Point de contact : pour une esthétique de la rencontre
Barthes contemporain
1Pourquoi Roland Barthes fait-il, plus de trente-cinq ans après sa mort, toujours autant parler de lui avec chez ses commentateurs une affection et un attachement qui ressemble à s’y méprendre à de l’amour1 ? C’est que Barthes, sensible aux mouvances théoriques du moment et qui décrit son usage récurrent de certains termes comme relevant d’une logique semblable à celle de la mode2 – ce Barthes engagé dans son temps continue pourtant de se faire notre contemporain. En quoi réside cette contemporanéité qui perdure au-delà du contexte d’apparition du texte barthésien ? Dans son cours au Collège de France portant le titre de Comment vivre ensemble, Barthes, faisant référence à Nietzsche, indique qu’il y aurait concordance entre le fait d’être contemporain de son temps et celui d’être dans un rapport intempestif à celui-ci3. Comme l’écrit Nietzsche dans ses Unzeitgemäße Betrachtungen, est intempestif ce qui opère « contre le temps [je serais tentée de traduire par à contretemps], et par là-même sur le temps et espérons-le au profit d’un temps à venir »4. L’intempestif aurait ainsi une fonction d’opposition au présent mais également de préparation, voire de prémonition quant à l’avenir. À la suite de Barthes, Giorgio Agamben affirmera dans Qu’est-ce que le contemporain ? qu’être le contemporain d’une époque consiste précisément à être intempestif, autrement dit en décalage ou en déphasage par rapport au présent. Prenant justement le phénomène de la mode comme exemple de l’expérience du temps qu’il attribue au contemporain, Agamben montre que l’être-à-la-mode suppose la reconnaissance toujours après coup d’une tendance. Celui qui fait la mode n’est précisément pas à la mode : il anticipe la tendance, se situe avant la reconnaissance de celle-ci. Quant à celui qui suit la mode, il est déjà en retard sur celle-ci5. De même, le moment présent échapperait à toute emprise directe en raison de « son caractère traumatique », de « sa trop grande proximité »6. Au sens freudien auquel la question du traumatisme semble ici faire référence, le présent tel qu’il est saisi par la perception échappe à la conscience et ne peut être saisi que dans l’après-coup d’une « reproduction »7. Ce retard de la perception protège la conscience d’une expérience qui serait sinon constamment traumatique. La saisie du présent est donc en ce sens toujours déphasée, à contretemps.
2La capacité de mettre à jour ce qui, du présent, échappe nécessairement à l’expérience qu’on peut en faire tout en conditionnant cette expérience, serait le propre de celui ou celle qu’Agamben appelle « contemporain ». Or, Barthes en prise avec les « modes » théoriques du moment semble échapper à la détermination agambienne du contemporain puisque le présent a sur lui une prise trop directe. Cependant, si l’on suit la lecture anti-agambienne que fait Lionel Ruffel du contemporain, l’engagement dans le présent au risque de l’aveuglement serait au contraire bien la marque de ce qu’il faut entendre par le contemporain :
Il y a bien deux voies d’études des phénomènes contemporains : l’une supposant une prise de distance, un surplomb, un détachement, une abstraction, mais aussi une distinction ; l’autre, « embarquée », contemporaine dans le troisième sens du terme (camarade du temps), compositionniste, matérialiste, égalitaire, qui accepte le risque de l’« aveuglement ». 8
3L’idée d’une nécessaire prise de distance par rapport au présent correspondrait selon Ruffel à une lecture du contemporain encore marquée par la modernité. La « distinction » qu’il mentionne est celle de la communauté de lecteurs ou de spectateurs moderne : masculine, blanche, abstraite, désincarnée et silencieuse9. À celle-ci, Ruffel oppose une expérience de la littérature reposant sur la multiplication de publics minoritaires qui forment le brouhaha de la communauté contemporaine.
