Bouvier, écrivain-voyageur ? ou inventeur de littérature ?
« Où le récit de voyage traditionnel se présente comme la relation d’une expérience individuelle bornée de bout en bout par l’espace référentiel, les textes de Nicolas Bouvier interrogent quant à eux la littérature et ce qu’elle rend possible. » – Arnaud Bertina1
« c’est dans les carnets de retour et par l’écriture que le voyage [de Nicolas Bouvier] s’accomplit réellement » – Raphaël Piguet2
« la littérature, forme supérieure du voyage » – Georges Anex3
1Inclassable. C’est ainsi que, d’entrée, se présente L’Usage du monde : aux éditeurs parisiens, qui d’abord s’y intéressent (Arthaud, Gallimard), puis le refusent – en raison, surtout, de son caractère hybride4 ; aux lecteurs de Nicolas Bouvier, ensuite – quelques happy few au début, qui se font avec les années de plus en plus nombreux et de plus en plus éblouis, transformant en livre culte5 un récit paru finalement… à compte d’auteur, à Genève, chez Droz6 (grâce à l’aide financière du Prix de la Société genevoise des Écrivains), mais qui sera repris dès l’année suivante chez Julliard, en 1964, puis réédité à La Découverte en 1985, pour finalement accéder après la mort de Bouvier, dès les années 2000, à une notoriété tout à fait extraordinaire pour un auteur de Suisse romande (et celui-ci, il faut y insister, l’est profondément, parallèlement à son statut cosmopolite de voyageur et dans ce que je nommerai son soubassement). Succès qui ne va cesser de croître, désormais, avec les rééditions chez Payot et Rivages, en 2001, et enfin chez Gallimard – grâce aussi à l’explosion des traductions dans toutes les langues.
2Inclassable, L’Usage du monde l’est peut-être plus que jamais aujourd’hui, où la critique universitaire, démultipliée, et devenue internationale (ce qui apparaît d’une absolue nécessité si l’on veut mesurer la réelle dimension d’une œuvre, et ce qu’on appellera faute de mieux sa part d’« universalité »), aujourd’hui donc où la critique ne cesse de s’interroger sur le genre7, la forme, les sources, la genèse8 et les véritables enjeux d’un livre qu’on a trop longtemps – pour des raisons éditoriales de « marketing », et de « contexte d’époque » – rallié au seul « récit de voyage ». Alors qu’il en va avant tout, avec L’Usage du monde, et plus encore avec Le Poisson-Scorpion, de littérature. C’est-à-dire d’un travail9 d’élaboration symbolique où l’imagination, l’invention, occupent une large place, et d’un travail dans et avec la langue, sous-tendu par l’intertextualité, visant la difficile extraction d’une forme à partir de ce que Bouvier nomme « l’informe », ou à partir d’une expérience « égarante » quelle qu’elle soit (je lui reprends l’adjectif10, dans sa double connotation d’émotion extrême et d’égarement, de joie, de douleur ou de folie) – expérience dont peu importe qu’elle renvoie au monde réel, au paysage, à l’intériorité, à l’altérité ou au fantasme.
3Il n’y a pas plus de « sujet » en littérature qu’il n’y en a en peinture. Le véritable sujet d’une peinture « est la peinture elle-même – écrivait Mark Rothko –, qui est une manifestation corporelle de la notion que l’artiste a de la réalité11 ». Ainsi, à sa manière, du texte littéraire, manifestation, dans la langue, et par l’écriture, d’une relation au monde (tant physique que spirituelle ou intellectuelle) qui, au XXe siècle, ne saurait plus se donner pour vocation de restituer « photographiquement » la réalité (il y a la photographie pour cela, il y a le reportage, à supposer que la réalité soit « photographiable » sans immédiatement se dissoudre ou se transformer – et que la photographie elle-même, qui de l’avis même de Bouvier se définit comme une « opération à caractère magique12 », ait quoi que ce soit à voir avec l’objectivité), ni ne saurait plus, sans naïveté, se vouloir pure mimesis. Le XXe siècle, rappelait Yves Bonnefoy à propos de la peinture comme de la poésie, et cela vaut aussi pour la littérature, est le théâtre d’une « décomposition de la mimesis », d’« une crise profonde, suivie d’un effondrement13 ». La mimésis suppose en effet une sorte de confiance dans le réel (dans sa stabilité), et dans l’« ordre » des choses, que le siècle, et singulièrement la Seconde Guerre, qui précède de dix ans seulement le voyage narré dans L’Usage du monde, vont nous retirer.
