Images du posthumain. Un cinéma posthumaniste
Introduction
1 « Personne n’a vécu dans le passé, et personne ne vivra dans le futur », dit Natacha von Braun, personnage interprété par Anna Karina dans Alphaville (1965) de Jean-Luc Godard. Prononcée par une victime du contrôle exercé par l’intelligence artificielle Alpha 60, et plus tard répétée par la même intelligence artificielle, cette phrase paraît donner une clé de lecture du film. Dystopie, représentation science-fictionnelle et poétique, Alphaville est avant tout une élaboration imaginaire et une représentation du présent.
2Ancrés dans le présent, les différents discours que l’on peut associer au courant posthumaniste s’interrogent sur ce que l’humanité pourrait devenir ou sur ce qu’elle est déjà en train de devenir en conséquence, d’un côté, de son développement technique et scientifique, et de son évolution et de son histoire sociale d’un autre. Dans tous les cas, le posthumanisme expose une certaine « fin de l’humanisme », qu’elle soit interprétée comme la fin d’une période de l’histoire, comme l’épuisement d’un modèle d’organisation sociale, comme l’avènement d’une puissante intelligence artificielle qui renverserait les structures sociales établies, ou comme la transformation radicale des caractéristiques physiques et psychiques de l’être humain.
3Afin d’envisager les différents visages du posthumanisme et d’examiner leurs représentations cinématographiques, il semble possible d’utiliser six angles d’étude, qui sont en fait six manifestations du posthumanisme : le transhumanisme, la singularité, l’effacement des frontières, la critique de l’humanisme, le cyberpunk et la post-apocalypse. Certains de ces angles sont purement fictionnels, d’autres se croisent dans les interstices qui les séparent, mais ils peuvent également se mélanger ou se superposer.
4Dans l’histoire du cinéma chacun de ses angles suit un parcours qui traverse les genres et les époques. Ce qui est proposé à continuation est une analyse introductive de chaque angle au moyen d’un film, ce qui permettra de préciser les particularités de l’angle en question, et de donner en parallèle une perspective plus riche sur le posthumanisme.
Transhumanisme : The Boys from Brazil, 1978
5Le terme « transhumanisme » est attribué à Julian Huxley, biologiste et premier directeur général de l’Unesco, qui vers la fin des années 1950 l’utilisa afin de nommer l’amélioration de l’être humain grâce aux avancées scientifiques1. Le transhumanisme désigne aujourd’hui l’idée de penser le corps humain comme un objet susceptible d’être non seulement réparé, mais aussi radicalement modifié avec l’objectif de le « perfectionner » et de parvenir à une forme d’excellence dans les différentes performances humaines.
6Le transhumanisme prône l’abandon de la passivité de l’être humain sur son évolution. Il promet à ce dernier qu’en devenant un agent actif, en prenant le contrôle et en décidant des caractéristiques physiques que l’on veut garder ou développer et en supprimant celles que l’on veut abandonner, les vieilles contingences de la vie disparaîtront. La maladie, la faiblesse, la vieillesse, la mort, ne seraient plus des situations qui s’imposent sans remède à l’être humain, mais les derniers ennemis – susceptibles d’être vaincus – avant d’atteindre une liberté totale et un épanouissement sans limites. Dans ce contexte, les technologies NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, intelligence artificielle et sciences cognitives) prétendent parvenir à une connaissance approfondie du fonctionnement du corps humain, afin de rendre sa manipulation sûre et efficace.
7Pour le transhumanisme, celui qui s’arrache au hasard propre à la vie « naturelle », devient maître de son corps et de son destin et, outre le dépassement des contingences liées à la souffrance physique, se rend aussi plus intelligent, augmente sa mémoire, développe des sens plus aigus, etc. Cet individu finit par être plus qu’un humain, il devient un posthumain.
8Il est possible d’organiser les films abordant le transhumanisme en trois grands groupes. Le premier regroupe des films centrés autour d’une figure de scientifique ou de savant et de son projet personnel qui est, quant à lui, majoritairement ou strictement scientifique. Dans ces cas, cet individu plus ou moins éloigné du monde décide de mener des expériences sur des êtres humains ou des animaux, morts ou vivants. Souvent, son ambition aveugle, une certaine hybris, le rendent coupable des résultats monstrueux et amènent la punition de ses actes. On pense à L’île du docteur Moreau2 ou à Frankenstein3 (1931).
9Dans le deuxième groupe de films, un projet politique concret anime les recherches et des résultats précis sont attendus au sein d’une société. Le cœur du projet n’est pas la science en elle-même, mais ses conséquences. On peut penser à Robocop4(1987).
10On pourrait enfin réunir dans un troisième groupe les productions dans lesquelles la ou les biotechnologie(s) ont été démocratisées et où la population se sert de l’eugénisme pour s’améliorer ou pour contrôler les caractéristiques de ses futurs enfants. Sans un objectif purement scientifique et sans projet politique, l’organisation sociale, et plus encore « la domestication de l’être humain5 », comme le dirait Peter Sloterdijk, devient l’affaire de tous et de personne. On pense à Gattaca6 (1997).
The Boys from Brazil
11The Boys from Brazil7, [Ces garçons qui venaient du Brésil] de Franklin J. Schaffner (1978), s’inscrit dans le deuxième groupe. Josef Mengele (Gregory Peck), médecin à Auschwitz, célèbre pour avoir été l’assassin de 2,5 millions de personnes, ayant fait des expériences médicales sur des enfants juifs et non juifs, procédé à des amputations, des opérations sans anesthésie, etc., prépare, depuis 20 ans, un projet à échelle internationale. Au Brésil, afin de porter l’espoir de la race aryenne, il a créé 94 clones génétiques d’Adolf Hitler. Il a ensuite placé ces clones-bébés dans des familles européennes ou nord-américaines reproduisant les caractéristiques générales connues par Hitler dans son enfance : un père autoritaire à la maison, fonctionnaire sans pouvoir social, et mort accidentellement à ses 65 ans, et une mère très protectrice, de 23 ans plus jeune que son mari. Les enfants reprennent d’Hitler certaines caractéristiques physiques fondamentales : pâleur, cheveux noirs, yeux bleus. Cette mission que Mengele nomme « sacrée » doit se conclure par la mort « accidentelle » des 94 pères des enfants. Le « chasseur des nazis » Ezra Liebermann (Lawrence Olivier) intervient et met fin au projet de Mengele.
