Usage des prolepses et statut de la feintise : le roman-mémoires entre récit factuel et récit fictionnel
1En s’intéressant à la temporalité et à l’ordre du récit, par rapport au temps et à la chronologie réelle des faits, la narratologie a observé de longue date les anticipations ou prolepses1, et à l’inverse, les retours en arrière ou analepses, qui sont souvent liées les unes aux autres et constituent les deux anachronies possibles du récit. En effet, selon Gérard Genette, la prolepse est une caractéristique du récit rétrospectif de type factuel. Sachant déjà ce qui va se produire dans la suite de son récit, le mémorialiste ou l’autobiographe n’est pas obligé de suivre rigoureusement la chronologie réelle des faits : il peut anticiper certains épisodes ou au contraire revenir en arrière.
2Genette observe toutefois que « l’anticipation ou prolepse temporelle est manifestement beaucoup moins fréquente que la figure inverse, au moins dans la tradition narrative occidentale2 […] ». La raison qu’il en donne est la suivante : « Le souci de suspens narratif propre à la conception “classique” du roman (au sens large, et dont le centre de gravité se trouve plutôt au XIXe siècle) s’accommode mal d’une telle pratique, non plus d’ailleurs que la fiction traditionnelle d’un narrateur qui doit découvrir en quelque sorte l’histoire en même temps qu’il la raconte3 ». Genette observe fort peu de prolepses chez Balzac, Dickens, Tolstoï. Ici se creuserait l’écart entre le récit factuel et le récit de fiction.
3Mais deux exemples contraires viennent nuancer cet écart : celui de Manon Lescaut et celui de La Mort d’Ivan Ilitch : « Il va de soi qu’un certain poids de “prédestination” pèse sur la plus grande partie du récit dans Manon Lescaut (où nous savons, avant même que des Grieux n’entame son histoire, qu’elle se termine par une déportation) ou a fortiori dans La Mort d’Ivan Ilitch, qui commence par son épilogue4 ». La prolepse, pour ce qui est de Manon, tient à la composition du récit et à la double scène d’encadrement initial, les deux rencontres entre l’homme de qualité et des Grieux à quelques mois d’intervalle, avant le départ en Amérique, et au retour qui fournissent, sinon une prolepse explicite, du moins un indice majeur à interpréter par le lecteur.
4La forme privilégiée du récit à la première personne, qui domine la production narrative du xviiie siècle avec le roman épistolaire auquel il est parfois lié (dans La Vie de Marianne ou La Religieuse), toujours selon Gérard Genette, « se prête mieux qu’aucun autre à l’anticipation, du fait même de son caractère rétrospectif déclaré, qui autorise le narrateur à des allusions à l’avenir, et particulièrement à sa situation présente, qui font en quelque sorte partie de son rôle5 ». La différence s’estomperait ainsi entre récit factuel et fiction à la première personne, ce que viennent confirmer les trois exemples choisis, Robinson Crusoé, Les Confessions et la Recherche du temps perdu d’où seront tirés tous les exemples et analyses qui suivent.
5Pour Defoe et Rousseau, qui nous intéressent tout spécialement puisque le premier écrit des romans-mémoires appartenant au registre de la « feintise6 » (et offre une des premières formules topiques du déni de fiction, sans nom d’auteur et avec la notation « written by himself »), et le second un récit factuel de type autobiographique, voici ce que Genette en dit :
Robinson Crusoé peut nous dire presque dès l’abord que le discours tenu par son père pour le détourner des aventures maritimes était « véritablement prophétique », bien qu’il n’en ait eu aucune idée sur le moment, et Rousseau ne manque pas, dès l’épisode des peignes, d’attester non seulement son innocence passée, mais aussi la vigueur de son indignation rétrospective : « je sens en écrivant ceci que mon pouls s’élève encore7. »
6Or il me semble abusif d’assimiler ces deux anachronies : la seconde, celle de Rousseau, relève du vivere bis et du va-et-vient que l’écriture rétrospective introduit entre le « je » personnage ou le moi passé de l’auteur (« je narré »), et le « je » écrivant ou l’énonciateur présent (« je narrant »), phénomène très fréquent dans l’écriture mémorielle qui produit une peinture double de l’état de l’âme, décrite de manière décisive par Rousseau dans le préambule du manuscrit de Neuchâtel des Confessions : « En me livrant à la fois au souvenir de l’impression reçue et au moment présent je peindrai doublement l’état de mon âme, savoir au moment où l’événement m’est arrivé et au moment où je l’ai décrit8. » On en trouve de nombreux exemples dans le récit de Rousseau : « Je sens en écrivant ceci que mon pouls s’élève encore9 » (cette remarque à propos du sentiment d’injustice est également moins une prolepse qu’un exemple de cette double peinture), ou encore : « le souvenir de ces faveurs si légères me transporte encore en y pensant10 », à propos de l’idylle avec Mme Basile à Turin, etc.