4Or, cette confiance violemment ébranlée dans le rapport au réel et dans les mots pour le dire, qui est le fait des poètes et écrivains majeurs contemporains de Bonnefoy : de Francis Ponge à Jacques Dupin (qui parle de « décomposition du poème ») ou à Philippe Jaccottet, pour ne rien dire d’un Paul Celan ou d’un Samuel Beckett, qui tous éprouvent le sentiment d’une trahison du langage, de son imposture, ou du « gâchis » (Beckett)… tout laisse à penser qu’au début, Nicolas Bouvier (que six ans seulement séparent de Bonnefoy, mais qui a grandi en Suisse romande) ne la remet aucunement en question. À l’opposé du milieu littéraire et intellectuel français que fréquente à Paris son compatriote Philippe Jaccottet (dont le « À partir du rien. Là est ma loi14. », dans La Semaison, témoigne, un an après la crise poétique et existentielle transposée dans son récit L’Obscurité, d’une prise de conscience tragique de ce qui est arrivé à la poésie et à la langue), Bouvier – loin, aussi, de toute théorie, donne d’abord l’impression de continuer à faire confiance au langage, qu’il manie (comme Cingria) avec gourmandise et virtuosité. C’est seulement in fine, dans un passage en italique non daté15 précédé de l’indication « Pour retrouver le fil. Écrit six ans plus tard. », où l’on rejoint pour la première fois le présent du scripteur – ou de l’écrivain, que L’Usage du Monde témoigne, discrètement, d’un malaise, d’un doute, seule trace conservée de ce qui fut dans la réalité une lutte désespérée avec les mots pour surmonter les insuffisances du langage :
Pourquoi ajouter des mots qui ont traîné partout à ces choses fraîches qui s’en passaient si bien ? […]
Et puis pourquoi s’obstiner à parler de ce voyage ?16
5Crise du langage et affres du créateur en lutte avec son texte et avec lui-même dont se fait l’écho toute la Correspondance échangée durant ces années avec Thierry Vernet, aujourd’hui publiée – et que corroboreront beaucoup plus tard des propos de l’auteur, en 1996, dans L’Échappée belle : « je me suis très vite heurté aux insuffisances du langage17 ».
6Il faudra la lente et très difficile rédaction du Poisson Scorpion (qui s’ouvre sur le constat, à valeur fortement symbolique, que « la route s’arrête tout bonnement dans le sable18 ») pour que l’écrivain, voire le romancier qu’il est devenu – et qui cette fois repart du non-dit19 de L’Usage du monde, de cette faille ou de cette « insuffisance centrale » qui le confronte à son propre vide – atteigne au fond de soi, par un nouveau travail acharné d’écriture, ce point d’« inquiétante étrangeté » ou d’enfer intérieur qu’il lui fallait affronter. Et que peut-être (en dépit de la double libération sur laquelle se referme Le Poisson-Scorpion : une hémorragie de sang succédant à une hémorragie d’écriture20), il n’aura jamais pu exorciser jusqu’au bout.
Passé la poterne j’étais si égaré que j’allai donner du front contre l’écriteau rouillé et tordu qui annonce l’hôpital – « Silence Zone » – et m’ouvris l’arcade sourcilière. Les larmes sont lentes à venir, le sang, lui, fait moins de manières. […] je commençais à revivre : j’avais touché le fond, je remontais comme une bulle. Cette tête enfin ouverte se vidait comme en songe de tout le noir mirage qui y pourrissait depuis trop longtemps. Je ne veux plus nommer aujourd’hui tout ce qui s’en est, en un éclair, échappé pour s’abolir en silence.21
7Sous cette forme « inclassable » qui est celle de L’Usage du monde (composé à partir de notes de voyage, de carnets, de « lectures exploratoires »22 ou faites au retour, d’extraits de lettres, de poèmes, etc., le tout agencé selon une structure « romanesque » fragmentaire), puis avec celle – plus ouvertement romanesque – du Poisson-Scorpion, c’est donc bien une relation au mondeet à soisingulière qui coagule et s’invente dans la langue, avant de nous restituer, par le filtre, à la fois, d’une subjectivité et d’une… bibliothèque23, une certaine vision de la réalité du monde, ou de l’altérité, qui se révèlera aussi, et peut-être surtout, enquête sur soi. Mais que le travail du style et de la forme, et donc, parallèlement, le passage du singulier au général (comme le formulait Ramuz), change en littérature. Ce sont ces deux récits qui nous retiendront plus particulièrement.