4Je crois que le texte barthésien met en tension les deux compréhensions du contemporain : l’engagement dans le présent et la conscience de l’anachronicité qui le hante toujours. Ce qui maintient en tension ce deux dimensions du contemporain peut être localisé dans le rapport à l’objet esthétique comme rencontre. Une telle rencontre prend chez Barthes la forme d’un contact affectif qui l’engage physiquement avec son objet. Ce contact ne s’épuise cependant pas dans l’immédiateté de l’affect mais débouche sur une mise en travail. À partir de là, comment peut-on caractériser le contemporain d’une pensée ou d’un texte, conçu cette fois non à partir de son scripteur10 mais de ses lecteurs ? Un texte se fait notre contemporain là où il parvient à instiguer une rencontre au-delà de son contexte d’apparition – rencontre qui se fait au point d’un trait singulier qui justement nous touche. On entend peut-être dans ce point et cette touche les échos du bien connu punctum de la Chambre claire : « Le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me poigne).11 » Ce qui m’intéresse dans le punctum tel qu’il est décrit par Barthes, c’est qu’il constitue une tentative de penser ou, du moins, de localiser le point de la rencontre singulière, hasardeuse, réciproque et toujours à contretemps d’un objet esthétique (ou, comme j’aimerais le comprendre ici, d’un texte) et de celui ou celle qui le reçoit. Le punctum est, dans la photographie, le point d’une rencontre qui inscrit dans le présent de la perception la hantise d’un contact passé dont la photographie aura gardé la trace. J’aimerais comprendre ce punctum comme une figure de la rencontre qui, peut-être parce qu’elle est toujours en partie manquée, suscite des reprises. Je me pencherai sur deux reprises du punctum, celle de l’historien de l’art et philosophe Georges Didi-Huberman et celle du théoricien allemand des médias, Dieter Mersch. Nous verrons que ces deux théoriciens de l’image révisent le punctum barthésien pour des raisons opposées.
Le punctum comme rencontre
5J’en reviens à ce trait singulier, idiomatique justement, ce punctum en lequel je voudrais localiser le contemporain de la pensée de Barthes. Ce trait ou ce point, comme le ductus de l’artiste, se repère à insister. Un tel trait est souvent de l’ordre d’un détail qui interpelle et donne à penser. La mise au « travail » à laquelle ce trait idiomatique donne lieu est précisément l’un des effets que Barthes attribue au punctum de la photographie dans La chambre claire. Le punctum, loin de fasciner, c’est-à-dire d’immobiliser le regard et la pensée, engage, met en mouvement celui ou celle qu’il aura touché :
Car, de cet attrait, au moins, j’étais sûr. Comment l’appeler ? De la fascination ? Non, telle photographie que je distingue et que j’aime n’a rien du point brillant qui se balance devant les yeux et fait dodeliner la tête ; ce qu’elle produit en moi est le contraire même de l’hébétude ; plutôt une agitation intérieure, une fête, un travail aussi, la pression de l’indicible qui veut se dire.12
6Cette façon qu’à Barthes de s’attacher à la manière dont un objet esthétique l’affecte physiquement ne produit pas seulement de belles métaphores, mais engendre une connaissance engagée de son objet. Il s’agit d’une modalité de la connaissance contemporaine, au sens où elle refuse le surplomb ou la distance propre à la theoria, mais n’est pas pour autant simplement subjective. Ainsi, Barthes prend très au sérieux, dans La chambre claire entre autres, la question de la rencontre affective avec l’objet esthétique, sans pour autant laisser cette rencontre au seul goût personnel qui ne regarderait en somme que lui :
Mais précisément : j’ai toujours eu envie d’argumenter mes humeurs ; non pour les justifier ; encore moins pour emplir de mon individualité la scène du texte ; mais au contraire, pour l’offrir, la tendre, cette individualité, à une science du sujet, dont peu m’importe le nom, pourvu qu’elle parvienne (ce qui n’est pas encore joué) à une généralité qui ne me réduise ni ne m’écrase. Il fallait donc aller y voir.13
7Cette science du sujet affectif, attentif aux effets que la rencontre avec les œuvres produisent sur son corps est de l’ordre de ce que Barthes nomme ailleurs dans La chambre claire une « Mathesis singularis »14, une science qui atteigne la généralité de son objet à partir de « quelques mouvements personnels »15. Il s’agit là d’un projet pour le moins idiomatique que Barthes tend à ses lectrices et lecteurs et qui m’engage à suivre mes propres mouvements à la lecture des textes barthésiens. Barthes, écrivant sur la façon dont le travail de l’écriture l’affecte physiquement, me touche. En la circonstance présente, me touche en particulier la manière dont Barthes théoricien-écrivain fait le détail – l’un des sens du punctum – de sa difficulté à se mettre au travail lorsqu’il a à se relire :
La Papillonne
C’est fou, le pouvoir de diversion d’un homme que son travail ennuie, intimide ou embarrasse : travaillant à la campagne (à quoi ? à me relire, hélas !), voici la liste des diversions que je suscite toutes les cinq minutes : vaporiser une mouche, me couper les ongles, manger une prune, aller pisser, vérifier si l'eau du robinet est toujours boueuse (il y a eu une panne d’eau aujourd’hui), aller chez le pharmacien, descendre au jardin voir combien de brugnons ont mûri sur l’arbre, regarder le journal de radio, bricoler un dispositif pour tenir mes paperolles, etc : je drague.