7Ce phénomène du vivere bis se retrouve dans le récit pseudo-mémoriel, ce qui lui donne justement un parfum d’authenticité ; ainsi lorsque Marianne, dans le roman de Marivaux, témoigne à maintes reprises de son émotion présente en rappelant des souvenirs, comme dans le récit de la scène avec Mme de Miran :
Oui, c’est ma fille plus que jamais, répondit ma bienfaitrice, avec un attendrissement qui ne lui permit de dire que ce peu de mots ; et sur-le-champ elle me tendit une troisième fois la main, que je pris alors du mieux que je pus, et que je baisai mille fois à genoux, si attendrie moi-même, que j’en étais comme suffoquée. Il se passa en même temps un moment de silence qui fut si touchant, que je ne saurais y penser sans me sentir remuée jusqu’au fond de l’âme11.
8Ces émotions éprouvées par le narrateur au moment où il écrit son récit et ressuscite le passé ne me paraissent pas entrer dans le cadre des anticipations.
9On appellera donc prolepse ou anticipation l’annonce d’un événement à venir (et non l’émotion de sa remémoration), dont le « je » personnage ne peut avoir connaissance dans la temporalité « réelle » (il s’agirait alors d’une vraie « prophétie ») et qui relève de ce fait du seul « je » narrateur, de l’énonciateur : elle est la marque de cette dissociation spécifique au récit à la première personne. Elle est tiraillée entre deux exigences : intéresser l’auditeur ou le lecteur à la suite du récit, mais aussi ne pas lui en dire trop pour ne pas détruire la tension narrative. Ici sans doute on pourra distinguer récit de type romanesque (importance de la diégèse) et récit mémoriel (tension narrative moindre) dont les principes et les enjeux ne sont pas les mêmes : le mémorialiste rapporte des faits et des paroles, luttant contre les défaillances de la mémoire, là où le romancier construit son récit, crée de toutes pièces les dialogues et les événements, même quand il prétend les rapporter dans les romans-mémoires ou épistolaires à la première personne.
10Les enjeux narratifs des prolepses et plus généralement les anachronies sont intéressants à observer dans un récit mémoriel comme celui des Confessions (et posent de ce fait la question de leur équivalent éventuel sur le mode de la « feintise ») : les prolepses ou anticipations permettent en effet de relier les différents temps de la vie de l’auteur, d’atténuer la linéarité du récit chronologique, de donner une importance à certains événements à venir et donc d’intéresser le lecteur à un récit qui en lui-même comporte peu de surprise puisque la vie de l’auteur, au moment où elle est écrite, est déjà pour partie connue d’autant qu’il s’agit d’un homme célèbre (sauf certains épisodes restés secrets et dévoilés à cette occasion).
11Ces prolepses confèrent au récit factuel un caractère dramatique, par exemple à la fin du livre I (« Au lieu de cela…. quel tableau vais-je faire ? Ah ! n’anticipons point sur les misères de ma vie12 ! ») ou avant l’éviction de Jean-Jacques au livre VI : « Je touchais au moment funeste qui devait traîner à sa suite la longue chaîne de mes malheurs13 ». Ce type d’annonce des malheurs futurs peut également trouver place dans le récit romanesque à la première personne, chez les narrateurs de Prévost notamment, où elle apporte une allure authentique et fait croire au lecteur que le récit est raconté par un narrateur appartenant au monde réel (ce que Käte Hamburger appelle un « Je-Origine ») et non inventé par le romancier. D’autres types de prolepses sont au contraire assez spécifiques au récit factuel, notamment lorsqu’elles établissent une continuité dans la vie de Rousseau en soulignant les matériaux de la jeunesse qui serviront à l’œuvre future, par exemple, les deux abbés Gaime et Gâtier qui fusionneront dans le personnage du vicaire savoyard, ou encore Vevey et le lac qui seront le décor de La Nouvelle Héloïse. Un épisode malencontreux, comme l’affreux charivari du concert raté de Vaussore de Villeneuve, produit une prolepse compensatoire évoquant la « musique enchanteresse » du Devin du village dont la représentation ultérieure à Fontainebleau fera l’objet d’une scène merveilleuse développée au livre VII des Confessions.
