Aragon romancier : Balbutiements et coups d’arrêts
1Dans la genèse de la production aragonienne, plusieurs coups d’arrêt ont lieu dans les entreprises narratives : celui qui frappe La Défense de l’infini, tout d’abord. Cet « échafaudage à cent têtes1 » fut écrit entre avril 1923 et la fin de l’année 1927 et « abattu dans le chantier comme une tour de Babel2 ». Selon son auteur, il ne l’a plus intéressé : Aragon refusant « d’aller là où il le menait », comme il l’affirme en 19643. Une édition d’Edouard Ruiz, en 1986, a permis la ressaisie de nombreux états fragmentaires de ce texte, après la destruction annoncée de plus de mille cinq cents feuillets à Madrid, telle qu’elle est évoquée par Aragon dans le « Chant de la Puerta del sol » - qui figure au tome IV de l’Œuvre poétique - ou ensuite racontée - brièvement - dans Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit4. Lionel Follet a ensuite fait paraître en 1997 - puis en 2002 - une remarquable édition complétée, qui comporte – outre l’abondant appareil critique - plus de cinq cent trente pages : augmentée dans sa seconde version de dix-neuf chapitres, sauvés par Nancy Cunard et conservés à l’Humanities Research Center de l’Université d’Austin (Texas).
2On sait également que le dernier roman du Monde réel, Les Communistes, fut interrompu : le projet initial s’est arrêté à l’année 1940 dans sa diégèse, alors que le roman devait mettre en scène l’ensemble de la Seconde guerre mondiale ; l’inachèvement marque aussi, dans la même période, Les Chemins de la liberté de Sartre qui devaient couvrir la période 1938-1944 : « jusqu’à la libération de Paris5 » comme l’indique le « Prière d’insérer » initial. En ce qui concerne la production d’Aragon, Les Communistes, - le cinquième et dernier volume de l’ensemble que constitue Le Monde réel - paraît en 1949-51 et s’inscrit dans la continuité d’une œuvre romanesque longue, commencée avec la parution des Cloches de Bâle en 1934, où l’on trouve des personnages reparaissants ; ainsi, Aurélien fait retour dans cet ultime roman : devenu un homme de Vichy. Et, comme le dit Aragon : « La continuité du Monde réel est marquée [dans Les Communistes] par Armand Barbentane6 », personnage des Beaux Quartiers. De plus, Les Communistes sont ensuite « réécrits » comme le dit Aragon dans la postface qu’il ajoute en 19677 : retravaillés et modifiés comme le sont les quatre autres volumes du Monde réel ressaisis dans un tout autre ensemble éditorial : les Œuvres romanesques croisées, qui parait de 1964 à 1974 chez Robert Laffont8. Il n’est peut-être pas anodin que la mention récurrente de l’abandon de La Défense de l’infini ne survienne dans les textes et propos aragoniens, qu’à partir de cette année 1964 : date où les Œuvres romanesques croisées commencent à paraître.La série romanesque aragonienne initiale que constituait Le Monde réel est alors débrochée, déliée, puisque les romans sont organisés dans une parution où les textes d’Aragon dialoguent avec les romans d’Elsa Triolet ; dans l’alternance des deux voix, ils occupent les volumes 2, 4, 7-8, 11-12, 15-16, 19-20, 23-26, 29-30, 33-34, 37-38, 41-42. Il importe de signaler qu’on lit aujourd’hui les romans retravaillés – réécrits et réagencés dans les années soixante pour cette production et renouvelés également par une abondante présence d’illustrations – comme s’ils appartenaient à l’ensemble romanesque précédent : Le Monde réel. Plus encore,le texte d’Aurélien que l’on peut lire en collection « Folio » porte une mention de copyright erronée : 1944 – qui ne tient pas compte du fait que dans l’édition première, l’action pré-épilogue se déroule de novembre 1921 à février 1923, alors qu’il s’agit de novembre 1922 à février 1924 pour la version de 1966. De plus, cette dernière remanie également certains passages et réduit le nombre initial de chapitres. On voit donc que la production aragonienne est un objet privilégié pour les travaux de génétique éditoriale tels qu’ils commencent à se développer9. De fait, les pannes et coups d’arrêts qui scandent cette production semblent s’inscrire dans un fort complexe processus de création continuée que le beau sujet qui nous est proposé permet d’aborder ici.