Nicolas Bouvier, écrivain de Suisse romande
8Inclassable… Et si l’adjectif, au-delà de L’Usage du monde, valait aussi pour les meilleures œuvres littéraires nées dans cette minuscule contrée du cœur de l’Europe (qui ne représente que 3 % à peine du lectorat de France !), cette Suisse francophone isolée de ses voisins durant toute la Deuxième Guerre mondiale – et qui l’est encore politiquement par rapport à l’Europe –, située au carrefour de trois grandes nations : la France, l’Allemagne (qui s’y disputèrent leur influence jusqu’à la Seconde Guerre) et l’Italie, comme aussi de trois langues et de trois cultures ; c’est-à-dire liée à une situation à la fois d’insularité, d’enfermement (ou longtemps ressentie comme telle) et de paradoxale liberté ? La critique française Pascale Casanova (dans un entretien publié en 200624) allait jusqu’à postuler que ce sont les « espaces littéraires nationaux excentriques » (comme la Suisse francophone) qui, en transformant par nécessité une faiblesse subie en force, se révèlent souvent le plus à même de produire des révolutions littéraires…
9Sans aller jusque-là, dans un texte publié à l’occasion du Congrès de la Fédération Internationale de la Francophonie25 intitulé « La littérature romande au pas de course » (car on m’avait demandé de la présenter… en deux pages !), je proposais en 2008, prenant d’emblée mes distances avec la position défendue depuis plusieurs décennies par l’éditeur Bertil Galland (qui avait signé en 1985 l’article « Suisse »26 de l’Encyclopaedia Universalis), de voir la spécificité de la littérature romande d’après Ramuz non pas, comme Galland, dans une « famille » d’auteurs cohérente et partageant une « échelle de valeurs commune » où domineraient « résistance aux modes », autarcie par rapport à la France et enracinement, mais bien dans la situation linguistique, historique, politique et culturelle particulière de ce champ littéraire, comme dans une invention des genres et dans le libre usage de la langue et des formes qui s’y développe en marge depuis un siècle. (Jean Starobinski, à la fin des années 80, recourt quant à lui à l’excellente formule, souvent citée, de « décalage fécond27 » par rapport à la France.)
10Du roman-poème de C. F. Ramuz à ceux de Catherine Colomb ; des chroniques virtuoses d’un Charles-Albert Cingria (qui « passe […] d’un genre à l’autre comme sans s’en apercevoir28 ») au talent de conteur de Bouvier et à son très singulier « usage de la littérature » ; de la modernité poétique de Cendrars à la langue inouïe d’un Jean-Marc Lovay ou d’un Novarina : tout ce qui a compté ici (historiquement) dans le champ de l’écriture innove par son non-alignement sur la langue, mais aussi sur les questionnements, les théories, les modes ou les débats d’idées qui sous-tendent la production littéraire française.
11On pourrait sans doute en dire autant d’une bonne part de la francophonie. Mais le cas de la Suisse romande est particulier en ceci qu’elle ressemble de très près à la France, et qu’elle a une tout autre histoire ; qu’elle ressemble d’une certaine manière aux autres pays francophones situés à l’écart du « Centre » (Paris), mais sans avoir ni connu la guerre sur son territoire, ni subi la colonisation. Et qu’elle a en outre traversé toute la Seconde Guerre enfermée dans ses frontières.