12Impeccablement vêtu de blanc, le personnage de Josef Mengele fait très rapidement écho à celui du docteur Moreau. Un plan du film le montre dans son laboratoire, au milieu d’une forêt exotique. On voit d’abord une grenouille ouverte, puis un enfant avec d’inquiétants yeux bleus qui reçoit une piqûre. Apparaissent ensuite une femme indigène à demi-nue, un vaste répertoire d’animaux sauvages qui semblent être à la disposition du médecin et un hydravion qui atterrit. Dans ce monde qui est le sien, Mengele se déplace à cheval. Comme pour Moreau, l’isolement est la condition fondamentale pour faire aboutir un projet secret et personnel mais d’importance scientifique et sociale inédite. La différence avec Moreau réside dans le fait que pour Mengele, anthropologue auparavant médecin, il s’agit de mettre son savoir au service d’une cause plus grande que lui ou la science : le rétablissement d’un troisième Reich amélioré.
13Les références à sa fidélité incontestable au nazisme sont multiples, comme un buste de Hitler décorant son bureau. S’il est conscient du « miracle scientifique » que son travail représente et pense avoir « converti le monde entier dans un laboratoire », c’est seulement afin de matérialiser son idée, et de faire non une copie mais un original d’Hitler.
14L’ampleur du projet et son caractère international montrent l’aspect le plus sombre de la manipulation génétique. Après une explication approfondie sur le clonage végétal, animal et humain, le professeur Bruckner (Bruno Ganz), veut voir les potentialités positives de cette pratique : « Vous ne voulez pas vivre dans une société pleine de Mozarts et Picassos ? », demande-t-il à Ezra Liebermann. Cependant, même dans l’univers fictionnel du film il aurait fallu - et cela n’aurait été qu’une première étape - avoir non seulement l’information génétique du compositeur et du peintre, mais encore accomplir la reproduction de leur environnement. En effet, une chose est de reproduire l’information génétique d’une personne, une autre de reproduire ses compétences, son talent ou son intelligence. Bien que cette lecture du clonage impliquant une réduction de la complexité d’une vie humaine puisse paraître caricaturale, elle est cependant très proche du discours transhumaniste.
15Les fréquentes comparaisons entre le cerveau et l’ordinateur, ou le corps humain et une machine, autorisent le fantasme d’une reproduction et d’une amélioration de l’être humain à peu près de la même façon que l’on répare ou que l’on améliore un objet. Cela est intrinsèquement lié à la vie dans une société profondément capitaliste et industrielle, car ces rapprochements dépassant la simple réponse à un besoin ou à une intuition individuels reflètent surtout les désirs des instances dominantes. Si Mengele est présenté comme un « généticien primitif », ou comme « un sadique, mais un sadique avec un PhD », c’est pour dire qu’il est moins question d’un savant fou que d’un intellectuel dangereux, conscient de ses actes mais nocif pour la société. Ce n’est pas la science qui le guide, ni une ambition ou une excessive confiance en soi, mais un intérêt politique. La question qui se pose est de savoir ce que « meilleur » veut dire. « Meilleur » par rapport à qui ou à quoi, « meilleur » selon qui.
16C’est surtout face à un des enfants clonés que la personnalité et le projet de Mengele sont confrontés à une opinion non politisée, comme celle de Bruckner ou d’Ezra Liebermann. À la fin du film, Mengele explique à l’un des enfants clonés, Bobby, qui a 14 ans, ses plans et surtout son destin sublime comme incarnation du Führer, ce à quoi l’enfant répond : « Oh, man, you’re weird ! ».
17Le projet eugéniste se voit discrédité, au point qu’une fois Mengele tué, Liebermann refuse de donner les noms des 94 enfants pour empêcher qu’ils soient chassés. Il brûle la liste et avec son acte confirme son scepticisme sur la méthode de Mengele. Pour lui, malgré leurs gènes et leurs similitudes sociales avec Hitler ces enfants ne deviendront jamais des dictateurs nazis.
Singularité : Alphaville, 1965
18Amélioration de l’être humain d’un côté, amélioration de la machine d’un autre. La singularité, mot qui vient aussi des années 19508, annonce une intelligence artificielle (une intelligence conçue par l’être humain) qui serait capable de s’auto-recréer et de se rendre de plus en plus puissante. L’évolution de cette intelligence échapperait au contrôle humain, dépasserait la compréhension même dont l’être humain est capable, et risquerait, dans le meilleur des cas, de transformer l’ensemble de l’activité humaine, dans le pire, de signer la fin de l’humanité.
19Ce discours trouve souvent appui dans la loi de Moore9 et dans une certaine histoire de l’accélération du progrès et de l’évolution de la technologie – postulée par Raymond Kurzweil et connue comme law of accelerating returns10. Tout comme le transhumanisme, ces théories sont souvent critiquées pour leur langage souvent plus proche de la croyance que de la science, une absence de rigueur dans leurs « prédictions » (qui sont souvent plutôt des prophéties), ainsi que d’importantes lacunes quant au rationalisme scientifique de la singularité technologique11.
20La singularité veut apparaître comme l’aboutissement inéluctable du progrès technologique, une suite logique à l’évolution humaine. Son accomplissement serait un posthumanisme.
21Dans le cinéma, l’intelligence artificielle très développée et consciente d’elle-même prend principalement forme de deux façons: la première, à travers un robot, la deuxième, à travers une entité immatérielle ou sans un corps défini. Dans le premier cas, ces robots peuvent être une forme d’autorité policière ou militaire, comme dans THX 1138 ou The Terminator, une aide dans des tâches précises ou difficiles, comme Robby dans Forbidden Planet ou les réplicants dans Blade Runner, une entité devenue problématique à cause de la manipulation humaine, dans Runaway, ou bien une menace due à des problèmes techniques, dans Westworld. Dans le deuxième cas, l’intelligence artificielle peut contrôler la réalité comme dans Tron ou The Matrix, prendre une forme humaine pour acquérir une existence « complète » (Demon Seed), contrôler une machine comme une vaisseau spatial (Alien ou 2001: A Space Odyssey), ou bien se désintéresser de l’activité humaine pour aller à la recherche d’autres projets, comme dans Her12.
Alphaville
22Alphaville, de Jean-Luc Godard, s’inscrit dans ce deuxième groupe. L’intelligence artificielle Alpha 60 a sous son contrôle la ville d’Alphaville. Elle impose un ordre et une logique implacables, empêchant ses habitants d’avoir des sentiments, de s’aimer. Certains s’adaptent (« les suédois, les allemands, les américains »), d’autres se suicident. Pour le reste, c’est l’exécution. Venu des pays extérieurs, l’agent Lemmy Caution (Eddie Constantine) essaie de renverser le pouvoir de cette intelligence, d’éliminer son leader et de libérer les habitants, en particulier Natacha von Braun (Anna Karina).
