Rossignol, que me veux-tu ? ‑ Note sémiotique sur la zoo-musicologie
1Ignorant l’éthologie, j’ai souvent éprouvé à la présence de certains animaux – notamment ceux capables de produire des émissions vocales – une inquiétude semblable à celle qu’exprimait Fontenelle face à la musique instrumentale, par laquelle il se sentait d’autant plus interpellé – voire exaspéré – que sa signification restait pour lui énigmatique. « Rossignol, que me veux-tu ? », pourrais-je dire, en paraphrasant la question que Fontenelle adressait, il y a plusieurs siècles déjà, à la sonate. À partir de cette incompréhension fondamentale, qui est aussi le motif d’une attirance, je voudrais signaler quelques points communs au mystère que recèlent, chacun à sa manière, les animaux et la musique, tout en interrogeant leur improbable rencontre – fort soulignée néanmoins par les tenants de la zoomusicologie. En particulier, je suggérerai que, dans la musique tout comme dans le « chant » de certains animaux, les zones d’apparente a-signifiance et gratuité possèdent des modes de structuration et une force somatique semblables, rendant possible l’établissement de passerelles entre l’esthésique et l’esthétique et, par là, entre l’expression animale et l’énonciation humaine.
2Une anecdote, tout d’abord : dans les fêtes d’anniversaire de chacun des membres de ma famille, le moment venu nous nous mettions à chanter, comme il est d’usage un peu partout, l’incontournable Joyeux anniversaire dans la langue qui était la nôtre, l’espagnol. Au fil des années, notre chien, qui assistait immanquablement à ces célébrations, a pris l’habitude d’aboyer depuis le début jusqu’à la fin de la chanson, en se joignant, aimions-nous croire naïvement, au chœur ainsi constitué – sans que nous puissions pourtant identifier dans son interprétation aucune régularité rythmique ni harmonique. Impossible pour moi de savoir si cette réaction était due à des facteurs tels que la peur, l’excitation ou tout simplement la gêne auditive occasionnée par cet ensemble de voix. Ceci dit, le chien, dont un tel comportement était strictement limité à cet événement et à cette mélodie, aurait pu aisément quitter l’assemblée : la porte était ouverte. Sans pouvoir avancer une explication satisfaisante, je me limiterai à envisager la possibilité d’une rencontre effective entre l’homme et l’animal autour de la musique, horizon ultime d’une réflexion que je ne pourrai développer ici que partiellement.
3Je me concentrerai en effet sur la possibilité de rapprocher la pratique musicale chez l’homme de l’émission sonore des oiseaux, « chanteurs » supposés du monde animal. Dans une visée comparative, il s’agit donc d’aborder le problème de l’interaction sonore au sein de chaque espèce, plutôt que la question, suggérée par mon anecdote, de la communication entre espèces à travers la musique. Un mot cependant sur cette deuxième voie, susceptible d’être parcourue dans deux sens : de l’animal vers l’homme, et inversement – c’est-à-dire, le chien qui se met à chanter ; l’homme qui se met à aboyer.
4L’un des fondateurs de la zoomusicologie, François-Bernard Mâche, s’est intéressé à l’imitation rituelle des sons des animaux par les ethnies primitives de chasseurs et, dans un cadre proprement artistique, à leur incorporation à des compositions du XXe siècle1. Il s’agit là sans doute de l’une des approches les plus évidentes convoquées par le titre La parole aux animaux : les créations qui imitent ou qui incorporent la voix des animaux semblent nous donner accès de manière immédiate à leur énonciation. Or, si je n’en parle pas ici, c’est pour échapper à deux écueils majeurs que Mâche, lui, affronte directement : la question millénaire de l’imitation, de la mimesis homme-nature, d’une part, et celle, si épineuse, des origines mythiques, de l’autre – l’auteur cité suggère par exemple que la musique, originellement figurative et imitative (et par conséquent proche du monde animal), n’est devenue abstraite que plus tard.
5En sémioticienne, je choisis ici de poser la question des traits communs à certaines pratiques sonores humaines et animales envisagées en synchronie – ou, si je peux me permettre, en « achronie », perspective inévitablement partiale et partielle. La réponse donnée par Mâche lui-même, en bon héritier du structuralisme et après de longues années de réflexion sur les universaux en musique dans la culture d’abord et dans la nature ensuite, peut se résumer de la manière suivante : du point de vue du système, parmi les éléments communs aux productions de quelques oiseaux et aux musiques humaines, le plus saillant est la répétition, élevée au rang de véritable universel musical2. Du point de vue de la fonction, ces deux manifestations sonores auraient en partage la « gratuité »… ; et donc, avance Mâche périlleusement, la « ludicité »… ; et par conséquent, ajoute-t-il encore en prolongeant l’inconcevable saut épistémique, l’« esthéticité »3.