12La place problématique occupée dans les récits factuels comme pseudo-factuels par les portraits ou biographies de personnages tiers occasionne, dans les deux cas, des phénomènes d’anachronies14 : soit le portrait occasionne un retour en arrière dans la temporalité, une analepse donc, comme le portrait de Mme de Warens au livre II des Confessions juste après le récit de la scène de première rencontre : « Louise Eléonor de Warens était une demoiselle de la Tour de Pil15 ») ; soit, au contraire, Rousseau achève « en deux mots » la triste histoire du père Caton sur lequel il n’aura pas l’occasion de revenir. Le portrait occasionne des anachronies en raison de son caractère synthétique qui rend problématique sa place dans le récit, on le voit avec les énormes portraits différés de La Vie de Marianne. Ces anachronies sont souvent accompagnées d’éléments métadiscursifs (dans le dernier exemple notamment) témoignant d’un narrateur qui ordonne les éléments de son récit, justifie leur disposition et les entorses à la chronologie qui en découlent.
13Les romans-mémoires fonctionnent par imitation du modèle factuel, mais sur le plan de la « feintise », de l’imitation. Ils renvoient à l’avenir du narrateur ou de la narratrice comme s’il avait eu lieu réellement et n’était pas inventé, ce qui permet d’accréditer le déni de fiction (mais on sait que ce déni a été lu aussi comme un indice de fictionnalité, comme l’ont bien vu René Démoris16 et Jan Herman17). Se pose dès lors la question du statut et du positionnement du roman-mémoires, pour certains « feintise » rattachée à la première personne donc au régime factuel (Hamburger), pour d’autres, une des formes de la fiction et lue comme telle (Démoris). Encore faudrait-il se demander si ce corpus des romans-mémoires ou des récits à la première personne est homogène et si la notion de prédiction ou d’anticipation peut être un critère d’examen du corpus comme pouvait l’être la question du destinataire traitée dans un précédent colloque18.
14À première vue, la forme et la densité des prolepses dans les romans-mémoires sont très variables. Certains romans semblent construits à partir de leur fin, d’autres aller à l’aventure en annonçant de fausses pistes, des événements qui n’auront pas lieu ou ne seront pas racontés dans le récit en raison de l’interruption de ce dernier, de son incomplétude (par exemple le retour de Valville à Marianne dans le roman de Marivaux, prolepse qui renvoie à la zone d’ombre entre la fin du récit et le temps de la rédaction). La densité des prolepses est a priori moindre dans les récits libertins, notamment dans les « romans de filles » qui semblent presque écrits au présent, dans le style de la chronique ou du journal, avec une succession de scènes. On y observe simultanément un moindre souci de vraisemblance énonciative (notamment concernant l’accession à l’écriture pour les romans de filles) : ce sont des fictions à peine déguisées, sur le registre du roman comique ou picaresque, avec des aventures et des rencontres dont l’annonce ruinerait l’intérêt du récit qui est moins rétrospectif que dynamique. Une rare prolepse dans Les Égarements du cœur et de l’esprit de Crébillon est intégrée au portrait de Mme de Senanges : « Madame de Senanges, à qui, comme on le verra dans la suite, j’ai eu le malheur de devoir mon éducation, était une de ces femmes philosophes, pour qui le public n’a jamais rien été19 ».