3Le coup d’arrêt porté au Monde réel avec l’interruption des Communistes a pu sembler marquer un tournant, ouvrir un autre moment de la production romanesque aragonienne telle qu’elle est perçue par la doxa : avec une périodisation très marquée. Les Communistes n’ayant pas d’avenir, Aragon passerait ainsi à autre chose : La Semaine sainte qui paraît en 1958 et dont l’action se situe dans les jours qui précédent Pâques, en 1815, lors du retour de Napoléon.
4Moins connus sont pourtant des balbutiements romanesques significatifs : quelques pages d’un roman interrompu sur le Moyen-âge — éditées par Michel Apel-Muller dans la Revue Europe en 198910 — semblent ouvrir la voie vers une mise en scène de l’histoire passée, liée au renoncement à une mise en fiction de l’histoire récente. De même, un autre roman interrompu est celui sur David d’Angers, dont Aragon indique qu’ « il l’a déchiré, comme La Défense de l’infini11 » : deux changements de direction qui conduisent ainsi à La Semaine sainte. Le travail que je propose souhaite donc s’attacher de plus près à ces « pannes » de l’auteur du Roman inachevé12, – un recueil de poèmes abouti en 1956 – qui semblent avoir généré des réorientations de la pratique romanesque et de ses enjeux narratifs, mais ont pu aussi alimenter la production ultérieure, sur le mode des réemplois et des « reformulations » telles que Stéphane Bikialo a pu les définir13. Il s’agira tout d’abord de saisir plus précisément ce que sont ces abandons, leurs causes avouées et leurs mises en scène dans les propos ultérieurs d’Aragon.
« La Plaie du roman abandonné »
5La formule aragonienne qui désigne : « Cette chose en moi, blessée, saignante, la plaie du roman abandonné14 » appartient à ce roman du romancier que constitue Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit, paru en 1969. Elle survient pour désigner l’abandon du roman que devait constituer La Défense de l’infini : un récit fait par Aragon à Luis Buñuel ou une conversation avec Emanuel Berl. Lorsqu’Aragon propose un parcours de ses « sentiers de la création » dans cet ouvrage — le second volume de la collection qui porte ce nom chez Albert Skira15 — la place faite à La Défense de l’infini est remarquable : seules les pages 40 à 44 précisent le projet, son ambition et son arrêt, comme on le lit souvent ; cependant, la mention du titre et les commentaires sur l’abandon sont récurrents dans l’ensemble du livre, comme l’interruption du projet initial qui avait été pensé pour Les Communistes.
6Pour préciser quelques éléments de génétique éditoriale, La Défense de l’infini avait connu quelques publications partielles : la première partie d’une section intitulée « Le Cahier noir » était explicitement parue comme l’extrait d’un roman à venir : « La Défense de l’infini, (aux éditions de la NRF) » dans La Revue européenne du 1er février 1926, voisinant par exemple avec un texte de Yeats sur Oscar Wilde. La seconde partie paraît en mars 192616. La pratique est courante puisqu’Aragon avait fait paraitre trois livraisons du Paysan de Paris dans la même revue, alors dirigée par Edmond Jaloux : le 1er juin, le 1er juillet et le 1er septembre 1924. D’autres extraits de La Défense de l’infini ont paru dans La Révolution surréaliste : « Entrée des succubes » dans le n°6 du 1er mars 1926 (p. 10-13), avec une dédicace à André Breton et un collage de Man Ray, « Moi l’abeille j’étais chevelure » dans le n°8, le 1er décembre de la même année (p. 4-7) avec deux reproductions d’André Masson et de Georges Malkine. Le texte est alors suivi d’un article d’Eluard sur Sade. Une section donnée comme une partie de La Défense de l’infini a connu plusieurs publications séparées, sans nom d’auteur ou avec pseudonyme : le Con d’Irène17 : paru pour la première fois au printemps 1928 avec cinq gravures à l’eau-forte d’André Masson et une dédicace à Breton. Le titre La Défense de l’infini a donc existé dans la période surréaliste comme un chantier en cours, avec des marques de son avancement ; de fait, il est ensuite mentionné, en 1945, dans l’Histoire du surréalisme de Maurice Nadeau. On peut ajouter qu’Aragon a apporté en 1974 une aide au classement des manuscrits disponibles à la Bibliothèque Jacques Doucet, présentés par lui comme des « Fragments de La Défense de l’infini » comme le précise Lionel Follet. Enfin, comme on l’évoquait en commençant, des fragments intacts et reconstitués – recollés – conservés par Nancy Cunard et aujourd’hui au fonds de l’Université d’Austin (Texas) attestent effectivement d’une volonté de destruction d’une partie du texte par Aragon, dans ce qu’il a pu rapporter ensuite comme une destruction totale et par le feu, à Madrid18.