Apolitisme, humour et distance comme mécanismes de défense
12Contrairement à ce qui se passe en Suisse alémanique (avec Max Frisch et Dürrenmatt, puis avec Adolf Muschg, entre autres), il y a, à quelques remarquables exceptions près – tel Yves Velan –, un apolitisme extrêmement frappant dans la majorité des œuvres littéraires qui s’écrivent en Suisse romande de la fin de Seconde Guerre aux années 70. Absence qu’il faut avoir à l’esprit, et qu’il faut questionner (dans sa dimension de déni du politique29, mais aussi de parole coupée, interdite, honteuse, et dans sa dimension d’« innocence » préservée ou de traumatisme refoulé) pour comprendre d’où parle Bouvier au moment de L’Usage du monde, dans un monde qui se réveille à peine de la tabula rasa de la guerre – mais où la destruction, les ruines, les génocides, sont quasiment passés sous silence par le voyageur. Ainsi, dans la banlieue de Belgrade, les deux amis ne trouvent à se loger… que dans un ancien camp de concentration nazi reconverti en ateliers d’artistes boursiers de l’État ; peu de temps auparavant, observe le narrateur, « pendant quatre ans, juifs, résistants et Tziganes y étaient morts par centaines30 ». Et le commentaire s’arrête net. Un peu plus loin, il ajoute : « Personne à Saïmichte ne parlait du passé. On pouvait supposer sans risque de se tromper qu’il avait été partout difficile. Comme des chevaux couronnés, mais de courte mémoire, la petite population de la zone puisait dans cet oubli le courage de revivre.31 ». Et tout est dit.C’est la seule allusion au nazisme que contient L’Usage du monde. Peu après, un matin, le voyageur rencontre une femme qui lui lance « avec une sorte de satisfaction » : « Deutschland kenn ich doch gut32 » en découvrant que le jeune étranger comprend l’allemand… L’Allemagne, en effet, elle la connaît bien : Macédonienne d’origine juive, elle a passé trois ans au Lager de Ravensbrück ; ses mains ont perdu leurs ongles et ceux des pieds sont écrasés… Mais, admire le narrateur : « Le temps passe, la déportation devient une sorte de voyage et même, grâce à cette faculté presque terrifiante qu’a la mémoire de transformer l’horreur en courage, un voyage dont on reparle volontiers. ». Et c’est tout. Ce qui compte – toujours, pour Bouvier – est le courage de continuer.
13Et pour cela, la meilleure arme est l’humour, dont Nadine Laporte a observé qu’il « désamorce le sublime et la souffrance, déboulonne »33, dans L’Usage du monde, tout ce qui pourrait apparaître comme un excès de tragique, de pathos ou de gravité, c’est-à-dire de lourdeur… Rappelons-nous que l’un des héros en est Térence, le patron du Saki Bar de Quetta, qui se signale par deux des vertus que Nicolas Bouvier préfère entre toutes (avec la gaieté et la simplicité) : « l’humour, la discrétion34 ». Dans L’Usage du monde, cette discrétion vis-à-vis du malheur, de la douleur – ou de l’obscénité de l’histoire récente, confine presque au non-dit, ou à l’auto-censure.
14Or on se souvient que pour Freud35, l’humour est avant tout un mécanisme de défense contre la douleur (corrélé au réflexe de fuite), un mode de préservation du « moi » (par le « surmoi ») contre le désespoir, la névrose, ou la folie… Il faudraitpeut-être relire Bouvier dans cet éclairage. Ainsi, répondant (depuis Tokyo) à une lettre de Vernet (rentré en Suisse) critiquant le livre d’Artaud sur Van Gogh qui enthousiasme son ami36, Bouvier en prend la défense au nom de la victoire remportée à la fois par le peintre et par Artaud « sur la même infecte folie37 », et avoue que lui-même, dont la solitude « empire », a craint, « à certains mauvais jours de Galle38 », de devenir fou, débordé par des forces incontrôlables… On remarquera aussi que c’est à Artaud39 qu’il emprunte, pour l’insérer (sans guillemets) à la dernière page de L’Usage du Monde, l’expression d’« insuffisance centrale de l’âme ».
Une œuvre issue de la littérature
15Mais je reviens à Genève. On y est nourri de littérature française. Le jeune Nicolas Bouvier n’y fait pas exception, lui dont la Correspondance de jeunesse avec Thierry Vernet, outre ses compatriotes C. F. Ramuz, Cendrars, Gustave Roud, Albert Cohen et Ella Maillart, renvoie (j’ai tenté d’en faire un relevé40) à : Montaigne, Rabelais, Pascal, Diderot, Stendhal, Nerval, Balzac, Flaubert, Proust (beaucoup trop peu pris en compte jusqu’ici !), Jules Verne, Bernanos, Céline, Léautaud, Giono, Marcel Aymé, Giraudoux, Anouilh, Joë Bousquet, Julien Green, Yourcenar… et quant aux poètes : à Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Claudel, Segalen, Toulet (Lettres à soi-même), Apollinaire, Artaud, Michaux – mais aussi Garcia Lorca, Holan… et bien d’autres.