23Alphaville est peut-être un film de science-fiction13, mais il est raconté du point de vue du présent, car « le présent est la forme de toute vie », dit Alpha 60. Les mots clés dans cette ville, affirmés comme des vertus, sont « science », « logique », « sécurité », « prudence ». Des flèches apparaissent souvent à l’écran, elles indiquent une direction, un sens, le plus souvent de gauche à droite - le sens de la lecture en Occident. Cela impose une logique d’appréhension du monde, de la cause à la conséquence, car dans Alphaville il n’y a pas de « pourquoi », il n’y a que du « parce que ».
Lemmy Caution : Pourquoi les gens ont l’air triste et sombre ?
Natacha von Braun : Parce qu’ils manquent d’électricité.
24L’affirmation, l’acceptation et l’obéissance sont les valeurs qui s’accordent le mieux avec le contrôle imposé. La ville est grise, triste et d’une grande banalité. Sans surprise, sans événement, c’est aussi une ville sans histoire, dans le sens qu’elle est hors de l’histoire. Dans son article consacré à ce sujet, Pierre-Frédéric Daled affirme :
La fin de l’évolution historique de l’humanité est l’État universel homogène qui réalise pleinement le désir de reconnaissance universel des personnalités uniques au monde. L’homme parfait, absolument satisfaisait, n’y a plus de raison de changer les principes (vrais) qui sont à la base de la connaissance de soi et du monde.14
25Tout est enchaîné dans Alphaville, la vie des hommes et celle des nations, et à chaque action correspond un effet, déterminable et déterminé. L’agent Lemmy Caution a cette intuition immédiatement après son arrivée: « C’était ma première nuit à Alphaville, il me semblait déjà qu’une longue suite de siècles l’avait précédée ». Une planification totale s’empare de l’existence dans la ville, rythmée par le développement du cerveau électronique qui dicte les lois et les normes. Son intention, son but final, n‘est ni négatif ni positif, mais simplement indifférent. Sans volonté de faire le mal, sans prétendre assujettir les hommes par la force, la machine opère selon l’« ambition naturelle à toute organisation de planifier son action ».
26Suite à son observation des êtres humains, Alpha 60 parvient à des conclusions logiques, irréfutables : « il faut les détruire, c’est à dire les transformer », et cela afin d’obtenir le bien universel. Lemmy Caution constate cette transformation : « les gens sont devenus esclaves de probabilités ». Les habitants de cette ville ont laissé Alpha 60 s’occuper des problèmes qu’ils croient trop complexes pour eux, par exemple les départs de trains et des avions, la circulation d’hommes et de marchandises, la distribution de l’électricité, les opérations de guerre, etc. : en d’autres mots, l’ensemble des actions déterminant la vie en communauté.
27Ceux qui ne s’adaptent pas, ceux qui étaient auparavant des artistes, romanciers, peintres ou musiciens, ceux qui « ont agi de façon illogique », doivent être éliminés, car un système parfait ne peut pas se permettre des anomalies. Ils sont exécutés dans une piscine publique, où ils sont d’abord criblés de balles puis achevés au couteau par des femmes en maillot de bain, dans ce qui se présente comme un spectacle destiné à des personnes très importantes. L’un des condamnés crie ses derniers mots : « Ecoutez-moi les normaux, nous voyons la vérité que vous ne pouvez plus voir, cette vérité c’est qu’il n’y a rien dans l’homme que l’amour et la foi, le courage et la tendresse, la générosité et le sacrifice, tout le reste n’est que l’obstacle dressé par le progrès de notre ignorance aveugle ».
28Cet acte de résistance est une revendication de l’humanité en ce qu’elle a d’essentiel, face au pouvoir contingent d’un progrès contesté qui veut la détruire. Cette revendication est ensuite renforcée par le rôle fondamental de la poésie face à l’intelligence artificielle. Outre les nombreuses citations et références directes15, la poésie est présentée comme la seule force capable de « transformer la nuit en lumière ». C’est la plus grande force d’opposition à la logique d’Alpha 60, qui peut, par exemple, comprendre les mots isolés mais pas le sens d’un vers. La poésie est un médium, un moyen de transmettre des secrets, mais il n’y a pas de secrets à Alphaville, la ville est transparente, les êtres sont ouverts, ils n’ont plus d’intériorité. Ils lisent La Bible, mais elle est devenue un dictionnaire, ce qui est le meilleur exemple de la façon dont Alpha 60, dans son régime autoritaire, interprète le langage et la littérature : il s’agit pour elle d’une communication utilitaire, un ensemble cohérent, un catalogue, qui fonctionnerait à la façon d’une addition arithmétique. Mais le sens s’échappe, le langage est plus complexe, et certains êtres humains résistent à être ainsi réduits.
29Le film, fixé dans le présent, parle moins de l’existence probable d’une intelligence artificielle que des conséquences d’une soumission à une pensée strictement logique. Le mépris de ce qui ne rentre pas dans l’efficacité, la productivité, la performance, est aussi le mépris des émotions, de l’amour, qui semble être le sentiment capable de mettre en évidence les limites de la machine intelligente. « Ce sont les actes des hommes à travers les siècles passés qui, peu à peu, vont le détruire logiquement. Moi, Alpha 60, je ne suis que le moyen logique de cette destruction ».
Effacement des frontières : Upstream Color, 2013
30D’après le philosophe Francis Wolff :
Dans l’Antiquité, chez Aristote en particulier, les hommes étaient définissables par différence avec les deux « faunes » qui les entouraient, les animaux et les dieux : ce qu’ils avaient en commun avec les uns les opposait aux autres, et ce qui les distinguait des uns les liait aux autres. À l’âge classique, chez Descartes en particulier, l’homme pouvait se définir par une double opposition : avec Dieu, d’une part, dont l’entendement, au contraire du sien, est infini, mais avec qui il partage la puissance infinie de la volonté ; avec l’animal, d’autre part, dont il se distingue par la pensée, mais avec lequel il partage un corps mécanique, vivant et mortel. À partir de ce qu’on a appelé, à la suite de Max Weber, le « désenchantement du monde », par lequel Dieu s’est progressivement absenté de l’explication des phénomènes naturels, l’homme n’avait plus qu’un Autre pour se définir : l’animal16.
31Cependant, cette dernière catégorie de différentiation se révèle non satisfaisante, « l’animal lui-même n’est plus une borne. L’homme et lui fusionnent. C’est la forme ultime de désenchantement du monde, ou plutôt de la nature : une nature vivante d’où Dieu s’était absenté et où, inversement, l’homme s’est désormais noyé17 ». On constate aujourd’hui que cette naturalisation de l’être humain s’accompagne de l’évaporation de sa spécificité, résultat de la dissolution des frontières qui servaient à son étude.
32Les possibilités de lecture et d’interprétation qui en découlent sont multiples, parfois opposées. D’un côté, elles peuvent supposer des hiérarchies, des essentialismes, d’un autre elles peuvent les nier. Dans ce deuxième cas s’inscrivent les courants qui voudraient élargir la communauté humaine afin de dépasser, justement, l’humain comme catégorie, pour parler plutôt du vivant, voire d’une égalité entre les êtres biologiques et bioniques.
