Envisager le ‘tableau’ en danse : esthétique et politique du ballet d’action
[L]e terme de « tableau », en 1757, dans les écrits de Diderot, répond à un besoin : la pratique scénique est en train de changer […] ; la théorie du théâtre, soumise à l’influence de l’abbé Dubos et du sensualisme, s’éloigne des « poétiques » qui l’ont marquée depuis la Renaissance, devient une « esthétique » au sens pris par ce mot au XVIIIe siècle, renouvelle la rencontre du théâtre et de la peinture, active leur « échange » […]. [Or, l]e « tableau » ne vient explicitement se substituer à aucune des catégories existantes des poétiques classiques. Il paraît simplement se rajouter aux cadres admis. […] Elle propose un nouvel équilibre entre la parole et le silence, un nouveau règlement des rapports entre le spectateur et le spectacle. Elle met en place un « protocole » de la représentation. Son origine métaphorique correspond à un détour par la peinture à la fois sur le plan de la théorie et de la pratique du théâtre.1
1Prenant comme point de départ la notion d’esthétique du tableau comme paradigme visuel et artistique en France au XVIIIe siècle, la présente étude porte sur un aspect qui peut apparaître comme antithétique à ce modèle : la politique du tableau, développée en France dans les ballets d’action de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Ce phénomène d’émancipation de la danse scénique semble impliquer une nouvelle relation entre ses fonctions politique et esthétique. En relisant les conceptions du « tableau vivant » en danse développées par Noverre à la lumière de la notion de tableau élaborée par Foucault dans Surveiller et punir2 et Les Mots et les choses3, je propose d’analyser la visée à la fois esthétique et politique de certains ballets de l’époque prérévolutionnaire. On peut voir que, malgré la réputation « iconoclaste » de l’esthétique des ballets d’action de Jean‑Georges Noverre, les danses de cette époque furent en effet toujours conçues par rapport à un savoir spécifique et à une maîtrise des codes expressifs permettant une nouvelle politisation de la danse sur scène. Pour examiner cette question, nous nous appuierons sur une analyse de la mise en scène des danses vers l’époque révolutionnaire (notamment celles de l’Opéra de Paris à partir de 1781). Il s’agit de voir de quelles manières celle-ci a pu promulguer un nouveau rapport entre la danse scénique et ses spectateurs, par le truchement d’une inédite identification aux danseurs sur scène.
Hypothèses et prémisses : construire une lecture politique du « tableau »
2Le recours à la notion de « tableau » pour penser rétrospectivement une théorie politico-esthétique nécessite à la fois une précision terminologique et un bref détour par la pensée contemporaine. Comme l’a montré le philosophe et historien d’art Hubert Damisch, l’étymologie française du mot « tableau » se fonde sur une synecdoque. Là où la langue anglaise ne dispose d’aucun terme équivalent pour désigner simultanément l’opération active du participe substantivé painting, et son support empirique canvas, la langue française réunit les deux instances sous le terme de « tableau »4. Cette association entre le produit du travail de la peinture et son support matériel – entre le fond et la forme – invite à réfléchir sur l’apport du tableau au ballet d’action français selon au moins deux modalités : celle qu’on pourrait appeler « l’opération du tableau », qui a trait à la mobilisation du discours philosophique dans les écrits esthétiques sur la danse mentionnant le tableau (impliquant ainsi une analyse « formelle » de sa théorie esthétique), et celle, pas tout à fait antinomique, d’« effet de tableau », liée à la scénographie de certains ballets dans la lignée de ce discours (et ayant trait, à cet égard, à son « contenu » esthétique).
3Tandis que « l’opération du tableau » s’inscrit nettement dans le discours naissant de l’esthétique au XVIIIe siècle et mobilise les concepts de mimesis et de vraisemblance dans la réévaluation de la poétique aristotélicienne, l’idée d’un « effet de tableau » reliant à la fois une idée généralisée d’un contenu largement éphémère, et sa visée politico‑esthétique s’avéra plus complexe. Nous faisons référence par ce terme à la notion de tableau en tant que forme sur laquelle la perception du spectateur puisse aussi tabler, au moins par métaphore5, pour appréhender autrement l’esthétique et la politique de la danse.