16(Précisons, en ce qui concerne Proust, qu’on apprend dans La Chambre rouge41 – texte paru quatre ans seulement avant la mort de Bouvier – que l’édition Gallimard de La Recherche figure dans sa bibliothèque parmi les livres « amis et conseillers de [s]es vingt ans » qui, lus et relus, s’effritent… Proust est évoqué à un moment crucial de L’Usage du monde (à Quetta), et tardivement mentionné par Bouvier, dans L’Échappée Belle, comme l’une de ses dettes « les plus lourdes42 ». Enfin, dans Charles-Albert Cingria en roue libre – éloge suprême –, il est considéré, avec Cingria et Nerval, comme l’« un des rares conteurs de langue française43 » ! Les allusions aux Contes des Mille et une Nuits dans La Recherche sont, on le sait, innombrables, et le ralliement de son auteur à cet héritage n’est pas si incongru qu’il en a l’air… Or c’est aussi celui que revendique Bouvier44, pour qui « vivre, […] c’est savoir raconter une histoire comme Schéhérazade45 », ou savoir l’écouter…)
17Parallèlement, on reste très marqué, en Suisse romande, par l’héritage romantique allemand, influence qui va perdurer sans rupture jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale et après. Bouvier, en outre, est lui-même lié à l’Allemagne par sa famille maternelle d’une part, et son grand-père Bouvier d’autre part, professeur de littérature allemande à l’Université de Genève. Adolescent, il lit avec passion Nietzsche, Hölderlin, l’ensemble des Romantiques allemands (dont Novalis et Jean Paul, en particulier), Hofmannstahl et Rilke, Hermann Hesse, Thomas Mann – ou Kafka.
18Enfin la Suisse romande est très anglophile (et Genève tout particulièrement) : Nicolas dévorera Swift, Sterne, Stevenson, Defoe, Dickens, Kipling, les Américains Emerson, Fenimore Cooper, Curwood, Thoreau, Whitman, Melville (Moby Dick), Conrad, Jack London, Arthur et Henry Miller, Lawrence Durrell ou Hemingway… Pour ne rien dire de Shakespeare, mais aussi Cervantès, Gorki, Tchekhov ou Dostoïevski (dont Les Frères Karamazov). Ou d’Homère et de toute la littérature gréco-latine. Ou encore de la Bible, que sa mère, en bonne protestante, savait par cœur, et enseignait même à l’école du dimanche. Lecture qui, là aussi, au XXe siècle, fait figure de particularité « romande ». Combien de fois celui qui se qualifie lui-même dans ses poèmes de « Judas des mots »46 n’évoquera-t-il pas au détour d’une phrase, avec la distance que lui permet l’humour – mais aussi avec passablement d’ironie, voire de ressentiment –, comme des récits l’ayant profondément marqué, les épisodes bibliques de la Tour de Babel, de Jonas, de l’Arche de Noé et du Déluge, etc. ?
19Je crois qu’on ne saurait comprendre d’où viennent sa langue, son écriture, ses images ou son monde imaginaire sans y être attentif : Bouvier s’est rêvé écrivain bien avant de partir, et son écriture, si elle s’en est nourrie, n’est pas née d’abord du voyage — mais dès l’enfance, de sa boulimie de lectures (ainsi reconnaît-il par exemple qu’il « doit un peu de [s]on envie d’écrire » à Charles Albert Cingria47, comme à « tant d’autres »), lectures qui le font rêver de parcourir le monde (vers l’Orient, à l’imitation des Romantiques, mais aussi sur les traces de Marco Polo et des grands voyageurs) – comme de son extraordinaire connivence et de son amitié a-temporelle (ou « inactuelle ») avec des auteurs morts ou vivants issus de trois cultures : française, allemande et anglo-saxonne, nés aussi bien au XVIe siècle (Montaigne) qu’au XXe siècle (Michaux), et qu’il considère comme des « frères humains » d’élection à l’instar de l’ami, du « frangin » Thierry Vernet qui fut si longtemps son interlocuteur et son destinataire privilégié.
