1Le Poisson-Scorpion, il n’est pas inutile de le rappeler en ouverture, possède un statut hybride1 : les éléments référentiels, très nombreux dans le texte, s’y mêlent aux éléments qui se situent sur un plan purement symbolique ; le rationnel occidental s’y heurte à l’irrationnel d’une mentalité tout à fait autre, difficilement intelligible pour les Occidentaux, où les astres et la magie jouent un rôle essentiel et où, la fièvre aidant, il est facile de glisser vers le fantastique, aussi bien dans le vécu que dans le récit qui en est fourni. Les deux niveaux s’imbriquent l’un dans l’autre, et lors de la lecture du Poisson-Scorpion, il faut forcément naviguer de l’autobiographie à l’invention pure, exercice périlleux pour un texte déconcertant2. Mon titre le dit pour moi : je me situe pour l’heure décidément du côté du symbolique.
2Commençons… par le commencement : l’épigraphe du premier chapitre, tiré du Rigveda : « L’un naquit de la chaleur et en lui s’éveilla l’amour qui fut la première semaine de l’intelligence »3, nous fournit, avec l’incipit, une précieuse clé de lecture.
3On connaît l’importance des épigraphes dans l’œuvre de Bouvier. Après avoir encadré l’ensemble du récit entre deux citations, tirées, la première de Kenneth White, et la seconde de Céline, l’écrivain renvoie, à travers celle du Rigveda, à une culture mal connue, totalement étrangère et de fait la plus ancienne du monde. Œuvre de 600 pages écrite en sanscrit védique et dont le titre signifie Hymnes de la connaissance, le Rigveda est le premier des quatre recueils d’histoires universelles de la civilisation indienne antique, celle des Āryas.
4Les Védas passèrent relativement tard du ritualisme des origines à la spéculation cosmogonique4 : l’ensemble des textes propose quatre modèles de cosmogonie5. La citation de l’écrivain se trouve au chant 129 du Xe et dernier livre des hymnes, et en voici le contexte (dûment simplifié et raccourci) : « Au début il n’existait ni l’être ni le non-être, ni l’air ni le ciel, ni l’eau, ni le jour et la nuit, seuls régnaient l’obscurité et le chaos » ; puis a lieu la naissance du monde (qui dans le texte original ne fait toutefois aucune allusion au Temps) : « De par le grand pouvoir de la chaleur naquit l’Un. Ensuite naquit, tout au début, le désir (kāma), première semence (et non semaine) et premier germe de l’Esprit »6. Bouvier met donc son récit sous le signe d’une cosmogonie très différente des cosmogonies monothéistes auxquelles il a fait référence jusque-là, une création sans Dieu7, un système (souvent considéré comme anticipateur de la science contemporaine) où c’est l’énergie qui est à l’origine de ce qui est.
5L’écrivain connaissait bien le contenu du Rigveda ; la représentation du temps de la tradition védique, basée sur la position des astres et sur la toute première conception de l’astrologie, est circulaire : elle est composée d’une série de cycles successifs, tour à tour bénéfiques ou démoniaques. Les notions de linéarité et de « progrès » lui sont étrangères. L’antique civilisation se fonde en outre sur des rites qui intègrent paroles et gestes « magiques », avec une foi profonde dans la parole créatrice, que Bouvier, contaminé dans le bien et le mal par la culture dans laquelle il est plongé, va vivre intensément à l’intérieur de ce que Sylviane Dupuis appelle la chambre-matrice de Galle8.
6C’est donc dans un monde tout à fait désorientant (« J’étais plus dépaysé que je ne l’avais été de longtemps »9), encore tout imprégné d’occulte et centré sur une présence presque quotidienne de la magie, que le protagoniste pénètre. La rupture à la fois géographique et culturelle a commencé en réalité avec l’Inde – censurée toutefois de l’ensemble de l’œuvre – mais elle est encore plus fortement marquée par le passage à Ceylan, où se brise le dernier lien avec le continent en grande partie monothéiste, en faveur d’un contact, destiné à devenir toujours plus inquiétant, avec l’univers brahmanique et hindouiste hérité des védas, et avec un bouddhisme souvent dégénéré.