4En effet, l’histoire de l’art nous rappelle que l’apparition de la forme du tableau a coïncidé avec la mise au point du dispositif représentatif d’Alberti connu sous le nom de construzione legittima6. Cette coïncidence fonde la relation intime entre le tableau comme support formel et l’importance de la perspectiva artificialis – ou pour le dire autrement, entre ce qui est vu et la façon dont on le regarde. Dans une visée strictement convergente, Michel Foucault analyse la façon dont le « tableau » fonctionne comme un véritable appareil de pouvoir au XVIIIe siècle. Selon lui, l’utilisation des « tableaux » au siècle des Lumières s’inscrivait dans une modification profonde des pratiques représentatives et épistémologiques. Dans Surveiller et punir, par exemple, il constate :
Le tableau, au XVIIIe siècle, c’est à la fois une technique de pouvoir et une procédure de savoir. Il s’agit d’organiser le multiple, de se donner un instrument pour le parcourir et le maîtriser ; il s’agit de lui imposer un « ordre ».7
5Bien entendu, Foucault fait ici référence au tableau dans son usage scientifique et technique, et non au tableau pictural d’Alberti. Néanmoins ces deux perspectives soulignent de façon complémentaire la manière dont le regard, informé par l’opération de spatialisation du donné, sert de médiation entre l’appréhension sensible du monde et sa compréhension intelligible.
6Or, l’idée de proposer la notion de « tableau » comme pierre de touche d’une nouvelle politisation d’un art tel que la danse scénique au XVIIIe siècle repose sur une conception précise de ce que l’on entend par « la politique ». En effet, parler des rapports entre l’esthétique de la danse et la politique d’une société à une époque historique donnée semble soulever plus de questions que d’en résoudre. On pourrait dire que la politique est ce qui est relatif aux affaires de l’État ou à des mouvements sociaux, comme la Révolution française. Or, les corps comme les mots s’inscrivent, eux-mêmes, dans des rapports de pouvoir qui sont aussi des rapports à l’espace et au temps, au visible et au dicible, aux identités individuelles et collectives, à des institutions sociales ou religieuses – et, bien sûr, aux autres arts8 ; ils s’inscrivent dans une conception vaste de « la politique » à un moment donné. Étant donné cette prolifération de théories sur la politique d’un art, comment saisir le rapport entre la politique, au sens large du terme, et un art du corps qui se développe, de surcroît, à la fois comme incarnation et comme représentation – un art qui s’apparente souvent à un art quasi-langagier, ou au moins doté d’une capacité de signification humaine ?
7Si ces questions demeurent ouvertes, le constat sur lequel elles se basent n’est pourtant pas nouveau. Depuis la fin du XXe siècle, et surtout grâce à l’émergence des « Dance studies » dans les universités américaines et européennes, la relation entre danse et politique a été scrutée à maintes reprises et à travers des primes théoriques diverses. Mark Franko a ainsi publié un article ayant trait justement au « problème » que pose le rapport entre esthétique et politique en danse, et qu’il convient de citer ici :
Si la danse n’est pas politique au sens strict du terme, alors qu’est-elle ? Je répondrai que la danse est d’abord idéologique et que cela l’entraîne à assumer une dimension politique. Les idéologies usent de moyens kinesthésiques et visuels convaincants pour interpeller, voire enrôler, des individus afin qu’ils s’intègrent dans des groupes de grande envergure. Si, inversement, la danse est anti-idéologique, alors elle est déconstructiviste au sens où elle exerce une auto-réflexivité critique.9
8Franko s’appuie sur cette réflexion afin notamment d’analyser des formes de danse aux XVIe, XVIIe et XXe siècles. Il n’en reste pas moins que sa perspective peut également servir l’étude du ballet d’action de l’époque des Lumières. On verra, en effet, qu’au sein des polémiques suscitées par la notion de « tableau »10 dans cette forme de ballet-pantomime11 qui voit le jour en France et en Italie à partir de la publication des Lettres sur la danse de Jean-Georges Noverre en 176012, le rôle que joue le tableau s’apparente à une tentative de bouleversement esthétique et épistémologique qui aura à son tour des implications politiques. Quoiqu’il en soit, déclarer l’art de la danse digne de prendre sa place parmi les arts imitatifs (au même titre que la peinture, la poésie et le théâtre) et imposer un nouvel ordre politico-esthétique, tel semble être le grand objectif des théoriciens du ballet d’action au XVIIIe siècle. Leur travail à la fois théorique et pragmatique marquera « l’entrée en scène » de la danse dans un nouveau régime artistique que Jacques Rancière nomme « le régime esthétique de l’art »13 – régime où, une fois libérée (au moins en principe) de certaines contraintes sociales ou idéologiques, l’œuvre d’art autonome devient elle-même un modèle idéologique. C’est ce passage qu’il convient maintenant d’examiner.