7Dans la mise en discours de la trajectoire du romancier que propose Je n’ai jamais appris à écrire, La Défense de l’infini est définie par Aragon comme un : « roman qui était à la fois le comble et la négation du roman19 ». Il est assez significatif de constater que la présentation du projet, telle qu’elle est donnée en 1969, permet d’inscrire d’emblée l’échec de La Défense de l’infini dans la continuité du propos : affirmer que la première phrase est donnée d’emblée, déterminante, pour qu’ensuite le romancier n’écrive que « pour justifier après coup cette conjonction de mots » donnée au départ20 ». Le souvenir premier donné à propos de ce texte relève bien de cette logique :
La multiplicité des personnages était née de l’intrication de récits différents, chacun ayant pour le commander son commencement. […] une phrase tournant sur l’univers propre à ce personnage, de quoi, par quoi, se déterminait un autre roman, une autre route21.
8La Défense de l’infini est donc : « un roman où l’on entrait par autant de portes qu’il y avait de personnes différenciées22 », victime sans doute de l’excès de premières phrases, du potentiel narratif ainsi ouvert. Si un argument d’ordre biographique peut être utilisé, on peut rapporter le fait que l’homme Aragon ne cessait d’inventer des histoires : Pierre Juquin rapporte ces moments où le très vieil Aragon inventait encore dans les conversations, ce qui était d’emblée des contes, dits et pourtant fort « écrits », des fictions improvisées que le témoin regrette de n’avoir pas enregistrées… Le potentiel du conteur paraît ainsi aller dans le sens d’une explication de l’échec, lorsqu’il s’agit de trouver un agencement linéaire, au moins une direction, un axe, une fin. L’excès, la multiplicité des chemins paraît au cœur de l’abandon du projet. Le texte paru dans la collection « Les Sentiers de la création » l’indique. La Défense de l’infini se voulait : « l’histoire d’une centaine ou plus de personnages qui s’acheminent vers leur enfer, minutieusement tissé, tressé, dressé sous leurs pas, comme un piège où les précipiter en même temps23 ». Je citais en commençant la périphrase qui désigne ce roman comme un « échafaudage à cent têtes ». Le propos aragonien insiste effectivement sur le nombre de personnages ; on lit encore : « une multiplicité de héros, d’héroïnes, allaient se rejoindre, se fondre, comme naît une société ». Les caractérisations du projet en font « un roman monstre24 », « un roman-comble25 ». De fait, le nombre conduit à ce vertige d’une organisation impossible : « toute cette foule des personnages, […] allait se retrouver dans une sorte d’immense bordel […] dans une sorte d’immense orgie26 ». L’association à La Philosophie dans le boudoir de Sade27 et les autres associations qui gouvernent le développement du motif de l’« orgie » permettent d’ouvrir la voie à une argumentation qui révèle l’ambition de changer les règles du roman, d’inventer dans une transgression des règles. Le renouvellement du genre parait donc au centre du projet et de son avortement : la quête avouée est celle d’une écriture romanesque qui ne serait : « ni un récit (une histoire), ni un personnage (un portrait)28 ». Dans une période où paraît À la Recherche du temps perdu de Proust, La Défense de l’infini est portée par « le rêve du passage de l’individu à la vie collective29 ». La conversation rapportée avec Emmanuel Berl rationalise en ce sens le vertige initial face au nombre de personnages et à la multiplication des fables imaginées. Il s’agit de :
9Passer/verser plutôt, du roman traditionnel qui est l’histoire d’un homme au roman de société, où le nombre même des personnages, retire à chacun le rôle de héros, pour créer le héros collectif30.