6Je ne m’attarderai pas sur la question de la répétition, qui suppose d’une part l’existence d’un « catalogue de base » dont les différentes espèces se servent chacune à leur manière, et d’autre part la récurrence de certains sons ou constructions rythmiques à l’intérieur d’une même manifestation. Je ne m’y attarderai pas car l’existence de la répétition démontrée par des moyens empiriques est non seulement difficilement contestable, mais surtout implique en elle-même le problème de la variation. Et ce problème est à son tour étroitement lié à la séquence logique de « gratuité »-« ludicité »-« esthéticité ». Beaucoup moins évidente du point de vue de la doxa éthologique et même de l’épistémologie contemporaine, cette séquence constitue le pilier essentiel de la théorie de Mâche et, en amont, d’Étienne Souriau dans Le sens artistique des animaux4. C’est donc sur cette séquence que je souhaite me concentrer.
7Le principal argument de Mâche pour soutenir la « gratuité » et la « ludicité » de quelques-unes des manifestations sonores de certains oiseaux se fonde sur la critique de l’utilisation par les éthologues traditionnels du concept de redondance. En effet, considérant comme seul critère d’interprétation de l’interaction animale le comportement, ils associent un signal donné à une réaction spécifique. Ainsi, lorsqu’ils se trouvent face à des types d’oiseaux qui présentent une trop grande variété des motifs du chant, ils « concluent que la redondance, définie par les mêmes réactions produites par des signaux différents, est très grande, ce qui assure une grande intelligibilité du signal. »5 Mâche ne cesse d’observer le « gaspillage » apparent résultant de cette conception : dit très simplement, pourquoi l’oiseau se fatiguerait-il à chercher autant de manières différentes de transmettre le même message ? Or, pour lui, la diversité de la redondance « ne cesserait d’apparaître comme un gaspillage que si l’on reconnaissait à la musique, c’est-à-dire à l’esthétique le caractère fondamental d’une fonction biologique partiellement autonome. »6 Une sorte de sens esthétique de l’individu serait ainsi à l’œuvre lorsqu’il choisit la « loi de variété maximale » de préférence « à celle du moindre effort »7, en dépassant la fonction biologique associée à l’utilisation stricte de son répertoire.
8Se référant également aux oiseaux chanteurs, Souriau développe un raisonnement semblable. À propos du rossignol, il observe que la fonction territoriale n’est « que le point de départ fonctionnel de son exercice musical. »8 Car, pour accomplir cet exercice en suivant la voie la plus courte, il lui suffirait de produire les trois premières notes, qui assurent sa reconnaissance – ce que font d’ailleurs certains rossignols, plutôt « mauvais chanteurs »9. Mais les « bons chanteurs », eux, débordent de beaucoup le critère de fonctionnalité biologique : « un luxe, dit Souriau, un grand luxe. »10
9L’hypothèse du luxe et de la gratuité du chant des oiseaux conduit Souriau aussi bien que Mâche à affirmer son esthéticité et, partant, à mettre en question la conception de l’interaction animale comme un simple système signalétique. Mâche conclut ainsi :
L’étroite parenté entre fonctions ludiques et fonctions esthétiques chez l’être vivant indique bien que le monde des sons organisés ne se réduit pas à un système de signaux de communication. Il est au moins autant musique que langage, c’est-à-dire qu’il trouve en partie en lui-même les finalités auxquelles il obéit : sans nécessairement verser dans « l’art pour l’art », on doit bien admettre qu’il y a dans le jeu, sonore ou non, esthétique ou non, une récompense intrinsèque qui en fait une activité autonome.11
10L’architecture d’un tel raisonnement est complexe, et je ne fais que l’esquisser à grands traits. Pour ma part, je souhaiterais seulement identifier les implications proprement énonciatives de cette conception qui attribue un fond commun à certaines interactions sonores des hommes, des oiseaux et, au-delà encore, à d’autres espèces animales étudiées par la zoomusicologie – dont les chiens, et mon chien peut-être, malgré le problème de leur entrée dans la culture par la domestication. Dans cette perspective, la pratique musicale chez l’homme constituerait effectivement une voie d’accès privilégiée à au moins une des dimensions de l’expression animale : celle qui, dépassant toute fonction pragmatique, s’oriente vers le ludique, voire l’esthétique, en acquérant une certaine autonomie. Que cette expression puisse être considérée comme une véritable énonciation ou non, cela dépend de la position que l’on adopte face à la possibilité d’une énonciation qui serait en elle-même son propre énoncé et qui ne constituerait, en dernière instance, qu’une manière d’occuper l’espace et le temps12, comme disait Souriau. Face à l’autre, évidemment, mais surtout face à soi-même : car l’oiseau aussi est capable d’» ostentation »13. À la question de savoir si « les oiseaux s’écoutent eux-mêmes »14, le philosophe répond « oui ».