L’Opération du tableau :
9C’est en 1760 que Jean-Georges Noverre publie ses Lettres sur la danse, un texte qui s’apparente à un manifeste pour un nouveau genre de danse théâtrale : le ballet d’action. Dès le premier paragraphe de sa première Lettre, il désigne le « tableau » comme le modèle par excellence. C’est à partir de lui qu’on peut saisir les particularités de son projet esthétique à travers la comparaison métaphorique des caractéristiques respectives de l’art de la danse à celles de la peinture. Noverre écrit :
Un ballet est un tableau, la scène est la toile, les mouvements mécaniques des figurants sont les couleurs, leur physionomie est, si j’ose m’exprimer ainsi, le pinceau, l’ensemble et la vivacité des scènes, le choix de la musique, la décoration et le costume en font le coloris ; enfin, le compositeur est le peintre.14
10Tout au long de ses Lettres, Noverre utilise la métaphore du tableau, la conjuguant non seulement à des références aux danses des Anciens et aux modèles de deux autres formes artistiques déjà qualifiées à son époque d’imitatives (le drame théâtral ou action dramatique, et la parole) pour appeler à plus de « nature » et d’expressivité dans le ballet, condamner les limitations artificielles dues à l’usage des masques et des costumes traditionnelles, et pour promouvoir la nécessité narrative du ballet à l’instar du théâtre classique. Mais cette revendication de la peinture comme pierre de touche de son projet esthétique n’est pas anodine15. En effet, aux yeux de Noverre, c’est la peinture qui sert de modèle « extérieur » ou visuel pour repenser la danse, là où les rapports au drame théâtral et à la parole servent plutôt de normes internes. Sa plus grande originalité relève donc d’une modification vaste, et plus radicale de la représentation et de la signification en danse perçue non seulement comme art dramatique, mais aussi strictement visuel. L’enjeu est bien d’analyser la façon dont la danse est capable, par ses propres moyens esthétiques, de rendre visuellement intelligible un certain nombre de phénomènes sensibles. S’il envisage par la suite le ballet d’action tel l’aboutissement d’un mouvement d’émancipation de la danse en tant que genre théâtral, cela a moins à voir avec une autonomisation de la danse scénique à proprement parler, qu’avec une ré-articulation de ce que ‘danser’ voulait, ou pouvait, dire.