7À cette civilisation le narrateur ne peut opposer, à travers l’humour et la distanciation, que la rationalité de la culture à laquelle il appartient, rationalité dont, au fil des pages, il mesure cependant toujours davantage la non-pertinence et l’impuissance : « C’est cet esprit mécaniste et utilitaire qui aveugle et appauvrit l’Occident depuis Archimède et Léonard. On est d’avis ici qu’en inventant la brouette et le cabestan, nous avons perdu de la force psychique et qu’après la machine à vapeur il ne nous est plus rien resté » (Œuvres, p. 775) ; il ne sait répondre à l’univers magique de l’île qu’à travers l’astrologie européenne (dont les origines se trouvent précisément dans l’antique culture des Védas). L’astrologie, « très grande dame fort belle et venue de […] loin mais devenue une prostituée », comme disait André Breton10, est le seul vestige de la représentation circulaire du temps et du monde en Occident ; elle est certes impuissante devant les mystères et les incantations de l’île, mais elle est apte à fournir une structure (circulaire et répétitive) à l’histoire.
8De l’aveu même de Nicolas Bouvier, la construction du Poisson-Scorpion est extrêmement rigoureuse, fondée sur des échos et des parallélismes qui ne sont pas perceptibles à la première lecture : « Dans ce livre la mise en forme est particulièrement importante »11 ; plus loin : « Le Poisson-Scorpion est un livre surécrit »12 ; et enfin : « C’est un texte que j’ai rythmé et construit comme une sonate, avec des codas, des thèmes qui reviennent, des récurrences délibérées »13. Conscient de la singularité du récit par rapport aux deux précédents, l’écrivain nous invite à prendre en compte de nombreux éléments de ce qu’il appelle lui-même une fiction14, ou encore une écriture tissée d’exorcismes, et, en parlant de Galle (mais l’observation pourrait concerner l’ensemble du texte), une héraldique satanique15.
9Dans les vingt chapitres du livre, l’auteur joue entre autres sur les symboles et la temporalité circulaire de la roue astrologique, en un écho mi-sérieux et mi-ludique de la circularité védique, que le protagoniste va vivre littéralement comme un cercle vicieux. Il construit un jeu de miroirs et de renvois articulés autour de l’image de poissons et de scorpions, avec un narrateur appartenant au signe des Poissons et une femme appartenant au signe du Scorpion.
10Pour qui éprouverait un (compréhensible) élan de scepticisme devant ces prémisses, rappelons que l’écrivain a toujours été sensible aux emblèmes et qu’il lisait le Dictionnaire des symboles de Jean Chevalier et Alain Gheerbrant comme un roman... Dans toute son œuvre, Bouvier est attentif aux signes (au sens large) : « Le meilleur de ma vie a été fait d’exorcismes […] »16, écrit-il en 1982 dans son Testament.
11L’astrologie, défendue par Thomas d’Aquin, Dante et Képler, pratiquée par Goethe dans Dichtung und Wahrheit, essentielle pour Jung, est fondée sur une analogie entre le macrocosme (l’univers) et le microcosme (l’homme) ; Claude Lévi-Strauss en souligne la valeur comme système de pensée prérationnel : « Tout système est opérant et fécond, car l’homme ne peut penser qu’avec des systèmes. L’astrologie a été un grand système car elle a aidé l’homme à penser pendant des millénaires »17.
12Ce qui intéresse Bouvier, c’est précisément le modèle temporel circulaire, la symbolique de la roue du zodiaque et sa conception du monde que des signes désignent. Il ne s’intéresse guère à la caractérologie, même s’il lit avec attention son propre thème astral établi par Thierry Vernet18, passionné par l’astrologie depuis les années soixante, et qu’il lui demande d’établir celui de quelques amis et celui de ses enfants19. Il est sceptique au sujet de l’astrologie prévisionnelle, tout en s’inquiétant du discours d’un astrologue indien qui lui a annoncé de graves obstacles au niveau de l’union amoureuse, bien avant l’arrivée de la lettre de rupture de la femme laissée en Occident. En mars 1955, une dizaine de jours après son anniversaire et la réception de la missive, Bouvier donne la nouvelle à ses parents : « Je le savais déjà un peu, car l’astrologue de Gwalior me l’avait très précisément annoncé. Simplement je refusais d’y croire »20. L’astrologue lui avait en effet prédit « une vie excellente sauf une vie conjugale prodigieusement calamiteuse »21.
13Revenons au texte.