10Si le roman est « un genre bâtard dont le domaine est vraiment sans limites31 » pour Baudelaire, La Défense de l’infini est donnée par Aragon en 1969 comme une entreprise où : « passe le regard du bâtard32 ». Surtout, les images utilisées disent fort explicitement la difficulté de composer : « la fin imaginaire » est donnée comme « tout à fait incertaine », les histoires juxtaposées, multiples sont « des routes, croisées ou chevauchantes », et l’on échoue à savoir si elles « arriveraient, par je ne sais quel miracle, à converger33 ».
11Ce roman inachevé qu’est La Défense de l’infini parait donc en panne par impossibilité de conclure ou de dénouer, sous l’effet d’une juxtaposition, d’une multiplication des fables. Le texte « Prélude à un autodafé », daté d’août 1974, paru dans l’Œuvre poétique34 souligne le « caractère hétéroclite de ce roman35 ». Il semble significatif qu’une indication associe, dans une impossibilité commune, les deux productions romanesques qui ont donné un bon nombre de pages et sont, pourtant, interrompues. En effet, à propos des premières pages des Communistes, Aragon écrit en 1966 : « je ne savais trop ce qui [en]sortirait36 ». Trois volumes étaient prévus à l’origine : les deux mille pages parues entre 1949 et 1951 en cinq livraisons couvrent la période 1939-1940. Deux autres volumes étaient annoncés : de juin 1940 à janvier 1943 puis de janvier 1943 à janvier 194537. De fait, Les Communistes ont en commun avec La Défense de l’infini cette multiplication des personnages et des intrigues : on peut dénombrer deux cents personnages dans ce qui n’est que la première partie, eu égard au projet initial. Comme l’écrit Elsa Triolet à Lili Brik, en évoquant, le 5 février 1951, les récits que lui faisait « Aragocha », destinés à prendre place dans son roman : « il a tant de matériaux qu’il pourrait en écrire dix38 ». Aragon souligne lui-même le lien entre les deux romans laissés inachevés en l’associant à la multiplication de personnages qui vise une mise en scène efficace de l’idée de héros collectif lorsqu’il ajoute à ce qui est donné comme l’ambition propre à La Défense de l’infini en 1926, ce propos incident : « J’étais bien loin en ce temps-là d’apercevoir que cela devait me mener vingt deux ans plus tard à écrire Les Communistes39 ». Le parallèle fait retour quand il associe explicitement les deux pannes : le dernier volume du Monde réel semble « revenir à une ambition semblable à celle, pour l’ampleur du moins, qui avait été la (s)ienne entre 1923 et 192740 ».
12Il s’agit donc de coups d’arrêts portés à des productions qui juxtaposent et multiplient les personnages et les histoires jusqu’au vertige et qui semblent alors ne pas pouvoir offrir de fin satisfaisante : proprement inachevés ou inachevables. Il s’agit à présent d’évoquer, dans l’abondante production aragonienne, les romans vite arrêtés : demeurés des balbutiements de quelques pages.
Les cartes battues : collages et greffes
13Jean Ristat a proposé une saisie « du manuscrit aragonien, considéré comme un jeu de cartes », dans un article paru en avril 1977, où il montre alors les jeux de collage et de greffe qui surgissent d’un texte à l’autre. Dès 1959, avait paru J’abats mon jeu où Aragon s’adresse au lecteur en affirmant : « Vous verrez mes cartes41 ». De fait, ce texte livre des coulisses de l’écriture ou les réactions de l’auteur face à la réception des textes et révèle aussi ses hésitations, ses choix et ses balbutiements.