Écrire le Livre du monde, pour en dire la musique
20Ce qui en revanche lui est venu du voyage, ce sont d’une part les retrouvailles avec ce corps tant déprécié, et si constamment tenu sous contrôle par l’éducation calviniste et puritaine qu’il a reçue de sa mère – comme avec le monde sensible et la sensualité. Et c’est – comme un article récent de Raphaël Piguet48 le met tout particulièrement en lumière– l’incomparable musique du monde… On lit dans Routes et Déroutes qu’elle serait même à l’origine du « voyage en Orient » :
[Thierry Vernet et moi] avons fait de nombreuses randonnées ensemble, notamment en Yougoslavie et en Grèce, et nous avons été tellement séduits par la richesse de la musique populaire que nous y sommes retournés à maintes reprises. C'est ainsi que la direction vers l’est a été donnée. [...] Nous avons découvert par la porte d’or de la musique bosniaque, l’une des plus belles, cet admirable folklore qui pulse dans tous les Balkans.49
21C’est pourquoi, malgré l’exiguïté de la Fiat Topolino, Bouvier emmènera avec lui — outre l’accordéon de Vernet — un enregistreur d’excellente qualité, l’un des premiers fabriqués par Stefan Kudelski. Il l’a acheté juste avant de partir, y consacrant « l’argent [qu’il] réservai[t] pour les Indes »50…
22Au départ, en effet, comme nous l’apprend la correspondance échangée entre les deux amis après leur séparation au Khyber Pass, le livre envisagé est un livre total (ou un « livre simultané », pour reprendre la formule de Cendrars qualifiant La Prose du Transsibérien) : un texte, des photographies, des dessins, et de la musique ! (On sait que la musique a toujours représenté pour Bouvier – par ailleurs petit-fils de compositeur – une dimension essentielle : c’est seulement « quand j’ai compris que je ne serais jamais qu’un pianiste de carton dont les doigts refusaient d’aller jusqu’aux grands concertos romantiques51 », écrit-il, qu’il a vendu le piano Pleyel hérité de sa famille qui tenait dans sa chambre « la moitié de la pièce52 »… Mais le profit de ce long apprentissage passera… dans l’écriture.)
23« Je ne le vois pas comme un livre de voyage, se contenter des modèles existants est hors de question »53 écrit Thierry Vernet à Nicolas Bouvier dès 1956, à propos de ce qu’ils appellent encore : Le Livre du monde, et qui deviendra L’Usage du monde. Mais à Paris, chez Arthaud ou chez Gallimard, on ne s’intéressera qu’au texte. Par fidélité à leur projet commun, Bouvier (à qui Thierry écrivait en 1958 : « Il faudra vraiment faire [ce livre] ensemble. Je ne vois pas le sens qu’il aurait autrement. », CRC, 1168) publiera L’Usage du monde avec les dessins, mais à Genève ; sa reconnaissance internationale n’aura véritablement lieu que trois décennies plus tard, en grande partie grâce à son ralliement à la « littérature de voyage ».
24Aujourd’hui, vingt ans après sa mort survenue le 17 février 1998 à Genève, Bouvier s’impose comme un écrivain majeur du XXe siècle, et sa « trilogie » a pris place dans ce qu’on nomme la littérature, au plein sens du terme.
Méfiance de la littérature et effacement de soi : deux postures paradoxales
25Et pourtant : il y a aussi chez lui une méfiance affichée de la littérature54.
26Dans un article récent, Anne Marie Jaton observe que « L’élément le plus paradoxal de L’Usage du monde est sans doute l’usage du moi. Le je du récit, qui refuse le statut prestigieux d’écrivain, se déclare tout au plus et modestement ‘greffier du monde’55 ».
27En 1992, au cours des entretiens avec Irène Lichtenstein-Fall qui paraîtront sous le titre de Routes et déroutes, Bouvier déclare : « Je n’avais pas du tout envie de mener une vie d’écrivain. », ce qu’il justifie par le fait que « les écrivains étaient pour [lui] des gens peu recommandables56 » ! S’il a publié des livres, affirme-t-il, c’est seulement parce qu’au retour de son grand périple en Asie, il se sentait « dépositaire d’une quantité de trésors. C’est uniquement pour ça que je me suis mis à écrire.57», parce que « Je ne pouvais pas garder tout ça pour moi. […] Il fallait un canal exutoire, comme disait Cingria. ».
28En réalité il lui fallait un « canal exutoire », non seulement à l’expérience vécue du voyage, mais aussi à cette boulimie de lectures qui forment les deux sources parallèles de son écriture : le double « trésor » emmagasiné qu’il va exploiter au retour. Mais se reconnaître ou se revendiquer écrivain (comme il le fera dans les dernières années de sa vie) signifiait aussi admettre de se mettre en scène dans l’écriture. Or une autre constante du discours de Bouvier sur son œuvre – qui est le second mythe auquel il a tant voulu nous faire croire parce que sans doute il eut longtemps besoin d’y croire lui-même – est sa recherche de l’effacement.