14Soulignons pour l’instant le terme naquit de la citation du Rigveda, en rappelant que l’histoire se termine par l’arrivée d’un nouveau-né. La première comme la dernière page, est donc placée sous le signe inaugural de la naissance : celle de l’Univers dans le Rigveda, celle du narrateur au début de l’histoire : « Le soleil et moi étions levés depuis longtemps quand je me souvins que c’était le jour de mon anniversaire, et du melon acheté dans le dernier bazar traversé la veille au soir. Je m’en fis cadeau » (Œuvres, p. 727). Traditionnellement, le jour de notre naissance se vit comme la fin d’un cycle et le début d’un autre, comme le point initial d’une temporalité circulaire qui nous reconduit, année après année, à notre propre Genèse, dans un temps qui avance à la façon d’une spirale.
15Si l’indication temporelle est au début du récit très générale22 (« nous sommes en mars »), dans le chapitre X le narrateur précise « Je suis des Poissons », signe qui représente, dès l’astrologie des origines, l’union des contraires : le visible et l’invisible, la dilatation et le resserrement, le proche et le lointain, le pesant et l’impalpable.Les premières phrases sont imprégnées de l’humour mesuré et un peu distant qui est la marque de fabrique de Bouvier ; le dédoublement propre aux Poissons y apparaît, avec une tonalité drolatique qui réapparaîtra plus loin dans le texte avec une touche d’inquiétude : « le soleil et moi », « Je m’en fis cadeau ». Cette scission identitaire qui souligne sa solitude – et qui le rapproche de Nerval, un écrivain qui lui était cher mais dont on parle rarement – réapparaît dans la dernière partie, selon le principe de l’écho : « Comment vais-je ? Bien, merci et moi ? » (Œuvres, p. 796) ; à cela ajoute la situation géographique entre deux pays, entre un continent et une île, entre une culture et une autre.
16À la borne temporelle représentée par l’anniversaire, répond une borne géographique : le nouveau départ dans l’existence est en effet souligné par le passage de la douane. Les frontières ont une vertu magique : elles nous donnent l’impression de changer d’univers ; mais celle de Ceylan, avec l’aveugle obstination propre à beaucoup d’administrations, ajoute à la requête d’un passeport l’obligation d’une vaccination contre on ne sait trop quel danger. Le protagoniste, déjà vacciné contre toutes les maladies, du moins en est-il convaincu, reçoit une triple dose, destinée à lui conférer une triple immunité ; en un premier renversement du positif au négatif, l’inoculation de ce qui va se révéler un « venin » provoque une fièvre de cheval, annonciatrice d’autres maladies.
17À la grâce de l’Inde chantée dans les premiers paragraphes répond, sur l’autre versant, une profonde méfiance à l’égard de l’île23 ; les clichés des prospectus touristiques la définissent comme « une émeraude au cou du subcontinent » (Œuvres, p. 728), mais elle est décrite dans les textes anciens, qui se fondent sur l’observation des astres, d’une façon beaucoup plus cauteleuse : « Trois mille ans avant Baedeker les premiers rituels aryens sont un peu plus circonspects. L’île est le séjour des mages, des enchanteurs et des démons. C’est une gemme fuligineuse montée du fond de l’Océan sous le règne de mauvaises planètes » (Œuvres, p. 728).
18Quant au scorpion promis par mon titre, il fait son apparition à la fin de ce premier chapitre à travers l’évocation d’un rituel du IVe siècle av. J-C. tiré du Mahawamsa, The Great Chronicle of Ceylon24, poème épique narrant les débuts légendaires de l’île ; la citation unit, en un présage auquel le protagoniste restera longtemps sourd, le poisson (la murène) et le scorpion : « venins de l’ichneumon / de la murène / et du scorpion / tourné vers le Sud / trois fois je vous réduis en eau » (Œuvres, p. 729). Nous sommes donc dès ce chapitre liminaire entre un « Poissons » symbolique et un scorpion maléfique… L’univers inquiétant dans lequel le narrateur s’apprête à entrer est bien celui de la magie noire dont on peut se libérer uniquement par la parole qui nomme l’innommable.
19Dans le deuxième chapitre, marqué lui aussi par l’humour, deux poissons font leur apparition, brièvement il est vrai : le premier, un gros espadon, forme un couple avec un douanier tout aussi gras et qui lui ressemble, et se termine sur une comptine de Desnos, qui évoque un poisson du lac désireux de voir la Chine ; défini dans le poème comme un « brochet voyageur »25, ce poisson est le double de l’écrivain des bords du Léman, dont le souhait était précisément de rejoindre le pays du bout du monde mais qui s’enlise loin de ses rêves d’enfant : « Le brochet / fait des projets / j’irai voir dit-il / Le Gange et le Nil / et le Yang-tse-kiang » (Œuvres, p. 734).