15La prolepse prend également des formes variées et même très différentes dans les romans-mémoires des années trente : l’encadrement du récit de des Grieux dans Manon Lescaut est une forme de prolepse, mais ce procédé d’enchâssement n’existe pas dans tous les romans-mémoires ; ceux de Marivaux sont construits sur une autre forme de prolepse provenant du sous-titre ou du titre lui-même : La Vie de Marianne ou les aventures de madame la comtesse de***, Le Paysan parvenuou les mémoires de M***. René Démoris a ainsi relevé la parenté entre les deux romans-mémoires à partir de la perspective ouverte par leurs titres20 : dans les deux cas une prolepse initiale indique le point d’arrivée de l’histoire, qui est aussi son point d’écriture, — Marianne comtesse, Jacob financier, et donc la réussite sociale. Ce dispositif annonce une temporalité longue, qui va de fait se réduire à quelques semaines, et surtout à quelques journées décisives. Mais lorsque Marivaux abandonne ses personnages, on en sait assez pour imaginer comment les héros ont par la suite accompli leur ascension. Le début n’en appelle pas moins le lecteur à interpréter chacun des épisodes en fonction de cette fin, ce qui corrobore l’idée que les deux romans ne sont pas vraiment inachevés, et que Marivaux sait, pour l’essentiel, où il va. On sait que Marianne est devenue comtesse ou s’est révélée telle, mais on ne sait pas comment.
16Béatrice Didier a fourni un travail de repérage et d’interprétation très précis des prolepses dans son ouvrage sur La Voix de Marianne21 (elle reprend explicitement les catégories de Genette dans un chapitre sur le temps du récit). Elle identifie dans son livre ce qu’elle appelle des « prolepses interprétatives » qui articulent la rencontre entre Marianne personnage et Marianne narratrice. Par exemple, concernant la transformation annoncée du personnage de Climal (le fait qu’il va s’avérer un séducteur, puis qu’il va se repentir, deux choses que la narratrice sait quand elle écrit, mais qu’elle ne savait pas au moment où elle le rencontre ou assiste à son agonie), elle écrit : « ce pauvre homme (car l’instant approche où il méritera que j’adoucisse mes expressions sur ce chapitre22 ». Béatrice Didier parle à cette occasion de « sur-conscience » du romancier. Elle relève cependant la brièveté de ces prolepses qui « ne projettent pas véritablement le récit vers le futur, et ne subvertissent pas l’ordre chronologique ».
17Une autre forme de prolepse plus développée peut être qualifiée de « trompe-l’œil » : ces prolepses annoncent des événements que le lecteur ne verra pas et ce manque de réalisation des prédictions tient à la temporalité courte du récit lui-même et au très long blanc ou « frange d’ombre » qui sépare la fin du récit de Marianne et le temps de l’écriture (plus de trente ans). Elles suggèrent un temps ultérieur de la vie de la narratrice, qui reste dans l’ombre du récit. Ainsi de la fin du portrait de Mme Dorsin dans la cinquième partie : « Je l’ai vue, dans une longue maladie où elle périssait de langueur, où les remèdes ne la soulageaient point, où souvent elle souffrait beaucoup23 ». Et surtout au début de la huitième partie, la fameuse prolepse concernant le retour de l’inconstant Valville :
Ce Valville ne m’a pas laissée pour toujours ; ce n’est pas là son dernier mot. Son cœur n’est pas usé pour moi, il n’est seulement qu’un peu rassasié du plaisir de m’aimer, pour en avoir trop pris d’abord.
Mais le goût lui en reviendra : c’est pour se reposer qu’il s’écarte ; il reprend haleine, il court après une nouveauté, et j’en redeviendrai une pour lui plus piquante que jamais ; il me reverra, pour ainsi dire, sous une figure qu’il ne connaît pas encore ; ma douleur et les dispositions d’esprit où il me trouvera me changeront, me donneront d’autres grâces. Ce ne sera plus la même Marianne.
Je badine de cela aujourd’hui ; je ne sais pas comment j’y résistai alors24.
18Deux nouveaux personnages surgissent ici, qui restent des virtualités du récit ; une « troisième Marianne intermédiaire » (Béatrice Didier) dont nous ne saurons jamais ni l’âge ni l’histoire qui reste dans l’ombre. Un autre Valville aussi, qui corrige l’infidélité du premier et explique l’indulgence de la narratrice à son égard (et peut-être l’absence de prolepse initiale concernant son infidélité future, à moins que Marivaux ne l’ait pas prévue au départ) : ceci induit une lecture du roman de Marivaux comme « nouveau roman » refusant les lignes tracées d’avance et invitant le lecteur à s’interroger à partir de l’histoire d’une vie sur les possibilités de formuler une vérité du sujet.