14Ainsi, dans la section « Il faut appeler les choses par leur nom », il révèle l’existence d’un projet de roman médiéval : « un roman historique qui débutait un jour de Pentecôte, en plein XIIe siècle, à Pont-de-l’Arche42 ». Loin de vouloir reprendre Walter Scott ou Dumas père, comme il l’indique, il s’agissait alors, en 1945, d’ouvrir un espace neuf au roman en l’inscrivant dans les temps médiévaux, à la manière dont le retour aux troubadours, à Arnaut Daniel – le troubadour de Ribérac – ou aux rhétoriqueurs et à Villon, avait permis de produire des poèmes ancrés dans le présent de la résistance43. La préface « Les Poissons noirs » ajoutée au recueil Le Musée Grévin –pour l’édition d’après la Libération – montre la constance de ce souci dans la période. Le roman médiéval devait s’inscrire : « dans la foulée de cette tradition médiévale retrouvée qui traverse [s]a poésie des années de l’occupation44». De fait, J’abats mon jeu livre l’aveu : « j’ai échoué dans cette entreprise » et ses motifs. Le sujet ne peut convenir parce que l’écrivain ne peut se « représenter dans sa complexité une humanité, une société, à ce point différentes des nôtres45 ». L’ignorance de la manière dont s’attachaient les vêtements, celle de l’état des routes ou de l’outillage agraire ont fait que l’écriture n’est pas allée au-delà de six feuillets mais cet aveu d’échec s’avère aussi être mis en scène comme ce qui a permis un rebond vers le dernier tome du Monde réel : « J’ai écrit Les Communistes […] avec l’espèce d’ivresse que le contrôle possible de la réalité contemporaine me donnait en contrepartie46 ». Le mouvement vers le Moyen-âge a donc précédé le développement de l’écriture des Communistes, ce roman de l’Histoire toute récente. Mais les jeux de rebonds et de glissements évoqués dans J’abats mon jeu concernent également le matériau textuel de chaque texte et tendent à effacer les frontières entre les romans : on apprend ainsi que l’épilogue ajouté à Aurélien –qui inscrit un saut chronologique dans la fiction située dans les années surréalistes – venait d’un passage qui devait prendre place dans le volume suivant du Monde réel : en 1940, lors de l’exode et donc, initialement, à la fin du premier volume des Communistes.
15Je n’ai jamais appris à écrire poursuit la mise en scène des aveux du romancier, livrés au lecteur, en révélant un autre balbutiement romanesque au seuil de La Semaine sainte, avec le projet initial d’un roman sur David d’Angers, dont l’empan chronologique devait couvrir les années 1814 à 1856. La « volonté de roman » sur ce sculpteur date du premier trimestre de l’année 1955 comme l’attestent des témoignages47 ainsi que la correspondance d’Elsa Triolet. Aragon se documente, lit le Journal et la Correspondance de Delacroix, va à Angers, fasciné par un artiste qu’il désigne comme « le Balzac de la sculpture » qui sculpte et dessine en masse des statues bien sûr mais aussi des visages : quatre cent soixante-dix-sept médaillons forment ainsi une fascinante « fresque de têtes48 ». Les Lettres françaises ont accueilli le 5 janvier 195649 ce qu’Aragon donne alors pour le premier chapitre du roman sous le titre : « Les Rendez-vous romains50 ». Je n’ai jamais appris à écrire retrace ce travail romanesque interrompu et en montre la conversion en roman de mars 1815, où le jeune peintre qui en sera le héros survient, comme par hasard, au détour d’une comparaison : « Comme Théodore51 ». Il importe ici de faire droit à cette nécessité qui paraît déterminante pour l’auteur, afin de distinguer l’impossible écriture de la fresque de David d’Angers de celle du roman abouti, La Semaine sainte : l’efficacité est due à la concentration du temps diégétique.