20Le deuxième chapitre se termine sur un autre vers de Desnos, aussi menaçant que l’incantation védique qui concluait le premier : « Le château se ferme et devient prison » (Œuvres, p. 734) ; nous sommes devant une véritable annonciation : du chapitre X, dominé non seulement par un jeu de reflets entre scorpion et poisson, mais par l’enfermement dans la chambre et dans un monde devenu petit à petit tout à fait hostile.
21Dans le chapitre IX, un sinistre avertissement, « on est démon comme le scorpion pique » (Œuvres, p. 762), précède l’apparition maléfique de la femme Scorpion. C’est précisément le chapitre suivant, le chapitre-pivot, qui nous donne la clé de la construction du récit autour de la double image du titre. Celui-ci (qui devait être à l’origine Zone de silence26) est polysémique : il renvoie tout d’abord à un (véritable) poisson-scorpion nageant dans un bocal sur le comptoir d’une épicière tamoule, laquelle éprouve pour le prisonnier qui tourne en rond un violent sentiment amoureux ; osseux, pourvu d’une tête volumineuse hérissée de protubérances, c’est une sorte de monstre hybride, qui représente le protagoniste tel qu’il se voit au miroir de son âme tourmentée.
22Or, dans ce chapitre X, qui prête son titre à tout le récit, le poisson-scorpion référentiel n’apparaît aucunement. Poisson et scorpion y font certes une apparition : un espadon mijote dans les citrons, alors qu’un petit scorpion noir dégringole du plafond et tombe dans un bol de thé, chute de haut qui annonce celle que le protagoniste va vivre quelques minutes plus tard. Mais le Poisson-Scorpion renvoie ici au couple situé au centre de l’histoire, formé par le narrateur, né sous le signe des Poissons, et par la femme aimée restée en Occident, qui appartient, elle, au signe du Scorpion. Ni elle ni lui ne sont directement nommés dans le texte : ils sont désignés par leur seul signe astrologique, identification à la fois « magique », dans l’esprit de l’île, et réductrice, à l‘échelle des insectes qui deviennent la seule compagnie du voyageur désormais sédentaire.
23La missive de rupture de la mystérieuse M. contient un bref message d’adieu et un tout petit poisson d’or. L’amulette renvoie le protagoniste non pas à son identité profonde mais à sa seule image astrologique et à sa solitude, puisqu’elle représente seulement la moitié du couple ; il la juge par conséquent extrêmement maléfique et s’en débarrasse en la donnant à son hôte : « Je descendis faire cadeau du Poisson à l’aubergiste en lui expliquant qu’il s’agissait d’un signe du zodiaque occidental chargé de bénédictions, qui ne pouvait donner prise à aucune opération de magie noire » (Œuvres, p. 769). L’épisode marque le passage au grincement et au marasme, à la solitude la plus totale, bref, à la déroute27.
24Le titre renvoie également à la durée du récit ; le séjour de Nicolas Bouvier a duré sept mois, mais sur le plan de l’invention narrative, l’écrivain étend cette durée jusqu’au mois de novembre, qui présente deux avantages sur le plan symbolique, le seul qui puisse donner raison de cette modification : novembre est le mois du Scorpion, et l’histoire, qui s’ouvre sous le signe des Poissons, se termine précisément sous ce signe. D’autre part, une durée de neuf mois a une signification symbolique très forte : c’est la mesure de toutes les gestations et de multiples rédemptions, de l’apparition de la vie ou de l’écriture, nous y reviendrons en conclusion. Dans presque toutes les mythologies et dans de nombreuses religions28 (que Bouvier connaissait parfaitement), le neuf, chiffre considéré comme magique ou sacré, annonce à la fois une fin et un recommencement, « ouvre la phase des transmutations et symbolise l’achèvement d’une création »29.
25La définition des êtres à travers leur signe de naissance, une durée symbolique entre deux balises astrologiques, l’image du Poisson-Scorpion à la fois référentiel et symbolique, qui grâce à son nom talismanique réunit ce qui avait été séparé : tels sont les principaux éléments d’un jeu sur l’astrologie et ses symboles, qui structurent ce texte si différent des deux ouvrages précédents. Le Poisson-Scorpion est en effet l’envers noir du monde traversé lors de la première partie du périple : là dominent fraîcheur et franches brutes, ici langueur et chaleur paralysante, proprement infernale ; les couleurs bien définies qui transparaissent aussi bien de l’écriture que des dessins de Thierry Vernet laissent place à une sorte d’arc-en-ciel permanent, un mélange de couleurs kitsch, une beauté déroutante mais excessive, comme un paon qui fait la roue, rejoignant le monde de l’artificiel et de l’inquiétant.