29On remarquera qu’il partage cette exigence avec Philippe Jaccottet, dont le fameux vers « L’effacement soit ma façon de resplendir » dénote la même ambiguïté dans le retrait de soi affiché. Citons encore une fois Anne Marie Jaton : chez Bouvier, observe-t-elle, « Effacement du moi et mise en scène du moi cohabitent » :car il « tente le plus souvent non pas d’effacer cette dissociation, mais plutôt de l’exhiber ou alors de la résorber en une parfaite harmonie : la bipolarité du moi reste sous-jacente et constitue l’un des paradoxes – et pas des moindres – de l’œuvre. » Sincère mais trompeur, Bouvier nous montrerait « un sujet qui s’efface sans cesse, mais qui devient en fait prépondérant à travers son effacement même.58 ». « L’histoire d’un je original et attachant apparaît donc comme le deuxième fil rouge de L’Usage du monde59 » – mais un fil rouge que nous sommes en état de percevoir, et que l’auteur aura mis toute sa vie ou presque à accepter de reconnaître, et d’assumer.
Le Poisson-Scorpion : entre « écriture-exorcisme60 », roman-poème et autofiction
30S’il déclare, dans Routes et déroutes : « Après [Le Poisson-Scorpion], je me suis dit que je pourrais peut-être une fois écrire de la fiction. », car le récit « se termine dans la fiction : les gens s’envolent, apparaissent, disparaissent.61 », Bouvier se montre nettement plus explicite dans le dossier manuscrit (inédit) déposé à la Bibliothèque de Genève, où il mentionne souvent ses « personnages », et note quelque part pour lui-même : « Il faudrait être inspiré, en attendant on peut toujours dessiner les contours, supprimer Thierry et Fioristella, c’est l’histoire d’un homme trop seul qui décline.62 » (car dans la réalité, contrairement au futur récit du Poisson-Scorpion, le jeune couple Vernet est resté à Galle avec lui… près de deux mois).
31Le Poisson-Scorpion est le premier livre de Bouvier où pointe de manière évidente la fiction63 (ce qui ne veut pas dire qu’il ne puisse pas y en avoir partout !). C’est aussi son livre le plus composé – et le plus cathartique : véritable « formulaired’exorcisme », conçu comme un rituel conjuratoire (un mémoire présenté en 2008 à l’Université de Genève en fait la convaincante démonstration64), il est par ailleurs écrit de l’aveu même de l’auteur dans une sorte de « transe, sur des flots de whisky et de musique65 », et construit comme une œuvre musicale – elle-même menacée par cette « douane du silence » qui est aussi une image de la mort66 et qui hante de bout en bout l’écriture de Bouvier. Derrière lui – conclut le narrateur du Poisson-Scorpion en une dernière phrase qui renvoie aussi, métaphoriquement, à l’écriture, c’est-à-dire au livre67 en train de se refermer comme une porte –, « la chambre vibrait d’une musique indicible »…
Vers une lecture de l’œuvre de Bouvier comme forme de l’autobiographie ?
32Dans son article déjà cité, Anne Marie Jaton évoque la « discontinuité de la mise en forme » dans l’œuvre de Bouvier, tout en postulant parallèlement ce qui aujourd’hui, me semble-t-il, ne saurait plus faire de doute : à savoir que sa continuité souterraine se tient dans une dimension autobiographique qui pour avoir été fuie, refoulée, combattue, par désir d’allègement, mais aussi au nom d’un impératif moral aussi pascalien que calviniste (« le moi est haïssable »), n’a cessé de la porter, et qui adopte la discontinuité d’une forme fragmentaire singulière se réinventant de livre en livre, qui n’est pas sans devoir à Montaigne et aux Romantiques allemands, mais qui est sa marque propre et qui fait sa modernité.