11Pierre Frantz a démontré à quel point le terme « tableau » au sens pictural était un mot cher à l’esthétique du théâtre du XVIIIe siècle, notamment dans une perspective sensualiste16. De même dans le discours théorique sur la danse, la comparaison entre danse et peinture faisait partie de la rhétorique discursive et cela même avant les Lettres de Noverre. Louis de Cahusac, souvent considéré comme le précurseur français de Noverre, théorisant ce qu’il nomme la « danse en action » dans son ouvrage La Danse ancienne et moderne ou Traité historique de la danse17(1754), s’en sert à plusieurs reprises. Ainsi écrit‑il :
Observons […] que la danse du théâtre, dès sa naissance, fut la peinture d’une action. Les grâces du corps, la souplesse des bras, l’agilité des pieds, ne furent dès lors, pour le danseur, que ce que sont pour le peintre les différentes couleurs qu’il emploie ; c’est-à-dire, la matière première du tableau.18
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[…] la danse théâtrale, ainsi que la poésie dramatique, doit toujours peindre, retracer, être elle-même une action. […] Dans le grand ballet, il y a beaucoup de mouvement, et point d’action. La danse peut bien y peindre par les habits, par des pas, par des attitudes des caractères nationaux, quelques personnages de la Fable, ou de l’Histoire ; mais sa peinture ressemble alors à la peinture ordinaire qui ne peut rendre qu’un seul moment, et le théâtre par sa nature est fait pour représenter une suite de moments, de l’ensemble desquels il résulte un tableau vivant et successif qui ressemble la vie humaine.19
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La danse en action a sur la danse simple, la supériorité qu’a un beau tableau d’histoire sur des découpeurs de fleurs. [L]e talent supposé dans le danseur, la danse en action lui fournit autant de moyens d’expression qu’il y a de passions dans l’homme, autant de tableaux qu’il y a dans la nature de manières d’être, autant d’occasions de les varier qu’il y a de façons différentes de sentir et d’exprimer. Un grand peintre a commencé par assurer sa main. L’art du dessein l’a réglée. […] C’est la danse simple. Son imagination s’est échauffée […] Il saisit alors le pinceau. Les grands hommes renaissent, les événements mémorables se retracent ; les couleurs parlent, la toile respire. C’est la danse en action.20
12Soulignons alors, grâce à un bref détour historique, la différence entre la conception analogique de la danse comme peinture chez Cahusac et celle de Noverre dans ses Lettres21. Cahusac, homme de lettres22 et poète pour l’opéra-ballet23, avait en vue de fonder une nouvelle pensée du rapport entre la danse et l’opéra, un rapport qui différait de celui qui prévalait à l’âge classique. Dans cette optique, il utilise la comparaison avec la peinture afin de formuler sa notion de « danse en action ». Prenant la défense de l’opéra français, surtout de la composition de Quinault, il se concentre sur le rôle de la danse à l’opéra, alors conçu comme un spectacle l’intégrant. Là où Molière, dès l’Avertissement des Fâcheux en 1661 qui annonce l’avènement de la comédie-ballet, avait formulé le principe de l’introduction dramatique de la danse au théâtre par la métaphore de la couture (il s’agissait de coudre ensemble la danse et l’intrigue24), Cahusac, quant à lui, propose que la « danse en action » soit, non simplement « cousue » à l’action théâtrale principale, mais apparaisse, au contraire, intimement et intrinsèquement liée à la narration dramatique. Si la lecture des citations ci-dessus peut donner l’impression que sa conception de la « danse en action » (surtout en ce qui la distingue de la danse simple), à l’instar du langage d’action chez Condillac, est pleine d’une vivacité qui parle à l’imagination, tel un continuum d’images inspirées par les sensations de l’artiste pour opérer un effet de tableaux successifs25 – en réalité, on peut aussi identifier un tout autre projet : l’intégration de la danse au genre lyrique de l’opéra et sa soumission à l'autorité du poète qui en déciderait maintenant le rôle, la place et la durée.
13Pour Noverre l’enjeu est tout autre. D’une part, Arianna Fabbricatore nous rappelle26 que les tentatives des théoriciens du ballet d’action27 de construire une théorie esthétique de la danse autonome pourraient être comparées au « long processus d’autonomisation de la peinture, fondé sur la doctrine de l’ut pictura poesis » :
Partant du fait que l’on ne possédait aucun traité théorique de l’Antiquité consacré à la définition des principes esthétiques de l’art de la peinture comme l’avait fait la Poétique sur la poésie, les critiques et les théoriciens humanistes, dans le but d’attribuer à la peinture la dignité d’un art libéral, se tournent vers les comparaisons entre la poésie et la peinture contenues dans les célèbres traités sur la poétique d’Aristote et d’Horace et ils produisent un infléchissement de ce qui était à l’origine un parallèle. [O]n établit le socle sur lequel construire une esthétique méthodique de la peinture légitimée par l’autorité des Anciens : le principe de l’analogie. Il s’agit d’un processus d’appropriation semblable à celui qui engagera les maîtres de ballets, dans leur projet de valorisation de l’art et de l’artiste.28
14Le travail de Pierre Franz cité ci-dessus réarticule la doctrine de l’ut pictura poesis en un ut pictura theatrum dans le domaine des arts dramatiques29 : le système des règles dramaturgiques classiques se trouve alors intégré à la théorie de la peinture. Paradoxalement, c’est par l’efficacité de ce principe analogique, ou de cette « esthétique d’emprunt »30, que Noverre fonde l’autonomie de la danse comme genre théâtral. Bien que ses références à la parole, à l’action dramatique et à la peinture dans les Lettres se conçoivent également à travers un modèle hérité de l’actio rhétorique comme art d’animer un discours, on note l’émergence d’une nouvelle conception de la danse qui la déporte nettement vers le visible.