26Dès le chapitre XI, la chute du narrateur dans l’univers de la magie s’accélère. La femme aimée, évoquée au chapitre précédent avec la clarté de la mémoire amoureuse, n’est pas nommée, on vient de le dire ; la ville considérée comme la capitale de la magie noire ne l’est pas non plus : « Aujourd’hui, les enchanteurs sont encore légion mais vous n’en trouverez pas […] de plus redoutés que ceux du bourg de M. » (Œuvres, p. 762). Un parallélisme s’instaure donc entre le lieu maléfique et la jeune femme tout aussi maléfique. Le M. renvoie à Matara, petit bourg du sud de Ceylan que le narrateur appelle « l’ombre de ma ville » (Œuvres, p. 764) ; y répond le M. tout aussi inquiétant de celle que nous savons aujourd’hui s’appeler Manon, qui se révèle malfaisante pour le narrateur.
27On peut attribuer la non-nomination de Manon à une très louable volonté de discrétion, mais pourquoi avoir les mêmes égards pour un bourg du Sud, alors que Galle est nommée ? Lorsque Irène Lichtenstein-Fall lui pose une question à ce sujet, l’écrivain répond : « C’était une précaution purement magique »30. La ville inquiétante et la femme infidèle sont littéralement innommables, comme si le fait de les appeler par leur nom pouvait rendre leur existence plus dangereuse encore. Pouvoir prodigieux des noms, comme chez Proust dont Nicolas Bouvier a parfois l’élégance exténuée31.
28La descente vers la ville de M. est une descente dans le monde de l’occulte ; sur le protagoniste va s’abattre un de ces maléfices majeurs dont la petite ville est friande. Il reçoit une mystérieuse tape dans le dos et tombe malencontreusement le nez sur le sable, alors qu’il racontait être tombé amoureux dans le chapitre précédent. Si l’expression tomber amoureux est incongrue, puisque l’amour est ascensionnel, la magie, elle, est chute et effondrement comme le manque d’amour. Le comble du fantastique est atteint à travers l’épisode du Père Alvaro, substitut de figure paternelle, qui appartient au domaine des ombres puisqu’il est mort depuis plusieurs années mais qui lévite doucement dans un pays où les corps n’ont plus de poids. Il enseigne au protagoniste que le Mal existe et qu’il est informe, avant de s’envoler dans les airs.
29Le retour à un réel plus solide a lieu en plusieurs temps. Le narrateur avait le sentiment d’avoir perdu jusqu’à son nom. Il va le retrouver, dans la distorsion, il est vrai, au chapitre XVIII : « Ce matin de bonne heure, l’aubergiste : « Ba-o-u-vi-e-rr Sahib ». Ici, à moins de huit syllabes, un nom n’a ni crédibilité ni substance » (Œuvres, p. 801). Il va peu à peu reprendre pied : « Je refleuris tout seul au cœur de mon petit enfer » (Œuvres, p. 805).
30Déjà dans le chapitre XV, il est précisé que l’épicière est non seulement tamoule, mais musulmane ; l’écrivain recrée, à travers cette simple indication, un lien explicite avec le continent des trois grandes religions monothéistes : « Le judéo-christianisme et l’islam qui installent à l’exact verticale des échoppes un Dieu unique, sourcilleux et jaloux, favorisent incontestablement le commerce » (Œuvres, p. 787). La culture de Ceylan dédaigne en revanche la réalité du tiroir-caisse : « Quand le temps est cyclique et non plus linéaire, à quoi bon tenir ses livres et fignoler son bilan ! » (Œuvres, p. 787). Sur l’île en effet, le temps linéaire fait place à celui de la stagnation et de la répétition : on tourne sans cesse en rond. Seules les pierres précieuses, dont la formation a lieu au cours de millions, voire de milliards d’années, donnent à la capitale une certaine épaisseur, qui s’installe elle aussi dans le Temps : « [Les gemmes], leçon de permanence et de lenteur, ancrent cette capitale inconsistante dans un temps linéaire » (Oeuvres, 745).