33Bien que le transhumanisme et la singularité proposent l’effacement de certaines frontières, d’un côté entre le corps organique-naturel et des éléments extérieurs qui veulent améliorer ses fonctions, et d’un autre côté entre la pensée et la conscience humaine et celles potentielles d’une machine, d’autres approches sont possibles. Par ailleurs, une frontière peut renvoyer à une définition, mais aussi à une borne, une limite, voire à l’espace existant « entre-deux18 ». On les perçoit avec clarté dans plusieurs formes artistiques19 et dans des représentations cinématographiques.
34David Cronenberg est le réalisateur le plus emblématique en ce qui concerne l’effacement de frontières. Dès ses premiers films il propose le dépassement du binarisme de la sexualité (Stereo, 1969 et Crimes of the Future, 1970), il met en scène des greffes qui deviennent agressives et qui produisent des maniaques sexuels (Shivers, 1975), ainsi que la matérialisation des problèmes mentaux (The Brood, 1979), la symbiose avec l’animal (The Fly20, 1986), des états hallucinatoires qui permettent de confondre les matières, les consciences, les êtres (Naked Lunch, 1991) ou bien la réalité virtuelle et les machines organiques (eXistenZ, 1999), parmi d’autres21.
35Les frontières entre l’être humain et l’animal sont abordées par d’autres réalisateurs dans Planet of the Apes, Cat people, The Lobster ou Altered States ; celles entre l’humain et la machine dans Tetsuo ou dans Dead Slow Ahead, et les frontières du corps, de la personnalité et de l’identité dans Holy Motors22.
Upstream Color
36Dans Upstream Color, deuxième film de Shane Carruth, il y a d’abord des plantes, des fleurs, des larves, une substance étrange, puis deux jeunes garçons, un homme et une femme, un dealer-voleur, une sorte d’hypnose, un homme – the sampler23 –, qui agit en démiurge, des cochons, la musique, la littérature. Ces personnages, ces êtres, ces éléments, sont présentés de cette façon, juxtaposés. Traités par la caméra avec égalité, ils ne révèlent pas immédiatement leurs liens. Le sampler réalise des opérations qui créent, voire qui rendent évidents, des rapports étroits entre des êtres humains et des cochons qu’il élève dans une ferme. Suspectant l’existence de quelque chose de présent mais d’invisible dans leurs vies, Kris (Amy Seimetz) et Jeff (Shane Carruth) cherchent à comprendre et finissent par tuer le sampler.
37Au début du film Kris est montrée dans son travail, regardant sur son ordinateur l’image d’un être, une sorte d’animal, de quadrupède en partie en bois24, qu’elle fait avancer et reculer à l’aide des flèches de son clavier. On peut y voir un lien avec la manipulation exercée par le sampler, qui n’a pas forcément un objectif précis, et se trouve plutôt à la place d’un expérimentateur, voire parfois d’un simple observateur. Il modifie les êtres, les conditionne, puis les accompagne. Il se révèle capable de pitié, mais également d’une froide cruauté, celle de l’indifférence.
38Un cycle vital est mis en scène dans le film. Il implique des larves, des orchidées, des êtres humains et des cochons. L’animal, le végétal et l’humain se mêlent, mais il n’y a pas de hiérarchie entre eux, il n’y a pas de transcendance non plus. La répétition, la musique, mais surtout des étapes communes et inéluctables à la vie biologique - la naissance, la reproduction et la mort -, créent l’espace de rencontre de ces êtres. Même si le moteur du film est le désir d’appréhender ce lien invisible, de se l’approprier, le résultat n’aboutit pas à la compréhension, mais, plus humblement, à une acceptation.
39Dans cette quête, l’être humain est effacé, ou plutôt, c’est une image bien particulière de lui qui s’efface. C’est en tant que système fermé, structuré, au sommet d’une pyramide construite par lui-même, en tant que principe et fin des choses qu’il disparaît. Ce qui reste, c’est un être humain qui est, avant tout, un être parmi d’autres. Il partage un certain nombre de caractéristiques, de fonctions et de contingences avec les autres êtres, et s’il détient également des spécificités, celles-ci impliquent une différence plus de degré que de nature. Dépossédé de la conception, conforté par l’humanisme qui le définit « par une essence soustraite au temps et à l’espace, à laquelle il se devait d’être conforme pour satisfaire à la morale25 », l’être humain d’Upstream Color est capable de se reconstruire, en redéfinissant ses relations avec l’autre, c’est-à-dire en revenant sur les frontières qui limitaient auparavant son être. Frédéric Vandenbergue affirme à ce sujet :
La vie ne connaît ni distinction ni frontière entre les genres, les espèces, les sujets, les substances ou les organes. En coulant dessous, au-dessus, dans et à travers tout et partout, elle « désindividualise », désagrège et annihile tous les êtres et toutes les entités dans un flux anonyme de devenir. Inutile de dire que, inondé par la vie, l’humain disparaît également26.
40Dans ce processus, l’unicité de l’être humain est à son tour dissoute, car on constate aussi, en regardant les autres personnages – comme le dealer qui a un intérêt seulement économique –, qu’il n’est pas question d’une espèce humaine qui agirait de façon consciente et cohérente, mais plus précisément d’un agrégat d’individus, qui peuvent s’associer ou se dissocier, travailler ensemble ou se combattre. Matière malléable, ouverte à différentes possibilités, l’humain serait désormais capable d’établir des nouveaux liens, plus intimes et plus solides, avec l’animal et en conséquence il pourrait reconsidérer sa propre place dans le monde.
41Ce posthumanisme qui n’est pas forcément technicien, qui veut retirer l’être humain du centre de l’univers, supprimer toute distinction ontologique et finalement essayer par ce biais de rendre la vie des êtres plus harmonieuse, rejoint le concept énoncé par l’écrivain français proche du surréalisme Jacques Audiberti, l’abhumanisme27.
Critique de l’humanisme : Il est difficile d’être un dieu, 2013
42Il sera question ici de certaines critiques de l’humanisme faites après la Seconde Guerre mondiale. Ce moment, qui marque une profonde rupture intellectuelle avec l’humanisme traditionnel, compte différentes origines et manifestations. D’un côté, les tentatives pour passer au-delà de l’humanisme et de l’homme, soulignées et mises en pratique par Claude Lévi-Strauss et d’autres représentants du structuralisme français des années 1960, ainsi que par Michel Foucault et Jacques Derrida, réunis parfois sous l’appellation d’ « antihumanisme28 » ; d’un autre, des discours plus centrés sur une problématique précise soulevée par – ou bien qui trouve son origine dans – l’humanisme, comme le post-colonialisme de Frantz Fanon29, ou bien le cyber-féminisme de Donna Haraway30 ou celui de Rosi Braidotti31.