(La drague relève de cette passion que Fourier appelait la Variante, l’Alternante, la Papillonne.)16
8Le détail – cette singularisation d’un corps ou d’une situation qui tient peut-être du fétiche et dont Barthes disait en 1968 qu’il participait de l’effet de réel17 –, fonctionne dans ce cas précis comme le point de la rencontre entre le corps de Barthes écrivant et le mien, le lisant et me relisant.
9Se poser, à partir de ce point de rencontre, la question de la contemporanéité d’une pensée, implique de rendre compte de sa singularité tout en montrant en quoi elle engage à des reprises et des répétitions. Cela suppose qu’une telle pensée ne soit pas de l’ordre de l’idiome pur : Barthes veut argumenter ses goûts, donc penser la tension, voire la contradiction impliquée par la Mathesis singularis comme savoir engagée dans le particulier. Le très singulier punctum barthésien, qui n’est pas vraiment un concept, – et dont Derrida dit qu’il est un artefact qui ne dure que le temps d’un livre, qui sera certes « utile à d’autres » mais « ne convient parfaitement qu’à son signataire comme un instrument qu’on ne prête à personne, comme l’histoire d’un instrument »18 – adonné et donne encore lieu à de nombreuses reprises et réinvestissements théoriques. Si le trait idiomatique d’une pensée qui nous touche à la manière d’un punctum continue d’engager, c’est peut-être parce qu’il ouvre sur un manque théorique qu’il ne parvient pas entièrement à combler. Provoquant une rencontre en partie manquée, le punctum se trouve à la fois repris et déplacé chez Georges Didi-Huberman et Dieter Mersch.
10Mais avant d’en venir à ses reprises, il faut préciser que le punctum se dédouble déjà dans La chambre claire, texte brisé en deux parties par la mort de la mère de Barthes. Le punctum qui « point » Barthes regardant des photos, c’est dans un premier temps un détail qui éveille un affect qui est de l’ordre d’un attrait ou d’un désir. Il faut noter que Barthes utilise de façon récurrente le verbe poindre par rapport au punctum (qui le point) tout en laissant planer le doute quant à savoir s’il l’utilise dans son usage transitif de « blesser », ou alors au sens intransitif de « commencer à apparaître ». Par cet usage ambivalent du verbe, il fait du punctum le lieu de la tension entre perception et traumatisme au sein de l’image. Barthes souligne que le punctum est le non-intentionnel de l’image – ce qui n’a pas été mis là par le photographe, ce qui se trouve donc en-deçà d’une volonté de produire des effets. Le punctum relève de l’incalculable mais aussi du supplément19. Il est à la fois ce qui se trouve déjà dans l’image sans que personne ne l’y ait mis et ce que j’apporte en tant qu’individu singulier ouvert à la rencontre. On se souvient que la découverte du punctum d’une photo dépend de celui ou celle qui regarde. Par conséquent, ce détail qui me touche et m’affecte n’est pas simplement ce qui s’adresse à moi et me saisit de façon unilatérale. C’est plutôt la structure d’un contact entre l’image et moi qui suppose le hasard et la réciprocité d’une rencontre. Dans la deuxième partie du texte, le punctum devient le constat de la réalité hallucinatoire et spectrale de la photo : la photographie nous met littéralement en présence de spectres. Elle atteste que des corps réels et vivants ont été capturés par l’objectif, mais cette assurance s’accompagne simultanément de celle que ce moment est déjà révolu, mort. Ce deuxième punctum photographique que Barthes nomme « le Temps »20 atteste de l’intraitable du réel : le ça a été. Les affects éveillés par ce deuxième punctum sont ceux de l’amour et de la pitié pour ce qui est déjà mort.