15D’une certaine manière, c’est dans cette perspective que Noverre a recours à la pantomime31 comme aspect « pictural » de la danse ayant la capacité de traduire un sentiment interne et abstrait en altération lisible et intelligible du corps. Cet aspect, dans sa capacité à émouvoir le spectateur, sert de « source de légitimité » à la logique de l’art imitatif32. Grâce à la pantomime et à l’étude des passions qui la sous-tend, la technique de la danse devient en théorie capable de dépasser la dextérité technique dans l’exécution des pas, afin de susciter l’émotion du spectateur. Tandis que le ballet de cour se contentait d’avantage de la virtuosité des pas, le ballet d’action ou le ballet-pantomime cherche à présenter sur le corps même de celui qui danse, les passions, selon une formule qui permettrait de le faire « parler ».
16Or, si c’est encore une fois la comparaison avec le tableau qui articule la portée esthétique de cette opération, c’est en soulignant la différence entre la danse et la peinture que Noverre révolutionne le rapport établi entre danse et spectateur33. Dans sa quatrième Lettre, il accentue l’aspect artificiel de la peinture, là où la danse en action s’apparente à la nature même :
Un beau tableau n’est qu’une copie de la nature ; un beau ballet est la nature même, embellie de tous les charmes de l’art. Si de simples images m’entraînent à l’illusion ; si la magie de la peinture me transporte ; si je suis attendri à la vue d’un tableau ; si mon âme, séduite, est vivement affectée par le prestige ; si les couleurs et les pinceaux dans les mains du peintre habile, se jouent de mes sens au point de me montrer la nature, de la faire parler, de l’entendre et de lui répondre ; quelle sera ma sensibilité ! que deviendrai-je et quelle sensation n’éprouverai-je pas à la vue d’une représentation encore plus vraie, d’une action rendue par mes semblables ! quel empire n’auront pas sur mon imagination des tableaux vivants et variés ! Rien n’intéresse si fort l’humanité même.34
17Le rapport entre un ballet d’action qui « parle » au spectateur de la façon décrite ci-dessus impliquerait en effet une conception inhabituelle, justement, de la « parole ». En 1771, Noverre déclare, dans une préface à son ballet Agamemnon vengé ce qu’il entend par cette métaphore, au détriment du rapport entre la danse et les arts dramatiques « parlés », tels le drame ou la poésie :
Après avoir prouvé qu’un ballet pantomime n’est ni ne peut être un drame, j’ose croire que, s’il peut être comparé à quelque genre de poésie, ce n’est qu’au poème ; mais il a une analogie bien plus parfaite avec la peinture : celle-ci est une pantomime fixe et tranquille ; celui-là est une pantomime vivante ; l’une parle, inspire et touche par une imitation parfaite de la nature, l’autre séduit et intéresse par l’expression vraie de la nature elle-même. La peinture a des règles de proportion, de contraste, de position, d’opposition, de distribution, d’harmonie ; la danse a les mêmes principes. Ce qui fait tableau en peinture, fait tableau en danse : l’effet de ces deux arts est égal ; tous deux ont le même but à remplir, ils doivent parler au cœur par les yeux ; l’un et l’autre sont privés de la parole ; l’expression des têtes, l’action des bras, les positions mâles et hardies, voilà ce qui parle en danse comme en peinture ; tout ce qui est adopté par la danse peut former des tableaux, et tout ce qui fait tableau dans la peinture peut servir de modèle à la danse, de même que tout ce qui est rejeté par le peintre doit l’être par le maître de ballets.35
18On pourrait en conclure que le ballet d’action, conçu de toute évidence par le biais du tableau, s’appuie sur ce modèle et s’en autorise pour mieux le surpasser. Mais en quel sens ? En s’apparentant à la pantomime, un art également non verbal ? Edward Nye, dans son article « L’Esthétique du corps dans le ballet d’action » constate au contraire que :