43Dans sa réponse à la Lettre sur l’humanisme32 de Martin Heidegger, texte que l’on peut considérer comme fondateur de cette période critique, Peter Sloterdijk évoque l’un des fondements de la critique de l’humanisme :
Une partie de la stratégie de Heidegger devient ainsi manifeste : le mot « humanisme » doit nécessairement être abandonné si la véritable mission intellectuelle qui, dans la tradition humaniste ou métaphysique, voulait déjà paraître accomplie, doit être retrouvée dans sa simplicité et son inéluctabilité originelles. En termes plus pointus : à quoi bon célébrer de nouveau comme une solution l’être humain et la présentation philosophique déterminante qu’il donne de lui-même dans l’humanisme alors que l’on a justement vu, dans la catastrophe du temps présent, que c’est l’homme lui-même, avec ses systèmes d’auto-surélévation et d’auto-proclamation métaphysiques, qui constitue le problème ?33
44L’être humain issu de l’humanisme apparaît non comme solution ou une réponse, mais comme le cœur du problème. Pour le surmonter, il faudrait s’attaquer d’abord aux principes humanistes, sur la mythification et l’intemporalité de leurs énoncés, revenir sur l’universalisation du particulier, sur l’exclusion de ceux qui ne sont pas représentés dans le discours du pouvoir. Il s’agirait de réinventer l’humanisme, le dépasser.
45Il existe plusieurs possibilités pour une critique de l’humanisme au cinéma que l’on pourrait qualifier de posthumaniste. D’une part, des films issus du mouvement afro-futuriste34 : Welcome II the Terrordome, An Oversimplification of Her Beauty, ou le classique du genre The Space is the Place35, écrit par le prolifique compositeur Sun Ra. Dans un registre très différent, la comédie Sleeper (1973) de Woody Allen, sorte de détournement du roman d’Aldous Huxley, Brave New World36, insiste particulièrement sur la passivité d’une humanité qui loin d’accomplir, grâce au développement technologique, le libre exercice de sa liberté, se voit lentement réduite à un état de semi-esclavage, de dépendance totale. Dans un autre genre encore, le documentaire Leviathan (2012) de Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel : sans histoire, sans personnages, sans dialogues, sans narration, des caméras posées aléatoirement dans un bateau de pêche industrielle, exposent et critiquent à leur façon la place que l’être humain a voulu occuper dans le monde.
Il est difficile d’être un dieu
46Un groupe de 30 scientifiques est envoyé à la planète Arkanar, une planète similaire à la Terre qui a cependant sur elle un retard de 800 ans. Des châteaux rappellent ceux de la Renaissance, mais la Renaissance n’a pas eu lieu à Arkanar. Les artistes, les écrivains, les intellectuels, les inventeurs sont persécutés et exécutés par le ministre Don Reba. L’un des scientifiques, Don Roumata (Leonid Yarmolnik), est considéré par certains comme un noble Don, fils bâtard du dieu local Goran. « Certains le croient, d’autres non, mais tous le craignent ». Il essaie de protéger ces intellectuels, les amateurs de livres, les « raisonneurs », mais il a une interdiction : il ne peut pas tuer. Il existe l’esclavage sur cette planète, la torture aussi. Les êtres souffrent.
47Rien ne peut s’élever à Arkanar. Une pluie visqueuse et presque omniprésente bat les corps, les pousse vers la terre, dans la boue, qui empêche les mouvements, qui rend les déplacements difficiles, lourds, maladroits. Les hommes, les femmes, les enfants, les animaux, vivants et morts, perdent leurs limites physiques, celles qui les séparent du monde. Ils s’intègrent aux éléments naturels, ou plutôt les subissent, se perdent dans la nature. Si le corps humain est le signe le plus clair, le plus évident de l’appartenance à l’espèce humaine37, il est ici réduit à l’expression de ses besoins les plus élémentaires. Ils mangent, se frappent, copulent, leurs nez coulent sans arrêt. Certains marchent à quatre pattes, d’autres parlent à peine. Pour tous, et cela est évident, la vie est une source de souffrances, de misères, mais ils ne sont pas en mesure de le comprendre.
48Les êtres défilent devant la caméra, la regardent, affichent devant elle leurs gestes obscènes ou simplement stupides. Les soldats du ministre, dit la voix off du film, sont habillés en gris, mais il est impossible de démêler les uns des autres. Tout est gris, tout est irrémédiablement couvert de fange, de crasse. Le faible espoir de voir naître un jour une Renaissance à Arkanar est rapidement écarté, d’un côté par la brutalité du pouvoir qui noie les intellectuels dans les latrines, d’un autre, par l’atonie des victimes, leur inconscience absolue. Au milieu de ce marais d’insalubrité et de putréfaction, Don Roumata paraît marcher en cercles. Rien n’avance, rien ne progresse dans cette planète. Cependant, la seule issue, la seule transcendance possible est incarnée par lui, par ailleurs également envahi par le gris, par la boue et certainement par la folie d’habiter Arkanar.
49L’odorat y est le plus important des sens, il est presque le seul. Les habitants de cette planète rapprochent leur nez de tout ce qu’ils croisent, c’est au nez aussi qu’ils se font mal, pour s’offenser ou pour jouer, ils se jettent aux visages des excréments d’âne, des poissons morts. La vie se manifeste dans un état à la limite du basique, les rapports au niveau le plus élémentaire. Sans Renaissance, l’humanisme, un humanisme, semble impossible.
50La difficile mission d’être un dieu est celle de se sentir responsable d’une entreprise irréalisable. Don Roumata, qui n’a rien d’un héros altruiste, voudrait cependant trouver la façon d’aider ces humains à vivre ensemble. Mais il est simultanément trop près et trop loin d’eux pour pouvoir agir. Il n’a pas de plan, de méthode qui soit adaptée. Il se demande :
Mettons que tu as distribué les terres, mais qui dans ce monde veut des terres sans esclaves ? Des nouveaux esclaves apparaîtront, de nouvelles potences aussi. Les nouveaux riches, les nouveaux noirs. Tout recommencera […]. Et Dieu n’y pourra rien.
51C’est cette condition humaine qui pose problème, son égoïsme et sa cruauté ataviques font de la victime et du bourreau une seule et même personne :
Tu l’aurais permis. Tout le monde l’a toujours permis et le fera toujours. Depuis plus de mille ans.