Reprises et déplacements
11Alors que le deuxième sens du punctum renvoie à la structure de trace de la photographie, c’est son premier sens de détail que reprend Georges Didi-Huberman dans le texte Question de détail, question de pan21. Selon Didi-Huberman, l’insistance sur le détail dit quelque chose de la façon dont on aborde l’image. Dans le cas présent il s’agit de peinture et non de photographie. Le détail constituerait une unité de type « graphique », au sens où il est circonscrit, univoque, et donc dénommable. Le détail relèverait d’une « phénoménologie de la reconnaissance et de l’identification »22. Il s’opposerait à ce que Didi-Huberman appelle le pan, terme désignant quelque chose comme un symptôme pictural dont l’origine est à situer dans la matière-peinture et non dans la structure référentielle de l’image à laquelle renverrait le détail. Le pan, c’est pour Didi-Huberman l’événement, l’accident, la singularité qui habite et perturbe la structure de l’image. Il s’agit d’un événement de matière et de couleur qui a d’ailleurs, formellement, souvent trait à la tache par opposition au caractère défini du détail. Le pan, ce symptôme du travail pictural, constituerait le point de rencontre et d’articulation entre la sémiologie – qui systématise les questions de sens en généralisant par trop la façon toujours singulière qu’a l’image de signifier – et la phénoménologie dans laquelle Didi-Huberman perçoit le risque d’une célébration silencieuse et empathique du monde. La critique du punctum barthésien comme « détail » entre en jeu au moment où il s’agit de surmonter l’alternative entre le silence à propos de l’image et le fait d’en dire trop. Le punctum s’inscrirait dans une logique de référence et de déférence au monde tel qu’il est :
Le problème, c’est que la notion de punctum semble perdre en pertinence sémiologique ce qu’elle gagne en pertinence phénoménologique : on y saisit bien la souveraineté de l’accident visible, sa dimension d’événement – mais c’est au prix, et de la « tonalité affective », et de la « célébration du monde ». À nouveau, le monde revient se déposer de soi-même sur l'image, par la médiation de son détail – c’est le terme même qu’emploie Barthes – et de sa temporalité de monde. Alors il n’y a plus de substance imageante à interroger, mais seulement un rapport entre un détail de la scène du monde et l’affect qui le reçoit « comme une flèche ». En ce sens, le punctum serait à envisager, non comme un symptôme de l’image, mais comme le symptôme du monde lui-même, c’est-à-dire le symptôme du temps et de la présence du référent : « ça a été » – « la chose a été là » « absolument, irrécusablement présente » …
[…] Par le choix même de son objet, la photographie, c’est un livre [La chambre claire] où l’intraitable théorique, c’est-à-dire au fond l’objet de la pensée sur le visible, est entièrement rabattu du côté du référent et de l’affect. Alors que l’image – même photographique – sait faire événement et nous poindre en dehors de tout ça-a-été : tels, les effets de voilements et d’auras dus aux « accidents », voulus ou non, de la révélation photographique […].23
12Le problème du punctum serait de liquider ce qui fait le propre de l’image, lequel ne consisterait pas dans son référent ou l’affect qu’elle suscite mais dans sa substance ou sa matérialité qui ne se réduit pas à la fonction de figuration. Il est vrai que le punctum est, en son sens premier, de l’ordre du hasard, de l’accident et de l’événement lié au référent. Barthes mentionne certes les effets de flou, les décadrages et surimpressions, mais ceux-ci ne le touchent pas lorsqu’ils sont de l’ordre du calcul24. Cependant, le concept que Didi-Huberman oppose au punctum barthésien, à savoir celui de pan, produit, somme toute, des effets similaires à celui-là.
