à la fois désabusé et facétieux semblent attester l’inscription d’un personnage humain, l’ambiguïté n’est levée qu’en toute fin de parcours lorsque, à intervalles rapprochés, est fait mention de la « gueule ouverte » et des « crocs » d’Aristote s’en prenant à l’agresseur de son maître (p. 46) ainsi que de « Nathan et son chien » (p. 47) dont Jo découvre avec effroi les cadavres pendus à la grille qu’ils cherchaient à ouvrir en entraînant la jeune femme dans leur fuite.
11Le nivellement ontologique qui mêle en une entité quasi indivise l’humain et l’animal est à la mesure de l’assimilation de l’humain atrophié et de l’objet déchu de ses fonctions qui caractérise l’univers sordide de la Casse et en constitue même le rituel d’admission. Un bref passage en revue onomastique suffit à confirmer cette inversion systématique des attributs humains et animaux : tandis que les chiens Aristote et Diogène sont dépositaires d’une sagesse aux accents cyniques et jubilatoires, Jo, Jean-No et la plupart des autres personnages qui traversent dans l’anonymat ce décor dérisoire ne sont que les particules interchangeables d’une humanité présente à l’état de vestiges, de résidus hors logos où seules émergent les figures censément salvatrices de la vieille Ada et surtout de Nathan, au nom prédestiné5 et d’autant plus vecteur d’ironie dramatique.
12De même, au discours de Jo, dont le prénom épicène se double d’une charge diminutive, est associé un vagabondage référentiel systématique du pronom « nous » : du « nous » de l’incipit qui désigne un bloc humain solidaire non encore déchu6 jusqu’au « nous » qui signe à plusieurs reprises l’alliance des femmes habitant la même misérable « rue » qu’elle7, il n’y a qu’un pas à franchir, celui même qui produit la chute dans cette zone inqualifiable entre terre et eau, ville et barrage, vie et mort, cette dernière apparaissant en fin de compte comme la seule issue possible et admissible par autrui.
13En effet, l’histoire d’amour qui naît entre Jo et Nathan, suscitant un déchaînement de violence, ne constitue que le socle fondateur d’une tentative de fuite avortée se soldant immanquablement par la mort de Nathan et Aristote. À la circularité immuable du temps carcéral de la Casse se substitue une accélération du tempo du texte qui précipite les hostilités jusque-là contenues :
Nathan n’a pas crié, pas blêmi, rien, quand ils sont arrivés. Un regard brûlant sur moi. Pas pour savoir si c’est moi qui l’ai trahi, mais pour être sûr que je sois là. Je souris. À la vie à la mort, mon pote. Devant nous, Jean-No grimace. […] Je les calcule en face de nous, six en tout. Armes blanches. Cela en dit long sur leurs intentions : cette ville, on ne la quitte pas. On va régler ça entre hommes, entre anciens frères. (p. 44)
14Ce que la violence et le règlement de comptes viennent sanctionner ici, c’est l’infraction, au premier sens du terme, la rupture d’un cadre instauré par la loi tacite de la Casse, cadre tout à la fois spatial et moral que viennent doublement déborder, au vu et au su de tous, l’aventure amoureuse et la fuite. Les seules échappées, les seuls débordements admis dans cet univers sont, par un paradoxe qui y a force de loi, l’appropriation sauvage du corps de l’autre et de ce qui lui reste d’espace vital, le franchissement impérieux des frontières d’un corps que l’on soumet, que l’on humilie, que l’on blesse ou que l’on tue dans l’indifférence et le non-dit des viols, des grossesses non désirées et des avortements clandestins, ou dans la « brume si légère » (p. 47) qui accompagne l’exécution finale. Si les figures de la dualité abondent au sein des neuf illustrations de Dominique Corbasson qui jalonnent le texte, mettant bien souvent en scène deux personnages en reproduisant les modalités de leurs confrontations verbales ou de leurs rixes, c’est avant tout pour faire affleurer les tensions fondatrices par lesquelles cet univers vise à assurer sa stabilité paradoxale. Du face-à-face de Jo et de « l’horrible obèse » présidant à l’admission dans le campement (p. 20) jusqu’à la lutte finale opposant Nathan et Jean-No devenus ennemis (p. 42), en passant par la première rencontre de Jo et de Nathan dans sa posture initiale de vigile (p. 32), seules deux images échappent à la prévalence de ces forces antagonistes : celle de la première nuit d’amour de Jo et de Nathan (p. 37), « élan désespéré » (p. 39) auquel vient faire écho l’offrande propitiatoire faite par Ada à Jo du trèfle à quatre feuilles (p. 45). Ce sont là autant d’infractions, de brèches ouvertes dans les multiples parois conflictuelles que ce microcosme entend dresser en permanence, pour sa survie, entre les individus et les instances qu’ils représentent.