33Quinze ans après Le Poisson Scorpion, resté son unique « roman », La Guerre à huit ans ouvrira la perspective d’un « récit d’enfance » ou d’un « roman familial » dont on regrettera qu’il n’ait pas eu le temps de voir le jour – ou n’aitpas pu s’écrire… Mais du coup, puisque tout y aboutit, s’ouvre la perspective d’une relecture possible del’œuvre de Bouvier comme œuvre autobiographique, ou autofiction, bien loin de « l’effacement de soi » ou de la « disparition » programmés dès L’Usage du monde – et qui seraient plutôt de l’ordre de l’escamotage (et d’un travail très conscient d’effacement du je et de dés-héroïsation) comme le suggère cette déclaration de Bouvier dans Routes et Déroutes : « Je trouve qu’entre le voyage et l’écriture il y a un point commun […]. Dans les deux cas, il s’agit d’un exercice de disparition, d’escamotage.68 ».
34Rappelons en effet que si « disparition » renvoie bien à l’effacement ou à la dissolution du moi – sans cesse revendiqués par l’écrivain –, « escamotage » n’a pas le même sens ; qu’il renvoie (nous dit le Petit Robert) à la prestidigitation, et signifie l’action de « faire disparaître quelque chose par un tour de main qui échappe à la vue des spectateurs » (ici : des lecteurs), ou l’action d’« éluder habilement »… Je ne peux m’empêcher d’y voir un troublant aveu involontaire de ce paradoxal escamotage-déploiement du moi chez Bouvier, dont la prise de conscience n’aura lieu que beaucoup plus tard, à travers ce « récit de soi » que forment en 1992 les entretiens de Routes et déroutes (et auquel Vernet reprochera sa complaisance narcissique, mais qui a aussi valeur quasi psychanalytique), puis la lecture publique, à Carouge, en avril 1996, de La Guerre à huit ans – qui lui inspire « Souvenirs, souvenirs ».
35Texte, là encore, adressé à un public (ce qui ne me semble pas sans importance : dans les deux cas, Bouvier ne s’avoue qu’à une ou à des autres qui lui en ont fait la demande, et a donc besoin d’être sollicité pour oser parler de lui), cette conférence qui ne sera publiée qu’après sa mort, en 1999, s’ouvre par une allusion à sa propre disparition : « les tabelles d’espérance de vie des assurances me donnent encore huit ans d’existence » (de fait, il ne lui en reste que deux…), suivie d’une citation d’Arthur Miller révélatrice : « la mission de l’homme sur terre est de se souvenir ». Mais fidèle à lui-même, Bouvier s’empresse d’ajouter : « j’ai passé une bonne partie de ma vie à me souvenir, ce qui est inhérent à la condition d’écrivain voyageur : on va, on vient, on revient, on se souvient et on raconte.69 ». Et pourtant, il remarque aussi :
C’est une occupation sédentaire. […] On se met alors à l’établi, on fait toutes les lectures qui s’imposent […] et on se souvient. Là, c’est la mémoire qui est en cause, car on – moi en tout cas – prend très peu de notes en voyage […] et il faut tout récrire de tête.
36Ajoutant :
et il se peut qu’on sollicite cette mémoire, vingt ans ou plus après ce qu’on a vécu. […] Lorsque je sens qu’elle s’esquive, je la rappelle en apprenant par cœur des poèmes de Nerval, de Hölderlin, de Toulet ou de Michaux.70
37L’écriture, c’est de la mémoire réinventée, entrelacée au travail en nous des mots des autres. Et elle naît exclusivement (au-delà de toute l’expérience de vie emmagasinée) du « travail à l’établi » ! Nous voilà bien loin du « voyageur qui écrit » uniquement parce qu’il se sent trop plein, au retour, d’« une quantité de trésors » qu’il lui faut déballer…
38Loin donc de se limiter à témoigner du monde parcouru, à en tirer anecdotes, récits ou photographies pour pouvoir dire : j’y étais, ce que Bouvier exècre (relisons à ce sujet Chronique japonaise !), la littérature est pour lui, comme pour nous, et chaque fois autrement – peu en importe le « sujet » – un travail de mémoire qui implique le « moi », et un travail d’écriture qui n’est pas seulement de restitution (ou de mimesis), pour lequel l’essentiel ne tient pas aux idées ou aux concepts qu’il véhicule, mais au sujet qui regarde, « traduit », puis recompose. Un travail qui suppose aussi, parce que Bouvier est un auteur contemporain de son temps, une mise à l’épreuve du langage et un corps avec corps avec les mots comme avec sa propre folie intérieure. Et qui implique parallèlement (c’est ce qui fait de lui un « classique »), un dialogue permanent, à la fois ancré dans le présent, et inactuel, avec toute la littérature.