Au contraire, l’objet du pan, en tant qu’intrusion – présence – du pictural dans le système représentatif du tableau, l’objet du pan serait un objet réel de la peinture, au sens ou Lacan situait « l’objet réel » du regard comme une « fonction pulsatile, éclatante et étalée » dans le tableau même : fonction liée à la survenue, au trouble, à la rencontre, au trauma et à la pulsion.25
13Le pan serait donc, écrit Didi-Huberman « l’acte de ce qui nous fait front – nous regarde – lorsque nous regardons »26. Pulsion, trauma, trouble dû au réel de la substance picturale, voilà qui semble aussi être ce que met en jeu le punctum, qui certes, renvoie davantage au réel du référent qu’au surgissement du réel du matériau de l’image et de ses accidents. Mais, cette différence peut s’expliquer, au moins en partie, par la spécificité du médium photographique. Ce qui me paraît être déterminant, c’est l’idée qu’une rencontre avec l’image a lieu qui suppose une réciprocité, qui, si elle est chez Didi-Huberman de l’ordre du regard, est chez Barthes décrite dans les termes d’un toucher. Ce déplacement du punctum en pan opéré par Didi-Huberman hors de ce qu’il conçoit chez Barthes comme l’abandon de la pensée du visible au domaine de l’affect, doit permettre de joindre les dimensions phénoménologique et sémantique et de limiter l’engagement aveugle parce que trop affectif avec l’image.
14À l’inverse, dans le montage conceptuel que le théoricien allemand des médias Dieter Mersch opère dans son livre Was sich zeigt. Materialität, Präsenz, Ereignis, le punctum ne rendrait pas encore suffisamment compte du silence auquel nous enjoint l’image. Mersch rapproche le punctum de l’aura benjaminienne, laquelle consisterait dans « l’expérience du lointain et du caractère étranger qui déchire d’un coup le tissu du symbolique et nous concerne de façon immédiate »27. L’aura et le punctum permettraient selon Mersch de décrire la logique non discursive de l’image, ce qui en elle échappe au langage et à l’interprétation et qui réside dans son opération d’auto-monstration (sich zeigen). Alors que le studium décrirait la dimension discursive ou symbolique de l’image, le punctum et l’aura désigneraient tous deux sa dimension énigmatique, soustraite à toute emprise discursive : « Il y a un silence des images dans la mesure où elles se taisent face au spectateur, de même qu’à l’inverse, elles somment celui-ci de se taire. »28
15Dans sa reprise du punctum barthésien, Mersch reproche à Barthes d’avoir voulu localiser le punctum dans un détail de l’image. Comme détail, le punctum deviendrait identifiable, ramené à l’emprise du discours, là où il aurait au contraire à figurer la dimension illisible de l’image. Si La chambre claire contient bien la découverte de ce qui fait le propre de l’image, l’insuffisance du texte consisterait à vouloir en déterminer le lieu :
On pourrait dire que ce qui séduit à la lecture de La chambre claire, c’est que la découverte de l’« érotique » de l’image dans le caractère d’image reste constamment masquée : ce sont là des tentatives insuffisantes pour approcher ce qui reste indéterminé et ne nécessite aucune détermination.29
16Si chez Barthes le punctum aurait bien pour fonction de fonder la force énigmatique d’auto-monstration de l’image qui résiderait dans son désir d’être regardée, Barthes manquerait de laisser ce désir à son énigme. Mersch reproche en outre à Barthes le caractère non plausible car trop subjectif de ses exemples de punctum et de leur description
17Là où Barthes compose avec deux moments de l’image – le studium qui tient de la culture, de l’histoire et du contexte, et le punctum qui inquiète cette première dimension –, le punctum sert chez Mersch à ramener toute l’image du côté de la fascination silencieuse. Le déplacement théorique opéré consiste donc à nier l’intérêt d’une tentative de localiser ce qui, de l’image, produit l’affect, à savoir la rencontre à contretemps entre le spectateur ou la spectatrice et l’image, pour mieux défendre l’idée d’un affect total d’ordre traumatique qui proviendrait unilatéralement de l’image et nous enjoindrait au silence. Il me semble que l’insistance de Barthes sur le toucher comme modalité de l’expérience de l’image permet de contourner l’unilatéralité de cette expérience et donc de surmonter un traumatisme qui laisserait précisément sans réponse. La figure du toucher est celle d’un engagement avec l’objet esthétique qui implique une mise au travail autour de la rencontre avec celui-ci.