19Ces prolepses « virtuelles » ou non réalisées ne sont pas du même ordre que les défaillances proleptiques dues aux failles du récit rétrospectif souvent observées dans un récit comme celui de La Religieuse de Diderot, où la narratrice semble avoir oublié les informations obtenues au cours de son récit, concernant particulièrement les questions de sexualité. L’innocence proclamée de Suzanne semble abolir constamment le vécu du couvent de Saint-Eutrope et témoigner d’une contamination du récit mémoriel par une écriture au présent du type de la chronique ou de l’épistolaire, dénuée du mouvement analeptique essentiel au principe du roman-mémoires (c’est dire encore une fois à quel point les deux anachronies que sont l’anticipation et le retour en arrière sont intimement liées). On peut citer par exemple la confession au père Lemoine : « Il me fit mille demandes singulières auxquelles je ne comprends rien encore à présent que je me les rappelle25 ». Ou encore la prolepse erronée concernant la sœur Ursule, une des victimes collatérales du martyr de Suzanne, qui la protège et la soigne mais meurt elle-même de maladie et qui témoigne plutôt d’une ambiguïté énonciative concernant la relation entre le sujet narrateur et le contenu du récit.
Cette jeune personne, monsieur, est encore dans la maison. Son bonheur est entre vos mains. Si l’on venait à découvrir ce qu’elle a fait pour moi, il n’y a sorte de tourments auxquels elle ne fût exposée. Je ne voudrais pas lui avoir ouvert la porte d’un cachot. J’aimerais mieux y rentrer. Brûlez donc ces lettres, monsieur ; si vous en séparez l’intérêt que vous voulez bien prendre à mon sort, elles ne contiennent rien qui vaille la peine d’être conservé.
Voilà ce que je vous disais alors ; mais hélas ! elle n’est plus et je reste seule26.
20Les prolepses ou anticipations permettent ainsi de poser deux questions, l’une concernant la différence entre récit factuel ou fictionnel, l’autre concernant l’homogénéité de la « feintise » et son statut « intermédiaire ».
21Dans le récit factuel, Mémoires ou autobiographie, la prolepse relève d’une économie narrative, d’un choix de l’auteur concernant l’ordre dans lequel il rapporte les événements et les dispose dans le récit, avec toutes les distorsions possibles par rapport à la chronologie et au temps réel. Il s’agit souvent d’anticipations ponctuelles plutôt que de prolepse générale (annonce de la fin) car il n’y a pas à proprement parler de « fin » du récit factuel (sinon par la mort de l’auteur).
22Les romanciers vont éviter la pure et simple annonce de la fin pour d’autres raisons (notamment la nécessité d’une tension narrative) mais construisent et semblent disposer les éléments dans une perspective qui est à la fois rétrospective et prospective, et ménage donc des ouvertures vers l’avenir ; dans les récits de type tragique comme ceux de Prévost, la prolepse témoigne d’un engagement du romancier, d’une contrainte voire d’un contrat. Via le personnage énonciateur, le romancier s’engage à raconter telle ou telle suite du récit et ce caractère contraignant s’oppose à la liberté absolue et revendiquée du récit fictionnel qui peut aller à l’aventure comme les personnages des romans comiques ou des anti-romans27. Si la prolepse donne une direction essentielle dans les récits de type tragique, construits comme les tragédies à partir de leur fin, elle est au contraire évitée ou contournée dans les récits à la première personne qui s’écartent des modèles romanesques, jouent sur la surprise et ne mènent pas à une fin. L’inachèvement des romans-mémoires (sans doute crucial pour cette question, mais qui serait plutôt à interpréter comme une temporalité raccourcie laissant un vaste champ d’ombre entre les deux instances du je-personnage et du je-narrateur) rend délicat le principe de la prolepse. Les modalités de publication périodique augmentent les perspectives de nouveauté et d’infléchissements sur des récits au long cours qui refusent d’obéir à une construction préalable.
23L’ambition et la capacité du roman-mémoires à imiter le récit factuel peuvent ainsi se mesurer à l’aune des prolepses sans que cette forme de récit apparaisse en aucune façon homogène. Le nombre et le statut des anticipations engagent une lecture et une interprétation du roman-mémoires qui le positionnent dans le cadre d’une feintise plus ou moins proche du récit factuel28.