16Cependant, on peut prolonger l’observation en observant qu’en 1965, l’Avant-lire placé en tête du Libertinage fait de La Défense de l’infini un « roman-fantôme »52 et invite ainsi à saisir les romans achevés comme une chambre d’échos, un espace de revenance. De fait, dans J’abats mon jeu, en 1959, les critiques étaient déjà invités à observer la continuité et l’interdépendance des romans : « les liens profonds, cette circulation du sang sous l’apparence des histoires, l’osmose qui se fait d’un roman à l’autre53 ». Les romans en panne ne s’effacent pas donc totalement des productions achevées : un processus de création continuée paraît à l’œuvre et il s’agit à présent de tenter d’en dégager quelques principes.
« L’arrière-chant du livre abandonné »
17La présence forte des « livres abandonnés » se manifeste dans ce que le roman du romancier nomme leur « arrière-chant »54, sensible dans l’épaisseur des romans achevés. Il s’agit donc de saisir de ce qui permet l’achèvement, dans une approche du processus de création aragonien.
18On peut observer qu’au lieu de multiplier les personnages et les fables qui les concernent, l’auteur paraît multiplier les pilotis d’un unique personnage : Bérénice en est un bon exemple. Alors qu’on a souvent tenté dans la critique aragonienne de revenir sur les éléments biographiques explicatifs, par exemple les datations des amours aragoniennes dans les années surréalistes – Eyre de Lanux, Denise Levy – en oubliant de fait assez souvent Nancy Cunard… – on peut s’amuser à rappeler une information – ou une fiction supplémentaire – livrée dans « Prélude à un autodafé » (1974) : un libraire américain, qui « avait alors boutique à Montparnasse », un certain M. Titus55 – ceci s’invente-t-il ! – époux d’une « dame célèbre de la parfumerie » [Héléna Rubinstein] – avait acheté des pages de La Défense de l’infini alors qu’Aragon cherchait de l’argent56. De plus, Henry Crowder (1890-1955), le jazzman que lui préfère Nancy dans l’année 1927 est celui qui a mis en musique un texte d’un jeune homme, lecteur à l’Ecole normale supérieure, nommé… Samuel Beckett ; ce texte était intitulé : « Bérénice57 ». Surtout, on peut observer que la préface ajoutée à Aurélien en 1966 dit explicitement cette superposition des « pilotis58 » à l’origine de la construction d’un personnage. Au lieu de multiplier les fables, un principe de condensation, au sens psychanalytique du terme, semble alors à l’œuvre dans les solutions trouvées pour que s’accomplisse l’écriture romanesque59.
19Comme l’indique Bernard Leuilliot, le roman Les Communistes, s’il s’affiche comme une chronique, au plus près des événements historiques narrés, comporte aussi des : « analogies suggérées entre les époques qui portent atteinte au principe de succession » : « la représentation qui en résulte est un temps qui serait, comme le temps des mythes ou du rêve, égal en chacune de ses parties […] irréductible à la seule chronologie60 ». La réécriture des Communistes est également significative : elle prend place pour l’édition dans les Œuvres romanesques croisées, au moment de la parution d’Aurélien dans cet ensemble et pendant le temps de rédaction de Blanche ou l’oubli : au printemps de 1966. Elle est marquée par l’effacement de l’instance narrative, l’ajout d’éléments digressifs où l’on observe une « superposition des temps, comme dans Le Fou d’Elsa et La Mise à mort 61 ». De fait, des exemples qui me paraissent relever de ce phénomène sont donnés par l’auteur lui-même à propos des « arrière-chants » des livres inachevés, présents dans les romans ultérieurs. Ainsi, les précisions apportées concernant l’ouverture des Beaux Quartiers dans Je n’ai jamais appris à écrire signalent « une manière de synthèse inconsciente » qui fait se superposer les lieux : la Provence de Sérianne et la ville de Vernon dans l’Eure. Et, dans un brusque retour à la ligne, on lit : « Pourquoi Vernon ? C’est que c’est précisément à Vernon que j’avais en 1923 commencé d’écrire La Défense de l’infini ». La suite du texte développe ensuite assez significativement les jeux de dates et de superpositions, liées aux biographèmes, dans l’écriture des Voyageurs de l’impériale62.