En tant qu’art du mime, le ballet d’action est peut-être bien placé pour prouver que la danse est mimétique, mais […] ce n’est pas sur cette mimétique que les partisans du ballet d’action mettent l’accent, mais plutôt sur le sentiment intérieur qu’elle traduit. […] L’esthétique hybride du ballet d’action est […] un compromis entre l’innovation et le dogme de la mimesis. [Elle] est un art de la mimesis qui tend vers une esthétique de l’expression. »36
19Aboutissement d’une réflexion sur l’expression de la « toile corporelle », pour ainsi dire, le ballet d’action tel que le conçoit Noverre, cherche non seulement à atteindre la même intelligibilité et la même adhésion du public que celles revendiquées par la peinture37 ; mais il vise encore plus à détacher la pensée esthétique du corps dansant de la tradition logocentrique en la saisissant dans une sensualité inédite. En rompant avec la conception poétique du théâtre classique (construite sur la primauté d’un texte bien réglé) comme modèle du ballet d’action, au profit d’une conception picturale et expressive de son art (envisagée désormais comme une « unité de dessin »), Noverre bouleverse ce qui constitue le socle théorique d’un ballet narratif. Si sa première théorisation du ballet d’action se conçoit à travers la doctrine de l’ut pictura theatrum dans ses Lettres de 1760, ce qui change dans les années qui suivent est la façon dont cette norme est censée émouvoir les spectateurs : d’une conception révolutionnaire de ce qui constitue la « poétique » d’un ballet, la notion de « tableau » dans le ballet d’action tend vers une nouvelle politisation de nature proprement idéologique de la danse.
L’effet de tableau
20Suzanne Guerlac nous rappelle que dans la pensée esthétique du XVIIIe siècle, la notion de « tableau » commence à bénéficier d’une certaine « autorité » esthétique : ce n’est autre que la différence ontologique entre le statut d’événement et celui d’objet qui est en jeu dans le raisonnement analogique du rapport entre le théâtre et la peinture. Ceci n’est pas sans implications idéologiques :
The authority of art […] is grounded by the capacity of the tableau to function as a kind of double hinge, affective hinge between the work of art and the beholder and mimetic hinge between the work of art (via the beholder’s response) and nature. The structure of the second movement is homologous with the first. Both operate in terms of a fictive mediation across the opposition event/object. It is the reciprocity not only between art and nature, but also between that mimetic reciprocity itself and the beholding relationship, which yields a structure of the work of art as abstract social model […]. Thus, through the textual swings of the term ‘tableau’ […] something like a theory of art emerges which carries ideological implications.38
21La question est donc de savoir si l’on peut appliquer une telle analyse à l’effet du ballet d’action sur des spectateurs : il semblerait que oui.
22D’abord, il convient de noter que c’est au XVIIIe siècle, significativement, que la danse est saisie pour la première fois dans sa dimension spécifiquement scientifique, grâce notamment au système de notation formulé par Feuillet en 1700, et grâce à l’inclusion d’articles évoquant ce système dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Par exemple, Goussier, dans l’article « Chorégraphie » de l’Encyclopédie, reproduit certains « tableaux », ou planches chorégraphiques, provenant du fameux livre de Feuillet, Chorégraphie ou l’art de décrire la dance, par caractères, figures et signes démonstratifs39. Cet ouvrage de Feuillet a fait sensation au début du XVIIIe siècle en tant que système de notation et traité d’apprentissage de la danse – notamment de la danse baroque ou de la danse de cour.