31Dans l’avant-dernier chapitre le narrateur raconte la naissance d’une petite fille, née en novembre, sous le signe du Scorpion, au terme des neuf mois de séjour du narrateur ; or, elle est présentée dans le texte sur un coussin de velours précisément comme une broche avec des yeux d’escarboucle et la vie devant elle ; l’exhibition de l’enfant comme une gemme précieuse devient donc une épiphanie dans le récit, alors que la naissance réelle, qui a eu lieu en juin, est racontée de façon à la fois plus succincte et beaucoup plus brutale dans la Correspondance32. Elle permet au protagoniste de sortir de la boucle maléfique du temps d’un lieu où tout est lent, ouateux, à contretemps, discordant, répétitif comme les discours trotskystes de l’Oriental Patissery, où les hommes sont efféminés, alors qu’il avait eu auparavant affaire à un univers d’hommes prêts à la violence : il retrouve enfin la force d’aller droit devant lui.
32En un énième parallélisme, au « Poissons » vacciné au deuxième chapitre répond, dans l’avant-dernier chapitre, le directeur de la maison des Jésuites qui s’appelle Impferfisch (poisson vaccinateur), jeu de mot de l’écrivain à partir de impfen, vacciner, et de Fisch, poisson. Ce patronyme, qui n’existe pas dans l’onomastique des pays de langue allemande, désigne un poisson fraternel et tutélaire auquel est accordé le pouvoir de vacciner, d’immuniser le narrateur, en le protégeant du monde de l’occulte et en lui ouvrant nouvellement les portes de la culture chrétienne, linéaire et verticale.
33À leur tour, la nouvelle Ève cingalaise et, dans le tout dernier paragraphe, le poisson-scorpion bien-aimé, cadeau de l’épicière, le réconcilient avec lui-même et avec l’univers féminin, (représenté, aux deux bouts de l’échelle, par une femme colossale et une petite fille minuscule), lui permettant d’échapper à l’emprise de la sorcellerie et d’une circularité néfaste (que l’on peut fort bien appeler dépression, si on est un adepte irréductible de Descartes).
34Comme dans la Recherche, l’histoire du Poisson-Scorpion est celle d’un homme découvrant que le sens de la vie se trouve dans l’écriture. La chambre, incubateur et ventre protecteur33, a été le lieu où s’est déroulée la lutte, parallèle à celle des gigantesques Hittites d’une part et des minuscules insectes d’autre part, contre lui-même et contre « un vocabulaire anémié par une chaleur de serre » (Œuvres, p. 802). La gestation de l’écrivain a duré elle aussi neuf mois. Le sentiment de délivrance, qui surgit de façon brusque, accompagné, ce n’est pas un hasard bien sûr, d’un épanchement de sang, correspond à l’enfantement de l’œuvre, au sentiment d’avoir enfin d’avoir donné naissance et forme aux pages qu’il noircit.
35Il faut revenir, en conclusion, aux deux citations qui encadrent le texte. Le protagoniste a désormais retrouvé le souffle et peut à la fois « souffler mot » (Kenneth White) et donner corps, sans plus jamais l’oublier, à « ce qui nous a fait crever » (Céline). Ce refus de l’oubli ouvre la voie à la mise en forme, au travail à l’établi sur le magma d’isolement, de misère et de chaleur paralysante, cette chaleur, principe créateur du Rigvéda enfin reconquis, et qui avait été, tout au long du texte, un principe éminemment destructeur.
36La boucle est bouclée : le narrateur a appris les vertus sanglantes mais salvatrices de la solitude qui seule conduit aux secrets de l’écriture et du monde. Il bute contre le panneau indicateur de l’hôpital, et le sang qui s’épanche représente le dernier exorcisme qui le reconduit à la vie : « J’avais touché le fond, je remontais comme une bulle » (Œuvres, p. 809). Le dédoublement de celui qui dit je a lieu une dernière fois, pas par hasard dans la « Zone de silence » du début : « Je regardais le nomade que j’avais cessé d’être et que je rêvais de redevenir » (Œuvres, p. 809). L’univers ne tourne plus en rond, et le poisson-scorpion « étend son parasol venimeux dans les quatre directions de l’espace » (Œuvres, p. 810). Tout peut (re)commencer, comme commence la vie de la petite fille, celle du poisson-scorpion qui réunit symboliquement ce qui avait été séparé, celle du poète sur les routes, retrouvées après la déroute. Un cycle est terminé, un autre commence.