11Le parallèle établi par Italo Calvino entre le dialogue d’un couple de merles et celui de Monsieur Palomar avec sa femme me semble illustratif de cette fonction musicale de la communication, transversale à l’interaction sonore animale et humaine. Dans l’analyse qu’il consacre à ce texte15, Denis Bertrand suggère que le fondement de certaines formes de la communication entre humains – dont celle des merles serait le modèle – repose sur la charge sémantique, narrative et modale qui remplit les silences des interlocuteurs, organisés selon un tempo particulier. Contrairement à ce que l’on retient généralement dans l’analyse des échanges communicationnels, la signification globale émergerait de ce qui n’est pas dit, foyer des présupposés qui rendent possible l’existence d’un univers interactionnel partagé. Mais, en-deçà de ces contenus qui, rattachés aux silences, se constituent au fil d’une praxis communicative socialement régulée, on peut supposer que d’autres significations plus élémentaires et moins structurées, au plus près du signifiant, du corps et des affects, configurent l’être ensemble en tant que socle de toute interaction. Dans ce sens, l’une des hypothèses avancées par Calvino à propos du dialogue des merles est la suivante :
Après un peu de temps, le sifflement est répété – par le même merle ou par son conjoint –, mais toujours comme si c’était la première fois qu’il lui venait à l’idée de siffler ; si c’est un dialogue, chaque réplique arrive après une longue réflexion. Mais est-ce un dialogue, ou bien chaque merle siffle-t-il pour lui-même et non pour l’autre ? Et, dans un cas comme dans l’autre, s’agit-il de questions et de réponses (à l’autre ou à soi-même) ou de confirmer quelque chose qui est la même chose toujours (sa propre présence, son appartenance à l’espèce, au sexe, au territoire) ? Peut-être la valeur de cette parole unique tient-elle à ce fait qu’un autre bec sifflant la répète, que l’intervalle d’un silence ne la fait pas oublier16.
12En rapportant cette hypothèse aux propos que j’ai jusqu’ici développés, on peut proposer quelques conclusions qui, plutôt que clore la réflexion, l’ouvrent vers des problématiques qu’il serait intéressant d’explorer ultérieurement.
13Premièrement, la pratique musicale chez l’homme et un certain nombre d’émissions sonores de quelques animaux, en échappant à toute fonction de « désignation » et même de transmission d’un « message » à proprement parler, auraient pour seule fonction l’entretien du lien de co-présence esthésique, associé à l’affirmation de l’individualité de chaque émetteur – qui détermine son style de présence et, dans chaque occurrence, sa part de créativité.
14Deuxièmement, à supposer que cette activité implique effectivement une réflexivité fondamentale – l’ostentation dont parle Souriau : l’oiseau qui s’entend lui-même chanter ou, comme dit Calvino, « le merle » qui « siffle pour lui-même et non pour l’autre » (ou les deux à la fois ?) –, l’énonciation se trouverait au plus près de son substrat somatique. À ce stade, elle cesserait d’être exclusive au langage humain, en révélant sa possible transversalité : il s’agirait ainsi de « se sentir ego », avant de « se dire ego »17, même si on se trouve alors face à un ego très élémentaire (sorte de moi-corps), et que cette auto-perception aboutisse ou non à une expression complexe articulée. Il serait par ailleurs possible d’étendre ces remarques à des réalisations autres que sonores : on peut penser également à la caresse, au jeu ou à la danse.
15Enfin, on peut considérer que cette activité somatique qui tisse le lien avec autrui et avec soi-même comme un autre, forme première de l’altérité, loin de se limiter aux manifestations humaines et animales où elle se trouve pour ainsi dire à nu – la musique, le « chant » des oiseaux – constitue le fondement même de tout acte d’énonciation. Ainsi, l’expression animale considérée du point de vue de la « gratuité » de certaines de ses productions, s’avèrerait à son tour comme une clé pour (re)penser les fondements « musicaux » de l’énonciation humaine en général, dont les substrats phatique et conatif sont souvent négligés : c’est-à-dire, selon la célèbre classification des fonctions du langage de Jakobson, l’entretien du contact et l’appel à l’autre pour susciter sa réaction, son intérêt ou son adhésion. À cet égard, il n’est pas anodin qu’en français l’annonce de la présence d’un sujet face à un autre dont il veut simplement attirer l’attention se fasse à travers une onomatopée qui renvoie directement à l’échange entre oiseaux : « coucou »…