18Si les exemples de punctum que l’on trouve dans La chambre claire comportent en effet une dimension subjective, il me semble que cela s’explique par le fait que le punctum est le résultat d’une rencontre qui, comme telle, implique toujours une réciprocité. La spectatrice ou le spectateur apporte sa subjectivité dans cette rencontre. Aussi problématique et limitée que soit cette subjectivité, elle a pour effet de restreindre le pouvoir absolu de l’image dont l’assaut nous laisse chez Mersch impuissants et muets. Barthes insiste au contraire sur la naissance d’un désir de se mettre au travail qui répond au désir de l’image d’être vue. Plutôt que de laisser l’image à son indétermination fascinante, il me semble que Barthes cherche un langage capable de répondre à cette forme particulière d’image qu’est la photographie ainsi qu’à sa médialité spécifique.
19On le voit : chez Didi-Huberman, le punctum est signe d’une emprise trop grande du réel, et d’un rapport trop empathique à celui-ci, alors que chez Mersch, le punctum est au contraire encore trop discursif et ne rend pas suffisamment compte de la façon dont l’image nous saisit et nous impose le silence. La rencontre, toujours en partie manquée, avec le punctum barthésien donne lieu à des reprises théoriques qui le « contemporanise ». Je dirais que c’est l’ouverture du texte barthésien qui autorise ses lectrices et lecteurs à manquer la rencontre, les invitant par là à y retourner avec insistance. On pourrait, à mon sens, y voir la logique de l’expérience esthétique mais aussi théorique comme rencontre : un objet ou un texte se fait notre contemporain en ce qu’il nous engage par une rencontre en partie manquée et nous enjoint à nous mettre au travail.
Pour une éthique de la rencontre
20Dans Les Morts de Roland Barthes30, Derrida évoque deux périls qui guettent lorsqu’on écrit à propos d’un mort : celui de ne parler qu’à partir de ce dernier et celui de ne parler qu’à partir de soi. Dans les deux cas, on pourrait dire que la rencontre avec l’autre n’a pas lieu et que le mort est doublement mort. Si l’on poursuit dans cette logique, pour faire revenir le spectre du mort, autrement dit pour en faire notre contemporain, il faut que se produise une rencontre qu’on peut concevoir à partir de la structure réciproque d’un toucher (– laquelle se distingue en cela du regard : je peux voir sans être vu, je ne peux pas toucher sans être touché). Plus loin dans son texte, Derrida produit une description de ce que pourrait être la nature de la rencontre avec l’autre que j’aimerais élargir à celle d’un texte ou d’un objet esthétique :
Lui en moi ? En nous ? En vous ? Qu’est-ce que ça veut dire ? […] Roland Barthes nous regarde (chacun au-dedans et chacun peut dire que sa pensée, son souvenir, son amitié alors ne regarde que lui) et de son regard, bien que chacun de nous en dispose aussi à sa manière, selon son lieu et son histoire, nous ne faisons pas ce que nous voulons. Il est en nous mais non à nous, nous n’en disposons pas comme d’un moment ou d’une partie de notre intériorité.31
21Dans la rencontre – laquelle suppose toujours une double ouverture, un mouvement d’approche réciproque –, il n’est pas aisé de maintenir la distinction entre ce qui vient de moi et ce qui relève de l’autre, puisque nous nous co-constituons tous deux à partir de la surface de contact née de la rencontre. Cette difficulté n’autorise cependant pas à faire dire à l’autre (ou à un texte) ce que bon nous semble. La rencontre est faite de ce que nous y apportons, certes, mais elle se doit de rendre justice à ce qui revient à l’autre.
22Aussi singulière soit-elle, Barthes ne laisse la rencontre avec l’objet esthétique ni à l’indicible ni à l’arbitraire. Il invente un style et une posture qui consiste à ne sacrifier ni la façon singulière dont cet objet le touche, ni le désir de mettre à jour son eidos, comme il le nomme. Derrida voit dans les majuscules utilisées par Roland Barthes – qu’on pense à celle apparaissant par exemple dans « le Temps » comme l’un des sens du punctum – un jeu un peu ironique qu’il rapproche du sien. Je n’en suis pas certaine. Il y a chez Barthes, comme j’espère l’avoir montré, le désir véritable d’atteindre à une Mathesis singularis qui se déploie à partir d’une rencontre toujours singulière et débouche sur une position idiomatique et contemporaine – parce qu’à la fois engagée avec son objet et sans volonté d’unifier les rencontres singulières dans une Mathesis universalis. La rencontre, toujours en partie manquée, touche comme un punctum, et invite chacun de nous à la reprise.