52Don Roumata a une tâche démesurée pour lui. Il se voit à la place de l’éleveur d’humains, mais il n’a pas de programme, et les humains sont loin d’incarner les attributs de tendresse et générosité dont parlait Godard dans Alphaville. Dans la deuxième dissertation de sa Généalogie de la morale, Nietzsche affirme :
C’est là précisément la longue histoire de l’origine de la responsabilité. Cette tâche d’élever et de discipliner un animal qui puisse faire des promesses a pour condition préalable, ainsi que nous l’avons déjà vu, une autre tâche : celle de rendre d’abord l’homme déterminé et uniforme jusqu’un certain point, semblable parmi ses semblables, régulier et, par conséquent, appréciable. Le prodigieux travail de ce que j’ai appelé la « moralité des mœurs » (cf. Aurore, aph. 9, 14, 16) – le véritable travail de l’homme sur lui-même pendant la plus longue période de l’espèce humaine, tout son travail préhistorique, prend ici sa signification et reçoit sa grande justification, quel que soit d’ailleurs le degré de cruauté, de tyrannie, de stupidité et d’idiotie qui lui est propre : ce n’est que par la moralité des mœurs et de la camisole de force sociale que l’homme est devenu réellement appréciable38.
53Être appréciable est également se rendre régulier, nécessaire, pour soi-même et pour les autres. Acquérir la responsabilité est « répondre de sa personne en tant qu’avenir39 », se porter garant d’une promesse, or c’est justement ce dont les humains d’Arkanar manquent. Ils ne répondent pas d’eux-mêmes, ils volent, mais toujours vers le bas. L’échec de la démarche de Don Roumata est surtout l’échec de la possibilité de tenir cette promesse, de pouvoir faire confiance à l’être humain. Il demande conseil à un des amateurs de livres :
Amateur de livres : Créateur, donne aux gens tout ce qui les sépare.
Don Roumata : Non, car les forts prendront aux faibles.
Amateur de livres : Punis les cruels, pour qu’ils n’osent pas recommencer.
Don Roumata : Mais après les forts et cruels viendront les plus forts parmi les faibles. […]
Amateur de livres : Créateur, si tu existes, balaie-nous comme de la poussière, ou laisse-nous dans notre putréfaction. Anéantis-nous. Élimine-nous.
Don Roumata : Mon cœur est plein de miséricorde, je ne peux pas le faire.
54Cependant, celui qui « pleurait souvent dans son sommeil, quand il tuait dans ses rêves », finit par transgresser l’interdiction. Il implore, les yeux fermés, avant d’accomplir son acte : « Dieu, si tu existes, arrête-moi ». Mais personne ne l’arrête. Après le massacre, l’extermination de Don Reba et de tous ses soldats, Don Roumata décide de ne pas rentrer avec les autres scientifiques sur Terre, il reste à Arkanar.
Cyberpunk : Videodrome, 1985
55Les avancées technologiques et cybernétiques peuvent ne pas être perçues, même dans un futur proche, comme une amélioration des conditions de vie. Le terme cyberpunk est utilisé en 198440 afin de qualifier un sous-genre de la science-fiction présenté d’abord par l’écrivain William Gibson dans son roman Neuromancien41, puis par d’autres auteurs de la même époque42. Aux origines, il s’agit d’une réaction virulente, punk, à l’utopie cybernétique en vogue pendant les années 1950 aux Etats-Unis. D’après cette utopie, les technologies permettraient la création d’un « village global », selon les mots de Marshall McLuhan43. Une harmonie s’installerait entre les êtres humains et les êtres bioniques. Un monde aseptisé, sans violence et sans crime serait alors possible. Le cyberpunk conteste l’optimisme et le caractère émancipateur de la technologie pour mettre en scène des villes surpeuplées, polluées, chaotiques, où rien ne fonctionne comme prévu, et surtout où les technologies sont simultanément l’outil d’oppression du pouvoir et l’arme par laquelle on lui oppose une résistance. Le corps humain et la machine s’imbriquent, tout comme le réel et le virtuel. Les relations entre les êtres humains sont presque inexistantes, ou réduites à l’utilitaire.
56Dans le cinéma, parmi les classiques du genre, le film Total Recall,44 adapté d’une nouvelle45 du principal inspirateur du cyberpunk, Philip K. Dick, montre la vie d’un homme qui ne peut plus être sûr de ses souvenirs, de son passé et de son identité. Les voyages sur Mars sont possibles, tout comme les lavages du cerveau sur mesure. Dans Ghost in the Shell,46 un nouveau réseau mondial numérique fait apparaître un nouveau type de délinquance. La singularité technologique a déjà eu lieu : une intelligence artificielle est consciente d’elle-même et cherche à se reproduire, à devenir autre chose. Sont questionnés les concepts du vivant, du naturel face à l’artificiel, ainsi que les limites et relations entre le corps et l’esprit. Dans Strange Days47, dont le récit se situe juste avant la fin du XXe siècle, un dispositif technique appelé SQUID permet d’enregistrer et de restituer les actions vécues par une personne. La vente illégale de ces clips se développe, l’évasion et l’hallucination permettent aussi bien d’échapper à la violence urbaine que de l’intensifier.
Videodrome
57Huitième long-métrage de David Cronenberg, Videodrome est sorti un an avant la naissance « officielle » du cyberpunk. Max Renn (James Wood), directeur de la chaîne de télévision indépendante Civic TV, cherche des nouveaux contenus pour attirer un public qu’il considère toujours désireux de sensations fortes. Il découvre Videodrome, émission ultraviolente spécialisé dans le sadisme, la mutilation et le meurtre qui, de plus, semblent être réels. Le visionnage de cette émission provoque des hallucinations et il devient presque impossible d’établir si les perceptions ressenties, les transformations physiques et les évènements vécus procèdent du Videodrome, et donc de la société créatrice de l’émission, Spectacular Optical, ou bien de la réalité.
58Les personnages de Videodrome sont présentés pour la première fois soit à travers l’écran de télévision, soit en relation avec lui. Max est doucement réveillé par un enregistrement diffusé sur sa télévision, dans lequel on voit sa secrétaire qui lui dit : « Max, c’est l’heure. L’heure de reprendre conscience doucement, péniblement. Non, je ne suis pas un rêve ». Plus tard, son assistant, le technicien Harlan (Peter Dvorsky) est découvert dans son atelier, entouré d’écrans et précédé par une antenne de télévision ; Nicki (Deborah Harry), est montrée à travers une caméra qui tourne une sorte de talkshow, quant au professeur Brian O’Blivion48 (Jack Creley), théoricien des médias, il apparaît seulement dans une télévision, jamais en personne. Cela annonce l’un des sujets essentiels du film : les médias non seulement comme moyen mais comme finalité et comme agent de transformation de la réalité physique et psychique de l’être humain.