23Noverre, dans les Lettres sur la danse, critique cet article de Goussier40, de même que tout le système de Feuillet. Il envisage pour sa part un projet de description de la danse qui mettrait l’accent sur sa représentation picturale, au détriment d’une représentation planimétrique et géométrale. Au lieu de la « vue d’oiseau » à la Feuillet, Noverre promeut la vue frontale du parterre, et propose d’adjoindre à des descriptions verbales de pantomimes dansées, des gravures qui donneraient à voir ce qu’il nomme le « plan d’élévation » : « Plan géométral, plan d’élévation, description fidèle de ces plans, » nous dit-il, « tout se présenterait à l’œil avec les traits du goût et du génie ; tout instruirait, les attitudes du corps, l’expression des têtes, les contours des bras, la position des jambes, l’élégance du vêtement, la vérité du costume »41.
24Tel est donc le projet épistémologique de Noverre : réorienter la perspective de la scène de danse afin de mettre en avant la représentation du corps lui-même, et de la rendre intelligible pour un spectateur quelconque.
25Toutefois ce projet épistémologique ne se réduit pas à une théorisation pure. D’une façon étonnante, tout le projet que déploie Noverre dans les années 1760 se conjugue, dans les années qui suivent, à une révolution dans le fonctionnement de la visibilité au théâtre. Une révolution qui est très nettement liée à l’aspect pictural et expressif de ce qui est représenté sur scène (comme on peut l’observer dans le développement du « jeu muet » au théâtre chez Diderot ou Voltaire, par exemple), mais aussi à l’identité sociale du public non-aristocratique qui lui fait face. C’est cette conjugaison entre les dimensions expressive et sociale – soulignée par la citation de Guerlac ci-dessus – qui semble réorienter la politique de la danse durant les années qui précèdent la Révolution française.
26En effet, la révolution dans le fonctionnement de la visibilité, que l’on vient de mentionner, est corrélative à la nouvelle mise en scène physique des ballets à partir de 1781 – année qui a vu une reconstruction énorme de l’Opéra de Paris suite à l’incendie qui l’avait détruit le 8 juin. L’Opéra fut désormais doté d’une salle circulaire qui en faisait un « théâtre pédagogique, pour le ‘Peuple’ ».42 Selon Michèle Sajous D’Oria, « pour l’architecte des Lumières, le cercle [fut] une figure ‘naturelle’ »43 qui représentait l’unanimité « naturelle » des spectateurs. Vers la fin du XVIIIe siècle, une nouvelle approche des espaces scéniques, influencée en partie par la mise en scène des fêtes civiques, a aussi entraîné un débat sur la forme et la pratique du théâtre. L’un des cinq premiers Directeurs du Directoire, Louis-Marie de La Révellière-Lépeaux, a proposé de réaliser de vastes espaces scéniques traduisant une vision militaire de l’animation du divertissement donné sur scène. Ces espaces auraient pu accueillir le peuple entier : il affirme, « je voudrais donc qu’on construisit un très vaste théâtre sur lequel on put représenter […] les mouvements populaires, les évolutions militaires, la marche des troupes, des fêtes civiques, des jeux champêtres, enfin les accidents de la nature les plus étendus et les plus variés »44.
27Transposée sur une scène de danse, on dirait qu’une telle conception de l’espace ouvre la voie simultanément à un remaniement de l’aspect pédagogique de la danse théâtrale et à une attention nettement portée aux mouvements du « corps de ballet »45 : soit la succession d’images fortes produites par un ensemble, au lieu d’un tableau singulier mettant en valeur un danseur individualisé. Ce phénomène apporte à l’« effet de tableau » en danse une dimension fondamentalement politique, en ce sens qu’il s’allie avec un développement antithétique, régulièrement mis en avant par les historiens de la danse : celui de l’avènement des « étoiles », telles que Marie-Madeleine Guimard ou Auguste Vestris.