15On sait depuis longtemps la nouvelle vouée à la rupture, au surgissement, à « la faille, la brèche, la déchirure, la fracture »8, ce phénomène étant observable, dans des proportions et selon des modalités variables, dans la plongée dans la conscience qu’elle représente, dans la saisie d’un instant, dans la mise au jour d’interstices qui, en soi, font événement. On connaît également de la nouvelle son caractère privilégié de « véhicule d’expérimentations diverses »9 propre à faire surgir à l’intérieur d’un espace restreint des dispositifs énonciatifs inédits.
16Ces deux paramètres, qui ouvrent des perspectives aussi bien thématiques que stylistiques, sont bel et bien à l’œuvre dans ce récit où la dimension entropique foncièrement liée au mélange générique (polar et anticipation) se fait submersion de l’individu par des forces extérieures qui le ramènent dans le droit chemin de la soumission et de l’impasse existentielle. Sur le plan du dispositif énonciatif mis en place dans l’ensemble du texte, ce processus de submersion est pleinement illustré par la carcéralité souterraine de deux voix intérieures muselées par le diktat du silence et des échanges purement factuels qui régit cet infra-monde. Cet engloutissement des voix et des individualités semble donner corps, dans le texte lui-même, à la menace permanente du barrage qui plane sur ce microcosme et dont les relents apocalyptiques ne peuvent évidement, à très court terme, échapper au lecteur.
17De même, cette nouvelle constitue un point de rencontre et de fusion de nombreux imaginaires contemporains, littéraires et cinématographiques, où culmine la vision d’une humanité enlisée. L’impasse sociale des systèmes générant leurs laissés pour compte et leurs naufragés y est figurée de manière aussi troublante qu’inédite, par laquelle est rendue soudain palpable l’extrême minceur de la cloison qui sépare monde anticipant et monde anticipé, la « brume si légère » y acquérant des allures d’écran de fumée – translucide – subrepticement déployé à l’horizon de nos peurs et de nos regards scrutateurs.
Bibliographie
18Jean-Noël Blanc, Polarville. Images de la ville dans le roman policier, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1991.
19Sandrine Collette, « Une brume si légère » (illustré par Dominique Corbasson), Paris, Éditions du Monde, collection « Les petits polars », 2014.
20Sandrine Collette, Des Nœuds d’acier, Paris, Denoël, collection « Sueurs Froides », 2013.
21Liliane Louvel et Claudine Verley, Introduction à l’étude de la nouvelle, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1993.
22Claude Pujade-Renaud et Daniel Zimmermann (dir.), 131 Nouvellistes contemporains par eux-mêmes, Levallois-Perret, Manya, 1993.
Filmographie
23George Miller, Mad Max, Australie, Kenny Miller Productions, 1979.
24Andrew Niccol, Bienvenue à Gattaca, États-Unis, Columbia Pictures/Jersey Films, 1997.
Site internet
25http://www.lemonde.fr/livres/article/2014/09/18/une-brume-si-legere-de-sandrine-collette-illustre-par-dominique-corbasson_4489846_3260.html (consulté le 1er juin 2016).
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