59La télévision, qu’elle soit ouverte au grand public dans des émission légères comme le talkshow ou qu’elle soit privée et même illégale avec Videodrome, possède une existence matérielle, qui intervient d’abord sur le corps humain pour ensuite atteindre l’esprit. Ce n’est pas le contenu qui est le plus important, c’est le média lui-même, comme l’affirme Marshal McLuhan :
‘le message, c’est le médium’ parce que c’est le médium qui façonne le mode et détermine l’échelle de l’activité et des relations des hommes. Les contenus ou les usages des média sont divers et sans effet sur la nature des relations humaines. En fait, c’est une des principales caractéristiques des média que leur contenu nous en cache la nature49.
60Max est obsédé par le contenu de Videodrome, mais ce qui compte c’est d’être exposé au média, de le consommer. Les hallucinations ne se produisent pas à cause du contenu violent ou sexuel, mais comme conséquence du simple visionnage. Cette leçon a été retenue par la corporation Spectacular Optical qui, en plus de Videodrome, a créé une Mission du Rayon Cathodique, sorte d’église dans laquelle se rendent des personnes pauvres, habitantes de la rue, afin de se guérir du « manque d’accès au rayon cathodique ». D’après la corporation, regarder la télévision devrait aider ces personnes « à se rattacher à la table de mixage du monde ».
61Dans l’une de ses interventions télévisées, toujours sous la forme d’un monologue, Brian O’Blivion insiste sur le fait que Videodrome n’est pas, comme certains le croient, une tumeur. Il s’agit pour lui d’un nouvel organe :
La bataille pour l’esprit de l’Amérique du Nord, sera livrée dans l’arène vidéo, le Videodrome. L’écran de télé est la rétine des yeux de l’esprit. Donc l’écran fait partie de la structure physique du cerveau. Par conséquent, tout ce qui surgit sur l’écran de télévision apparaît comme expérience brute pour ceux qui le regardent. Donc, la télévision est la réalité et la réalité est moins que la télévision.
62De cette façon s’opère une transformation radicale de la réalité. Le média ne se contente pas de modifier l’être humain, en l’incitant à consommer ou à en le fidélisant en tant que public d’une émission quelconque, il se substitue à la vérité, au réel, et en ce geste l’élimine. Dans le combat que ce remplacement représente, entre « l’univers rationnel de la technique et le monde de l’inconscient, de l’instinct, de la passion, de la sexualité, du désir et de l’émotion50» le champ de bataille est le cerveau humain. C’est pourquoi Max rend tangibles ses désirs refoulés.
63La forme très particulière du cyberpunk dans Videodrome est celle d’un monde où le développement technique et technologique est entré en conflit direct avec le corps humain et finit par le coloniser. Dans le cas d’O’Blivion, il a abandonné son corps sans peur et sans nostalgie pour atteindre un état supérieur de l’évolution humaine, l’existence par le biais de milliers de cassettes qui peuvent être coupées, mixées et recomposées pour se renouveler indéfiniment.
64En ce qui concerne Max, il apparaît dans toutes les scènes du film et son point de vue est le seul qui soit donné. La transformation des objets, la télévision et les cassettes qui bougent, les objets hybrides entre la machine et l’organique, les personnages qui apparaissent et disparaissent, son propre corps qui se transforme, sont toujours montrés de son point de vue et répondent sûrement aux effets de l’excroissance de chair qui, comme conséquence de Videodrome, pousse dans son cerveau. Cependant, comme le rappelle O’Blivion, « rien n’est réel en dehors de nos perceptions », impossible donc de distinguer la carte du territoire51.
65Il existe une conscience et un projet derrière Videodrome, l’entreprise Spectacular Optical – qui officiellement ne fait que vendre des lunettes bon marché. Il existe également un groupe qui s’oppose à cette entreprise et qui proclame la « chair nouvelle ». Max est manipulé par les deux, depuis le début. Les principes ou l’idée même d’un humanisme ou d’une humanité n’ont aucun sens quand l’être humain n’est plus maître de lui-même. Max est juste un utilisateur, et jusqu’au moment de son suicide, qu’il voit d’abord sur un écran de télévision, un spectateur.
Post-apocalypse : Le Cheval de Turin, 2011
66En tant que genre littéraire, l’apocalypse est très loin de se limiter à l’Apocalypse de Jean dans la Bible52, mais bien que ces récits soient extrêmement abondants au sein des milieux juif et chrétien, en général ils possèdent des éléments communs dont l’un des plus caractéristiques est, d’après Élian Cuvillier, l’idée que la destruction est nécessaire, que « la venue du monde nouveau passe obligatoirement par la condamnation et la destruction du monde ancien53 », et – en ce qui concerne la forme – un langage symbolique qui disqualifie la lecture littérale. Le posthumanisme dans sa forme post-apocalyptique est la possibilité d’imaginer un « après » à cette destruction, un « après l’humanité », qui est un état du monde postérieur à la disparition – presque totale – de l’être humain.
67Cette disparition presque totale peut être matérielle – extérieure –, ou bien plus intime, spirituelle – intérieure. Dans les deux cas, une confrontation fondamentale a lieu : « Par la mise à nu (‘apocalypse’ selon son étymologie) des personnes dans des situations hors du commun, la révélation des sentiments et des croyances s’opère54 ». Le post peut certes impliquer la fondation de nouvelles bases d’existence, mais seulement à la suite d’un examen personnel, au moment présent, sur les causes et les responsables de l’extinction.
68Dans le cinéma, ces causes peuvent être religieuses ou surnaturelles : une collision céleste, une perturbation solaire ou orbitale, une guerre nucléaire et ses effets radioactifs, une guerre bactériologique ou une épidémie, une invasion extraterrestre ou une erreur scientifique55.
69Un monde souterrain peut être le refuge des survivants qui se sont organisés, comme dans La Jetée, Logan’s Run ou Lettres d’un homme mort. Des êtres intacts peuvent également passer leur temps à en chercher d’autres dans des villes désertées, dans The World, the Flesh and the Devil ou The Omega man56. Parfois les êtres humains ont été transformés physiquement par la catastrophe – en monstres, mutants, zombies ou vampires – parfois la transformation est plus subtile, presque imperceptible. Elle peut par exemple produire la fin de la logique et de la liberté suite à une super-explosion à 120 000 mètres au-dessus de Paris, dans le court-métrage Il nuovo mondo [Le Nouveau Monde] (1962) de Jean-Luc Godard. Dans Snowpiercer (2013) de Bong Joon-ho est mise en scène une sorte de double apocalypse, la première étant accidentelle et la deuxième étant présentée comme nécessaire afin de mettre à bas un système d’existence basé sur la domination et la justice.