28Bien entendu, on pourrait aussi s’interroger sur la façon dont la politique du ballet d’action a pu advenir sur scène par le truchement même de sa dimension narrative tant soulignée par Noverre. À cet égard, on s’étonnerait peut-être de lire dans le Journal des théâtres au début des années 1790 que :
Le ballet d’action qu’on appelle autrement ballet pantomime, n’est pas susceptible d’embrasser toutes les nuances. [P]ouvons-nous prendre Horace & Curiace dansant, pour des héros, & quand nous voyons les Romains & les Albains se frapper en mesure marquée par des violons, imaginerons-nous qu’ils combattent ? [Or], si nous interdisons au ballet pantomime les sujets historiques où la poésie, l’éloquence, les ressources du langage & la logique des choses demandent expressément une articulation orale, nous lui abandonnons, avec justice, tous les sujets où les mouvements seuls écrivent, pour ainsi dire, la marche de l’action, & tracent les caractères.46
29Si l’on interdit au ballet d’action de raconter des sujets historiques, c’est peut-être moins en raison d’un défaut de la gestuelle du corps par rapport à la parole (souligné parfois par des critiques du ballet d’action, comme Ange Goudar), mais plutôt parce que le pouvoir expressif du corps est devenu trop puissant pour être bien contrôlé ; au lieu de constituer un support à la narration poétique, il en est devenu un obstacle. Et plutôt que de se laisser subjuguer par la poétique aristotélicienne, c’est-à-dire par le logos du régime classique, le corps expressif du danseur commence à s’adonner à un rôle fédérateur et organisateur. Devenant lui-même descriptif et narratif, il affirme la primauté de sa capacité expressive.
30Quoiqu’il en soit, grâce à cette nouvelle approche de la danse, les ballets d’action de l’époque révolutionnaire visaient de manière inédite à convenir à « tous les états » de la société. À en croire ce même Journal des théâtres déjà cité,vers les années 1790, le ballet réussit en effet à toucher l’aristocrate comme le bourgeois, notamment grâce à l’usage de la pantomime :
La pantomime [en danse] a cet avantage, que l’action muette convient également à tous les états, à tous les caractères. L’homme sensible, le philosophe, l’ignorant, le bourgeois, l’artisan, tout spectateur, enfin, dans le silence que remplit la musique, fait parler intuitivement chaque personnage comme il parlerait lui-même. Il lui attribue son style, les passions, son caractère, il s’identifie avec lui, & comme c’est toujours lui qui parle, il est toujours content : l’imagination d’ailleurs finit par se mettre en mouvement, elle ne perd rien, car elle ne met rien en dehors, elle ne rend compte qu’à elle, & elle travaille dans le centre d’intérêt où elle s’est placée, sans avoir jamais ni le besoin ni l’envie d’en sortir. Certainement aucune autre partie de l’art dramatique ne présente un aussi brillant, un aussi sûr avantage.47
31Reste alors à savoir comment envisager le rapport entre le spectateur du ballet d’action et la fiction qu’il a sous les yeux : affaire d’absorption à la Michel Fried48 ? Le phénomène est discutable. En effet, là où Fried constate que le régime des échanges entre la peinture et le théâtre au XVIIIe siècle se règle autour de l’exclusion du spectateur de la narration peinte (comme condition de l’absorption dans la fiction), en danse, la ligne de démarcation entre les spectateurs et le spectacle (ou bien, au contraire, leur ligne de convergence) ne repose pas seulement sur le contenu visuel et dramatique de ce qui est (re)présenté, mais aussi sur l’espace scénique qui encadre la représentation et sur les tentatives des chorégraphes, comme Noverre, de répondre aux demandes d’un nouveau public qui n’est plus celui des anciens ballets de cour.
32Pour en revenir à l’étymologie synecdotique du mot « tableau » en français, il apparaît alors clairement que le « tableau » en danse ne se réduit pas à ce qui est présenté visuellement, ni à un système de mise en scène qui lui sert de principe d’intelligibilité. À cet égard, si la notion d’« action » dans le ballet d’action est peu ou prou héritière de la noble soumission du corps au logos, la notion de « tableau » lui sert alors de contrepoint.