20Les lecteurs de La Semaine sainte se souviennent également de l’apparition soudaine d’un compagnon d’Aragon dans la première guerre mondiale, Théodore Fraenkel qui surgit, comme un autre Théodore dans le roman. Le texte accomplit alors la mise en scène d’un personnage double, dans une superposition chronologique de 1815 et de 1919. De plus, la fuite des Mousquetaires gris de Louis XVIII en 1815, rencontre soudain l’espace des combats de 1940. En 1959, dans J’abats mon jeu, Aragon mentionne ce lien entre la description des mouvements de la Maison du Roi dans La Semaine sainte et l’expérience de la description de la guerre dans Les Communistes. Il ajoute : « Il y a d’un livre à l’autre un rapport de cause à effet63 ». En ce qui concerne le personnage, il nomme son procédé le principe de « stéréoscopie » : « je suppose deux images du même homme dont les contours coïncident certes, mais qui jouent dans le temps, dans la profondeur de la vie de cet homme64 ». En 1969, il use d’une formule significative pour évoquer ces « souvenirs de l’avenir » qui vont « envahir La Semaine sainte65 » et déchirent ainsi la diégèse romanesque.
21Pourtant, le point le plus significatif apparaît, si l’on date effectivement les écrits d’Aragon pour les comprendre : le phénomène survient lorsque les romans ont été réécrits pour les Œuvres romanesques croisées ou écrits dans cette période. Le roman qui met en scène le personnage de Fougère dans La Mise à mort (1965) est par exemple associé à Elsa de façon très manifeste ; pourtant ce roman est aussi celui d’une autre : Nancy Cunard, celle qui suscite si fort la jalousie d’Aragon, lecteur d’Othello à Varengeville en 1926, celle pour qui il traduit alors Lewis Caroll. Les romans, écrits dans les années soixante, vont ainsi jouer de la reprise du passé et de sa relecture, comme de jeux récurrents d’empilement du présent et du passé. Il s’agit de « détruire toute chronologie » comme on le lit dans La Mise à mort66. J’ajouterai qu’en 1969, Je n’ai jamais appris à écrire propose une rêverie sur un mode verbal inexistant : « l’absent » qui permettrait l’« osmose de l’imagination et de la mémoire67 » alors qu’Aragon inclut, à ce moment du texte, la « Fable du miroir -temps68 ».
22La solution trouvée par Aragon au moment de la réécriture des romans pour les Œuvres romanesques croisées relève très concrètement d’une intervention sur les marques temporelles du récit, massive pour la réécriture des Communistes et très précisément analysée par Jean Peytard69.Elle est présente également dans la réécriture qui a eu lieu pour d’autres romans du Monde réel : Les Voyageurs de l’impériale par exemple70. Ces réécritures des romans du Monde réel ont, à plusieurs reprises, relevé de l’usage de ce qu’Aragon lui-même nomme le « présent accentué71 ». On constate dans les occurrences qu’il s’agit alors d’un présent de discours et non d’un présent de narration ; ce qui permet d’inscrire très précisément les productions d’Aragon dans ces années 1950-1970, ce « moment de la prose littéraire » qui a pu être caractérisé par Gilles Philippe et Julien Piat comme un « moment linguistique » ou un « tournant énonciatif », marqué par un « redevenir-discours72 » de la prose française.
23De fait, Aragon précise bien en 1969, ce qui était en jeu dans La Semaine sainte en 1958 :
Quand sur la frontière belge les Princes et Marmont qui vont quitter le sol de la patrie […] entrent dans la seule grande ferme qu’il y ait, l’auteur brusquement s’interrompt dans sa description anonyme et s’écrie : « Mais qu’est-ce que j’ai à vouloir les décrire ? C’est tout fait, j’y entre et je reconnais ces lieux. Et simplement ici, il recopie deux paragraphes des Communistes, tels qu’ils y sont, à ce moment où Jean de Moncey et ses camarades se trouvent précisément dans cette ferme, et pas une autre, au soir du 28 mai 194073.