Le Cheval de Turin
70Le point de départ du film est l’épisode dramatique vécu par Friedrich Nietzsche le 3 janvier 1889 : en sortant du bâtiment au numéro 6 de la via Carlo Alberto, à Turin, le philosophe voit non loin de lui un cocher qui brutalise son cheval. L’animal refuse de bouger et reste immobile sous les coups. Nietzsche se jette, en pleurant, au cou du cheval. Un voisin le ramène chez lui, et il passe alors deux jours dans le silence, qu’il interrompt seulement par cette phrase : « Mutter, ich bin dumm » [Mère, que je suis idiot]. Cela marque le début d’une folie qui l’accompagnera les dix dernières années de sa vie. Après cette introduction, racontée en voix-off sur un fond noir, on assiste à six journées, les dernières, dans la vie d’un homme – le cocher – de sa fille et de leur cheval.
71Il est question dans Le Cheval de Turin d’un groupe d’êtres réduit au minimum, « représentant eux mêmes la plus grande multiplicité que ce nombre rend possible – deux sexes et deux générations57 », comme le note Jacques Rancière, et un animal. Les humains exécutent les mêmes tâches quotidiennes : la fille va chercher de l’eau dans le puits, le père se lève, est habillé avec l'aide de sa fille car son bras droit est paralysé, il prend un verre, il essaie en vain de sortir avec le cheval, qui s’y refuse systématiquement, puis il rentre et se déshabille, là encore avec l’aide de sa fille. Parfois il coupe un peu de bois pendant qu’elle lave des draps, puis ils mangent une pomme de terre chacun, lui avec un peu de sel. Ils regardent à travers la seule fenêtre le vent qui agite les feuilles et l’arbre unique de son paysage. Puis ils dorment.
72Cette routine n’est brisée que par le passage des gitans, et d’un client la deuxième journée, une sorte de témoin éclairé, de prophète nietzschéen, qui vient acheter une bouteille d’alcool et qui explique, dans un monologue, l’apocalypse qui a déjà eu lieu :
Tout est en ruine, tout est dépravé, mais ça revient à dire qu’ils ont tout détruit, tout détérioré. Car il ne s’agit pas du tout d’un cataclysme, venant de l’aide innocente de l’homme. C’est tout justement le contraire, il s’agit ici du propre jugement de l’homme, de son jugement sur lui-même, auquel Dieu, naturellement, contribue, je dirais même qu’il y prend part. Et parce qu’il y prend part, il est la créature la plus abjecte que l’on puisse imaginer. Car la terre a été souillée, vous savez ? À quoi bon le mentionner, puisqu’ils ont souillé tout ce qu’ils ont acquis, et comme ils se sont accaparés de tout dans un combat sournois et déloyal, ceux là quand ils touchent à quelque chose, et ils ont touché à tout, ils souillent. Ça s’est passé comme ça jusqu’à la victoire finale.
[…] Vous savez, cette victoire parfaite, il était primordiale que l’adversaire, comment dire, tout ce qui est excellent, grandiose en somme, noble, refuse de s’engager dans une quelconque bataille, que tout combat soit écarté, il fallait la perte soudaine d’une des parties […], même le ciel leur appartient déjà, ainsi que tous nos rêves, l’instant, la nature, le silence infini. Ils ont même l’immortalité, vous comprenez ? Tout, tout, tout est perdu à jamais.
[…] Et un jour, ici dans le voisinage, j’ai dû enfin comprendre, et j’ai même réalisé que je m’étais trompé, je m’étais grandement trompé en croyant qu’il n’y a pas, et qu’il ne pourrait pas y avoir de changements sur cette terre. Car croyez-moi, je sais maintenant, que ce changement sur terre a bien eu lieu.
73Cette première apocalypse a la forme d’une destruction qui semble invisible parce qu’elle est totale. Si on peut ne pas la voir c’est qu’elle a pris tout l’espace, elle est devenue le monde, la réalité. Les êtres humains ont sali irrémédiablement leurs existences et seulement certains sont conscients de ce fait. Les êtres habitent ainsi une période qui est déjà post-apocalyptique, mais qui ne permet pas d’imaginer une nouvelle genèse. Dans ce cadre la place du cheval est celle d’une horloge qui est en avance dans le temps. Le cheval refuse de marcher, puis de manger, et ensuite l’eau du puits se tarit.
74Dans une tentative désespérée de changement, les deux personnages décident de partir, ils font leurs valises, réunissent quelques effets indispensables, dont une photo de l’épouse et mère, et harnachent le cheval qui participe à l’expérience malgré lui. Le projet d’évasion connaît un échec immédiat et sans explication. Il y a seulement ce paysage limité, fini, que le film n’abandonne jamais, cet horizon indivisible, immuable. Comme les feuilles et la poussière, père et fille sont entraînés et renvoyés à la maison par le vent qu’ils regardaient par la fenêtre comme leur seule distraction. Le vent était la promesse du changement, du non-identique et s’est révélé stérile.
75Maintenant de façon définitive, le cheval préfère rester figé, inerte. La fille du cocher essaie en vain de le faire au moins boire, mais l’animal paraît avoir accepté ce que les hommes refusent de voir et que le prophète avait annoncé, que tout a été avili, qu’il n’est plus possible de se cacher ou de s’enfuir. L’acte de négation du cheval va jusqu’à la négation de lui-même, de son animalité qui devrait le pousser à vivre, à se nourrir et se reproduire. Le cocher et sa fille savent que sans le cheval il n’y a plus d’espoir, que le froid et l’obscurité ne cesseront pas.
76Les gestes et les actions de leur quotidienneté se font plus restreints, deviennent simplement vitaux, minimes. Et le final beckettien du film montre un décalage entre les mots et les actions : « Mange. Il faut manger » dit le cocher à sa fille, qui reste, comme lui-même, impassible. La fin du film, deuxième apocalypse, semble définitive. Le froid, l’inertie, le silence, mais surtout l’absence de lumière marquent la fin du monde et celle du cinéma.
77*
78Si le posthumanisme est parfois envisagé comme une « production sans auteur58 », voire dont l’auteur reste inconnu ou difficile d’identifier, il est également possible que les effets de ce courant à plusieurs visages ne soient pas immédiatement reconnaissables. Comme dans Il nuovo mondo de Jean-Luc Godard, on peut penser d’abord que tout va bien, que rien n’a été modifié, et constater plus tard, comme dans Le Cheval de Turin, « que ce changement sur terre a bien eu lieu ». Pour Paul Ricœur « les fictions ne sont pas arbitraires, dans la mesure où elles répondent à un besoin dont nous ne sommes pas les maîtres, le besoin d’imprimer le sceau de l’ordre sur le chaos, du sens sur le non-sens, de la concordance sur la discordance59 ». Le cinéma apparaît comme une fiction particulièrement apte au déchiffrement de ce que le posthumanisme peut, finalement, signifier.