24Aragon, qui fut très proche des Formalistes russes74 — et ce, dès les années trente -, saisit fort clairement un geste qui renouvelle les productions romanesques. Le phénomène linguistique qui est ici mis en scène me paraît précisément relever de la « reformulation », telle qu’elle est définie par Stéphane Bikialo à partir du travail de Jacqueline Authier-Revuz75. Il s’agit d’une « auto-représentation du dire en train de se faire », d’une « énonciation hic et nunc76 ». On peut effectivement distinguer cet engagement du sujet de l’énonciation de ce qui relèverait d’une plus simple réécriture : « la mise en relation de deux variantes d'un même texte ou la reprise d'un segment, d'un thème, d'un schème narratif, à différents moments du texte77 ». En effet, la reformulation engage alors « de façon cruciale le sujet de l'énonciation, dans son rapport à la fois à la réalité et aux mots, donc à lui-même quand on a des modalités autonymiques78». Cette modalité autonymique de dédoublement énonciatif, qui caractérise le discours, présente l'intérêt de mettre en cause l'unité même du personnage ou de l’instance auctoriale. Ces phénomènes - observés par exemple dans Le Palace (1962) de Claude Simon - sont effectivement très sensibles dans les productions romanesques aragoniennes à partir de La Semaine sainte. La première intervention qui déchire ainsi le tissu fictionnel mis en place, survient au chapitre VII, après le récit du viol de Denise à Beauvais par « Arthur d’H ». On lit alors : « Aussi m’en suis-je tenu pour le nom à une lettre et pour l’histoire […] à une vue toute panoramique » et suit une justification : le refus de « donner aliment à un orgueil viril que pour ma part je réprouve ». Des reprises modifiant les romans antérieurs relèvent du même phénomène : comme une célèbre intervention auctoriale, souvent citée, présente sur le mode du discours et ajoutée dans les Voyageurs de l’impériale pour leur parution dans les Œuvres romanesques croisées : « Je ne sais qui est le héros de ce roman … »79. Elle relève bien, elle aussi, d’une « forme méta-énonciative de représentation par un énonciateur de son propre acte de nomination, en tant qu'elle suspend son évidence, l'opacifie, fait jouer cet écart80 ».
25A terme, il semble donc que les procédés de condensation des époques, des intrigues81 ou les marqueurs énonciatifs soient liés à cette ombre portée des arrière-chants ou des arrière-textes aragoniens ; ils s’inscrivent dans un jeu énonciatif qui permet un renouvellement de la polyphonie romanesque. Si le jeune auteur de La Défense de l’infini voulait, dans les années vingt, révolutionner les règles du roman, le porter à sa limite, il s’est inscrit avec Le Monderéel dans la construction des œuvres longues caractéristiques de l’entre-deux guerres : le lien familial y est présent avec les deux frères que sont Edmond et Armand Barbentane, mais il est renouvelé par la construction de personnages qui figurent les « hommes-doubles ». La linéarité compositionnelle fréquente dans les productions du temps est, elle aussi, travaillée de façon singulière puisque la guerre de 1914 fonctionne comme une sorte de point aveugle sur lequel viennent buter les temps diégétiques des trois premiers romans, alors que les débuts de la seconde guerre mondiale permettent un rebond narratif qui fait l’unité de la série, sans parvenir à dépasser le seuil de 1940 : un autre point aveugle qui suscite l’inachèvement du projet initial. Pour le romancier d’après 1950, les coups d’arrêt et les balbutiements marquent en profondeur une production qui s’inscrit alors de façon singulière dans le moment énonciatif caractéristique de la période et révèle à quel point le roman peut être un genre « en devenir »82, comme l’affirmait Bakhtine.